{:fr}Rôle Capital Du Culte Des Morts Dans La Vie Spirituelle Du Ruandais.

Chez les Banyarwanda, comme chez la plupart des Noirs de l’Afrique, les relations mystiques avec les esprits de trépassés monopolisent à ce point le culte extérieur et public qu’aux yeux d’un observateur non averti elles semblent constituer toute la religion. Il n’est de sanctuaires, il n’est de sacrifices, il n’est de festivités, il n’est d’expiations, il n’est de littérature liturgique, il n’est d’exorcismes et de conjurations qu’à l’endroit des bazimu, les imandwa inclus, et à l’exclusion d’Imana. Nous l’avons déjà insinué à propos de l’idée de Dieu, et nous avons noté que cette religion médiocre, ou même basse, des esprits n’annulle pas une religion haute, plus discrète et moins explicite, d’Imana. On verra dans le présent chapitre consacré au – service des défunts que la pensée, le nom, la puissance d’Imana président à ces manifestations diverses et les enveloppent d’un rayon de surnaturel. Ce service s’inaugure au décès du parent et consiste premièrement dans les rites des funérailles et du deuil. Il se poursuit dans la vie quotidienne par une assistance continue aux mânes ancestraux. Il se produit solennellement au dehors par des parentales de famille, de clan, de nation. Occasionnellement il s’exprime en des actes de réparation, d’expiation, d’apaisement à l’endroit des bazimu offensés et agresseurs. Passons en revue ces modalités variées, tant à la Cour que chez les particuliers.

Rites Funéraires: Cadavres Simplement Relégués Et Laissés A Découvert.

Les soins donnés aux restes mortels ne sont pas uniformes au Ruanda. On y voit pratiqué l’inhumation, la crémation partielle, l’enfouissement commun, l’exposition à air libre. Ce qui est général c’est l’absence de bière, l’enveloppement dans une natte en tenant lieu, et c’est aussi l’onction au beurre rance du cadavre en son entier. Dans un grand nombre de cas, après cette toilette sommaire, la dépouille mortelle est portée sur un brancard rustique. Un petit enfant est porté dans les bras de sa mère. Soit au marais pour y être immergée, soit dans une grotte ou un abri sous roche pour y être déposée sans plus, à même le sol, comme on peut encore le constater sur les flancs du Mushubati près de Kabgayi. Soit dans une crevasse de rocher, un gouffre> naturel, qui devient ainsi le charnier d’une famille ou d’un clan. Soit au sommet d’un mont isolé, par exemple à Huye, au-dessus de Butare, aujourd’hui Astrida, où l’on abandonnait naguère à découvert au milieu des hautes herbes les femmes enceintes, mortes avant leur délivrance, le foetus préalablement extrait de leur sein à leur côté. Dans ces divers cas les cadavres deviennent la proie des hyènes, des vautours, des bêtes aquatiques, et il ne reste plus d’eux bientôt que des ossements blanchis. Cette façon de les traiter ne passait point pour impiété ou mépris, elle n’était pas l’équivalent d’un ignominieux abandon à la voirie ou d’une condamnation à la fosse commune. On estimait que la dent des fauves et le bec des rapaces n’étaient pas plus indécents que la morsure du vers dans la tombe. Le corps inanimé n’étant plus qu’une défroque usée sans avenir surnaturel, ce n’était pas, pensait-on, lui faire injure que de l’éloigner des vivants par les voies les plus simplifiées et les plus rapides, d’autant que l’air sous les tropiques en précipite la décomposition.

Inhumations Chez Les Gens Du Commun.

Les membres les plus considérables de la famille, père et mère, fils aîné, sont généralement ensevelis. On creuse pour eux une fosse – imva – soit dans la cour même du kraal, soit à côté dans la bananeraie adjacente. La tombe est signalée extérieurement par une jonchée de pierres, qui fait à peine figure de tertre – igituro.

La position que l’on donne au mort dans l’oubliette du Kuzimu est celle si usitée de l’homme au repos, accroupi, sur son séant. A cet effet, avant que le moribond n’ait rendu le dernier soupir, par crainte peut-être que ne survienne à l’improviste la rigidité cadavérique, on lui ramène sans pitié les genoux au menton ; on ploie ses coudes de telle sorte que les mains couvrent le visage. On le ligotte en cette tenue. C’est ce qu’on appelle : « recroqueviller un mort en panier » – gupfunya umupfu nk’igitebo. On l’enveloppe d’une natte, et, sans tarder, le coeur ayant cessé de battre, on le descend au fond de la fosse ; on l’y assied dans une niche, la tête en haut, légèrement inclinée à droite.

Auparavant on l’a muni des ingrédients nécessaires pour son voyage et son installation dans l’autre monde. On lui a mis dans les doigts de la main droite quelques grains de sorgho et de courge, quelques feuilles de verdure – isogi – pour sa nourriture, quelques poils de moutons pour son vêtement, quelques plantes à propriétés magiques, notamment une tige de momordique – umwishywa, – pour s’ouvrir un libre passage dans les sombres avenues du Kuzimu, quelques ustensiles aussi. Peu importe ici la quantité de ces objets, puisque c’est leur ombre, elle seulement, qui doit être utilisée. Les paroles d’adieu traduisent les sentiments qui inspirent ces soins attentionnés. On souhaite revoir le trépassé, mais apaisé, de bonne humeur. « Reviens-nous doux comme l’agneau », dont tu emportes là toison. « Reviens-nous sans épines », comme les tiges qui enlacent ta main. On lui promet un gîte lors de ses visites dans le home familial.

Tout ceci est fort antique et nous ramène aux rites pré-historiques et protohistoriques, tels qu’ils se révèlent dans le mobilier des tombes en Europe et en Asie.

Funérailles Et Sépultures Princières.

Chez les grands, à l’ibwami surtout, les funérailles prennent, il va de soi, plus de solennité et d’ampleur. Le P. Pagès les a décrites en détail : nous nous bornerons ici à l’essentiel, en insistant sur le sens des rites.

Le mwami et sa mère, rejetons de souche divine, ne sauraient être assujettis aux communes lois de la nature et mourir comme d’humbles croquants. Un mythe a donc été mis en circulation, d’après lequel, sans attendre d’être terrassés par Urupfu, le Trépas, ils quittent spontanément la lumière de ce monde pour aller rejoindre leurs pères et poursuivre leur règne au Kuzimu. Aussi, lorsqu’ils remarquent les premiers s fils blancs » – yameze imvi – dans leur chevelure ou leur barbe, ils réunissent leurs fidèles, les grands de la Cour, et leur font leurs adieux – gusezera. Le mwami leur désigne celui de ses fils qu’ils doivent proclamer – Kwimika – son héritier et successeur. Puis, ils boivent la ciguë, dans l’espèce un breuva-ge au miel, inkangaza, soporifique et vénéneux, préparé par des mages. Ils s’endorment pour ne s’éveiller que dans l’Au-delà.

Tout cela n’est sans doute que roman. Les européens n’ont connu aucun membre de l’ibwami qui ait devancé par le suicide l’heure de sa mort, ce que les naturels expliquent en disant que leur apparition a mis un terme à ces vieux usages. Quoi qu’il en soit, l’expression consacrée : yanyoye – « il a bu » – est encore courante dans la langue de la Cour pour signifier que le prince est mort, ou sa mère. Cependant que le populaire répète : yatabaye, « il est parti au secours », faisant allusion à son ombre survivante, ainsi qu’il a été dit.On assure, d’autre part, que jadis, pour servir de traversin au seigneur roi – gusegurira umwami – sur sa couche funèbre, on poignardait auprès de lui deux de ses courtisans ; deux dames accompagnaient pareillement la reine mère dans l’autre monde.

La butte sur laquelle le mwami rend le dernier soupir est décorée du titre de s grande »  gisozi, et son palais est placé sous séquestre ; il tombe en ruine et n’est bientôt plus signalé aux regards que par sa clôture d’arbres, des imana. La dépouille sacrée est transférée en pompe dans une des nécropoles traditionnelles, un bois funéraire au sommet d’un mont. On y bâtit en hâte un mausolée pour le nouvel hôte, à savoir une hutte ordinaire entourée d’une palissade et plantée de sycomores et d’érythrines. A l’intérieur, on dresse un catafalque d’un mètre et demi de hauteur environ, sur lequel on dépose les horribles restes, déjà parvenus, vu la longueur de la route et les délais nécessaires, à un état avancé de putréfaction On allume au-dessous un petit feu, que l’on entretient pendant des semaines, jusqu’à ce que la dessiccation soit achevée et qu’il ne reste plus qu’une momie noire et calcinée. C’est dans le fait une crémation, sinon une incinération complète. L’opération terminée, on creuse une fosse au-dessous, et on y enfouit les résidus de la combustion, en ayant soin de les préserver du contact de la terre impure par des peaux de bêtes fauves et des nattes. Puis on ferme hermétiquement l’huis de la demeure funèbre. En moins d’un lustre, le mausolée, abandonné aux intempéries et aux bêtes, aura disparu : les arbres grandis lui serviront de mémorial.

Un collège de hauts fonctionnaires nommés Abanyamugogo, recrutés parmi les Abiru, cérémoniaires attitrés, est spécialisé dans ces rites pieux et pénibles. Le sort de ces gens n’est guère plus enviable que celui de nos « croque-morts » et fossoyeurs. Ce sont des vitandi ; le palais ne supporte pas leur présence et leurs proches même se tiennent éloignés d’eux, craignant la contagion du redoutable Urupfu. Des exonérations fiscales compensent cet injuste discrédit.

Les sépultures royales sont fort nombreuses, celles des anciens bahinza bahutu, souverains des états-cantons, celles des bami du Ruanda et de leurs mères. On les distingue à leurs boqueteaux, répliques lointaines des cyprès de nos cimetières, en tout semblables à ceux des anciennes résidences, les ibigabiro, « lieux de dispensation », du verbe kugabira, « donner », témoins des largesses du roi et de celles de sa mère, « elle aussi donatrice magnifique » n’umugabe-kazi nawe. Certaines sont de vrais cimetières, groupant les tombeaux princiers par douzaines, notamment Rutare au Buyanza, le plus important de tous, Kayenzi au Busigi, Gaseke près Rukoma, Musenyi au Nduga. Les derniers bami indépendants Rwogera et Rwabugiri ont été enterrés à Rutare. Il a pu se rencontrer qu’un mwami ait exprimé la volonté suprême de reposer à perpétuité dans son palais, on défère à son ordre : c’est ainsi qu’à mi-chemin entre Kabgayi et Kigali, à Juru, on aperçoit la tombe isolée de Yuhi Mazimpaka.

Un rite singulier est mentionné par le P. Pagès, qui rappelle peut-être le mythe du fleuve Léthé. Lorsqu’un mwami guerrier, Mibambwe ou Kigeri, cède la place à un mwami pacifique, Yuhi, sa momie desséchée, avant d’être enfouie, est portée et déposée un instant pour boire – kwuhira – à la fontaine des halliers historiques de Muhima, au pied de Kigali, grâce à quoi la paix et la prospérité fleuriront pendant le nouveau règne, peut-être parce que le souvenir des anciennes querelles internationales aura été aboli dans l’esprit du défunt. Cette interprétation concorderait avec le qualificatif de Nyamasinda, « Maître de l’oubli », donné couramment au Trépas.

Les Formalités Du Deuil Chez Les Petites Gens Et A La Cour.

Le sentiment qui inspire les rubriques du deuil au Ruanda, ce n’est pas précisément le chagrin comme chez nous (deuil, de dolere, pâtir), mais plutôt la crainte de déplaire au défunt et celle surtout d’être happé par le Trépas. Cette dernière est au premier plan. Etre en deuil se dit « être noir » –kwirabura ; le rite qui clôt la période du deuil s’appelle « le blanchiment » – ukwera, du verbe kweza, « blanchir ». Blanc et noir s’emploient ici pour pur et impur. Le Trépas, vilain et laid, souille et noircit tout ce qu’il frôle. Les objets et les personnes qui ont subi son hideux contact doivent être ou détruits ou blanchis. Chez les Juifs, le cadavre était impur : qui le touchait contractait une souillure. Ici on jette aux ordures les aliments qui se trouvaient dans l’appartement à l’instant du décès. Le conjoint, veuf ou veuve, les armes et les outils, doivent être lavés à l’eau purificatrice de l’ingwa.

D’autres rites semblent avoir pour objet d’éviter tout ce qui pourrait exciter la colère du trépassé. On craindrait d’insulter à son infortune si on ne se mettait pas au diapason de sa peine. Engendrer la vie dans sa demeure aussi-tôt après qu’il vient de perdre la sienne, ne serait-ce pas une impertinente gageure ? Aussi toute oeuvre de chair est-elle suspendue dans le kraal. Non seulement les époux pratiquent dans la maison le jeûne des sens, mais les mâles sont éloignés des femelles, taureau, bélier, bouc, coq. La terre elle-même doit cesser de produire : interdiction formelle de la cultiver et de l’ensemencer. Pour un travail urgent on recourra à l’antique houe de bois. Il faut renoncer à la coquetterie : les crêpes des toupets sur les têtes – amasunzu – doivent tomber, les crânes sont impitoyablement rasés, ce que pratiquaient jadis les Juifs, sauf les prêtres.

Ces rites sont sévèrement sanctionnés, car leur infraction aurait des suites fâcheuses pour la communauté. Un enfant conçu en période de continence est impitoyable-ment rayé du nombre des vivants dès sa naissance par le chef de famille. Un individu surpris travaillant à son jardin pendant le deuil du mwami peut-être puni de mort par son supérieur.

Ces jours de « noir » durent une huitaine ou deux et quatre lunaisons selon la dignité du décédé. La liturgie de clôture, jour de » blanc », par quoi toute trace du pas-sage du Trépas est effacée, et qui trouve le muzimu cal-mé, résigné, est une pure orgie. La journée se passe à manger, à boire, à chanter, à danser, la liesse se poursuit pendant la nuit jusqu’au chant des oiseaux. Alors on se sépare pour l’acte terminal dit kuryamana, qui n’est que libertinage. La violation de la continence y est rituelle et rigoureusement obligatoire. Le conjoint du trépassé, veuf ou veuve, si triste qu’il puisse être d’une séparation récente, ne peut s’y dérober, lui surtout. C’est par excellence l’acte » blanc », qui rompt le charme fatal de la mort et qui fait » rire » le muzimu dans sa prison souterraine.

A l’ibwami le deuil du mwami ou de sa mère se porte de la même façon. Mais il s’étend à toute la nation, car une telle mort est une calamité publique. On dit à ce pro-pos que s le ciel est tombé » ijuru ryaguye. La suspension de toute activité économique dure quatre mois : mal en prendrait à qui violerait l’interdit. On a connu des famines engendrées par une telle mesure. Ce répit est utilisé par les factieux pour nouer des intrigues, ourdir des complots, qui éclatent brusquement à l’inauguration du nouveau règne dès la clôture. La rébellion est noyée dans le sang, ou bien elle triomphe, et c’est alors le mwami qui périt avec tous les siens, comme on vit à Rutshunshu en 1896, faisant place nette à son compétiteur.

La Cour prend le deuil à l’annonce d’un décès survenu dans les maisons princières, amies ou alliées, des états voisins. Dans celles-là seulement, on ne se blanchit pas pour qui vous déteste » Nta werera umwanzi.

 Deux Comportements A l’Endroit Des Bazimu, Mânes Ou Lémures.

 

 

Les soins rendus à la dépouille du parent, le muzimu consolé par la compassion à lui témoignée pendant la période du deuil, toute noirceur de mort effacée par la blanche allégresse de la vie, il reste à s’acquitter envers le défunt de ses devoirs de piété filiale, de fraternité, d’hospitalité, que l’on n’avait garde d’omettre envers lui quand il était vivant. Car il reste présent parmi les siens, c’est la conviction générale, non seulement par son souvenir mais par présence réelle.

A cet égard, le Munyarwanda se comporte de façon fort différente selon qu’il s’agit des défunts amis, familiers, gens du dedans, ou des défunts hostiles, ulcérés, expulsés du milieu familial, gens du dehors. Les premiers, ce sont, avant tous les autres, les ascendants directs, hommes et femmes, les anciens — abakurambere, ceux que l’on a inhumés pieusement, les époux et épouses, les frères, les enfants, tous ceux qui sont morts en paix avec leurs proches et dont on conserve un souvenir serein. De ceux-là on n’a rien à redouter, à condition toutefois qu’on n’ait pas le mauvais coeur de les négliger ; car ils sauraient se rap-peler au souvenir des indifférents ou impies. Mais ils ont l’absolution facile, il suffira pour apaiser leur juste ressentiment de confesser sa faute et de la réparer.

La manoeuvre est autrement délicate s’il s’agit de désarmer les bazimu hostiles. Ceux-ci sont les membres de la famille avec qui l’on était brouillé et qui sont morts avant que la paix fût faite, ceux encore qui ont péri sur les routés de l’étranger, sans que personne ne prît soin de leurs restes, les jeunes gens et jeunes filles fauchés avant qu’ils aient goûté aux joies de la vies pour le mwami ceux de ses proches victimes d’une tragédie de palais ou qu’il a envoyés à la mort sur le front lors d’une guerre, et encore ce sont les voisins de clans étrangers, nés « au-delà du seuil » de la mesnie — indengaryango, engendrés « hors du périnée » — indengamurando, qui avaient épousé de leur vivant les inimitiés de leurs congénères ou qui nourrissaient des sentiments d’envie — ishyari— à l’égard de plus fortunés qu’eux. De ceux-ci on a tout à craindre, et c’est à eux, comme nous l’avons dit, que l’on attribue, ainsi qu’aux envoûteurs et ensorceleurs, le déchaînement des maux dont on souffre. Ceux-là il faut ou les amener par, astuce à déposer les armes ou les repousser brutalement loin des lisières de l’habitation.

 

Les premiers s’assimilent aux mânes, les esprits bons des Etrusques et des Romains — du vieux mot manis, bon, -jouant ici le rôle des dieux lares et pénates les seconds aux lémures, larves, harpies, ou remplissant des fonctions analogues. Voyons quelles attitudes, réglées par la coutume, on prend en face des uns et des autres, dans le peuple et à la Cour.

 Culte Quotidien Rendu Aux Mânes Familiaux

Cette religion des mânes, dont le culte des ancêtres n’est qu’un cas particulier, le plus considérable d’ailleurs, on sait qu’elle est la mystique des sociétés patriarcales et notamment de la cité antique. C’est elle qui incite à la procréation, fait honte de la stérilité, modère l’absolutisme paternel, entretient le dévouement filial. Le premier des soucis chez un homme, ce nest pas comme en Chine de s’assurer une honnête sépulture dans la terre des aïeux, c’est d’avoir un héritier qui l’assiste en son muzimu, quand il aura quitté ce monde- D’où la supplication émouvante qu’adressait aux missionnaires de Kabgayi, il y a quelque vingt ans, l’honnête Ruvugamake, au reste sympathique aux nouveaux venus : « Je vous ai donné mes fils et mes

filles. Tons vont devenir chrétiens. De grâce, laissez-moi un garçon, afin qu’il m’offre dei sacrifices quand je m’en serai allé. » De son côté, le chef de famille voit son intérêt dans une fidélité stricte à l’accomplissement des rites traditionnels car, dans sa pensée, l’ancêtre est l’ange, le patron protecteur, le dieu tutélaire de son foyer, c’est lui qui a la charge de faire fructifier le verger, de favoriser le croit du bétail, de rendre les épouses fécondes, d’écarter de la maison les lémures étrangers et hostiles.

L’ancêtre en chef, quand il rend visite à sa progéniture, est censé chez lui, on l’a vu, dans la chaumière principale du kraal, où loge son successeur, tandis que les autres parents ont leur habitat dans la cour. Il faut pourvoir à leur subsistance à tous. Au repas du soir, ils reçoivent leur ration : une petite cuillerée de bouillie, une bouchée minuscule de viande, quelques gouttes de pombe =inzoga. La quantité n’importe pas, puisque c’est de l’ombre essentielle de ces aliments que leur muzimu se nourrit.

Autant qu’à leurs besoins physiques, on subvient à leurs besoins moraux, à leur distraction, à leur consolation, à leurs joies. On dépose à leur usage sur le sol de leur ndaro des miniatures d’arcs, de flèches, de houe, des tessons de jarre. Qu’ils aient été mariés ou non, une femme vient, une nuit ou l’autre, s’allonger pendant quelques instants sur leur natte : ce rôle incombe pour les époux, à leur veuve ou à leur belle-fille. Pareillement un jeune homme vient réconforter une jeune fille nubile, morte avant l’hymen.

Un bon fils tient à coeur de prouver à son père, à son grand-père, le nyirigicumbi, qu’il reste indéfectiblement fidèle aux traditions de la famille. Il s’étudie à lé continuer, à le faire revivre en tout II s’habille comme lui i il adopte ses gestes, ses goûts, ses habitudes, il porte sa parure et sa lance I il le plagie pieusement. A-t-il été chasseur, il le sera aussi : avant de se mettre en campagne il lui présentera ses chiens et au retour il lui offrira son gibier ; s’il a été pasteur, il fera défiler devant lui le trou-peau et traire les vaches pour lui, s’il a été forgeron, il battra l’enclume avec la lourde masse pour que le son en parvienne à ses oreilles. Il se place debout devant son mémorial rudimentaire, et, lui parlant à haute voix, il lui demande de rabattre le gibier devant son arc, d’écarter les épizooties du troupeau, de guérir l’enfant malade, de faire aboutir son procès, de lui concilier la faveur du chef ou du mwami, bref d’impartir à tous les siens, bonheur et prospérité. Tout cela, c’est ce qu’il implore à l’occasion de la libéralité d’Imana ; mais, contrairement à l’adage occidental, il estime qu’il n’y a pas avantage à s’adresser à Dieu plutôt qu’à ses saints.

S’il a une grâce à obtenir, s’il soupçonne que tel mal dont il souffre est un châtiment de sa tiédeur, de ses négligences, il consulte un devin ami et lui expose son cas.Ce praticien, après l’avoir fait copieusement parler, indique le muzimu qui l’aidera le mieux, ou celui qu’il a offensé. Il lui prescrit de faire un voeu — guhiga. Le plus souvent ce voeu est la promesse d’un régal de famille, où L’on mangera une bête, chèvre ou taureau, arrosée de biè-re et de cidre. Le sacrifice n’est ici qu’un simple festoie-ment auquel le rnuzimu prendra part : c’est même lui qui en fera les honneurs. Le résultat obtenu, l’offrant s’exécute, ce qui se dit guterekera. La, bête victime — kubagira — est saignée devant le ndaro du muzimu invoqué : son igicucu, qui est proprement la part de l’esprit et la monnaie des échanges avec lui, s’envole vers lui. La communion matérielle aux viandes n’est pas de rigueur. Comme il a été dit, pour le pauvre hère qui n’a pas de quoi acheter la bête entière, l’égorgement et l’offrande de pombe suffisent. Ici, on le voit, le sacrifice garde son caractère primitif de banquet offert à un h8te du monde invisible, banquet d’un réalisme mystique, non purement symbolique. Ainsi conçu il n’est jugé décent que pour une créature. Y’inviter Imana serait lui faire affront.

Les Parentales Annuelles De Famille Et De Clan

Une fois l’an pour le moins, de préférence à l’époque où la bière est abondante, le chef de famille célèbre en l’honneur de tous les trépassés de la mesnie la fête que les Romains appelaient parentales. C’est une réception générale, une sorte de diffa, où tous les membres de l’umulyango sont convoqués d’office et où les voisins amis sont invités. Si l’on en a les moyens, le veau gras sera tué ; sinon on se contentera des mets ordinaires ; mais la boisson ne pourra faire défaut. Les bazimu de céans sont, comme il convient, servis les premiers, les mamans défuntes se chargeront d’appâter elles-mêmes leurs bébés. On festoie ainsi jusqu’au lendemain. On garde un petit morceau des reliefs de la table pour le frère absent, qu’une saison majeure a empêché de répondre à la convocation.,

De telles assemblées sont pour ainsi dire statutaires dans toutes les sociétés du type patriarcal. C’est sans doute à l’un de ces anniversaires de famille que le jeune David – se disait convoqué d’urgence à Bethléem « par son frère aîné », prétexte ingénieux pour se dérober à la fureur homicide de Saül.

Dans le nord du Ruanda, au Bugoyi, au Mulera, pays où l’organisation tribale et la propriété collective se sont mieux défendues, on célèbre des parentales de clan.

Le caractère religieux de ce culte des ancêtres s’accuse dans l’expression de gusenga abazimu  « révérer les esprits », qui est couramment usitée, ce terme de gusenga, comme nous l’avons vu, étant employé dans le sens d’« adorer », quand il doit signifier l’hommage rendu à Imana. Le Munyarwanda n’a pas de mots pour traduire latrie et dulie : on ne saurait s’en étonner ; il n’en faut pas conclure qu’il confond les deux cultes .

Tactique A L’Endroit Des Bazimu Ennemis Ou Plaignants: L’Expiation Vicaire.

Avec les bazimu du dehors, étrangers à la famille et au clan, lémures, harpies, vampires, jaloux et implacables, vrai cauchemar pour les simples et les crédules, qui leur imputent leurs tracas et leur malchance, il ne peut pas y avoir de composition ni de paix. La seule tactique envers eux c’est la guerre sans merci. On fortifie sa maison contre leurs assauts au moyen de ces chausse-trappes qu’on nomme urutsiro — « obstacle », dont il sera question plus loin. On met en batterie les talismans et amulettes, qui briseront leur élan. On s’en rapporte aux mânes du foyer pour les fustiger et leur faire regagner leurs quartiers.

Mais vis-à-vis des frères de sang, de ceux qui furent mal partagés dans la vie, ou dont on se reconnaît les créanciers, en raison des torts, parfois très graves, qu’on leur a causés, la stratégie est tout autre. Ceux-là on ne désespère pas, à force de bons précédés, d’adoucir leur amertume, d’apaiser leur ire, de les « dérider » — gusetsa, du verbe guseka, « rire ».

Lors donc qu’on a quelque soupçon de leur mécontentement, c’est-à-dire lorsqu’on éprouve quelque contrariété, maladie d’un enfant, grossesse laborieuse, épizootie, etc, on va trouver le devin consultant. On l’aide à identifier le mystérieux agresseur. Si l’on trouve que c’est un frère, un oncle, un père parfois, qui fait ainsi sentir le poids de son courroux, on entame une palabre avec lui. Se plaçant devant son mémorial ou sa tombe, on lui promet un kuterekera. Le mal-guéri, la menace d’une catastrophe éloignée, la paix recouvrée, on s’assied ensemble autour d’un pot de bière et l’on se partage les morceaux d’une bête immolée.

Mais il peut se rencontrer que les mânes offensés ne se contentent pas d’un simple festin, notamment s’ils ont subi un lourd dommage tel que la perte de la vie par des voies de fait. C’est un châtiment exemplaire, une vengeance de sang, qu’ils exigent Ainsi en a décidé le devin. Alors il faut recourir au rit de l’expiation vicaire –gutamba, et sacrifier une victime animale — igitambo, substituée au coupable, sur laquelle s’épuisera la colère du muzcimu.

Ce terme d‘igitambo, qui a été adopté par les missionnaires pour traduire «sacrifice » de la Croix, « sacrifice » de la Messe, implique une idée de caution et de rachat, de suppléance et de substitution. On définit d’une façon générale igitambo « ce qui succombe en remplacement d’un autre » ikiguye mu kigwi cy’ikindi kintu, bacyita igitambo. Dans la légende de Mashira, par exemple, on voit une fille mère, sur la tête de laquelle est suspen-due une sentence de mort, recourir au célèbre magicien et le conjurer « de se porter caution » — gutambira — pourelle, lui promettant en retour de se sacrifier pour lui le cas échéant« Offrez-vous en victime pour racheter ma faute », lui dit-elle en substance, « un jour je m’offrirai de mon côté pour vous» — Utambire inda y’indaro, nanjye nzagutambira undi musi. C’est ainsi que dans l’exécution des vendetta de famille l’innocent paie pour le coupable, l’enfant pour le père.

Dans les liturgies antiques, celle d’Israël par exemple, la bête chargée du péché de l’offrant, maudite et abominable comme le péché lui-même, n’est plus digne de l’existence. Elle est condamnée à la géhenne, ou livrée aux fau-ves du bled, tel le bouc du Yom kippour député au démon Azazel. Ici pareillement.

 Au spectacle de ce talion implacable, la juste colère du muzimu meurtri est tombée cela ne peut faire de doute. Alors un banquet pacifique est offert, où s’embrassent les deux convives, l’un temporel, l’autre intemporel, le bourreau et la victime. On trouvera ci-dessous une ex-pression concrète et solennelle de ces conceptions dans la liturgie en usage à la Cour de Nyanza.

La Desservance Des Morts A La Cour : Culte Des Ancêtres De La Dynastie Et Des Héros Nationaux.

L’Ibwami est par excellence le lieu de la religion au Ruanda. Le mwami, image d’Imana, loi vivante de son peuple, forma populi, doit donner à la fois le précepte et l’exemple. C’est donc à la Cour que la liturgie des morts recevra son plus ample développement et ses formes les plus expressives.

Le mwami ne craint que les trépassés de sa maison. Il n’a cure de la protection ou de la haine des autres parmi ses anciens sujets : il est invulnérable à leurs traits et hors de leur portée. Il ne révère donc et n’apaise que les bazimu de sa lignée.

Le culte des ancêtres étant de sa nature un culte domestique, c’est lui, le chef des Banyiginya, quel que soit son âge, qui en est le ministre. Il est à la fois seigneur suzerain et grand prêtre, à la façon de Melchisédech, de Salomon, d’Agamemnon et de Numa. C’est lui par consé-quent qui assume la charge de l’entretien et de la desservance de la multitude des sanctuaires commémoratifs et des mausolées de la dynastie, lui qui figure dans les fonctions liturgiques, en compagnie de sa mère associée au pouvoir.

Comme le pays reçoit le contre-coup soit des bénédictions soit des maléfices visant le souverain, le peuple est directement intéressé aux rites qui attirent les unes et conjurent les autres. Il prendra donc part aux cérémonies dont ribgami est le théâtre, à celles du moins qui se déroulent sur la place publique. Il sera spectateur, ses chefs au premier plan, et les manifestations diverses de sa sympathie, stupeur muette ou explosions de joie, seront tolérées, sinon même encouragées. Le culte de l’ibwami prend par là un caractère semi-officiel et national.

Le palais connaît les deux catégories de bazimu que nous avons ci-dessus distinguées. En première ligne les grands mânes, rois et reines, ascendants direct du mwami régnant, les collatéraux héroïques, sauveurs du peuple — abatabazi, les fondateurs et civilisateurs quasi divins, patrons de l’état, égides protectrices de la monarchie, tels Romulus et les Augustes de Rome, tels les empereurs du Shinto japonais : ceux-là, sauf l’infortuné Ndahiro, sont souriants, propices, bienveillants pour leur rejeton et pupille, le mwami en exercice. Le service de leurs mânes est assuré, d’abord dans leurs mausolées sur les monts lointains, puis dans les pavillons du palais. Lors des calamités publiques le mwami fait battre le tambourin aux nécropoles, y expédie des pots de pombe avec des victuailles, afin d’incliner sur le royaume la faveur de ses anciens gouvernants.

Les Parentales Dynastiques.

Une fois l’an, comme les chefs de famille, ses sujets, le mwami, lui surtout, solennise à sa résidence principale, depuis 1900 à Nyanza, la commémoraison de tous les trépassés de la dynastie en une fête qui tiendrait en son objet à la fois de la Toussaint et du Deux novembre. Les grands chefs — abatware b’intebe— y doivent figurer, entourés de leurs principaux vassaux — abagaragu portant chacun un présent — ituro, tribut d’hommage obligé d’un courtisan, nanti de gouvernements et de fiefs, quand il se rend auprès du haut et puissant seigneur qu’est le mwami.

Ces parentales dynastiques sont précédées d’un deuil. Dans la Rome antique, il durait huit jours et s’inaugurait à la pleine lune de février, d’où le nom de fébruales que l’on donnait à ces jours a néfastes purs » — nefasti puri pendant lesquels les noces étaient prohibées. Ici la durée de ce carême est double et coïncide avec la seconde moitié de la lunaison de gicurasi au solstice de juin. C’est « le mois mauvais » – ukwezi kubi, celui qui emporte les bronchiteux. Pendant ces jours « noirs » de deuil, on fait silence au palais autour des sanctuaires commémoratifs ; le tambourin officiel ne bat qu’une fois dans la journée, vers neuf heures du matin ; le monarque ne se produit que dans un accoutrement vulgaire, sans faste ni parure. Dans tout le royaume les noces, toujours bruyantes, sont formellement interdites.

Le « blanchiment » de clôture à la nouvelle lune se nomme d’un terme significatif « l’arrachage du mois » néfaste — gukura gicurasi. C’est une fête vraiment nationale, comme la clôture du Ramadan, une sorte de ker-messe des Rois, la plus éclatante de l’année à la Cour. La scène se déploie sur l’esplanade en avant de la hutte royale. Le programme comporte un défilé des nyambo, les vaches sélectionnées de Kalinga, amenées des pâturages du Buganza, des danses pyrrhiques de batwa et de ntore, professionnels et éphèbes, un abatage de taureaux, de copieuses libations de spiritueux. Le populaire attiré en foule par ces jeux se grise de chants, de tams-tams, de vociférations. La bière coulant à flots humecte continuellement les gosiers desséchés.

Le mwami apaiserait par ce deuil les mânes d’un de ses lointains prédécesseurs, de Ndahiro Cyamatare ce prince abandonné de ses sujets, mort tragiquement en des jours sombres pour le pays, et qui fut le père du glorieux Ruganzu Ndori. Mais il est clair que la solennité est d’institution antérieure, qu’elle a un objet plus général, et qu’elle s’adresse à toute l’ascendance royale, particulièrement aux princes qui subirent un sort cruel pour la défense de Kalinga et pour le salut de la patrie.

L’Apaisement Des Bazimu Princiers.

Tout divins qu’ils soient, le mwami et sa mère pâtissent, comme leurs humbles sujets, de l’humeur chagrine et vindicative de ces bazimu de famille, qui, comme des Furies, poursuivent leurs parents de leurs récriminations et troublent leur repos de leurs menées inquiètes. Ce ne sont pas les condamnés du frétin qui viennent tourmenter leurs justiciers, même iniques : leur exécution trouvera toujours un prétexte qui les justifie. Ce sont les princes, frères, oncles, cousins du mwami, qui ont péri dans les tragédies de palais ou qui ont été éliminés par le parti triomphant selon les tristes traditions des cours despotiques, celle Salomon non exceptée. Ces compétiteurs évincés, victimes de la politique, se vengent par la politique, complotant dans l’autre monde la destitution ou la mort prématurée de l’auteur, sinon effectif, du moine-responsable, de leur infortune. Pour désarmer leur colère, pour tromper leur soif de vengeance, pour les rallier au nouveau régime, il n’est pas d’humiliations, pas de réparations, auxquelles le mwami et sa mère ne soient résolus. Ils se soumettront à une pénitence publique, à un simulacre d’exécution capitale, reproduisant les péripéties de leur mort. Pour eux ce ne sera qu’un jeu de scène, mais pour leurs répondants il y aura effusion de sang, voire destruction radicale. Grâce à l’art magique, dont les bapfumu tiennent en mains les ressorts, le sacrifice d’un substitut, être animé ou simple effigie, suppléera à l’expiation personnelle, et obtiendra le même effet d’apaisement auprès de ces ombres débiles et dérisoires que sont les bazimu faciles à égarer par de vains prestiges. C’est sous le bénéfice de ces conceptions enfantines qu’ont été institués les scénarios significatifs et impressionnants- entre tous, que l’on nomme igihitasi, igitambo, dont on va lire la description sommaire.

Musinga les a joués à plusieurs reprises à Nyanza pendant son long règne jusqu’à sa destitution en 1931. Des témoins survivent, hommes et femmes, qui nous ont renseignés d’original, et notamment des griots de la Cour qui ont officié pour la circonstance (Nommons, pour qu’ils trouvent ici l’expression de notre gratitude, l’octogénaire Pierre Claver Rwangampuhwe, l’ancien mupfumu de Musinga, Raphaél Serukenyinkware aujourd’hui haut fonctionnaire d’Etat, Karuganda, encore païen et qui n’a pas cesse depuis d’exercer la profession de griot). Ils avaient fidèlement gardé dans leur mémoire le souvenir des gestes et des formules. La révélation qu’ils nous en ont faite set’ inédite. L’ingénuité même de ces représentations, l’absence de toute allégorisation philosophique ou théologique, qui en aurait altéré la fraîcheur native, leur confère une valeur documentaire pour la connaissance de ce qu’on a appelé d’une expression discutable à la mentalité primitive.

Les Expiations Publiques De Musinga Et De Kanjogera A Nyanza.

La fonction liturgique, d’une durée d’environ deux heures, parfois répartie sur deux journées, se dé- roule en pleine place publique sous les yeux du populaire à quelque cent ou deux cent pas de l’ibwami. Elle consiste en trois tableaux vivants, trois modes de supplices, peines du talion, auxquelles se sou-mettent spontanément Musinga et sa mère Nyirayuhi Kanjogera. Elle est précédée d’une vigile et suivie d’un épilogue, cérémonies intimes, que le secret du palais soustrait à la curiosité de la foule.

Le ministre de ce mystère sacramental, un des grands bapfumu de la Cour, est désigné par voie d’aruspicine parmi les Abakongori et les Basinga.

 Chargés de liens. — Dès la veille les pénitents augustes se constituent prisonniers de leurs poursuivants in-visibles. L’hiérophante de service vient leur mettre des menottes aux poignets et des entraves aux genoux. Ces liens — ibiziga sont faits d’une liane spéciale, umuzigangore. Les membres ne sont pas si serrés que les en-chaînés ne puissent les mouvoir. Cette mise aux liens n’est pas un pur simulacre, mais une réalité mystique, dont la formule qui l’accompagne donne le sens. Le mupfumu dit : Je t’entrave, je te mets les chaînes des bazimu, de la maladie, des sorciers : Ndakuziga, ngushyizeho rukongi rw’abazimu, indwara, abarozi.

Les condamnés volontaires passent la nuit ainsi ligotés. Sous la natte de leur couchette à chacun l’hiérophante a glissé une statuette en argile fine de sa composition, haute d’un pied, qui les représente en leur sexe sans voile.

Ces figurines subiront une sorte d’incubation pendant leur sommeil, s’imprégneront de leur fluide, deviendront leurs succédanés, comme la statue du pharaon au contact de sa momie dans l’ancienne Egypte. Un taureau et une va-che, victimes de substitution, destinés eux aussi à les rem-placer, sont parqués pour la nuit dans le kraal, contigu à leur appartement, grâce à quoi ils contractent avec eux une affinité magique.

Au matin, le ministre vient délivrer les prisonniers. Il coupe les cernes, et en dépose les fragments dans des corbeilles distinctes, conjointement avec l’effigie correspondante.

Un cortège s’organise. Les condamnés royaux, se rendent sur la place, noire de monde, en silence, mais avec fa pompe accoutumée, dans leur litière, qui dans la conjoncture s’assimile à notre fatale charrette. Le taureau et la vache les précèdent. Des esclaves portent les corbeilles. A l’arrivée le mwami et sa mère mettent pied à terre. Les rites qui vont s’accomplir sont les mêmes pour l’un et pour l’autre. Kanjogera affronte cet opprobre, unique pour une personne de sa qualité, de s’exposer à visage découvert à la curiosité insolente de la plèbe.

Passés par les armes: le stratagème de la victime substituée. — Les expiants s’étant placés au milieu du cercle, on amène devant eux les deux victimes de substitution pour l’immolation sanglante — igitambo, premier acte du drame liturgique.

Le taureau, répondant du mwami, est poignardé à la nuque. Il n’est pas égorgé comme pour’ la boucherie, mais simplement saigné. Le sang qui jaillit de sa coupure est recueilli dans un baquet en bois et tenu en réserve. Les appariteurs l’achèvent ignominieusement à coups de matraque comme une bête maudite. Prostré sur le sol, on glisse sous sa tête la corbeille contenant les cernes et l’effigie de fine argile.

Alors le mwami monte sur ses flancs, se tient debout en équilibre, pieds nus, faisant corps avec lui. Il sera inondé de son sang, afin de pousser l’identification aussi loin que possible il paraîtra- blessé, écorché vif, aux yeux des bazimu. L’officiant plonge un goupillon d’hysope dans le baquet et impose à la victime royale les stigmates sanglants de son supplice. Il teint tous ses membres front, poitrine, sommet des épaules, omoplates, coudes, paumes des mains, genoux, pieds su gros orteil, en sorte que l’auguste expiateur ne soit Plus qu’une plaie, Les paroles qu’il prononce donnent la signification du rite. Il s’agit d’infliger un talion au meurtrier de ses frères, coup pour coup, peau pour peau. Il dit au coupable : Je t’impose la blessure de la framée, du glaive, du vireton, du fusil, de la matraque, de la serpe = Ngushyize ho igisebe cy’icumu, cy’inkota, cy’umwambi, cy’imbunda, cy’igiti, cy’umuhoro. Si quelque homme, siquelque femme, a péril de la blessure d’une flêche, d’une lance… je mets ces coups sur toi = Niba har’umugabo cyanga umugore wishwe n’igisare cy’umwambi, cy’icumumbigushyizeho…

 Le crime est expié. Le condamné ne meurt pas de ces ripostes vengeresses. La mort est pour la bête, sa caution. Le magicien panse ses plaies. Il étanche le sang avec les feuilles de trois plantes, umurara, umugombe, ireke, en disant : J’efface ta meurtrissure, Je t’ôte le poison = Nkwonoye ho. Mbikwonoyeho, Nkugomboyeho.

Et maintenant que les mâ-nes fassent’ trêve != None ho umuzimu nareke ! Abazimu bareke.

Elle est loin de toi la coupure de la framée, du glaive…=Nkumazeho igisare cy’icumu, cy’inkota…

Je t’ai purgé du venin des lémures et des empoisonneurs = Nkugomboyeho abazimu n’abalozi.

Il jette les tampons teints de sang sur le taureau émissaire et verse sur lui le restant du baquet. Puis il lave avec le jus, d’une autre, plante le gasayura, les pieds du racheté, descendu de son autel, afin qu’il ne garde rien de son contact avec la bête immonde, de même que jadis en’ lsraël celui qui avait poussé dans le maquis le bouc député à Azazel se purifiait, lui et ses vétements. La loque pantelante et souillée n’est plus bonne qu’à être jetée à la voirie, si noble qu’elle fût auparavant. On l’abandonne aux batwa, ces hyènes et ces chiens, qui en feront leur régal. La corbeille et son contenu sont également détruits.

Les assistants, qui se sont apitoyés sut le sort des majestés baignées de sang, les acclament assorties victorieuses de l’épreuve et libérées de leur obsession.

Il faut maintenant les revêtir d’une cuirasse protectrice en prévision d’un nouvel assautde l’ennemi. L’officiant passe une amulette, un imana yeze, contenue dans le coque d’une petite cucurbitacée, au cou du mwami :

Reçois ce mana, fait-il. =  Enda imana.

Puis, posant ses deux mains sur sa poitrine, il poursuit :

C’est bien là Imana. Ngiyo Imana. Uhorana

Reste toujours avec Imana dans ton Ruanda ! Imana mu Rwanda rwawe !.

Il décore ensuite des humbles parures traditionnelles, qui portent bonheur, ceignant sa tête d’une tige flexible de momordique, le mwishywa, et le maquillant au front et à la poitrine avec du lait de kaolin argileux, l’amazi y’ingwa :

-Sois invulnérable, dit-il, aux traits des bazimuet des ensorceleurs= Indahangarwa ntuhangarwan’abazimu n’abalozi

Enterrés vivants : le passage souterrain. – Voici maintenant le second acte du drame expiatoire, la scène d’une descente au kuzimu, aux enfers rouandiens, en imitation de ces supplices atroces infligés à des innocents : immersion dans des marais mouvants, projection dans des précipices, dans le gouffre du Bugsera, – la scène de l’igihitasi, du « passage souterrain » – de guhita, passer, et isi, terre.

Une chambre sépulcrale à deux issues a été aménagée au travers d’un pli de terrain. Au besoin on utiliserait une tranchée, couverte d’un toit gazonné. Musinga s’enfonce dans le trou noir en ployant sa haute taille sa mère y est introduite dans sa chaise à porteurs, figurant une civière. Les sérénissimes s’accroupissent dans l’antre obscur, d’où – les mortels ne reviennent pas. Ils sont rayés du nombre des vivants. Les bazimu « rient » ils tiennent leur revanche. Leurs persécuteurs les ont rejoints dans le trépas.

Mais soudain on voit apparaître, sortant de la fosse, un taurillon tirant le mwami par un câble fixé à sa patte : un bélier de la même façon ramène au jour. KanjogEra. Ainsi jadis Alceste arrachée à l’Erébe par le bras invincible d’Héraklès. Taureau et bélier sont des rédempteurs : on les proclame imana, instruments de la pitié divine. L’hiérophante déclare au roi : – « Imana t’a tiré de la tombe. » – Ukuwe  mu mva n’Imana. Le peuple éclate en cris d’allégresse, retrouvant ses souverains aimés qu’il croyait perdus. On s’empresse de combler la fosse maudite.

Brûlés vifs dans leur palais. — Reste encore un genre de mort à subir, non le moindre, celui de la combustion il fait le sujet du troisième et dernier tableau.

Un grand, traqué par son ennemi, pour éviter de tomber vivant entre ses mains, s’enferme dans sa hutte avec les siens, y fait bouter le feu, non sans s’être auparavant donné la mort. Ainsi a péri Rutalindwa avec tous les siens à Rutshunshu. Musinga le sait bien, et que sa proclamation eut lieu à la lueur du lugubre holocauste ; Kanjogera mieux encore, dont les intrigues acculèrent son fils d’adoption a une telle extrémité. Ils vont l’un et l’autre à leur tour se condamner à l’autodafé.

Une cabane de fortune, précédée d’une double palissade formant avenue, est sommairement édifiée au delà de la fosse. Les deux augustes s’y engagent. Ils s’accroupissent quelques instants dans ce palais dérisoire, image du leur, tandis que des appariteurs allument les fascines incendiaires. Ils ont juste le temps de s’évader. Le mupfumu proclame : On a mis le feu à la maison mais ils en sont réchapées par la grâce d’Imana = Babatwikiye mu nzu, bayivanywemo n’Imana.

Les travaux de fortification magique à l’Ibgami. — La fonction publique est terminée. Les augustes, absous de leurs crimes, réconciliés avec leurs poursuivants, rachetés par leurs expiations, regagnent leur palais dans la même pompe qu’à l’arrivée. Mais on ne saurait prendre trop de précautions avec un ennemi inquiet, douloureux, toujours enclin à rentrer en campagne. Il faut donc mettre sa de-meure en état de défense, se prémunir contre l’éventualité d’un nouvel assaut, D’où les rites complémentaires, qui n’ont pour témoins que les intimes.

Le boulevard qui protégera l’huis de l’enceinte s’appelle Ruhinda, «Epouvantail », le « Repoussoir ». C’est un humble pot de céramique, pansu, semblable à un vase à fleurs, percé d’un orifice à la base, où plongent des rameaux épineux dans le genre de l’acanthe. On renterre contre le chambranle, à droite et au dehors, d’où il ne-bougera plus. Le mupfumu, le portant dans ses bras, définit son action en ces termes :

Voici Ruhinda. Il tient àl’écart les lémures et les jettatori.Iyo ni Ruhinda. Ihinda abazimu, ihinda abarozi. Leurs majestés ont foulé aux pieds ce faisceau d’épines, car, eux, ils peuvent passer, mais les bazirau agres-seurs point.

Puis une bretèche est dressée sur le seuil d’entrée. C’est une branche d’érythrine corail, l’arbre merveille de Ryangombe, fendue sur une moitié de sa longueur, tendué d’un montant à l’autre de l’huis, tel un arc en accolade. On l’appelle Ingabo itsinze, le « Bouclier vainqueur ». Lorsque, le mwami passe au-dessous le magicien prononce la formulle rituelle : « Tu passes sous un boucher vainqueur !. —Ucyiye muli ngabo itsinze. Chacun de ces engins défensifs constitue ce qu’on appelleurutsiro,l’« obstacle ». Grâce à eux l’ibwami devient inexpugnable.

 

L’adoubement spirituel du châtelain. — Sa maison mise ainsi en état de défense, le merami doit revêtir person-nellement une armure, se reconstituer intérieurement, se rendre invulnérable. Cet adoubement spirituel comporte plusieurs scènes.

D’abord il se dresse, ainsi que sa mère, debout sur des ingasire. L’urugasire est le broyeur ou molette servent à écraser le grain sur la meule. C’est un quartzite dur et infrangible kinanira. On en pose quatre, deux par corbeilles, sur le pas de la porte d’entrée du kraal. Le roi et la reine fixent ensemble leurs pieds sur eux, et une vertu de force les pénètre, gagnant de bas en haut, tendis que le ministre prononce l’incantation :

Voici corbeille et broyeurs : chose inexpugnable. =Iyo ntara n’ingasire icyo ni kinanira.

Tu es désormais immunisé contre tes ennemis, contre les lémures, contre les jettatori. = Unanire umwanzi, unanire abazirnu, unanire abarozi.

Les athlètes, revigorés par ces effluves minéraux, traversent l’atrium et gagnent leurs appartements privés. Le médecin spirite les y suit et leur administre un baptême régénérateur par infusion. L’eau qu’il emploie est celle qui est restée dans l’auge de l’abreuvoir après que le troupeau s’est désaltéré., Si elle a pu résister à l’appétit des bêtes, c’est donc qu’elle est très dure. Le magicien procède à une lustration complète de la tête aux pieds, non seulement du mwami mais de sa mère, en récitant la formule : Je te lave contre les bazimu, les ennemis, les sorciers et contre les maladies. = Ndaguhanagurahoabazimu, abanzi; abarozi, indwara.

Puis enfin, en conclusion, les souverains, couronnés de momordique, reçoivent sur leur visage les empreintes purificatrices et éblouissantes de l’ingwa, à propos desquelles le mupfumu peut développer la formule de grand style suivante :

Reçois l’onction. Qu’elle te porte bonheur ! Qu’elle te protège ! Sois invincible ! Sois plus fort que les lémures masculins et féminins ! Que ton intérieur soit expurgé de toute présence funeste ! Que rien de tout cequi te tient à coeur ne périsse! =

Akira icyuhagiro, cya rugira amaza, icy’amazi meza, indahangarwa, n’umuzimu w’umugore, n’uw’ugabo. Icyeza mutima ntupfusha inkoramutima y’inka n’iy’umuntu.

 Situation Angoissante De La Monarchie En1911 : Recours De Yuhi Musinga Aux Armes Antiques.

Les liturgies de l’espèce que nous venons de décrire sont des mesures préventives contre un assert éventuel des bazimu factieux. Il peut se faire qu’elles manquent leur effet et que l’ennémi passe quand même à l’action. C’est tout au moins l’interprétation que les devins donneront aux calamités qui fondront sur le royaume.

Tel fut le cas en 1911. Cette année semble fatidique pour le trône de Musinga. Le nord du Ruanda était soulevé par Ndungutse, qui se donnait pour un fils de Rutelindwa, échappé à l’hécatombe de Rutchunchu. Deux brigands de marque, le mututsi Rukara et le mutwa Basebya; forts d’appuis quasi officiels, s’étaient ralliés à lui. Un obscur Bilegeya, soi-disant fils de Mushirekande, une des épouses de Rwabugiri, entrait en lice, faisant valoir ses droits à la succession de son père. Une coalition, formée de tous ces opposants, menaçait de marcher sur Nyanza, la capitale.

 Musinga doutait de son entourage et de lui-Même. Ni sa mère, ni son oncle Kabale, auteurs de sa fortune et indirectement de ses malheurs n’arrivaient à le tranquilliser. Il n’était pas assuré de sa légitimité, et le souvenir de l’horrible drame de Rutshunshu le hantait comme un cauchemar. Il voyait des ennemis partout. Ennemis les Européens, usurpateurs abhorrés de sa souveraineté, ennemi le représentant de l’empereur allemand, le lieutenant Gudovius, solidement campé au boma de Kigali, ennemis les missionnaires catholiques, les Pères Blancs, dont le quartier général se dressait non loin de lui à Kabgayi.

Dans sa détresse il se tournait vers ses devins. Ceux-ci le confirmaient dans ses pressentiments et ses intuitions. Ils le persuadaient que les auteurs véritables de ses maux c’étaient ses frères Karara et Burabyo, victimes innocentes du putsch de Rutchunchu. C’étaient eux les inspirateurs et animateurs invisibles de la sédition. Pour la réduire, il fallait aller à la racine du mal, enlever aux conspirateurs leur appui surnaturel. Yuhi, le pacifique, n’était pas né pour combattre. Il était négociateur par destination. Il déclara que pour venir à bout de ses adversaires il ne recourrait qu’aux moyens consacrés par la pratique de ses ancêtres. Turashaka imitsindo ya kera. « Nous voulons les armes victorieuses d’antan. »

La Paix Magiquement Moyennée Entre Musinga Et Ses Frères Défunts Karara Et Burabyo.

Les renseignements sur cette singulière campagne conduite par Musinga pour amener ses frères à composition ont été recueillis par le P. Arnoux (La divination au Ruanda. Arithropos, 1918, t. X1L1, p. 37 –   46), qui, de Kabgayi, put suivre les agissements des devins instrumentant sur la colline d’en face, à Shyogwé, où s’élève aujourd’hui le château de la reine- mère Kankazi. Ces aruspices étaient membres du collège des Abakongori. Musinga avait mobilisé la corporation entière sous la conduite de son cousin Rwidegembya, commandant en chef de milices. Des équipes devaient enquêter et négocier en des points variés du territoire.

Les opérations magiques seraient de trois Sortes : identification de l’adversaire par voie d’aruspicine ; prise de contact avec lui par nécromancie, conclusion de la paix en un repas communiel. En voici le détail, vu de l’observatoire de Kabgayi.

Dépistage des bazimu agresseurs : scène d’aruspicine. Les Bakongori, investis d’un mandat royal, arrivant à Shyogwé, réquisitionnent une douzaine de taureaux, qui sont amenés dans le kraal du viguier de la commune, le mutware. C’est là dans un mystère relatif que les sorts seront interrogés.

La scène fatidique commence. Des ntalindwa bahutu acolytes de l’augure mututsi, s’emparent d’une bête et la tiennent immobile. Le devin lui ouvre la mâchoire et distille dans sa gorge la salive symbolique du mwami = imbuto, littéralement la «semence », ‘ou plutôt un lait avec lequel Musinga s’est rincé la bouche. Ainsi une communication physique est établie entre le consultant lointain et la bête médiatrice l’oracle que rendra celle-ci sera de la sorte d’une indubitable pertinence.

L’augure parle longuement au taureau, collant seslèvres contre son oreille. Il le flatte, il fait son siège Pour l’amener à livrer le secret dont il est le dépositaire. Il 1e décore de son beau titre d’« imana de vache», c’est-à-dire de principe fécondant, espoir du troupeau Il l’appelle « Mana du Ruanda », parce qu’Imana’ a gravé dans ses flancs les destins heureux du pays. Il lui dit en’ substance :

« Ecoute, Mana du Ruanda. Je t’ai donné la sentence de Musinga, fils de Rwabugiri. Si tu as trouvé qu’Imana a bâti chez toi dans le ventre, fais que ton ishyira, (lenodule indicateur de graisse) soit bien et magnifiquement en place sur un repli de ton mésentère. « Alors Musinga organisera des fêtes en ton honneur. Ses chorégraphes — les mpara viendront à ta rencontre en dansant. Le paysan qui cultive, la femme qui balaie, suspendant leur travail, entonneront, en te voyant un cantique d’allégresse.

« Sois « blanc » (c’est-à-dire de bon augure) en ta graisse, comme le bambou. Montre-toi vrai imana de vache. C’est un roi que te consulte : je suis, moi, un Mukongori, devin du mwami. Préserve Musinga du bec des rapaces. Qu’il n’aille pas au charnier, où se voient, au clair de la lune de Rukungu, des ossements de thorax blanchis !

«Si tu découvres qu’il rira, si grâce à toi il doit encore rire à Nyanza, vite ô Imana de vache, signe béni, beauté et merveille, tu seras porté à l’ibgami. »

Ce discours terminé, sur l’ordre du devin, la bête est égorgée, retournée sur le dos, ouverte. La peau de l’abdomen est rabattue sur les pattes. Le devin dissèque les entrailles jusqu’à ce qu’apparaisse l’ishyira. Il est bien à sa place on dit qu’il est « blanc » : c’est donc que l’oracle parlera, que la question posée recevra une réponse, non évasive, mais positive.

On procède à un nouvel abatage après avoir demandé à un second taureau : « Est-ce bien Karara qui poursuit Musinga ? » Si l’ishyira devait être en position normale, c’estque l’hypothèse serait fausse, car, le persécuteur étant « noir », il faut que l’ishyira correspondant le soit aussi. En ce cas on essaierait avec un autre taureau jusqu’au résultat escompté d’avance. A force d’épreuves on arrive à déterminer que ce sont les bazimu de Karara et de Burabyo qui « frappent Musinga » ni bo batera Musinga.

Entrée en relations avec les bazimu agresseurs par le truchement du taureau ; les propositions de paix : scène de nécromancie. — Il faut maintenant prendre contact avec les adversaires et moyenner un accord entre eux et Musinga. L’augure devient nécromant. Il a carte blanche pour toute proposition congrue.

On amène un nouveau mâle. Le mukongori le salue de la belle apostrophe ci-dessus. Puis, changeant de ton, utilisant le conduit auditif de la bête comme tube de communication avec Karara dans l’autre monde, il entame en plénipotentiaire une palabre avec lui. Il l’allèche :

Karara, il y a un kraal tout aménagé pour toi. Ton logis est prêt pour te recevoir. Nous te cherchons une femme. Nouste trouvons un planton, qui montera la garde à ta porte d’entrée. II rassemble les vaches., des vaches bien à toi nous ne les ayons pas distribuées à d’autres.  Cesse donc de frapper Musinga.

Il fait une pause, attendant une réponse. Il croit l’entendre. C’est oui. Le marché est accepté. Il triomphe.  Karara s’est rendu. C’est fait. Nous prenons ici même une vache. Nous l’expédions à Mayaga ya Rukondi (l’ancienne résidence de Karara au Bwanamukari): Elle part. Elle est dépecée là-bas pour être consommée en un repas de réconciliation. Victoire ! Ah !c’est lé visage de Musinga qui va se dérider ! Comme il va sourire entouré de ses vassaux !

Puis., pour avoir confirmation de l’acceptation, s’adressant de nouveau à la bête médiatrice :

– Mana du Ruanda, si tu découvres que ces oitresont vaincu Karara, « blanchie » dans le ventre. Montre-nous un splendide ishyira. –

— Couchez le taureau, commande-t-il. Plongez-le dans le sommeil. — Ni muyibikire.

Le victimaire muhutu (A Nyanza c’est Musinga qui opère en personne) saisit un couteau, sectionne la carotide derrière l’oreille droite. Le sang jaillit à gros bouillions, entraînant avec lui l’« ombre », l’igicucu.

— Le mana s’en est allé — imana iratashye, proclame un des assistants. Venez, écorchez — nimuze muyorosore.

On renverse la bête et on décatit l’abdomen. On pratique une entaille sur les muscles du côté droit, on l’élargit vers la gauche en prenant mille préceutions pour ne pas endommager les viscères. L’aruspice, fait, couler dans l’ouverture quatre jarres d’eau i et puis il dissèque evec soin.L’émotion étreint les coeurs. Enfin il met à nu un ishyirabien en place au-dessus de l’intestin grêle. L’assistance exulte, éclate en vivats.

– Hourah! Imana blanc ! réponse favorable!Impundu!imana ireze !. Karara a accepté. C’est la paix.

La bonne nouvelle est transmise aussitôt à Nyanza. Musinga « rit ». Quel soulagement ! Il ordonne de lui amener incontinent le victorieux imana. La bête, refermée, est empaquetée dans des feuilles de bananiers et des nattes. On recueille dans des paniers bien clos la terre et les herbes ensanglantées. Le tout est emporté à la capitale. On y arrive à la nuit tombante.

L’entrée tient du triomphe. Les hiérodules de Ryangombé, les mpara, en grand costume, leur mwami en tête, viennent au devant du cortège, gesticulant et dansant, suivis des servantes du palais-baja, femmes et jeunes filles. Les péans éclatent, accompagnés par les tambourins aucomplet et les horn-bugles. Des aèdes improvisent des actions de grâce. Sur le seuil du palais, Musinga attend debout. On le salue. Lui, les bras en avant, touche de la main la peau de la bête recélant l’imana yeze, le noyau degraisse porte-bonheur.

La victime est déposée telle quelle dans la hutte royale. Les devins Bakongori montent la garde auprès d’elle pendant la nuit, tandis que des bedeaux, armés de balais magiques-urutsiro, empêchent les lémures d’approcher. Au matin, l’aruspice rouvre le faix sacré, constate que l’ishyira est intact. Il le détache du mésentère et l’introduit avec le fiel dans une gourde reliquaire. Musinga conservera précieusement ce gage de bonheur-umugisha. Il le placera dans son appartement privé sur une étagère à côté des autres calebasses de même caractère dont il a fait collection depuis qu’il est entré en possession de Kalinga. Il en mettra un fragment dans un sachet végétal, qu’il portera au cou en pendeloque, puissante amulette, unImana.

 Conclusion de la paix : le repas de communion.

— Alors commence la manducation rituelle de la blanche victime, messagère de paix. C’est une façon de repas defamille pour fêter le retour au bercail des frères prodigues, Karara et Burabyo, revenus de leur exil volontaire, oubliant leurs griefs, faisant remise des dettes corttractées envers eux, une communion sacramentelle qui scelle leur réconciliation avec le chef de l’Etat et du clan royal.

L’imana de vache est débité par morceaux. Sur place, dans le parvis royal, d’énormes quartiers de viande sont cuits par les employés ntalindwa dans de grandes marmites sur des foyers de fortune. Leur consommation a lieu en commun, ce qui est une dérogation aux usages quotidiens. Le mwami communie ainsi avec ses frères, dans la société des devins. Les gens de service dévorent les morceaux de basse qualité dans un coin de la cour.

Quand ce festin rituel est achevé, les déchets de cuisine, les ossements, la peau, la panse et les excréments, la terre qui a bu le sang, tout ce qui reste; sauf ce que l’on garde pour les talismans, est brûlé au pied d’un sycomore dans l’enceinte, pour éviter que rien ne soit profané. Puis, pour la même raison, tous ceux qui ont eu un contactquelconque avec la victime, se livrent à des ablutions purificatrices, comme ont fait la veille les hommes de peine qui ont porté l’imana yeze de Shyogwe à Nyanza. Ce contact leur a conféré une contagion de sainteté, dont ils doivent se purger avant de vaquer aux occupations communes.

Musinga a retrouvé la paix. Du moment qu’il a débauché les instigateurs spirituels de la sédition, celle-ci doit nécessairement se dissoudre. De fait elle avorta, mais ce ne fut pas sans une opération de police, rondement menée par Gudovius, ce soldat européen que le mwami crédule tenait pour son ennemi.

Les deux hautes liturgies dont on vient d’esquisser la physionomie particulière sont des espèces types. L’ibgami n’en retient pas le monopole. Les grands, à l’instar dumaître, célèbrent, eux aussi, des expiations du même genre, des sacrifices de substitution et des repas de communion avec leurs bazimu de famille et de clan. La Cérémonie naturellement revêt chez eux un moindre éclat.

 Rôle Social De La ReligionDe Morts.

 On le voit, la religion des morts joue un rôle qu’on ne saurait surfaire dans la vie spirituelle du Munyarwanda. Son influence s’exerce-t-elle pour le bien ?

Il semble que tout ce qu’on a écrit sur la bienfaisance du culte des ancêtres dansla cité antique et chez les modernes Chinois et Japonais, doive se dire pareillement au sujet des Noirs africains, La religion des morts est en quelque sorte la mystique des devoirs de l’individu à l’égard de la famille, du clan etde l’Etat. Elle canonise le respect de l’autorité, à tous ses degrés, à commencer par celle des parents. Or, dans les civilisations où la morale générale ne trouve qu’un faible appui dans l’idée de Dieu du fait de l’absence des sanctions d’outre-tombe, c’est aux groupes sociaux et premièrement à la famille qu’incombe la tâche de la formation humaine des générations montantes. Le culte des ancêtres, qui cimente l’union entre les individus, qui suscite le dévouement à la chose commune, qui favorise la natalité, qui confère au chef un prestige sacerdotal, y représente la force spirituelle, sinon en soi la, plus haute, du moins la plus agissante.

Du point de vue de l’affinement des sentiments, la religion des morts c’est le culte du souvenir„ du souvenir qui est fait d’admiration pour les exemples dont on fut le témoin, de reconnaissance pour les bienfaits reçus, de regret pour les peines causées et les injustices commises.

Il est à présumer aussi que dans l’âme des Caïn la crainte de vengeances posthumes exercées par des Abel innocents a pu prévenir plus d’un fratricide.

En sorte que la superstition des bazimu revenants, si déraisonnable, si maligne en maintes circonstances, qu’elle soit, en raison des sentiments naturels de justice et de piété dont elle est inséparable, s’avère dans la pratique bienfaisante et éducatrice. Elle comble, tant bien que mal, par la menace d’implacables vindictes une énorme lacune de la religion d’Imana, vraie, en sa racine, et fait l’intérim d’un culte moral à venir, qui posera le bien et l’honnête comme fondement et pierre d’angle de l’hommage seul digne de Dieu.

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