NYIRAMACIBIRI Dite Dian Fossey Et Les Gorilles IX
{:fr}Pendant les semaines qui suivirent, Leakey envoya à Dian des lettres passionnées, mais cet amour était à sens unique et ne recevait pas de réponse. De retour à Nairobi, à la mi-novembre, il commençait à perdre tout espoir de la voir ou, à défaut, d’avoir de ses nouvelles. Il lui proposa de partir pour un autre safari et, devant son silence, lui écrivit pour lui dire qu’il lui offrait un rubis et aimerait avoir son avis sur la taille et la forme de la bague. « Je désire que vous l’ayez rapidement comme un gage de mon profond intérêt… »
Les lettres de Leakey avaient un effet inhibant sur Dian. Elle était embarrassée par l’attitude servile du grand Louis Leakey, ce parangon de force et de volonté. Peut-être se sentait-elle aussi un peu coupable d’éprouver de plus en plus d’intérêt pour Robert Campbell.
Elle finit par lui envoyer une courte lettre plutôt officielle, accompagnée d’un long rapport sur un récent voyage à Kabara. Elle pensait ainsi tempérer ses ardeurs et réinstaurer leur ancienne amitié, mais ce ne fut pas le cas.
Enchanté d’avoir enfin une réponse, Leakey lui répondit avec des débordements de joie et lui annonça que les résultats de ses analyses montraient qu’elle n’avait pas de tuberculose.
A la fois reconnaissante et apitoyée par cet amant de soixante-sept ans, Dian lui écrivit une lettre chaleureuse et gaie, lui donnant des nouvelles des gorilles, mais passant ses sentiments sous silence. Dans son journal, elle écrit sur un ton affolé :
Je ne sais pas quoi faire avec Leakey. Mon Dieu, quel gâchis.
La réponse qui arriva par le courrier suivant était euphorique. Leakey faisait des plans pour la rencontrer à Cambridge, alors que Dian comptait sur son long voyage en Angleterre pour tempérer sa passion.
Depuis son retour à Karisoke, Dian était submergée par un monceau de notes qu’elle devait mettre en ordre en vue de son premier semestre à Cambridge.
Elle était aussi très occupée sur le terrain. Au début du mois de novembre, elle s’était aventurée dans les montagnes de Kabara, au Congo, consciente du risque de se faire emprisonner par les militaires ou les gardes du parc. Mais elle tenait à savoir ce qui était arrivé aux groupes de gorilles de Kabara.
La distance à vol d’oiseau ne dépassait pas trois kilomètres, mais Dian et ses deux pisteurs marchèrent pendant cinq heures sous une pluie torrentielle pour atteindre la prairie familière. Une fois sur place, elle ne retrouva qu’un seul de ses groupes et, de plus, en mauvais état. Elle ne rencontra ni soldats, ni gardiens de parc, mais tomba sur de nombreuses traces de braconnage et sur des troupeaux qui avaient envahi la région. Aidée de ses deux hommes, elle prit le grand risque de démanteler une soixantaine de pièges de braconniers et de détruire quelques abris construits par les bergers. Mais ce n’était là qu’un geste symbolique. Il fallait qu’elle se rende à la triste évidence : une bonne moitié des gorilles qu’elle avait observés en 1967 avait disparu.
Peu de temps après cette aventure, Dian devait faire face à un danger encore plus grave.
Le 17 novembre, j’ai été mordue à la jambe par un chien de braconnier, mais comme la blessure semblait insignifiante, je n’y ai pas prêté attention. A mon grand embarras, les gens, autour de moi, en ont fait grand cas parce que plus de 60 pour 100 des chiens errants du Rwanda étaient porteurs de la rage et que cette maladie est fatale si elle n’est pas immédiatement traitée.
Tout le monde m’a poussée à m’en occuper, mais je n’en avais pas le temps. Leakey qui a été mis au courant m’a immédiatement expédié des seringues et des vaccins, mais je ne les ai pas utilisés. Au cours de mon voyage suivant dans les montagnes, au mois de décembre, j’avais déjà oublié toute cette histoire. Je suis descendue pour poster mon courrier, faire des courses et accompagner Bob Campbell qui partait à Nairobi pour passer Noël avec sa femme. Je suis remontée pour mettre à profit mes quelques semaines de solitude et préparer mon voyage en Angleterre. Mais, très rapidement, j’ai commencé à me sentir faible, presque incapable de nie tenir debout, en proie à des sueurs et des frissons ; mes oreilles bourdonnaient, j’avais le vertige et de la fièvre.
Ne plaisantons pas. J’ai sérieusement pensé que j’avais la rage, mon unique livre de médecine confirmait tous les symptômes. Alors je me suis dit que j’allais mourir et que je n’étais pas du tout prête. Ce soir-là, j’ai rampé jusqu’à la porte d’entrée et j’ai tiré un coup de pistolet en l’air pour appeler mes gens ;j’ai demandé à deux d’entre eux d’aller vers la maison européenne la plus proche – les bâtiments administratifs du parc – et de me rapporter des médicaments parce que j’allais très mal. J’étais touchée par ces hommes qui s’enfonçaient dans la nuit, avec une torche pour unique protection, alors que la région est pleine de buffles, l’unique animal que les Africains craignent.
J’ai passé le reste de la nuit à combattre mon délire en lisant un livre parce que j’avais peur de m’endormir. Vers 5h 30 du matin, mon matelas était trempé de sueur, mais j’étais gelée.
Un peu plus tard, M. Descamps frappait à la porte et ce brave petit Belge m’est apparu comme un ange gardien. Ses premiers mots ont été « Mon Dieu » parce que j’étais, paraît-il, d’une couleur plutôt bleuâtre. Il a ordonné au garçon d’apporter un bac d’eau glacée, m’a tirée du lit et m’a enveloppée–dans des serviettes mouillées et froides. C’était un vrai supplice ! Après une vingtaine de minutes de ce traitement, il m’a ordonné de me changer, puis « Allez», dehors. Un teepoy, une sorte de gros panier équipé de solides poignées, était porté par six Africains. On m’y a installée avec une pile de couvertures et avant même que j’aie pu dire kwaheri, les hommes ont commencé à me porter d’une manière si délicate et silencieuse que je ne sentais même pas les branches d’arbres défiler au-dessus de ma tête. C’était une expérience plutôt étrange. Je n’étais pas en possession de toutes mes facultés, mais j’étais tout de même consciente du silence des porteurs et de la beauté étincelante et fraîche du matin.
En arrivant à la Land Rover, je commençais à être plus consciente de mon environnement. On me transporta à l’hôpital le plus proche et tous les médecins et infirmières francophones de Ruhengeri me traitèrent comme un cas de rage. Personne ne parlait l’anglais et j’ai appris, en trois jours, plus de français qu’au cours des trois dernières années.
La journée a été une succession de piqûres douloureuses, accompagnée d’un torrent de français. C’était un hôpital destiné à soigner les autochtones, et entre les allées et venues de l’équipe européenne, j’entendais les pleurs des bébés malades, le bourdonnement des mouches, et l’odeur de leur cuisine imprégnait ma chambre. Pour agrémenter tout cela, il y avait aussi des incidents comiques : une infirmière française qui semblait manger de l’ail à tous les repas venait me voir et en me demandant « Comment ça va ? », dégageant une odeur qui me donnait des nausées.
Au bout de trois jours de ce traitement, sentant que mon esprit allait succomber avant mon corps, j’ai préparé mon sac à dos, prête à affronter le docteur pour lui dire que je partais. Mes sujets de mécontentement étaient nombreux : il n’y avait pas d’autre eau potable que celle que les infirmières apportaient de chez elles ; les repas étaient préparés dans un horrible hôtel de Ruhengeri et livrés par le propriétaire qui puait le whisky et ne se réveillait jamais avant midi. Pour nous servir le petit déjeuner, il eût fallu qu’il le prépare la veille au soir.
Rosamond Carr fit son apparition au moment même où je m’apprêtais à partir. Elle avait appris que j’avais des problèmes et avait tout laissé tomber pour voler à mon secours. De ma vie, je n’ai été aussi heureuse de voir quelqu’un. En moins d’une heure, j’étais libérée et nous étions en route vers la plantation où je devais continuer les piqûres contre la rage pendant onze jours. J’occupais une belle chambre avec une superbe vue sur les jardins, les domestiques étaient à mes petits soins et je suis restée chez Rosamond jusqu’à la fin du traitement.
Le 30 décembre, j’ai pris la direction du camp et, fort heureusement, c’était le jour où Bob Campbell revenait de Ruhengeri. Alors, nous avons fait la route ensemble en prenant largement notre temps.
Dès les premiers jours de 1970, les pluies et les brumes saisonnières s’arrêtaient, le soleil brillait sur la forêt, arrachant Dian à sa cabane avant même qu’elle soit complètement rétablie. Accompagnée de Bob Campbell, elle repartit à la recherche des gorilles, passa dix journées très fructueuses, couronnées par un événement exceptionnel. Peanuts, le jeune noir-noir du Groupe 8, fut le premier gorille de montagne à établir un contact physique avec un être humain.
Peanuts a quitté son arbre pour se pavaner devant moi avant de commencer à s’approcher. Il aime se donner en spectacle. Il s’est frappé la poitrine, a jeté en l’air des poignées de feuilles, s’est pavané en frappant le feuillage autour de lui, puis, d’un coup, il était à côté de moi. Son expression indiquait qu’il m’avait amusée et que maintenant c’était mon tour. Il s’est assis pour me regarder me nourrir, mais comme il ne semblait pas très impressionné, j’ai changé d’activité. J’ai commencé à me gratter la tête bruyamment pour émettre un son qui leur est familier, les gorilles ayant l’habitude de se gratter souvent.
Presque aussitôt, Peanuts aussi s’est mis à se gratter. C’était à se demander qui singeait qui. Puis je me suis étendue sur le feuillage pour paraître aussi inoffensive que possible et lentement, je lui ai tendu la main. Je lui ai d’abord présenté la paume qui ressemble plus à celle des gorilles que le dos de notre main. Quand j’ai vu qu’il reconnaissait cet « objet », j’ai lentement retourné la main et l’ai laissée, posée sur le feuillage.
Peanuts semblait réfléchir pour savoir s’il devait accepter ma main, cet objet étrange et familier qui lui était tendu. Finalement, il a fait un pas, a tendu sa propre main et a délicatement passé ses doigts sur les miens. A ma connaissance, c’est bien la première fois qu’un gorille sauvage s’approchait d’un être humain au point de lui « donner la main ».
Peanuts s’est assis et a regardé ma main pendant un moment. Puis, il s’est redressé et a donné libre cours à son excitation en se battant la poitrine. Ensuite il est parti rejoindre son groupe qui mangeait tranquillement sur la colline, à vingt-cinq mètres au-dessus de nous. J’ai exprimé ma propre joie en pleurant. C’était le plus beau cadeau de départ que j’eusse pu espérer avoir.
Pour couronner le tout, Bob Campbell avait fixé l’événement sur une séquence que la National Geographic publia dans une double page. Sur la photo, l’expression du visage de Dian est proche de l’extase.
Une semaine plus tard, le 11 janvier 1970, Dian errait dans les rues étroites et vénérables de Cambridge, à la recherche de Darwin College où elle devait suivre un trimestre de cours pour la préparation de son doctorat. C’était un des plus anciens et prestigieux centres de recherches en sciences naturelles.
Au début, elle fut charmée par le cadre et stimulée par ses camarades d’études. Mais son enchantement fut de courte durée.
Dans cette partie de l’Angleterre, il fait noir jusqu’à 9 h 15 du matin, puis la grisaille succède au noir jusqu’à environ 17h 00 où il fait nuit. Je me sens comme une taupe. Robert Hinde, mon directeur de thèse, vient me chercher vers 8 h 30 pour m’emmener au laboratoire de Maddingley où je passe des journées entières, penchée sur mes notes, sur l’ordinateur ou sur l’équipement sonographique.
Je ne me sens pas particulièrement heureuse : il faut se plier à des milliers de règles, la ville est agitée et pleine de monde, les gens se donnent de l’importance, l’air est lourd, gris et brumeux tout au long de la journée et il est impossible de préserver son intimité. Je pense qu’il me faut le temps de m’y habituer, mais je n’ai jamais eu ce problème en Afrique. Ici, j’ai l’impression de dépendre des gens pour la moindre chose et je déteste cela.
Pendant ce temps-là, à Nairobi, Leakey attendait, sans succès, des nouvelles ou une reconnaissance de son amour.
Dian lui avait écrit brièvement pour lui dire qu’elle se sentait enfermée et aliénée à Cambridge, et que l’étiquette et le protocole lui importaient peu. « Je ne me sens pas à l’aise avec les gens, et tout cela n’en vaut pas la peine. »
Leakey essayait de lui remonter le moral en lui donnant des nouvelles encourageantes. Il voulait convaincre Robert Hinde de réduire le temps de présence de Dian en Angleterre et lui suggérait même de renoncer à son doctorat. Ce qui importait, disait-il, était de présenter ses recherches de manière scientifique. Il avait l’intention d’aller à Londres vers le 5 ou le 6 février et espérait l’y rencontrer.
Mais la vie est imprévisible et, peu après son arrivée à Londres, Leakey eut une attaque cardiaque et fut transporté d’urgence dans un hôpital.
Dian lui écrivit immédiatement, mais mit un mois à aller lui rendre visite à Londres, à une heure et demie de trajet de Cambridge.
Leakey guérit vite et se remit à travailler et à voyager. Il lui arriva de rencontrer Dian, mais elle était toujours attentive à limiter ces rencontres et à éviter toute situation d’intimité.
Leakey ne se décourageait pas pour autant et continuait à exprimer son amour dans toutes ses lettres, dans des notes griffonnées au bas de leur correspondance « officielle », qu’il dictait à sa secrétaire.
Il continuait à la presser d’accepter le rubis qu’il avait fait monter sur une bague. Elle finit par céder à contrecoeur et le garda comme une de ses possessions les plus précieuses.
La dernière lettre, retrouvée dans les papiers de Dian date de janvier 1972 quand elle était encore à Cambridge.
Leakey semblait abattu ; tout allait mal, il n’arrivait pas à réunir des fonds et un projet d’études sur les orangs-outangs était sur le point d’échouer. Dépassé par les problèmes financiers qui affectaient même ses propres recherches, il terminait sa lettre en souhaitant que Dian « soit auprès de lui pour calmer cette affreuse incertitude et lui apporter la paix ». Peut-être avait-il le pressentiment que le temps lui était compté. Quelques mois plus tard, une deuxième crise cardiaque devait mettre fin à la vie et aux amours de Louis Leakey.
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