{:fr}En automne 1973 on commençait à parler très fort de réforme de l’enseignement. Par une circulaire datée du 4 décembre, le ministre de l’Education Nationale Thaddée Bagaragaza soumettait à l’opinion un projet qui reprenait dans ses grandes lignes les idées du rapport Hanf. Le nouveau ministre, originaire de Byumba, formé à l’Université Lovanium et député de Ruhengeri, était un bon connaisseur des dossiers sensibles. Il avait précédemment exercé les fonctions de ministre des Affaires sociales (1961), de ministre du Plan, de la Coopération et de l’Assistance technique (1963), de ministre de la Coopération Internationale et du Plan (1965) et de président de l’Assemblée nationale (1969).

Les responsables des “différents secteurs de la nation” étaient invités à réfléchir aux problèmes que posait l’éducation et à adresser au ministère suggestions et observations constructives “en vue de faire aboutir sans heurts cette importante réforme”. Des réunions furent tenues dans tout le pays et à tous les échelons pour discuter le texte, et le ministre venait lui-même donner des éclaircissements et répondre aux objections. C’est donc un très large débat qui s’est instauré et s’est prolongé plusieurs mois au cours duquel toutes les opinions pouvaient très démocratiquement s’exprimer. Le projet n’était nullement présenté comme une élaboration d’experts n’engageant pas la responsabilité du gouvernement, mais comme un ensemble de propositions que celui-ci prenait pleinement à son compte.

L’enseignement, pouvait-on lire dans le texte ministériel, ne forme des individus aptes à participer au développement économique et à la vie politique du pays que si le système et les programmes sont tels que les élèves qui sortent d’un cycle donné deviennent à leur niveau des producteurs compétents et des citoyens éclairés, ce qui n’est pas le cas avec l’école d’ancien style.

“L’école doit devenir une pépinière d’entreprises… Pour ce faire, non seulement il faut modifier les programmes en les adaptant à la vie rurale, mais aussi l’âge des enfants au moment où ils quittent l’école doit être tel qu’ils puissent directement se mettre au travail de production pour le développement économique et social de leurs familles et de leur commune et participer efficacement à la vie politique de la nation.

A cause de l’inaptitude des enfants entrés à l’école à l’âge de sept ans, un quart des élèves doublent leur classe et sur cent enfants entrés en première année, onze seulement atteignent la sixième sans avoir doublé de sorte que l’âge des enfants à la sortie du cycle complet atteint quinze ans pour un grand nombre d’élèves.

Aussi est-il plus réaliste pour le moment de commencer l’école primaire à neuf ans révolus, car d’une part, avant cet âge, la plupart des enfants du milieu rural, à cause de plusieurs raisons, dont la carence alimentaire et l’inaptitude du milieu familial ne sont pas les moindres, ne sont pas encore aptes à recevoir utilement l’enseignement dispensé, et d’autre part il faut veiller à ce que l’enfant sorte du primaire à l’âge où il pourra se mettre directement au travail de production, c’est-à-dire après quinze ans révolus.”

Le projet ressuscitait ensuite la vieille idée d’un cycle sélectionné pour les élèves destinés à poursuivre leurs études au-delà du primaire :

“Nous pensons que l’enseignement primaire devrait avoir deux cycles : un cycle inférieur d’alphabétisation intensive de quatre ans et un cycle supérieur de deux ans de formation familiale, agricole et artisanale. Après le cycle inférieur de quatre ans, un concours devrait être organisé qui permettrait de sélectionner les plus doués, les plus intelligents, une faible minorité, environ 60 par commune (30 filles et 30 garçons), soit à peu près quatre unités par classe, (destinés à) à faire le deuxième cycle du primaire dans une école préparatoire au secondaire. Chaque commune en posséderait deux, une pour garçons et une pour filles. Un enseignement nécessaire pour la poursuite du cycle secondaire leur serait dispensé en deux ans. Un quart de ces effectifs pourrait entrer dans le secondaire.”

Les visées quantitatives restaient au premier plan des préoccupations :

“L’objectif du pays étant de scolariser le plus possible d’enfants, des estimations ont été faites sur une hypothèse d’accueil de 100 % d’enfants en première ligne, à l’âge de neuf ou dix ans. Pour faire face à cet objectif et vu les possibilités financières à court et moyen terme, il est proposé de garder le régime de double vacation en première et deuxième années primaires, de façon à réduire les dépenses en personnel de quelques 18 millions de francs par an. La simple vacation est alors généralisée à partir de la troisième année et un effort important de construction de classes et de recrutement de maîtres devrait être consenti par les parents et le gouvernement.”

Les programmes, bien entendu, seraient soumis à une révision en profondeur:

“Au cycle inférieur l’enfant doit apprendre à lire, à écrire, à s’exprimer convenablement en kinyarwanda. Il apprendra à bien calculer par l’apprentissage de l’arithmétique utilitaire dans la vie rurale. Il aura des notions de base en morale et civisme. On veillera à sa formation physique et à son ouverture sur le milieu dans lequel il vit; on l’habituera à la compréhension de la nature et de son utilité pour l’homme et la société.

Au deuxième cycle, l’accent sera mis surtout sur la formation familiale. L’élève apprendra l’utilité de l’hygiène, de la lutte contre la maladie, de l’alimentation équilibrée, de l’amélioration de habitat, etc… Il acquerra des connaissances théoriques et pratiques sur l’agriculture, l’élevage, l’artisanat, la petite industrie, surtout celle complémentaire à l’agriculture et à l’élevage (par exemple : confiturerie, fromagerie artisanale, fabrication de bougies, etc.). Il recevra des notions d’économie et de développement rural et acquerra l’esprit coopératif et mutualiste. Bref, l’école primaire doit armer l’élève pour affronter la vie rurale sans peur ni dédain. C’est son rôle principal.”

La réorientation des objectifs de l’école devait permettre l’instauration d’un système “poreux” en matière de promotion d’une classe à l’autre :

“Vu l’intensification de l’alphabétisation et l’âge d’entrée des enfants, une promotion automatique d’une classe à la classe supérieure est préférable au régime actuel de passage sélectif qui fait doubler 25 % des enfants et diminue dans la même proportion la capacité d’accueil des écoles. L’inadaptation du régime scolaire en cours au milieu socio-économique rwandais fait que 25 % des élèves doublent alors que 17 % quittent l’école ; la promotion reste faible car elle touche moins de 60 %. La promotion automatique permettrait, compte tenu d’une déperdition quasi incompressible de 3% par an, d’avoir sur 100 enfants entrant en première année près de 90 qui terminent la quatrième avec une bonne connaissance de lecture, écriture et calcul, et plus de 80 % termineront leur sixième primaire avec, en plus d’une solide alphabétisation et ouverture sur le milieu environnant, une connaissance théorique et pratique de l’agriculture, de l’élevage et de l’artisanat.”

Pour dispenser ce nouveau type d’enseignement, les maîtres devaient être recyclés, et le projet prévoyait d’une part un recyclage léger d’un mois durant les vacances pour ceux des quatre premières années, et d’autre part un recyclage en profondeur de neuf mois pour ceux des deux dernières années.

L’école ainsi conçue était destinée à devenir un véritable point d’animation pour toute la région environnante :

 “Le conseil communal et l’inspecteur de secteur doivent se concerter dès maintenant en vue de déterminer les endroits de la commune les mieux placés pour être des centres d’enseignement primaire. Chaque endroit doit disposer absolument d’un cycle complet du primaire (6 ans). En choisissant ces endroits, il faut veiller à ce qu’ils puissent être desservis par la route, qu’il soit possible plus tard d’y implanter d’autres bâtiments communautaires (un centre médico-social, une coopérative, etc.), et même être un endroit attractif pour la concentration de l’habitat. Il faut veiller surtout à ce que chaque centre d’enseignement puisse disposer d’une parcelle suffisamment large pour tous les besoins : terrain de jeu, jardin scolaire (un hectare au moins), construction de poulaillers, clapiers, ruchers, menuiserie, etc., parce que les centres d’enseignement doivent devenir rapidement des centres de production communale. Par ailleurs, les élèves du primaire sont appelés à être des agents actifs et efficaces de la lutte contre la dégradation du sol environnant le centre d’enseignement.”

Il était prévu que le plan de réforme entrerait en action dès l’année scolaire 1974-1975, et que pendant cinq ans le nouveau système coexisterait avec l’ancien pour le remplacer progressivement. Il était fortement question, du côté de l’assistance technique française, d’un projet de radio scolaire qui pouvait venir renforcer le dispositif de la réforme. En 1974 fut également instituée l’umuganda,un travail en commun gratuit, mobilisant tout le monde une fois par semaine, pour des tâches d’intérêt général.

 Le ministre espérait, en soumettant le projet au public compétent, recueillir des suggestions et des observations “constructives”, mais les critiques l’emportèrent, parfois virulentes. Les réactions de l’opinion rwandaise, qui s’exprimèrent oralement et par écrit dans un climat de liberté qui faisait honneur au nouveau régime, furent majoritairement hostiles au projet. On ne percevait manifestement que le côté négatif du plan, et comme on savait que différentes assistances étrangères s’intéressaient à la réforme et se montraient disposées à en assumer une part du financement, on le présentait parfois comme une sorte de machination extérieure dont le gouvernement lui-même aurait été victime, l’aide matérielle étant liée à la mise en place de tel type d’institution. Pourtant les premières réactions des milieux ruraux semblent avoir été plutôt favorables, mais par leur contre-propagande les fonctionnaires ont réussi sans peine à retourner l’opinion des représentants de la grande masse.

Le rapport allemand, pourtant sensible aux facteurs politiques et qui se voulait réaliste en tenant compte des aspirations rwandaises à une scolarisation massive, semble avoir sous-estimé l’existence d’une bourgeoisie urbaine et administrative qui ne pouvait accepter pour ses enfants à elle une école aussi égalitaire. Quand par exemple on lit : “En ce qui concerne le Rwanda, il n’est pas question d’une société stratifiée en classes sociales” , ou : “La société n’offre pas à l’heure actuelle de caractère de classes” , quiconque connaît le pays s’étonnera de telles affirmations : elles n’étaient même plus exactes après la révolution de 1959-1962, a fortiori en 1973. Le fait qu’il s’agissait, quand on parlait d’une telle bourgeoisie, “d’une minorité actuellement insignifiante au point de vue statistique” n’y changeait rien quand cette minorité contrôlait et animait l’appareil de l’Etat. Certes, on pouvait imaginer qu’un régime militaire tout neuf ne craindrait pas de contrer une bourgeoisie encore peu organisée, mais en ce cas il était mal inspiré de lui demander longuement son avis et de dévoiler ainsi ses batteries… Dès que le projet fut connu, on pouvait entendre des réactions du genre : “Peut-être la réforme passera, mais elle échouera”, sous-entendu : “nous ferons tout pour qu’elle échoue”. Il fut immédiatement et massivement question d’écoles privées payantes où les familles aisées enverraient leurs enfants.

Un projet conçu explicitement et volontairement en fonction des besoins de la population rurale représentait une option dont les implications étaient davantage politiques que pédagogiques. Pour des paysans, un retard dans l’entrée à l’école ne présentait pas d’inconvénient, vu que l’enfant pouvait être utilisé à tout âge pour de petits travaux et la garde du bétail, et qu’il était plus facile de maintenir sous l’autorité des parents un petit analphabète de moins de 10 ans qu’un adolescent imbu de son savoir. Du côté de l’enseignement, il était aussi de toute évidence plus facile de se référer aux réalités rurales si l’on touchait la tranche d’âge allant de 9 à 15 ans. Mais du fait que l’on entendait favoriser l’évolution harmonieuse des campagnes et sauvegarder le caractère égalitaire du système d’éducation, on risquait du même coup de donner à la classe dirigeante en place l’impression d’être brimée en freinant et en limitant la promotion de ses enfants à elle.

Il était sans doute de bonne guerre de ne pas prendre trop au sérieux l’opposition de tout corps enseignant aux innovations qu’on lui propose parce qu’elles le dérangent dans ses habitudes. Le risque était plus profond. La politique étant un art du possible, un gouvernement ne pouvait heurter longtemps de front ceux qui représentaient son principal soutien. Une refonte qui touchait de si près aux intérêts des uns et des autres et dont les idées directrices étaient discutées dans un climat avant tout passionnel, pouvait conduire, ou bien à un affrontement politique et à une radicalisation des choix, ou bien à une édulcoration rapide des mesures prises. Il était à craindre qu’au fil des années on n’assistât, sous la pression de tous les utilisateurs, à une suite de concessions de détail qui auraient fait qu’en un laps de temps très court le système devenait méconnaissable.

On est frappé de voir à quel point le projet de 1973 était proche par son esprit et ses modalités du régime instauré en 1948 par les autorités coloniales belges. Lui aussi distinguait une double filière au niveau du deuxième degré à une époque où l’âge d’entrée à l’école se situait encore bien souvent au-delà de 9 ans. Les conditions avaient-elles fondamentalement changé en un quart de siècle ? Certes, le cadre global dans lequel s’insérait le projet de 1973 différait de celui de 1948 en ce sens qu’à présent les mesures étaient voulues par les responsables rwandais eux-mêmes, qu’elles étaient issues d’une analyse de leur propre situation et non imposées de l’extérieur. Si on avait regardé ce qui s’est passé dans d’autres pays d’Afrique où l’on voulait aussi “ruraliser” l’enseignement, on aurait pu constater déjà à l’époque que partout ce type de réforme a conduit à l’échec : les classes dirigeantes veulent bien adapter l’école aux réalités rurales à condition que cela ne touche que “les enfants des autres”, et non les leurs, et de cela les ruraux prennent très vite conscience.

L’année scolaire 1973-1974 se passa dans l’incertitude. Personne ne pouvait dire si cette réforme, ressentie par beaucoup comme une épée de Damoclès, entrerait en application à la rentrée suivante comme prévu, et les informations les plus contradictoires circulaient dans le public. Aux discussions passionnées et ouvertes succéda une sorte de black-out. Puis à la rentrée on se rendit compte que rien n’avait bougé et le ministre qui avait porté le projet fut lui-même appelé à d’autres fonctions.

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