Dian n’était pas heureuse à Cambridge, mais en se préparant à quitter l’université, en mars 1970, à la fin de son premier trimestre, elle reconnaissait à contre coeur la nécessité de ces études.

Il faut avoir son passeport pour le domaine scientifique. Sans le doctorat, il est très difficile d’être financé ou d’avoir de très bons étudiants qui travaillent sur le projet. Si on n’a pas ce Grand Diplôme, on en fait les frais.

Elle avait l’intention de retourner à Cambridge, en octobre, pour une période de six mois, mais il fallait qu’elle trouve, auparavant, quelqu’un qui soit capable de s’occuper du camp et des gorilles pendant son absence.

Les candidats ne manquaient pas. Depuis qu’elle avait publié son histoire avec les gorilles dans l’édition de janvier 1970 de la National Geographic, elle avait acquis une certaine notoriété ; elle recevait un courrier volumineux de toutes sortes de gens qui voulaient venir à Karisoke. Mais la plupart de ces volontaires ne l’intéressaient pas.

 Cela peut sembler terriblement arrogant de ma part, mais je ne veux pas que mon camp soit envahi par des hippies, des resquilleurs et autres aventuriers qui veulent « travailler pour rien ». Cette espèce-là peut toujours s’amuser à protester en Amérique, mais je n’en veux pas ici.

Elle finit quand même par trouver un candidat idéal. Il s’agissait d’un ancien enseignant qui s’était remis à étudier pour préparer une licence de zoologie et avait fait des recherches sur des orangs-outangs captifs. Il avait écrit au Dr Hinde pour se renseigner sur des recherches au niveau du doctorat, et Hinde avait transmis la lettre à Dian.

« J’ai enfin trouvé le bon candidat, écrit-elle à Leakey. Il s’appelle Alan Goodall, sans aucun rapport avec Jane ! Je sais que vous l’aimerez, cher Louis, parce qu’il est honnête, franc, intelligent, adonné à son travail, il a le sens de l’humour, du bons sens, de l’humilité et, par-dessus tout, de la maturité. C’est ce jeune homme qui doit me remplacer pendant mon absence du camp et même me seconder dans mes recherches qui commencent à être trop étendues pour une seule personne. »

Alan Goodall était marié et lorsque Dian le rencontra à Cambridge, sa femme attendait un enfant. Après l’expérience désastreuse du fumeur de haschisch, il semblait représenter la stabilité et la maturité que Dian recherchait.

Comme il avait une charge de famille, Dian accepta de lui faire verser un petit salaire — l’équivalent de 500 francs par mois — et assura le voyage de sa famille au Rwanda.

Leakey n’était pas d’accord :

—Vous êtes trop généreuse. Après tout, c’est moi qui essaye de réunir les fonds.

—Généreuse ! lui répondit Dian avec fureur. Tout le monde ne travaille pas pour rien ! Si je ne reçois pas une aide convenable, je me verrai dans l’obligation d’abandonner le projet !

Leakey capitula. Et Goodall accepta de diriger Karisoke pendant que Dian passerait deux autres trimestres à Cambridge.

En été, dès son retour dans les Virungas, Dian passa tout son temps disponible avec les gorilles. Bob Campbell l’accompagnait souvent et prenait des photos pour illustrer un deuxième article qui devait paraître dans la National Geographic, en octobre 1971. Il préparait aussi un film pour une émission télévisée. Le contact proche avec les gorilles faisait maintenant partie de la routine et tout en travaillant dans des conditions très difficiles, Campbell arrivait à fixer quelques images remarquables de communion entre les deux espèces.

Dian appréciait énormément sa présence. Depuis qu’elle lui avait confié le chagrin de la mort de son père, elle ressentait une certaine affinité pour cet homme modeste qui travaillait tout le temps sans se plaindre. Il lui arrivait de se poser des questions sur sa vie à Nairobi, mais sachant qu’il était marié, elle n’entrait jamais dans sa vie privée.

Leur étroite collaboration professionnelle s’était rapidement transformée en une relation personnelle très intense. C’est pour lui que Dian commença à teindre des cheveux qui, à trente-huit ans, commençaient à grisonner. Quant à Campbell, il lui inspirait des comportements plus domestiques. Elle aimait lui faire la cuisine et il avait un effet apaisant sur son humeur versatile.

Parfois il rentrait à Nairobi et Dian appréhendait ces départs. Sa présence lui manquait et il lui arrivait de se mettre à boire, le soir, pour tromper la solitude. Pendant son absence, elle passait des heures à coudre des rideaux ou à enjoliver son intérieur dans l’attente de son retour.

– Mais sa vie privée n’empiétait pas sur ses recherches, ni sur la guerre qu’elle menait contre les braconniers et les bergers. Infatigable et implacable, elle continuait à démanteler les pièges, à détruire les abris et à chasser le bétail hors des limites du parc. Parfois elle réagissait avec une telle férocité qu’elle en était elle-même horrifiée. Ce fut le cas au cours d’un affreux incident qui survint au mois de mai.

 Un pauvre buffle était resté coincé entre deux branches d’arbre quand deux bergers Tutsi sont arrivés et l’ont trouvé dans cet état. Ils ont coupé la chair de ses pattes de derrière et l’on laissé vivant et horriblement torturé. C’est dans cet état que mes hommes l’ont trouvé. J’ai chargé mes petits pistolets et suis partie à la recherche du pauvre animal. Il était encore plein de courage et grognait de toutes ses forces pour défendre ce qui lui restait de vie. J’ai eu du mal à tuer une telle manifestation de bravoure et j’ai pleuré en déchargeant les balles dans sa peau. Je pense que je n’oublierai jamais ses yeux.

 D’avoir eu à tuer cet animal a eu sur moi des effets que je n’aurais pas imaginés. Je me retrouve en train de venger la cruauté des Tutsi en tirant sur leurs animaux pour les rendre infirmes. J’avais l’habitude de tirer en l’air ou à côté des troupeaux, mais maintenant, je vise leurs pattes arrière et j’ai déjà fait quelques bonnes victimes.

Cela ne me rend évidemment pas meilleure que les cruels Tutsi, mais du coup, la région est débarrassée du bétail et le buffle, l’éléphant et le gorille peuvent revenir dans leur territoire.

Au mois de septembre, Dian avait installé Alan Goodall à Karisoke et s’apprêtait à partir, d’abord pour Los Angeles, puis pour Cambridge. Elle devait participer à un événement qui, plus que tout autre, devait confirmer sa renommée de naturaliste d’envergure mondiale. Une fois de plus, c’était Louis Leakey qui avait tout organisé pour la faire inviter à un dîner au profit de la Fondation Leakey; Dian devait y faire un exposé en tant qu’invitée de marque. Elle était intimidée par cet auditoire de notables et se demandait si elle parviendrait à les intéresser à son sujet pendant une heure, Mais dès qu’elle monta sur scène, merveilleusement habillée, et qu’elle montra la première diapositive de gorilles en l’accompagnant de commentaires avec son petit accent du sud, le public fut conquis.

Un tonnerre d’applaudissements couvrit ses derniers mots et paradoxalement, ce triomphe marqua en même temps la fin de sa dépendance de Leakey. Elle ne devait pas tarder à avoir suffisamment d’influence dans les milieux académiques pour pouvoir gérer Karisoke par ses propres moyens. La preuve lui en fut fournie une semaine plus tard, quand elle obtint de nouveaux crédits de la part de la National Geographic, sans l’aide de Leakey.

Sous la tutelle de Dian, Alan Goodall avait appris la routine quotidienne à Karisoke ; l’observation des gorilles et la chasse aux braconniers et aux bergers. Mais il avait du mal à s’adapter à l’isolement, à la rudesse du climat et au pistage des gorilles qui exigeait de solides qualités physiques.

Les dos argentés l’avaient attaqué une ou deux fois en guise de parade et pour réagir à sa présence. Découragé par tous ces obstacles, Alan commençait à se demander s’il ne s’était pas trompé dans son choix. En fait, il avait essayé de démissionner le jour même du départ de Dian pour Los Angeles, mais elle était arrivée à l’en dissuader. Goodall relate cette scène dans son propre livre, Les gorilles errants :

« Elle a écouté le récit de mes malheurs avec sympathie, puis m’a raconté qu’elle avait éprouvé les mêmes difficultés en arrivant ici, trois ans plus tôt. Après le départ d’Alyette de Munck qui l’avait accompagnée, elle s’était retrouvée toute seule, au sommet de la montagne, et quand un des Africains de l’équipe était venu lui parler, elle s’était enfermée dans sa cabane. Plus tard, en consultant son dictionnaire, elle avait compris que l’homme lui avait tout simplement demandé si elle avait besoin d’eau chaude ! Telle est la peur de l’inconnu. »

Selon les critères rigoureux de Dian, son travail de recherche laissait un peu à désirer, mais c’était un homme énergique et déterminé et un ardent défenseur de l’environnement.

Une fois, il était allé jusqu’à tirer sur un braconnier en fuite avec le pistolet de calibre 32 que Dian lui avait laissé. Goodall admet l’avoir blessé à la jambe, alors que Dian soutenait qu’il l’avait atteint dans le dos. Le braconnier était allé se faire soigner à l’hôpital de Ruhengeri où il avait comme voisin de lit le jardinier d’Alyette. En apprenant l’histoire, Mme de Munck s’était précipitée à Karisoke pour interroger Goodall qui avait tout reconnu. Elle lui avait lu l’acte d’accusation, mais heureusement pour lui, le gouvernement rwandais avait décidé de fermer les yeux sur l’incident.

Vers le début de novembre, Alan avait appris, par des rumeurs, que des paysans avaient tué quelques gorilles, au pied du mont Karisimbi. Accompagné de sa femme et de Rwampogazi, un des travailleurs du camp, il avait mis une demi-journée à arriver sur les lieux où ils avaient trouvé cinq cadavres mutilés : deux dos argentés, un mâle noir-noir et deux femelles adultes. Les animaux qui, heureusement, n’appartenaient pas à un des groupes d’étude avaient été tués à l’extérieur des limites actuelles du parc. Mais ils se trouvaient à l’intérieur des anciennes limites dont le tracé était encore visible. Les corps avaient été horriblement mutilés par des chiens, des hyènes et autres charognards, au point qu’il était impossible de déterminer la cause de leur mort. Mais en trouvant de nombreux cadavres, Goodall en avait déduit qu’ils avaient été soumis à un jet de pierres meurtrier par les paysans effrayés. Quant au bébé gorille, il avait dû être capturé au cours du massacre.

Dian avait lu avec colère le report qu’Alan lui avait envoyé à Cambridge. Tout en sachant la peur que pouvaient susciter des gorilles en colère, elle avait écarté l’hypothèse de la lapidation. Et le massacre s’étant produit dans la région même où Coco et Pucker avaient été capturés, elle en avait déduit que les auteurs étaient, une fois de plus, des braconniers qui avaient voulu capturer des bébés pour les zoos.

Furieuse, elle avait écrit une lettre au conservateur du parc, l’accusant d’incitation au meurtre et le menaçant de la colère de l’opinion publique internationale. Elle avait écrit aussi, dans la foulée, à son employeur, le directeur du Tourisme et des parcs nationaux, et à un ami qui travaillait à la compagnie aérienne Sabena, à Kigali : elle lui demandait de surveiller le cargo pour intercepter un chargement éventuel d’un bébé gorille. Elle mit aussi Alyette de Munck à contribution pour que ses gens fassent une enquête auprès des paysans. Mais n’arrivant à obtenir aucune information, l’incident lui servit de leçon. Elle monta, plus tard, son propre réseau d’informateurs à Ruhengeri et à Kigali, pour empêcher le trafic illégal et la nuisance aux animaux.

Le 12 mars 1971, Dian revint à Kigali. Elle s’y sentait de plus en plus chez elle. Alan Goodall s’en alla, elle fît construire une nouvelle cabane pour remplacer la tente dans laquelle Bob Campbell avait vécu durant l’année précédente et un peu plus tard, elle fait ajouter une quatrième cabane pour y loger les étudiants qui recensaient la population de gorilles du parc.

Les premiers étudiants à s’occuper de ce travail étaient deux jeunes Américaines Jacqueline Raine et Marshall Smith. D’autres étudiants de Cambridge ne devaient pas tarder à les rejoindre : il s’agissait de Nick Humphrey, Sandy Harcourt, Graeme Groom et d’autres encore. A l’origine, les étudiants étaient logés dans les parties isolées du parc où la population de gorilles n’avait pas encore été observée. Plus tard, lorsque le recensement fut achevé et que l’accent fut mis sur le comportement de ces animaux, ils regagnèrent Karisoke.

Avant son deuxième départ pour Cambridge, Bob Campbell avait parlé à Dian de son éventuel divorce. Mais quand elle revint à Karisoke, en mars 1971, il lui avoua qu’il n’avait pas pu en parler à sa femme avec laquelle il vivait depuis dix ans.

Bien que déçue par ce qu’elle considérait comme de la lâcheté, Dian lui pardonna et leur relation reprit de plus belle.

Pour la première fois de sa vie, elle était réellement amoureuse et aspirait à fonder une relation stable avec Bob. Chaque fois qu’il retournait à Nairobi, elle espérait qu’il mettrait fin à son mariage, mais il remettait sa décision sans cesse à plus tard.

La situation demeura inchangée pendant tout l’été ; puis vers la fin novembre, Dian découvrit qu’elle était enceinte. Pour une femme blanche, il n’était pas facile de se faire avorter dans le Rwanda catholique. L’opération finit par être faite par un Belge qui travaillait au Congo, de l’autre côté de la frontière et qui accepta de venir à Gisenyi pour pratiquer l’intervention.

Le 1er décembre : Rendez-vous à 11h. Il ne m’est jamais rien arrivé de tel et il me semble en avoir oublié une bonne partie. Pendant l’intervention, j’ai avalé ma langue et suis devenue écarlate. Nous sommes allés chez Rosamond dans la voiture de Bob. Le mont Nyiragongo en éruption toute la nuit. Ai eu besoin d’une piqûre pour dormir.

Après quatre jours de convalescence, Dian insista pour revenir au camp. Malgré les protestations de Rosamond, elle prit la voiture, arriva au pied de la montagne et entreprit l’ascension à pied. Dans l’après-midi, elle commençait à avoir une hémorragie.

Complètement terrifiée, me suis mise au lit en attendant que Bob revienne de chez les gorilles. Ne lui ai pas dit ce qui n’allait pas et ne pense pas qu’il ait deviné à quel point cela allait mal.

Bien qu’elle lui ait caché l’ampleur du saignement, Bob resta à proximité du camp pendant trois jours. Au bout de ce temps-là, Dian fit demander des médicaments à l’hôpital de Ruhengeri. Le porteur revint avec des cachets et un message du Dr Weiss lui ordonnant de venir immédiatement à l’hôpital pour se faire soigner. Dian ignora le message et rassura Bob en lui disant que les médicaments finiraient par stopper l’hémorragie.

Elle avait tort. Le quatrième jour, elle était trop faible pour quitter le lit. Et Bob qui devait partir à Nairobi pour voir sa femme quitta le camp vers 10 heures du matin. Avant de prendre l’avion, il s’arrêta à Ruhengeri pour consulter le Dr Weiss. Il fut si alarmé par ce qu’il entendit qu’au lieu d’aller à l’aéroport, il engagea immédiatement dix porteurs, une litière et à 2 heures de l’après-midi, il était au chevet de Dian.

Trop faible pour résister, Dian se laissa transporter à l’hôpital et avant de repartir à Nairobi, Bob lui fit promettre qu’elle ne s’en irait pas avant d’avoir complètement guéri.

Deux jours plus tard, Dian saignait tellement que le Dr Weiss dut l’opérer d’urgence.

Ils m’ont fait une piqûre pour m’assommer et je me sens très faible maintenant. Après l’opération, je me suis entendue crier et j’en avais honte. Ils m’ont donné du plasma… Me sens plutôt vaseuse au réveil. Essaye de parler au Dr Weiss, mais n’entends rien. N’ai pas fumé jusqu’à cinq heures de l’après-midi La plupart du temps, travaille sur le manuscrit de la National Geographic. Dr Weiss m’a dit qu’il était resté des choses à l’intérieur. Maintenant que tout est enlevé, plus de saignements.

Deux jours après l’opération et malgré la colère de son médecin, Dian voulait retourner au camp. « Vous êtes folle, lui dit le Dr Weiss. Vous pouvez avoir des complications. Si vous ne restez pas ici, je décline toute responsabilité. Ce que vous avez fait est déjà stupide et ce sera encore plus stupide de repartir. »

 Il n’a pas été très gentil, mais je respecte son intégrité tout en n’étant pas très sûre qu’il ait dit la vérité. Une des infirmières est arrivée, dégoulinant de fausse sympathie parce que, dit-elle, je ne pouvais plus avoir de bébés. Dr Weiss dit que ce n’est pas vrai, mais je ne peux pas supporter la manière dont ils me regardent, comme si j’étais une criminelle. Je dois m’en aller d’ici.

Au cours des deux semaines qui suivirent Dian était d’une humeur si noire qu’elle s’abrutit de travail. Rosamond et Alyette l’avaient invitée pour Noël, mais il n’était pas question de quitter Karisoke à cette période de l’année. C’était la saison du braconnage et il n’y avait personne d’autre à Karisoke pour protéger les gorilles.

Le soir de Noël, elle distribua des cadeaux à son équipe et but quelques bouteilles de bière avec ses hommes. Puis elle revint dans sa cabane et continua à boire jusqu’au moment où elle s’endormit.

Le lendemain, elle écrivit des lettres, travailla à son rapport mensuel pour la National Geographic et, en l’absence de Bob, fit des projets pour améliorer son habitat. Mais elle était d’une humeur exécrable.

Ce matin, je suis sortie, furieuse de voir des vaches dans tout le camp. Pris mon revolver et tué une vieille vache d’une seule balle dans la nuque. Elle est tombée sur les genoux, a baissé la tête et est aussitôt morte. Deux bergers Tutsi étaient dans les environs. Ils ont eu peur, mais je leur ai demandé de venir chercher leur vache. Le lendemain matin, une quinzaine d’entre eux sont venus enlever le cadavre et le découper. Ils avaient si peur que je tire sur eux qu’ils étaient obséquieux.

Le 5 janvier 1972, après avoir entendu pendant plusieurs jours l’aboiement de chiens de chasse des Twa, elle décida d’aller patrouiller toute seule.

Jour J. Suis allée voir le Groupe 5. Ils se réveillent lentement et s’en vont déjeuner. Puis je vais sur la piste des braconniers et, ne trouvant pas de traces, je descends vers la clairière inférieure pour m’embusquer. Au bout d’une demi-heure d’attente, deux d’entre eux arrivent. Je les laisse s’approcher et tire trois coups. Ils ont pris leurs jambes à leur cou ! Après avoir attendu un moment, comme ils ne revenaient pas, je suis revenue au camp. Mes hommes étaient très impressionnés.

Deux jours plus tard, un groupe de gardiens armés arrivait à Karisoke, suivi de huit bergers Tutsi capturés. Comme il était tard, les gardiens et leurs prisonniers eurent la permission de passer la nuit au camp.

Je les ai eus. J’ai confisqué l’amulette en fourrure de singe de l’un d’entre eux. Le lendemain, je leur ai fait une démonstration de magie noire à laquelle le conservateur est venu assister. Nous avons mis des masques et brûlé de l’essence, c’était très efficace. Ils étaient terrifiés.

Tout en étant aussi implacable à leur égard, Dian avait une certaine sympathie pour les bergers. Elle était beaucoup plus dure avec les braconniers. Le traitement des deux groupes par la « magie noire » était une tactique qu’elle avait élaborée au cours de l’hiver 1970-1971. Elle comprenait des objets achetés dans les magasins de farces et attrapes, des masques de carnaval et d’autres déguisements intimidants. L’idée consistait à terroriser les bergers et les braconniers en les confondant. C’est avec des activités aussi innocentes que celles-là que Dian acquit plus tard une réputation de « sorcière amateur».

Elle connaissait la pratique de la sorcellerie locale et respectait son influence sur les indigènes. Walter Baumgartel, Rosamond Carr ou Alyette de Munck l’avaient abreuvée d’histoires sur les effets maléfiques de la magie noire ou des malédictions. Il lui était déjà arrivé de congédier un travailleur du camp qui avait volé une mèche de ses cheveux « que cet imbécile avait l’intention d’utiliser comme un philtre d’amour ». Cela ne l’inquiétait pas, mais elle ne pouvait tolérer le manque de respect que cet acte impliquait.

Une autre fois, un des hommes de l’équipe lui avait demandé un prêt pour payer un sorcier qui annulerait le mauvais sort qu’un braconnier avait jeté sur lui. Elle avait d’abord refusé, mais en voyant la santé de l’homme se détériorer à vue d’oeil, elle avait fini par accepter. Sans en être tout à fait sûre, elle pensait lui avoir sauvé la vie.

Le 20 janvier 1972, Bob Campbell revint au camp après une absence de quarante-deux jours soigneusement comptés par Dian.

Bob arrive enfin vers 17 h 30. Ilest très heureux de me voir et le montre plus que jamais. Pendant que nous défaisons ses bagages dans sa cabane, il me parle de cette femme, J… Cela me met hors de moi et c’est comme si une partie de moi-même était morte. Il vient dîner. Après, de bruyantes revendications !

Leur histoire d’amour reprit, mais Dian n’avait plus confiance en Bob. Ses doutes se confirmèrent le jour où, à la poste de Ruhengeri, elle ouvrit une de ses lettres. Elle était écrite par un de leurs amis communs qui ignorait tout de leurs relations. Campbell avait laissé entendre, dans son entourage, qu’il quitterait bientôt Karisoke. Lorsque Dian l’en accusa, il ne s’en défendit pas.

Je n’ai jamais connu un tel chagrin, écrit-elle dans son journal.

Ils passèrent cette soirée-là dans la cabane de Dian, à la douce lumière de la lampe à huile. Bob finit par exploser : « Si je comprends bien, je dois faire mes bagages. C’est bien ce que tu veux, non ? »

Dian était trop malheureuse pour lui répondre. « Je pense que j’ai tout provoqué, dit-il d’un air sombre, je mérite tout ce qui m’arrive et je t’avais bien dit que tu me détesterais un jour. »

Mais l’idée de se séparer de Bob était trop douloureuse pour Dian et comme cela était déjà arrivé maintes fois par le passé, ils escamotèrent le problème en faisant l’amour.

Mais c’était une solution éphémère. Au cours des deux mois suivants, après avoir passé leur journée à pister, observer et photographier les gorilles, ils rentraient le soir pour se lancer dans des discussions interminables qui se terminaient soit par des disputes, soit en faisant l’amour, soit par tous les deux. Et le problème restait intact.

Vers la fin mars, avant que Bob ne reparte à Nairobi pour une période de deux semaines, Dian lui dit tendrement qu’elle l’aimait. « Alors fais-moi un peu plus confiance », la supplia-t-il, et ses yeux se remplirent de larmes.

Elle le regarda partir avec un mélange de chagrin et de colère. Et cette nuit-là lui parut si longue qu’elle la noya dans les somnifères.

Bob devait être rentré depuis trois jours. Son retard la plongea dans la panique et elle se mit à guetter le chemin par lequel il reviendrait.

Deux jours plus tard, quand il surgit dans la clairière, Dian était au comble du bonheur. Mais la déception s’était installée dans son coeur et elle commençait à croire que Bob ne quitterait jamais sa femme. Ils étaient toujours physiquement ensemble, mais dans le chagrin et la détresse.

La situation devenait invivable. Le 29 mai 1972, Bob Campbell quitta définitivement Karisoke. Ce furent des adieux déchirants.

Dian, je t’aime, mais je ne sais pas comment le dire. » Bob m’a dit cette phrase aujourd’hui pendant que je pleurais, pleurais et pleurais. Je lui ai dit que je désirais son bonheur, alors il a enfoui sa tête et a pleuré.

Deux jours plus tard :

J’ai commencé à boire de bonne heure jusqu’à l’après-midi. Pour une histoire de tentes, j’ai rendu la vie noire au pauvre petit Nemeye qui ne le méritait pas. J’ai fini par me jeter sur mon lit après lui avoir écrit quelques lettres terribles et télégrammes que je ne lui enverrai pas. Bon Dieu, j’espère que bientôt quelqu’un montera ici.

Personne ne vint et, au lieu de descendre pour se consoler avec ses amis, elle s’entêta à rester au camp. Pendant les deux mois qui suivirent, Dian était plongée dans le désespoir et passait souvent ses journées à boire. Elle avait confié la surveillance des gorilles à ses deux pisteurs principaux, Nemeye et Rwelekana. La seule chose qu’elle était capable de faire était le réaménagement de la cabane de Bob. Elle ne commença à émerger de sa dépression que vers la mi-juillet pour se replonger dans le travail. Et comme par le passé, le contact avec les gorilles se révéla la meilleure des thérapies.

Le 12 juillet : Je suis sortie le matin pour trouver le Groupe 4 dans la région d’Amok. Mais Oncle Bert semble de mauvaise humeur et tout en ne nous voyant pas, il pousse des cris d’avertissement. J’ai donc laissé Nemeye derrière moi et me suis approchée du groupe jusqu’au moment où ils se sont engagés dans un ravin, puis sur une pente très escarpée où je ne pouvais plus les suivre. Je les ai regardés manger et les ai laissés partir. Suis rapidement revenue au camp, puis repartie pour le Groupe 5 que Nemeye a trouvé sur la deuxième colline. J’ai eu un bref mais excellent contact avec eux. Revenue à la maison fatiguée. La nuit, près de ma fenêtre, un bongo et une antilope ont lancé deux appels. J’ai entendu l’Oncle Bert se battre la poitrine vers 10h30, cela venait du haut de la montagne. J’irai le revoirdemain.

Le 13 juillet : J’ai entrevu un hyrax vers 8h40. Ai eu un merveilleux contact avec le Groupe 4. J’ai fait une expérience en montrant un miroir aux animaux : c’était vraiment réussi, surtout avec Simba et les autres qui sont si curieux. J’étais impressionnée par la manière dont ils se sont réunis pour se regarder comme des dames. Oncle Bert et Digit, le jeune noir-noir, ont regardé et sont repartis comme si ces bêtises les ennuyaient.

J’ai enseigné la cuisine américaine à Kanyarugano [fils Murengerantwali ndlr] et, ce soir, il m’a préparé un toast au fromage couvert de gelée ! J’ai dû me tromper quelque part !