Après avoir décrit l’évolution du système scolaire rwandais, on souhaite revenir ici de manière plus réflexive, mais aussi moins systématique sur la réalité et sur la politique éducative de ce pays en tentant d’élargir quelque peu la problématique.

Après avoir présenté quelques outils conceptuels utiles à l’analyse et retracé à leur lumière l’histoire scolaire du Rwanda, on confrontera les données relatives à l’éducation à celles relevant de la société, de la culture, de l’économie, de la religion, de la politique et des aides apportées de l’extérieur.

La sociologie de l’éducation nous fournit un certain nombre d’outils conceptuels simples permettant d’analyser les données rassemblées sur l’école au Rwanda. Explicitons-en quelques-uns.

 Dichotomie interne, école-reflet, école-anticipation

On peut parler de dichotomie interne à un système d’enseignement quand celui-ci s’efforce de former une élite minoritaire, mais de haut niveau, en durcissant les mécanismes de sélection et d’élimination. L’écart entre une école utilitaire réservée à la grande masse et des institutions de haut rang pourvoyeuses de classes sociales considérées comme supérieures risque alors de se creuser de plus en plus. Partout on constate qu’une pesanteur sociologique considérable incline l’évolution dans le sens de cette dichotomie, même là où sont en place des régimes qui dans leur idéologie prétendent lutter en faveur de l’égalité des citoyens. Dans le meilleur des cas en cherche alors à corriger ce qu’une telle orientation peut avoir d’abusif et à conjurer les dangers qu’elle comporte par des mesures dites de “démocratisation” qui ont cependant beaucoup de chances de rester marginales par rapport à la logique de l’ensemble.

Quand par-delà le système scolaire on considère la jeunesse globalement, apparaît une dichotomie plus fondamentale encore entre scolarisés et non-scolarisés, à laquelle on était très sensible à la fin de l’époque coloniale, mais à laquelle on a fini par se résigner par la suite, certains économistes allant jusqu’à en préconiser le maintien, voire l’accentuation.

On peut appeler “école-reflet” celle qui est organisée à l’image de la société et est chargée d’en perpétuer les structures et les valeurs afin de lui permettre de survivre telle qu’elle est. Aux yeux des classes qui détiennent le pouvoir, les choses sont alors, socialement parlant, bonnes comme elles sont, et il s’agit pour elles de se donner les moyens nécessaires pour faire perdurer la situation existante, voire l’accentuer. A la dichotomie des niveaux d’enseignement il convient en ce cas d’en surajouter une autre relative aux “habitus” à acquérir, du fait qu’aux uns il faut apprendre à diriger et aux autres à être dirigés, aux uns à commander et aux autres à obéir, aux uns à gérer l’abondance et aux autres à s’accommoder de leur pauvreté. L’école-reflet a pour objectif de faire en sorte que chacun se voie lui-même, qu’il le veuille ou non, tel que la classe dirigeante le voit, et qu’ainsi soit légitimé aux yeux de tous l’ordre (ou le désordre) établi. Chacun à sa place : le fils du ministre au ministère et le fils de paysan aux champs. Les enseignants sont, de par leur situation, tenus de reproduire dans leur discours les valeurs des catégories dominantes puisque c’est d’elles qu’ils tirent leur petit pouvoir et leur légitimité, même si eux-mêmes se situent quelque part dans l’entre-deux.

On parlera de systèmes d’éducation culturellement extravertis ou extérocentrés quand ceux-ci tournent le dos aux valeurs nationales et prennent systématiquement modèle sur l’étranger.

Par contre, une politique volontariste et véritablement démocratique, en ce sens qu’elle s’oppose aux pesanteurs sociologiques et entend lutter pour une plus grande égalité, tendra, en matière d’enseignement, vers des systèmes unifiés, offrant les mêmes chances à tous et visant la “promotion collective” de la population prise dans son ensemble à travers l’instauration d’une école soucieuse de freiner les sélections, les éliminations, les différenciations et les dichotomisations néanmoins indispensables et inéluctables. Pour éviter que celles-ci n’aboutissent à des stratifications sociales trop accentuées qui mèneraient à la colonisation interne, on entend faire reposer le développement sur une mobilisation de toutes les énergies disponibles et une participation de tous au progrès.

A l’école-reflet” s’oppose alors l”école-anticipation“, destinée non à assurer la perpétuation d’une société existante, mais à préparer un ordre social nouveau et à participer à sa mise en place et à sa gestation. Cela exige bien entendu que l’on ait une vision claire des objectifs à atteindre, un projet de société explicite et largement approuvé, au nom desquels on peut s’opposer aux multiples pesanteurs qui inclinent le plus souvent de manière subreptice l’évolution en sens contraire. L’école unifiée, appelant de ses voeux une société égalitaire (dont on sait d’avance qu’elle est utopique et ne sera jamais parfaitement réalisée !) ne peut se concevoir que comme anticipatrice. Elle aura tendance à prendre au départ les hommes tels qu’ils sont, avec leurs potentialités et leurs manques, autrement dit à s’appuyer sur la culture nationale et donc à être “culturellement introvertie” au lieu de chercher systématiquement son inspiration au dehors.

L’expérience au plan mondial montre à quel point une telle position volontariste est difficile à tenir, et que les révolutions les plus radicales finissent en très peu de temps par s’embourber à leur tour dans les ornières qu’elles entendaient combattre. En effet, dès que se constitue une nouvelle classe dirigeante et quelle que soit l’idéologie dont elle se réclame, celle-ci aura tendance à orienter l’enseignement, sans même parfois en avoir clairement conscience, en un sens qui assure au mieux sa propre reproduction. Si pour empêcher l’émergence d’élitismes et de stratifications jugés pernicieux les dirigeants s’obstinent à nager à contre-courant, leur position peut devenir elle-même de plus en plus précaire, car leurs troupes les plus proches ne voudront plus les suivre. A la limite, les idéaux égalitaires ne sont plus que logorrhée. On pourrait prendre de multiples exemples en Afrique, en URSS, en Chine dite populaire, etc. Chaque fois qu’il y a eu révolution sociale véritable, et non seulement putsch ou coup d’Etat sans conséquences structurelles, ne s’est-on pas proposé de démocratiser l’enseignement en tendant vers l’unification des systèmes ? Mais tous ces systèmes unifiés et anticipateurs ont été portés à redevenir dichotomiques et étroitement sélectifs au bout de quelques années, voire à donner naissance à des nomenklaturas inamovibles, véritables castes parasitaires.

Il n’y a à cela rien d’étonnant. Un système éducatif a pour fonction de socialiser la jeunesse, et ce ne peut être que dans une société existante. Les mécanismes de socialisation et d’enculturation auront donc inévitablement pour premier effet de reproduire la société telle qu’elle est. On pourrait alors renverser la question et se demander comment malgré tout l’instruction peut parfois modifier les relations établies.

 Elites et élitisme

Les notions d’élite et d’élitisme si souvent utilisées méritent quelque clarification. Pendant longtemps ces termes étaient exempts de cette connotation péjorative qui les affecte aujourd’hui. L’histoire de l’enseignement secondaire français, par exemple, montre que jusqu’à une date relativement récente, même aux yeux des démocrates les plus convaincus, le lycée avait pour fonction explicite de rendre des jeunes gens dignes d’appartenir à une catégorie sociale supérieure qui pense mieux que les autres. Ce qu’on y acquérait creusait la distance entre l’homme qu’il formait et l’homme du commun, faisant des uns des citoyens “distingués” par opposition à des citoyens “ordinaires”, voire “vulgaires”.

Ces acquisitions homogénéisaient et nivelaient la classe supérieure, la hissaient à un niveau identique et lui faisaient parler un même langage, adopter les mêmes manières. Elle accédait à la “culture générale”, non utilitaire, voire gratuite, qu’on opposait aux connaissances spécialisées, confinées dans un seul ordre de préoccupations et de savoir-faire, acquises par les enfants des classes populaires. Le lycée n’avait pas à se soucier de l’avenir professionnel de ses élèves parce que dans la classe sociale d’où ils venaient le problème ne se posait pas. Le temps consacré aux études générales devenait signe d’aisance et de supériorité, de ce dégagement de la nécessité qui caractérise l'”élite”, la leisure classselon l’expression de Veblen. L’enseignement professionnel et technique, par contre, était explicitement perçu dans cette perspective comme une variété inférieure de formation. Le but de l’éducation secondaire était d’offrir aux enfants de la bourgeoisie une socialisation spécifique et de les différencier ainsi des autres. C’est de cette tradition-là que l’Afrique a hérité.

Le célèbre rapport Apprendre à être (E. Faure, 1972) de la Commission Internationale de l’UNESCO pour le Développement de l’Education a fait remarquer qu’en usant du terme d’élitisme on ne visait que rarement un système où les enseignements de qualité seraient réservés à des couches déterminées, excluant les personnes d’autres appartenances (bien que cela puisse arriver, comme le Rwanda en a fait la douloureuse expérience au cours de son passé colonial). Il désigne beaucoup plus souvent une manière d’écrémer la société en cooptant “les meilleurs” au sens où l’entend l’élite déjà constituée, selon des critères qu’elle-même définit et rend toujours plus exigeants. Cela lui permet d’intégrer à sa propre progéniture des éléments issus des groupes moins favorisés. Ce mécanisme a une triple fonction : celle de constituer une soupape de sûreté sociale, de donner bonne conscience au groupe dominant, les apparences étant sauves, et d’assurer l’apport de forces fraîches.

Le même rapport estime qu’un élitisme conséquent, fondé par exemple sur des procédures d’examens et de concours, est évidemment moins néfaste qu’un système de sélection opérant à partir de critères sociaux, ethniques, raciaux, religieux ou idéologiques. Il n’en reste pas moins que :

“entre un système élitiste même extensif et un système réellement démocratique, il y a un seuil difficile à franchir. La recherche et la mise en oeuvre de modèles fondamentalement non discriminatoires constitue de nos jours l’une des entreprises les plus importantes qui soient. Elle se heurte de toutes parts à des obstacles d’ordre politique et financier, à des résistances psychologiques et surtout à la rigidité des stratifications sociales. En fait, ce n’est que dans des sociétés en passe de réaliser leur intégration par un décloisonnement général de l’édifice social, que la fonction sélective et distributive de l’éducation peut cesser d’avoir le caractère négatif d’un filtrage pour revêtir le caractère positif d’une promotion” .

 Démocratie et démocratisation

Quant à la notion de démocratie à laquelle la plupart des idéologies officielles se réfèrent, il arrive qu’elle soit utilisée avec une ambiguïté telle qu’on ne sait plus très bien de quoi on parle. Parfois aussi les règles du jeu qui lui sont propres sont censées ne s’appliquer qu’à une fraction privilégiée de la population (ce qui fut vrai déjà aux origines grecques de ce régime). La grande masse est alors tenue en marge, même si aux yeux de l’extérieur on fait semblant de l’y associer par des procédures de vote “bidon” avec des résultats à 99 % dont personne n’est dupe. Comme par la force des choses la vie publique et administrative des jeunes nations ne repose le plus souvent que sur une minorité instruite, celle-ci est tentée, pour affermir les prérogatives dont elle bénéficie, de perpétuer l’inégalité sociale en l’institutionnalisant, ouvertement ou de manière déguisée. Or une manipulation même légère du système scolaire peut être très efficace pour marginaliser encore un peu plus une portion déjà défavorisée de la population, alors que dans les apparences les principes formels de la démocratie demeurent saufs.

La liberté sous toutes ses formes (de conscience, de presse, d’expression, de réunion, de déplacement, d’information, de vote, etc.) constitue le postulat, le présupposé, le fondement originaire de la démocratie : sans elle, le mot n’a pas de sens. Quant à l’égalité, elle en est le concept proprement politique : comme objet de conquête, c’est elle qui anime la vie interne de ce type de régime, exacerbe la rivalité des opinions, suscite la lutte entre les différents camps et conduit aux compromis nécessaires. Comme on sait qu’il est vain de penser qu’on puisse extirper les inégalités “naturelles”, on proclame l’égalité en droit, de droit et devant le droit. Concrètement, on ne peut parler de manière valable de démocratie que là où l’on tend à protéger efficacement le citoyen contre l’arbitraire, à le faire participer aux décisions qui engagent le devenir social, à réduire les effets des conditions d’origine dans l’accession aux responsabilités et à conquérir sans cesse une plus grande égalité. Si au départ la démocratie s’instaure formellement, elle ne peut s’édifier réellement que petit à petit. Elle suppose des hommes capables d’accéder à l’information et de se faire par eux-mêmes, en exerçant leur sens critique, une opinion des problèmes économiques, sociaux, institutionnels et politiques qui se posent tant au plan local que national et international. L’école devrait évidemment être le lieu privilégié d’un tel apprentissage, et pas seulement au plan théorique. Quand on parle de “démocratisation”, il ne peut s’agir que de la lutte à l’intérieur d’un tel régime pour promouvoir la plus grande égalité possible. Ainsi entendue, la démocratie ne dépend pas de l’organisation constitutionnelle des pouvoirs : elle s’accommode aussi bien de la monarchie que de la république…

La notion d’ « égalité des chances” que l’on met généralement en avant en matière de scolarisation peut être appréhendée à différents niveaux :

– Elle peut signifier d’abord que tous les individus sont à même de commencer leur scolarité officielle sans discrimination aucune, tout en sachant que du fait de leurs origines ils ont déjà été soumis à des traitements très variés qui influenceront le déroulement de leurs études.

– Elle peut signifier ensuite que tous les individus sont traités sans distinction, c’est-à-dire qu’on leur offre des écoles d’efficacité équivalente dont l’influence permet d’aplanir ces différences apparues au point de départ

– Elle peut signifier enfin qu’on donne pour finalité à la politique d’enseignement une égalisation plus poussée de la participation aux études, de la réussite scolaire, et par voie de conséquence des statuts socio-économiques.

Il faut donc distinguer l’égalité des élèves et celle des écoles, l’égalité au départ et celle des effets à l’arrivée, l’école qui expose tous également à un programme donné et celle qui permet à tous d’affronter la vie sur un pied d’égalité, ce qui peut exiger un traitement pédagogique différencié. “Paradoxalement, écrivait Torsten Ibsen, on pourrait dire qu’il faut donner à tous des chances égales à un traitement inégal en ce qui concerne les différences sociales” .

 Education et développement

On ne sait que trop combien la notion de développement peut être ambiguë, et c’est avec réticence que je l’utilise. Mais le Rwanda est un cas un peu à part : on sait que si ce pays déjà surexploité par une agriculture méticuleuse jusque dans le moindre de ses recoins n’arrive pas à augmenter sa production vivrière au même rythme dément que sa croissance démographique, il va droit à la catastrophe. Comment appeler cette marche en avant inéluctable, cette progression quantitative avec ses très complexes implications sociales, culturelles et mentales qui est pour ce pays une question de vie ou de mort ? Comme c’est bien d’un certain développement qu’il s’agit, gardons le terme, en en surveillant l’usage d’un oeil critique.

La démocratie peut aller sans développement (et c’est l’égalité dans la pauvreté), comme le développement peut aller sans démocratie (et c’est l’acceptation résignée d’une répartition inégale des moyens de production et des fruits de la productivité). Mais les deux semblent appelés par leur nature même à aller de pair. Le développement économique et culturel peut devenir un des plus puissants facteurs de libération. Il est donc normal que la vie politique des pays pauvres s’organise autour de ces deux axes. N’a-t-on pas pu affirmer qu’au XXe siècle le mot développement rejoignait par sa fonction et son contenu idéologico-mythique ce que le XVIIIe siècle entendait par liberté?

Si, comme l’a souligné le rapport Hanf, il est illusoire de penser qu’il suffit d’éduquer pour développer, car trop d’autres variables entrent en jeu, il n’en reste pas moins vrai qu’il faut aussi éduquer pour développer. L’éducation apparaît autant comme une conséquence du développement, un produit social, voire un objet de consommation, que comme un instrument de transformation, un investissement et donc une cause de développement. Dans la pratique, elle est les deux à la fois selon des pondérations variables, et il y a normalement une corrélation positive entre niveaux de formation et niveaux de croissance. Le problème majeur de tout pays qui cherche à engager un processus dynamique de développement est évidemment de trouver une stratégie adéquate pour rendre, grâce à l’école, la société plus apte à accroître son niveau d’information, sa réceptivité au changement, son rythme de création et d’adaptation. Que le type d’enseignement hérité de l’époque coloniale soit peu rentable, peu efficace, socialement déstructurant et inutilement coûteux ne signifie pas que toute forme de scolarisation et d’instruction doive être suspectée et limitée comme le soutiennent les tenants d’une “déscolarisation” extrême.

 Ruralisation

C’est en général en termes de “ruralisation” que l’on fait référence aux tentatives d’adaptation des systèmes d’enseignement. Si l’on entend par là que l’éducation des jeunes ruraux doit être menée à partir des ressources pédagogiques immensément riches que fournit le milieu rural, il s’agit d’une évidence. Mais le risque est grand d’instaurer sous le couvert d’un slogan de ce type et à partir d’une bureaucratie typiquement urbaine un enseignement spécifique, mais de seconde zone, à l’intention “des enfants des autres“, en l’occurrence des populations paysannes, apte peut-être à stimuler leur production, mais aussi à les maintenir dans une position inférieure sur le plan social et politique.

Comme la langue d’Esope, la ruralisation peut être à la fois la meilleure et la pire des choses : la meilleure quand, par des structures et des programmes pensés en fonction des besoins, des aspirations et des mentalités des milieux ruraux on crée un instrument efficace de développement grâce auquel on peut faire passer un souffle nouveau sur les campagnes ; le pire quand la ruralisation devient le prétexte entre les mains des nouvelles classes dirigeantes pour freiner la montée d’une paysannerie consciente et progressiste, pour organiser une ségrégation pédagogique et enfermer la masse des jeunes ruraux dans un “ghetto de l’échec“. Une situation à l’envers se présente aussi quand l’instruction est distribuée en milieu paysan au même niveau qu’ailleurs alors que l’agriculture stagne dans un archaïsme apparemment irrémédiable : on ne peut alors reprocher aux anciens écoliers de voir dans l’exode rural le seul moyen de valoriser leurs acquis.

Même quand elle appartient par son implantation et sa clientèle au milieu rural, l’école a souvent tendance à se référer, par les modèles et les valeurs dont elle s’inspire et qu’elle promeut au travers de son action socialisante, à d’autres milieux jugés supérieurs. Quand le maître dit à l’enfant : “Si tu ne fais pas plus d’efforts, tu vas planter du sorgho toute ta vie comme ton père”, ou quand il envoie en guise de punition les élèves travailler au jardin scolaire, le mécanisme est évident.

Cet écart entre milieu d’appartenance et milieu de référence, présent en toute société stratifiée et mobile, représente une des données de base de la psychosociologie de l’école en Afrique. Les efforts de ruralisation se proposent précisément d’intervenir à ce niveau afin de favoriser une adéquation entre le discours que tient le maître et la situation de ses élèves. Personne ne contestera l’utilité d’une reformulation en ce sens des programmes. Mais ce qui compte le plus, ce n’est pas ce que dit l’école, pas même ce qui s’y fait, mais la manière dont elle est perçue. Si elle est considérée en milieu rural par tout le monde, les parents, les maîtres, les enfants comme le lieu où va se décider si oui ou non “on sera riche”, avec tout ce que cela implique, le contenu du message qu’elle prétend transmettre risque d’être inaudible pour de bon.

 Une analyse en termes de systèmes et de fonctions

L’éducation représente au sein de la société une “fonction”, et il importe donc de lui appliquer une analyse de type fonctionnel. Cela revient à lui trouver une certaine logique, une cohérence, en admettant néanmoins qu’elle aussi puisse être porteuse de contradictions et que tout n’y soit pas également cohérent. Cela revient aussi à examiner quelles correspondances elle entretient avec d’autres secteurs et niveaux d’analyse : l’économie, la technologie, les institutions politiques et religieuses, les comportements courants, les idéologies, etc. Un même élément peut se révéler fonctionnel à un niveau et dysfonctionnel à un autre. Il existe aussi des fonctions qui ne sont pas remplies ou qui le sont mal, et l’analyse permet d’y porter remède.

Dans l’étude d’institutions précises il faut enfin garder présente à l’esprit la distinction capitale opérée par R. Merton entre fonctions apparentes, manifestes, conscientes, dont la formulation se situe plutôt du côté de l’idéologie, et fonctions latentes, peu conscientes, mais en fait plus incisives, qui traduisent l’inclinaison, la pente même du système en place. D’une université, par exemple, il peut arriver que tout le monde proclame haut et fort qu’elle forme des hommes pour la démocratie et le développement, alors qu’à y regarder de plus près une telle affirmation ne correspond peut-être que mal à la réalité et que bien d’autres finalités entrent en jeu dont on ne parle pas, soit parce qu’on ne les perçoit pas clairement, soit parce qu’on a intérêt à les dissimuler.

De même qu’une culture est formée d’un ensemble de sous-systèmes symboliques (la parenté, la religion, le droit, la morale, la cuisine, les mythes, la politique, l’éducation, les règles économiques, etc.), de même une société est composée de sous-systèmes structurels (l’environnement naturel, le système de production, de transports, de communications, d’instruction, la justice, l’armée, la fonction publique, les finances, etc.). Chaque sous-système jouit par rapport à l’ensemble d’une autonomie plus ou moins étendue ; il reste cependant organiquement lié au système global et à chacun des autres sous-systèmes qui composent ce dernier par des rapports à la fois fonctionnels et d’homologie. Ainsi l’éducation forme-t-elle un tout doté d’une certaine cohérence, tout en étant néanmoins liée plus ou moins étroitement à la parenté, à la religion, à la politique, à l’économie, etc. Et le système scolaire, malgré son organisation et sa logique internes, est en rapport avec la fonction publique, les finances, le système de production, etc. Il en reçoit des jeunes à former, du personnel, des fonds, des impulsions d’ordre idéologique et des directives pratiques ; il leur fournit les hommes plus ou moins bien formés dont ils ont besoin.

Il y a là un outil d’analyse incontournable : il faut toujours penser un système d’éducation sous sa double face, d’une part en lui-même, comme un univers mi-clos ayant sa cohésion et régi par des normes qui lui sont propres, et d’autre part dans ses liens avec les multiples ensembles structurels qui l’entourent, dans la manière dont il s’intègre dans le tout et y occupe sa place.

Cela permet de comprendre qu’un système d’éducation puisse donner l’impression de fonctionner à merveille quand on le considère en lui-même, alors qu’il se révèle gravement inadapté aux besoins du pays. Le romancier nigérian NkemNwankwo a décrit dans My Mercedes is bigger than yours (1975) comment est né l’illustre collège universitaire d’Ibadan dans les années 50, “symbole le plus coûteux du statut social, brillant spectacle de tuiles et de verre parmi les taudis de boue craquelée de la cité indigène”, où une élite en toges et en perruques se complaisait en des rites singeant les traditionsmédiévales des plus élitistes parmi les universités anglaises. On y pratiquait “un code d’individualisme total et éhonté. « La seule obligation de l’individu était de réaliser son propre accomplissement. Le reste du monde pouvait bien, et devait, se débrouiller tout seul.”Ce type d’université a suscité l’admiration de nombre d’observateurs, alors qu’il s’est révélé profondément néfaste pour l’avenir des pays d’Afrique qui en ont hérité.

De l’acculturation

Dans la phase de la colonisation où l’on pouvait encore distinguer nettement les deux civilisations en présence, chacune avec sa logique propre, il était d’observation courante que les personnalités les plus solides étaient celles qui avaient une connaissance approfondie et une vision réaliste de la vie coutumière pour s’être familiarisées avec elle dans un contexte favorable, pour en avoir été imprégnées et façonnées sainement. Un certain réalisme leur venait de l’acceptation de leur condition de départ, sans révolte outrée et sans nostalgie inhibante, dans une juste fierté de leurs origines. La base était alors assurée, ferme et solide, et là-dessus pouvaient se greffer d’autres orientations culturelles sans remettre l’édifice psychologique en question. Ce qui sur le plan littéraire ou philosophique a fait la consistance d’hommes comme Camara Laye en Guinée, Paul Hazoumé au Bénin, Amadou Hampaté Bâ au Mali, Jomo Kényatta au Kénya ou Alexis Kagame au Rwanda, c’est leur enracinement premier. Le roman autobiographique intitulé L’enfant noir n’est rien d’autre que l’évocation douloureuse de l’arrachement à un milieu natal infiniment prégnant, d’un déracinement qui pourra devenir enrichissement, car des bases auront été jetées sur lesquelles il sera possible deconstruire un édifice stable.

Par contre, une jeunesse sans fortes attaches, élevée en ville ou dans des internats, se montrera plus fragile et apparaîtra sur le plan culturel et psychologique comme située entre deux mondes, n’arrivant à s’intégrer en profondeur ni à l’un ni à l’autre, nageant dans une née-culture incapable de lui fournir un cadre de référence solide.

Rencontre des cultures et colonisation n’ont pas seulement remodelé les institutions sociopolitiques, mais aussi beaucoup plus profondément les institutions que Kardiner a appelées primaires et qui touchent à l’éducation même des enfants. Quant aux changements qui affectent la personnalité de base et le caractère ethnique, ils ne s’opèrent que très lentement. Entre le moment des modifications en surface et celui des transformations en profondeur, il y a un intervalle d’au moins une génération, souvent beaucoup plus. D’une acculturation purement matérielle, qui altère les apparences, mais n’atteint pas l’intérieur des mentalités, car les réalités nouvelles continuent à être perçues au travers des structures mentales, des valeurs, des normes et des idéaux d’autrefois, on passe peu à peu à une acculturation formelle qui affecte les manières mêmes de penser et de sentir, de sorte que la tradition ancienne finit à son tour par être appréhendée selon des catégories nouvelles.

Le principal mécanisme en jeu est alors celui de “réinterprétation” quand s’opère une dissociation entre un élément culturel et la signification qui est normalement la sienne dans son contexte d’origine. Ce processus peut aller en deux sens différents : des significations anciennes peuvent être attribuées à des éléments nouveaux, ou des significations nouvelles peuvent être attribuées à des éléments anciens. Dans le premier cas, les choses changent extérieurement, mais les échelles de valeurs ne sont pas bouleversées et le sentiment de sécurité que procurent des habitudes bien établies n’est pas sérieusement compromis. Dans le second cas, les mentalités sont réellement atteintes de l’intérieur.

 Les deux faces de la culture

La notion si commune de culture peut elle aussi être prise dans un double sens.

Elle peut d’abord désigner une réalité objective, à savoir l’univers symbolique dans lequel nous baignons et grandissons dans la mesure où nous devenons membres d’une société, ce qui se traduit en des manières spécifiques, et forcément apprises, de vivre, de sentir, de penser et deparler. En ce sens “horizontal” il n’existe pas de peuple sans culture et pas d’individu humain qui ne soit “enculturé” ou “inculture”.

Le même mot peut ensuite désigner une valeur. En effet, tout le monde n’est pas enculturé selon les mêmes mécanismes ni avec la même intensité. Plus une société est complexe, diversifiée et stratifiée, plus les sous-groupes se multiplient avec leurs ressources, leurs savoirs, leurs jugements, leurs goûts, leurs qualités et leurs manières d’être propres, plus aussi des hiérarchisations s’instaurent, des élites naissent, des privilèges se cristallisent, avec tous les processus de sélection et de promotion que cela suppose, en particulier au sein des institutions scolaires à mesure que celles-ci se mettent en place. Un axe “vertical” de la culture apparaît ainsi sous forme d’échelle des valeurs, ce qui est en haut servant de modèle et de critère d’appréciation à ce qui est en bas, et drainant attentes, aspirations et désirs. La culture devient alors un attribut du sous-groupe prestigieux des gens “cultivés”, et donc, en fait, la valorisation d’une sous-culture.

On constate qu’assez généralement les responsables en matière de politique éducative ont beaucoup de réticences à tenir compte des cultures au sens premier et anthropologique du terme, pour concentrer toute leur attention sur la seconde face du concept, celle qui est fortement teintée d’idéologie et qui implique élitisme, hiérarchie sociale, recherche du prestige et de la réussite, mécanismes de tri, etc. Dans la mesure où l’on a fixé pour objectif à l’éducation scolaire d’amener les jeunes à atteindre les valeurs et les normes supposées les plus élevées dans les pays occidentaux, celles décrites par les ethnologues dans les sociétés “primitives” ou “archaïques”, aujourd’hui on dirait “sous-développées”, ne présentaient plus aucun intérêt et ne méritaient donc qu’indifférence et rejet, à moins qu’on ne s’en serve pour maintenir une fraction de la population dans une infériorité qu’on prétendra “native”.

En contexte colonial, les plus “libéraux” visaient donc à éradiquer dans l’éducation dispensée aux jeunes Africains tout ce qui pouvait relever d’une culture indigène jugée inhibante et retardataire, et ce jusqu’à la langue, estimant que la meilleure chose qu’on pouvait faire en faveur des pays colonisés était de les engager sur la voie de l’assimilation la plus totale possible de la culture occidentale. Les vrais “coloniaux”, quant à eux, jugeaient que cette assimilation devait être strictement mesurée à ce qui était utile au projet de colonisation, sous peine de favoriser l’émergence d’un groupe d’assimilés” ou creva-lues” susceptible de mettre en cause et donc en danger la domination dont ils étaient l’objet. En invoquant le respect dû aux cultures locales, il arrivait alors qu’on mette tout en oeuvre pour y enfermer les jeunes comme dans un ghetto ou une prison. Ce fut le cas au Congo belge ou en Afrique du Sud.

L’idéologie élitiste repose en certains cas sur un racisme ou un ethnisme explicites. Elle comporte presque toujours une vaste part d’ethnocentrisme. Elle trouve facilement une justification philosophique dans les vues évolutionnistes qui, à partir du XVIIIe siècle, ont imprégné la pensée occidentale plus profondément et surtout plus durablement que d’habitude on veut bien l’admettre. Quand les mots “civilisation” ou “culture” sont employés au singulier, on laisse souvent entendre que c’est de l’état des connaissances et des moeurs en Occident que l’on parle, car on suppose qu’elles représentent le sommet d’une évolution millénaire face à laquelle le reste n’est que survivance dépassée ne méritant pas de telles appellations.

Mais il est encore un autre courant de pensée dont il faut tenir compte ici. Aux yeux du rationalisme issu du siècle des Lumières et de la Révolution française, ce qui compte en tout individu, quelle que soit son origine ou son appartenance, c’est l'”Homme universel” qu’il porte au fond de lui. C’est, dira-t-on, uniquement dans la Raison que les hommes peuvent se rejoindre, car elle est la même en tous. L’éducation scolaire doit donc viser cet élément rationnel uniforme, et tout ce qui relève des différences culturelles se révèle alors sans intérêt, voire néfaste. On en arrivait ainsi à la recherche d’une sorte de connaissance “pure” et à des apprentissages intellectualistes et déréalisés dispensés à des individus totalement coupés de leur environnement social et vital.