Quand on considère l’évolution du système scolaire rwandais dans ses relations avec la société, on est d’emblée frappé par une contradiction: la discontinuité sociale et politique qui marque l’histoire nationale va de pair avec une continuité remarquable au plan pédagogique, puisque l’école s’est développée par une croissance dont on peut relever tout au long le caractère progressif et organique. Autrement dit, le changement de colonisateur, l’atteinte décisive portée à la monarchie par le remplacement autoritaire du roi en 1931, la révolution sociale de 1959, l’accession à l’indépendance, le coup d’Etat de 1973 n’ont pas eu d’incidences marquantes sur la manière dont l’enseignement a été dispensé. Les bouleversements sont venus essentiellement des fluctuations de la population scolaire. L’école républicaine, manifestement, n’est pas parvenue à combler les aspirations vers plus de savoir et plus d’égalité qui ont soulevé autrefois la population. Et on ne peut se défaire d’une impression d’irrationalité quand on voit que le système très conventionnel importé jadis de l’extérieur s’est maintenu, quasi immuable, alors que,de toute évidence il aurait fallu innover avec plus de hardiesse pour répondre à des besoins spécifiques.

Depuis le moment – vers 1965 – où il s’est avéré impossible de généraliser l’instruction pour des raisons de coût, on n’a cessé en haut lieu de clamer l’inadaptation de l’école héritée de la colonisation ; et pourtant, en refusant de s’attaquer en profondeur à ses structures, on a opté en fin de compte pour l’immobilisme. On n’a cessé de parler de réformes, mais tout porte à croire que l’inclinaison réelle du système global, à la fois éducatif et social, agissait de telle sorte que les projets se perdent dans les sables, ou soient édulcorés au point de devenir insignifiants, ou soient au contraire à ce point démesurément irréalistes qu’ils ne pouvaient que conduire à l’échec.

On touche ainsi du doigt cette vérité que la pédagogie est en réalité régie par une foule de facteurs extra-pédagogiques. Deux tendances ici se rencontraient et se conjuguaient pour aboutir à un même effet : d’un côté un système d’éducation qui, comme tel, avait acquis une certaine autonomie, mais aussi une pesanteur, une viscosité qui le poussaient à se perpétuer tel qu’il était, même si on s’accordait à dire que son inspiration étrangère le rendait inadéquat ; de l’autre côté des forces sociales proprement rwandaises qui avaient intérêt à son maintien et redoutaient le changement. C’est donc en se demandant d’où venaient les résistances et à qui profitait l’immobilisme que l’on pouvait espérer voir clair non seulement dans la problématique scolaire, mais aussi dans la vie socio-politique intime du pays, les deux étant inextricablement liées. Les choix pédagogiques ne sont jamais que des aspects particuliers de choix de société beaucoup plus larges et fondamentaux. Ces derniers peuvent ne pas être explicites, voire se trouver en contradiction avec les idéologies officiellement proclamées. Le dire est une chose, le faire en est une autre, et c’est à ce second niveau seulement, celui des fonctions latentes, plus difficile à analyser, qu’un système révèle sa véritable logique.

La période allemande

A la différence de ce qui a pu se passer dans la plupart des autres populations africaines, l’école est tombée au Rwanda dans une société d’emblée stratifiée quasiment à l’extrême et jusqu’au conflit. Car il ne faut pas oublier que le trait le plus spécifique de l’histoire et de la sociologie du pays, et ce jusqu’à aujourd’hui (peut-être même, hélas, plus que jamais aujourd’hui !), c’est la dialectique interne qui n’a cessé de travailler le Rwanda du fait de l’opposition entre les groupes inégaux qui le composent. Une institution traditionnelle telle que l’ubuhake, même si on ne la trouvait pas partout, constituait le fondement d’un régime sociopolitique qui, par une contrainte de tous les instants, assurait la domination des uns et maintenait les autres dans une servitude non seulement économique, mais aussi mentale. Décrire le système traditionnel simplement à la manière d’une mécanique bien huilée comme certains le font aujourd’hui laisserait dans l’ombre la sourde lutte, dans les régions du Nord encore plus qu’ailleurs, que n’a cessé d’entretenir l’antagonisme entre Hutu et Tutsi. Sous les dehors d’une obséquiosité forcée, la peur et le ressentiment ont prévalu dans les sentiments des paysans envers leurs dirigeants, comme la plupart des témoignages du début du siècle le confirment.

Cette même société s’est trouvée à plus d’une reprise en équilibre instable. La preuve en est fournie, par exemple, par les troubles politiques et sociaux qui ont marqué l’accès au trône de Yuhi Musinga avant même l’occupation allemande. Malgré la débauche de mécanismes d’équilibration, les uns plus ingénieux que les autres, que le pouvoir a inventés, à cause d’eux même, on ne peut se défaire d’une certaine impression de fragilité. Dans leur « pédagogie », les poètes dynastiques, véhicules privilégiés de l’idéologie officielle, vantaient non seulement les grandeurs du clan régnant, mais se croyaient aussi obligés de le défendre contre les oppositions et de dénoncer insoumissions et révoltes, ce qui laisse entendre que celles-ci existaient bel et bien.

En 1900, les Hutu ont d’emblée cherché qui pourrait les libérer, comme le décrivent les tout premiers écrits des missionnaires après leur arrivée. En acceptant d’établir avec les gens de basse classe des relations de patron à patronné, en faisant des paroisses autant de cours quasi seigneuriales où affluaient les gens dans un espoir de protection et de sécurité au lieu d’aller rendre hommage à quelque grand du royaume, les Pères Blancs se posaient, ipso facto, en concurrents de la noblesse. Or celle-ci avait ses propres manières de procéder à une éducation formelle, en particulier à la cour royale, où les jeunes pages étaient instruits très systématiquement dans les arts de la guerre, de la danse et de la parole.

La colonisation et la christianisation ont encore renforcé le vieil antagonisme. Allemands et plus tard Belges firent longtemps figure de colonisateurs des colonisateurs, ayant des contacts avec le peuple principalement par l’intermédiaire des dirigeants traditionnels, dont ils émoussaient peut-être l’autorité, mais augmentaient la pesanteur. Pour la masse du peuple, le poids de l’impérialisme européen était ressenti comme dérisoire en comparaison de celui de l’emprise qu’on a qualifiée à tort ou à raison de « féodale ».

Les conseillers du roi ont senti d’emblée que l’école pouvait présenter un double visage : ils ont accepté l’un et récusé l’autre. Ils ont bien voulu que quelques jeunes nobles s’initient à un savoir qui pouvait leur être utile par la suite pour conforter leur pouvoir, mais ils ont refusé la religion chrétienne qui en s’implantant allait forcément créer l’amorce d’une société nouvelle et mettre en cause l’ancienne. L’école de Nyanza allait être le type même de l’école-reflet, et celle de Savé, dans sa totale nouveauté, celui de l’école-anticipation. Mais cette visée anticipatrice se trouvait comme enveloppée dans un processus de dichotomisation à base socio-ethnique qui s’est mis en place dès le premier moment et qui lui-même n’était qu’un reflet de la situation sociale globale.

Comme la haute classe boudait l’école à composante religieuse, celle-ci s’est adressée au petit peuple et lui a fourni de modestes outils de pouvoir liés au savoir. Mais les dirigeants coutumiers ont repéré très vite qu’il pouvait y avoir là en germe une évolution dangereuse pour l’ordre en place, et qu’il fallait y porter remède. Ainsi s’est amorcé très lentement l’intérêt des jeunes Tutsi pour l’enseignement religieux et tout ce qui se tramait dans l’entourage des missions, un mouvement qui allait culminer dans le rush vers le baptême des années 20 et surtout 30, avec l’implantation de la Belgique catholique à la place d’une Allemagne à dominante protestante.

Sauf en ce qui concerne la remarquable prise en compte de la langue locale, dont l’assimilation rapide est tout à l’honneur des missionnaires, elle qui symboliquement représentait infiniment plus qu’un simple véhicule de la pensée, les deux formes d’école qu’ils ont implantées ont été largement extéro-centrées. L’essentiel venait du dehors : l’alphabet, le swahili, le dogme, la morale et la ritualité chrétiens, même les nouvelles techniques agricoles et artisanales. L’important pour les missionnaires, c’était, malgré quelques divergences de vue, le projet de société que le cardinal Lavigerie leur avait instillé : instaurer un royaume chrétien au coeur de l’Afrique, fût-ce en s’aidant de la force armée, et pour cela entrer par tous les moyens dans les bonnes grâces de la classe dirigeante. Concrètement cela signifiait qu’il ne fallait surtout pas porter atteinte à la hiérarchie socio-politique du pays, mais au contraire la consolider.

Le mode de vie des catéchisés et des scolarisés ne se modifia que très lentement. Mais avec le christianisme une possibilité de « choix » s’est introduite dans l’univers mental des Rwandais : on pouvait désormais opter pour le catholicisme, ou le protestantisme, ou rester attaché aux pratiques anciennes (qui elles-mêmes contenaient déjà des éléments d’hétérogénéité introduits entre autres par le culte des Imandwa) ; et l’islam aussi se rapprochait. L’unité culturelle de la nation en son élément le plus sacralisé était ainsi atteint et soumise à effritement.

Mais que pouvait bien signifier la conversion ? Dans le discours manifeste des missionnaires il s’agissait évidemment d’entrer dans la sphère divine en adhérant au Christ-Fils de Dieu ; mais, dans leurs préoccupations latentes, on peut les suspecter d’avoir été avant tout sensibles à l’établissement d’un pouvoir ecclésiastique aussi fort, aussi ramifié et envahissant que possible. Du côté des néophytes on assistait inévitablement à des mécanismes de réinterprétation : la présence de ces hommes surpuissants qu’étaient les Pères Blancs était comprise en des termes empruntés à l’univers coutumier : on allait se constituer « clients » des Pères comme on l’aurait fait d’un notable local ; du même coup, on s’assurait les faveurs de l’administration et de meilleures chances de promotion sociale. Mais la grâce a ses cheminements à elle qui peuvent faire éclater les conditionnements humains : la foi chrétienne a parfois réussi à pousser ses racines à des profondeurs qu’une simple analyse socio-politique ne peut soupçonner.

Fortes de leur puissance, les missions en arrivaient par la force des choses à conférer un certain pouvoir à ceux qui venaient graviter dans leur orbite. Une nouvelle « élite », puis une nouvelle hiérarchie se mettaient en place à leur ombre, constituées de catéchistes, d’enseignants, de présidents de communautés chrétiennes, de secrétaires, bientôt de prêtres du pays, parallèlement à la hiérarchie traditionnelle, et pouvant même entrer à l’occasion et sans grands dommages en conflit avec celle-ci.

La période belge du « mandat »

Tout portait les Pères Blancs, éminences grises du système, fortement appuyés par l’administration coloniale, vers l’aristocratie, moins sans doute par sympathie que par stratégie. Quand la chefferie elle-même, puis la royauté bascula majoritairement dans le catholicisme, l’Eglise disposa d’un pouvoir quasi illimité, tout le monde ayant besoin d’elle : les autorités belges pour son oeuvre de « civilisation » et de police idéo-logico-spirituelle, le roi pour être défendu contre d’éventuelles velléités d’abrogation de la part du gouvernement et resacralisé comme lieutenant de Dieu aux yeux du peuple. Comme au Congo, on pouvait parler au Rwanda d’une « sainte » trinité coloniale, mais la composition n’en était pas la même, le système monarchique tenant la place des trusts capitalistes à côté de l’Eglise et de l’administration. L’oeuvre scolaire se trouvait prise dans ce triangle des pouvoirs. De ce que la puissance puisse un jour se muer en faiblesse, l’Eglise catholique ne s’apercevra que très lentement, mais elle sera suffisamment habile pour retourner peu glorieusement sa veste le moment venu.

A mesure que l’établissement de Nyanza allait se développer, que le Groupe scolaire allait prendre le relais et que la jeunesse tutsi allait investir massivement des écoles aménagées spécialement pour elle ; à mesure surtout que tout était fait pour attirer la noblesse en la favorisant, la flattant, la soutenant, la traitant à part, en prêchant au peuple la soumission aux autorités constituées et la résignation au désordre établi, l’enseignement restait toujours aussi extérocentré, mais sans crier gare un retournement radical a fait de l’école-anticipation antérieure une école-reflet tout à fait typique : elle était à présent destinée très explicitement à sauvegarder les hiérarchies traditionnelles et donc une stratification sociale rigoureuse bien que modernisée. Dans les écoles que les missions avaient ouvertes à l’intention de tout le monde, la fraction « noble » a ainsi gagné progressivement en importance, et ce d’autant plus que le niveau s’élevait. Il ne s’agissait pas là d’un simple mécanisme de régulation sociale plus ou moins inconscient, mais d’une évolution acceptée, organisée, voulue : à plus d’une reprise les missionnaires ont introduit la ségrégation dans leurs établissements, créant des classes spéciales pour enfants tutsi, les dispensant s’ils le demandaient de l’instruction religieuse ce qui n’était pas le cas des autres, leur donnant un enseignement plus poussé avec apprentissage du français pour faciliter leur accès aux niveaux supérieurs. A l’autre extrême, des préoccupations ruralisantes se développèrent à destination du monde paysan.

Emergeait ainsi avec l’appui inconditionnel du gouvernement et de l’Eglise la forme la plus contestable d’élitisme, celle qui reposait sur des discriminations de « race » et d’ « ethnie ». Les auxiliaires dont on avait besoin pour la colonisation et l’évangélisation formèrent peu à peu une catégorie sociale nouvelle, les « évolués » (ou « évoluants » selon l’expression de coloniaux plus sceptiques à leur égard), façonnés à l’image du Blanc par l’adoption d’un nouveau style de vie et de comportement, mais qui n’en demeuraient pas moins inconfortablement assis entre deux chaises.

L’expansion quantitative de l’école va avoir une incidence socialement décisive. Tant qu’elle ne touchait qu’une faible minorité, elle extrayait du milieu paysan des personnalités qui par la suite vivaient, ne fût-ce que comme ouvriers, catéchistes, commerçants ou agents des administrations dans un environnement différent. Quand assez rapidement elle a cherché à s’étendre à une population plus large, ceux qui passaient par elle retournaient nécessairement pour une bonne part à leur condition originelle, marqués définitivement du sentiment d’avoir échoué dans leurs rêves d’ascension sociale : l’école est devenue dès lors beaucoup plus directement un ferment de transformation interne du milieu populaire. Malheureusement, la désillusion, l’amertume et le ressentiment éprouvés par ceux qui furent éliminés de la course aux honneurs conféraient à cette action une tonalité négative et conduisaient le paysan, l’éternel laissé pour compte, à se déprécier lui-même.

La fondation du Groupe Scolaire de Butare sous la conduite du Frère Sécundien eut un impact décisif. La sélection sur critères ethniques pour toutes les fonctions administratives fut étalée au grand jour. Comme on y dispensait une formation en vue de tâches et de postes précis, cet établissement prestigieux signait l’émergence d’un modèle « technocratique » étroitement fonctionnel. Il introduisait surtout au sein de la classe dirigeante un clivage entre traditionalistes et modernistes, entre une élite héritée de l’ancien système précolonial et une autre se constituant à partir de nouveaux critères imposés par le fonctionnement même de la colonisation.

La période belge de la « tutelle »

Dans l’analyse des causes de la révolution de 1959 qui clôtura la période belgo-onusienne, il faut tenir compte de deux dynamiques, l’une interne, inhérente au système politique en place avec ses hauts et ses bas vieux de plusieurs siècles, l’autre externe, liée à la colonisation et à la christianisation, les deux se trouvant à partir de 1900 en interrelation dialectique constante.

Ce n’est que l’histoire socio-politique du pays qui permet de comprendre comment l’école a épousé plus nettement qu’une histoire purement pédagogique ne le laisserait entendre les contours offerts par les restructurations politiques successives. Elle a joué un rôle décisif en deux directions opposées, autant pour affermir l’ordre ancien que pour le faire éclater. Mais en rendant possible une évolution d’ensemble, y compris des structures mentales, elle a surtout donné aux contradictions anciennes une signification nouvelle. Malgré un discours idéologiquement conformiste jusqu’à la fadeur, école et catéchuménat ont rendu possible, en répandant la lecture, une conscientisation dont la rapidité et l’intensité ont surpris tous les acteurs. Un régime hiératique et figé, mal préparé à son propre renouvellement, s’est subitement trouvé débordé. Quand en son temps Mgr Classe a affirmé, contre le ministre L. Franck, la nécessité d’une instruction généralisée, quand l’Eglise y a travaillé massivement même par des écoles non subventionnées, quand elle a cultivé dans ses séminaires une élite issue du petit peuple, elle ne s’est sans doute pas toujours imaginé les effets qu’aurait un jour son action.

L’idée de démocratisation de la société, et par ricochet de l’école, fit son entrée durant la période de tutelle grâce aux exigences de l’ONU et devint une arme décisive de combat. A mesure que l’aspect « reflet », élitiste et extraverti s’accentuait encore, la prise de conscience s’intensifiait et débouchait sur une lutte politique dont le thème de l’égalité démocratique devint le moteur primordial, jusqu’à aboutir au renversement final grâce à ce raté du système que fut le recrutement inter-ethnique des séminaires. Une identification au christianisme qui en de nombreux cas relevait de motivations extrinsèques, voire opportunistes, risquait de renvoyer les préoccupations religieuses au second plan.

Les institutions où se dispensait un enseignement, qu’il fût profane ou religieux, ont été dans un premier temps perçues comme étrangères, liées directement à la venue des Blancs et aux avantages que celle-ci offrait, dispensant un savoir de type ésotérique dont on comprenait mal la signification interne. Mais très vite, non seulement on accepta l’école et on l’intégra parmi les éléments du paysage, mais encore on la réclama à cor et à cri, et nous savons qu’à défaut d’en obtenir la création officielle, certains parents rwandais ont ouvert dans les années 50 leurs propres classes, à leurs frais, ce qui montre à quel point la population était motivée pour l’instruction de ses enfants.

Mais même cette motivation-là a gardé un caractère extrinsèque : et c’est là son drame, était recherchée non pas tant parce que ses enseignements étaient perçus comme intéressants ou utiles en eux-mêmes, mais parce qu’elle autorisait des espoirs de promotion individuelle hors du milieu rural avec retombées favorables en finances et en prestige pour tout un groupe familial. L’école apparaissait aux yeux de l’ancienne génération comme le moyen de participer aux avantages superficiels du développement sans y être engagée elle-même : la famille déléguait un membre destiné à devenir l’élément sauveur, et le fait de le placer sur orbite la dispensait à la limite de participer elle-même au progrès en augmentant par exemple sa productivité par l’adoption de nouvelles techniques culturales. Quand l’école en arrivait à jouer ainsi un rôle d’alibi, les processus de développement s’en trouvaient plus inhibés que stimulés.

L’école a certes agi pour une part sur le milieu traditionnel en apportant un savoir nouveau et en modifiant les attitudes à l’égard des valeurs anciennes et de ceux qui les incarnaient. Mais tout porte à croire qu’elle a surtout eu de l’influence en permettant l’émergence d’une catégorie sociale nouvelle à laquelle désormais chacun allait se référer sur le plan des aspirations et des comportements, dont les valeurs et l’idéologie allaient imprégner l’ensemble de la population et plus spécialement le système scolaire. Et cette idéologie concernait tout le monde puisqu’elle répartissait les uns et les autres selon de nouveaux critères de supériorité et d’infériorité fondés non plus sur l’origine, mais le diplôme, en attendant que l’appartenance par droit de naissance à la nouvelle classe supérieure finisse par s’imposer insidieusement : un tel processus s’opérait avec d’autant plus de facilité que des structures anciennes bien vivaces inclinaient en ce sens.

La première République

Il est difficile de trouver dans le discours des responsables rwandais une réflexion approfondie sur un projet de société qui ait dépassé des positions convenues en ce domaine. Par contre, le Rwanda a été un des rares pays d’Afrique ayant connu une révolution au sens fort du terme et ayant de ce fait vécu une expérience politique extrêmement profonde, qui est allée bien au-delà des explosions de simple logorrhée révolutionnaire auxquelles on a assisté ailleurs. Tout un peuple a ainsi appris à vibrer à l’évocation de mots nouveaux comme liberté, égalité, progrès ou démocratie, et a réalisé jusque dans sa chair la force dont ceux-ci pouvaient être porteurs malgré toutes les réinterprétations auxquelles ils étaient soumis.

Au plan politique, l’alternative pouvait paraître simple une fois la composante tutsi mise sous surveillance. Ou bien l’on cédait à la pesanteur socio-économique et l’on aboutissait à une stratification sociale de plus en plus nette avec, d’une part, une néo-bourgeoisie urbaine héritée des structures coloniales (« la quatrième ethnie ») qui faisait fonction de classe dirigeante, et d’autre part une masse paysanne peu instruite, force de production sans pouvoir réel. Ou bien l’on adoptait une politique volontariste soutenue qui, par la généralisation de l’instruction, une animation globale du pays, l’élévation du niveau de vie à la base, une meilleure répartition de la richesse et du pouvoir, tendait vers une société plus démocratique soucieuse de promouvoir une plus grande égalité des conditions et des chances. A chacune de ces deux orientations correspondait logiquement une politique scolaire.

Comme toute révolution véritable, celle dont est issue la République rwandaise a fait figure de grand recommencement. En 1962, l’école s’est à nouveau trouvée investie d’une fonction nettement et consciemment anticipatrice : préparer le pays à la démocratie, non plus au plan des structures, ce qui semblait acquis, mais des mentalités ; autrement dit, permettre au Rwanda de devenir socialement, économiquement, psychologiquement ce qu’il était déjà politiquement. C’est avec un élan incontestable que les premières équipes gouvernementales se sont mises à l’oeuvre, autant par conviction que pour tenir leurs promesses électorales (dans un contexte où celles-ci avaient encore un sens et du poids). C’est ainsi, par exemple, que l’instauration de la double vacation clans le premier cycle du primaire, au prix d’une charge accrue pour les maîtres et d’une baisse dans l’intensité de la scolarisation, a permis un bond en avant quantitativement spectaculaire.

Très vite, cependant, cette campagne en vue d’une généralisation à brève échéance de l’enseignement élémentaire s’est essoufflée. Pour maintenir la progression, une fois les premières années dédoublées, il aurait fallu des moyens nouveaux dont l’Etat rwandais ne disposait pas, d’autant plus que la nationalisation venait encore tarir d’importantes sources d’aide et que les assistances étrangères se montraient peu motivées pour intervenir massivement à ce niveau. L’impasse dans laquelle s’engageait la politique initialement définie et promise devenait de plus en plus patente. Les responsables pouvaient sans doute se consoler en se disant qu’à l’impossible nul n’est tenu. Mais avaient-ils pleinement conscience de l’enjeu ? Ils continuaient à raisonner en termes d’oppositions « ethniques » classiques, alors que le problème majeur allait se situer du côté de la « quatrième ethnie », détentrice effective du pouvoir politique et économique.

Si sous la première République l’élite » tutsi fut étroitement contenue, une « élite » hutu d’anciens séminaristes, mal préparée aux fonctions qui lui tombaient dessus, se mit en place, qui allait être assez rapidement contestée par les jeunes loups sortis des universités et des écoles supérieures. Selon le discours officiel, l’école devait être égalitaire grâce à l’instauration d’une instruction généralisée, et des nouvelles « élites » intellectuelles on attendait fort irréalistement qu’elles se « reconfondent avec la masse ». En réalité, le système scolaire demeurait quantitativement limité, donc profondément dichotomique, et son hyper sélectivité n’était certes pas propice à l’émergence d’une mentalité plus égalitariste qui seule aurait pu fonder une démocratie véritable. Une bourgeoisie, d’abord fort modeste, se mit en place, issue de l’administration, de l’enseignement, de la vie économique ou de l’armée, mais plus on avançait dans le temps, plus on assista à la formation d’une haute classe liée aux affaires, à la politique, à l’industrialisation naissante, à l’explosion immobilière et finalement aux trafics douteux. L »élite » tutsi, brimée dans son accès à l’administration, restait dominante au sein de l’Eglise et dans l’ensemble du secteur privé, où elle entrait en une concurrence, dangereuse pour elle, avec la haute bourgeoisie hutu. Les aides accordées au titre des assistances techniques ont continué à favoriser l’extraversion culturelle, par leur nature même ou par politique, en même temps qu’elles consolidaient ces classes privilégiées encore fortement marquées par leurs origines régionales, dont l’endocolonialisme prenait le relais de l’exocolonialisme antérieur et de l’emprise dite « féodale ».

La deuxième République

Si la deuxième République a encore renforcé le système des quotas ethniques et régionaux jusqu’à le rendre obsessionnel, en particulier dans les écoles, elle a néanmoins eu le mérite pendant plus d’une décennie de parvenir à un apaisement et à un modus vivendi acceptable sur le plan des oppositions « ethniques », au point que les jeunes générations pouvaient espérer un dépassement proche de ces clivages d’un autre âge, principalement au sein de la « quatrième ethnie ».L’antagonisme grandissant entre Nord et Sud pouvait faire croire que celui entre Hutu et Tutsi allait d’autant plus facilement s’estomper ; mais ce n’était là que trompe-l’oeil, puisque qui disait Sud disait forte influence tutsi, et qui disait Nord disait prédominance hutu…

Le pays se transformait, se modernisait et s’enrichissait à vue d’oeil, mais les fruits de la croissance étaient répartis de plus en plus inégalement. Un affairisme cynique gagna jusqu’aux hautes sphères du pouvoir. Pourtant la situation économique demeurait fragile : il suffisait d’une baisse des cours des produits d’exportation ou d’une famine due à de mauvaises conditions climatiques pour que l’image que l’on se faisait de la situation se renversât.

La réforme scolaire menée dans les années 80 reflétait une atmosphère d’optimisme, voire d’euphorie, où tout semblait possible : généraliser l’instruction élémentaire tout en la portant à 8 ans ; prolonger la scolarité grâce aux établissements post-primaires jusqu’à 18 ans ; autrement dit surmonter magiquement toutes les contradictions auxquelles on s’était heurté précédemment ! Comment pouvait-on donner corps à des ambitions aussi démesurées dont le financement était dans une proportion énorme à la merci d’aides étrangères aléatoires ? Il y avait là un irréalisme qui stupéfie, à moins qu’il ne se soit agi d’une stratégie pour finalement laisser s’installer un système plus dichotomique que jamais, en ne permettant qu’à une minorité de plus en plus réduite de bénéficier des avancées du système, ce qui arriva de fait.

Les différents modèles socio-politiques interféraient fortement. Dans son discours, le régime se situait quelque part à mi-chemin entre une optique de welfare state et une optique communautaire ; dans les faits, l’inspiration néo-capitaliste,néo-libérale et technocratique l’emportait nettement. Le Rwanda a connu dans les années 80 une sorte d’explosion de ses anciennes structures, dont l’évolution très rapide d’un système d’enseignement devenu incontrôlable a été le reflet et dans une certaine mesure un des moteurs. Car, que signifiait la prolifération des écoles privées payantes, que signifiait l’abandon progressif du système d’internat, sinon que toute une classe sociale était désormais en mesure de s’affranchir de l’Etat pour la satisfaction de ses besoins de promotion et de reproduction ?

Au cours des années 80, il apparaissait de plus en plus clairement que du fait de son évolution démographique le Rwanda marchait tout droit vers la catastrophe. Avec la montée de la délinquance, l’extension de la corruption et d’une violence commanditée d’en haut, l’installation d’une atmosphère délétère au sommet même de l’Etat, le cynisme des pouvoirs d’argent, l’explosion du sida, les clignotants se mettaient de toutes parts au rouge. Le système scolaire devenait ingérable et partait à vau-l’eau. Dans une atmosphère -de fin de règne à résonance millénariste, on sentait que cela allait mal se terminer, mais la menace était encore diffuse. C’est avec l’irruption brutale du Front Patriotique sur la scène rwandaise en 1990 que la crise prenait un visage et trouvait un point de cristallisation. Mais la démocratisation formelle du régime qui s’en suivit ne fit qu’amplifier le processus de décomposition.

Les relations entre système scolaire et société sont donc complexes et mouvantes : ce sont celles d’un sous-système particulier avec le système global et avec les autres sous-systèmes du même ensemble. Ce modèle conceptuel pourrait évidemment être exploité encore en bien d’autres directions.

Impacts de l’école

L’enseignement rwandais est pour l’essentiel issu de deux sources d’inspiration distinctes, étroitement, mais non parfaitement harmonisées :
– d’une part, la politique de l’administration belge qui visait une scolarisation de base étendue, à fins utilitaires, prolongée par une formation professionnelle dont le niveau était appelé à s’élever progressivement, mais à laquelle on avait tendance à donner un caractère terminal, de sorte que l’accès aux échelons les plus élevés se trouvait sans cesse freiné afin de mieux sauvegarder les hiérarchies coloniales ;
– d’autre part, la politique des missions catholiques qui avaient pour but ultime la formation de candidats à la prêtrise dans les petits et les grands séminaires et ont privilégié de ce fait, dès le départ, une filière longue d’études gréco-latines et une acculturation rapide et intense des mentalités.

Il était facile de retrouver dans les systèmes issus des remodelages ultérieurs l’empreinte de ces deux origines. Au niveau « moyen », ils se divisaient nettement en deux branches : – d’un côté un enseignement « de culture » à tendances générales, sans finalités précises, mais considéré comme noble et prestigieux,
– de l’autre des formations à caractère professionnel et technique, destinées à fournir au pays les cadres intermédiaires dont il avait un besoin urgent, mais dont les options étaient elles-mêmes nettement hiérarchisées dans l’opinion publique et dont les programmes ont longtemps été conçus de telle manière que la poursuite d’études supérieures était rendue difficile, voire impossible.

Cela conduisait, quand on parlait des effets de la scolarisation, à distinguer des degrés et des niveaux, et à chacun d’eux correspondait une psychologie particulière. Nous pouvons dresser l’échelle suivante sur laquelle se répartissait l’ensemble de la population :
1.Au premier échelon se situaient ceux qui avaient échappé totalement à l’emprise de l’école et qui n’avaient donc aucune chance de promotion ; leur intégration en milieu rural allait de soi, et ils représentaient la catégorie numériquement de loin la plus importante.
2.Venaient ensuite ceux qui, sans bénéficier de l’école proprement dite, ont acquis par des voies extrascolaires, surtout grâce aux catéchuménats, des rudiments d’instruction qui malheureusement risquaient de n’être guère entretenus ou valorisés. Ils ne se sentaient pas fondamentalement supérieurs aux premiers.
3.A un troisième échelon on pouvait placer les enfants qui ont tâté plus ou moins longuement de l’école élémentaire, mais ont été éliminés en cours de route ou l’ont abandonnée de leur propre chef.
4.Au quatrième échelon se situaient ceux qui ont terminé l’école primaire, mais n’ont pas été sélectionnés pour poursuivre à d’autres niveaux. Leur psychologie était souvent marquée par une frustration et un sentiment d’échec, mais aussi par une attente, une disponibilité, car ils avaient conscience d’avoir acquis un savoir malgré tout important et étaient à l’affût de tout ce qui pouvait leur permettre de l’exploiter et de le mettre en valeur, en particulier par l’accès à un emploi salarié. On pouvait voir là un point d’ancrage intéressant pour une pédagogie réaliste en matière de formation continue et d’éducation permanente. Mais du fait de l’étroitesse de la voie vers le secondaire, toute extension de la scolarisation primaire ne pouvait avoir pour effet que de multiplier ces bénéficiaires d’une instruction élémentaire, mais qui se trouvaient bloqués pour la plupart à ce niveau, malgré toutes les tentatives de résorption.
5.Au cinquième échelon se rangeaient les adolescents ayant accédé à l’enseignement post-primaire familial ou artisanal-agricole, une orientation qui ne représentait aux yeux de la plupart qu’un pis-aller, mais qui pouvait leur ouvrir assez facilement l’accès à des emplois salariés.
6.Venaient ensuite ceux qui ont eu accès à une formation moyenne professionnelle à caractère le plus souvent terminal, donc jugée « inférieure » et ne permettant pas la poursuite des études ; le sentiment d’infériorité qu’ils pouvaient en retirer était en général plus marqué chez les garçons que_chez les filles.
7.Enfin, parmi les élèves sélectionnés pour une filière d’enseignement général, il faudrait encore distinguer
– ceux qui ont été éliminés en cours de route,
– ceux qui ont été arrêtés au terme de leurs études secondaires – et ceux qui ont été admis dans l’enseignement supérieur. Quand on parlait d’élite, on se référait habituellement aux sortants de l’enseignement secondaire, et plus spécifiquement encore aux universitaires proprement dits. Malheureusement on laissait ainsi dans l’ombre ou on minimisait bien d’autres formes de compétence, de valeur et de leadership.

Il y aurait sans doute quelque injustice à reprocher après coup aux pionniers de l’école en Afrique des erreurs d’appréciation et de stratégie alors qu’eux-mêmes en étaient réduits aux tâtonnements et ne bénéficiaient que d’un faible recul pour juger l’oeuvre entreprise. On peut cependant s’étonner de certaines orientations.

Confrontés à une situation totalement nouvelle, ils étaient en quelque sorte mis en demeure d’inventer du nouveau, de créer de l’inédit. Ils l’ont fait dans une assez large mesure au niveau élémentaire quand il s’est agi d’alphabétisation, de catéchèse, d’éducation de base. Mais quand il a fallu aborder les degrés plus élevés de l’enseignement, on s’est surtout contenté d’imiter, de transplanter. Cela peut être dû en partie au fait qu’à ce niveau on a eu recours à des sociétés religieuses spécialisées dans l’éducation qui n’avaient pas l’expérience de terrain des missionnaires proprement dits. Plus fondamentalement il faut voir ici à l’oeuvre la logique inhérente à toute entreprise d’acculturation volontaire et de colonisation, et en ce domaine les institutions d’Eglise n’ont pas su maintenir la ligne qui théoriquement était la leur.
Car il existait, sur le plan culturel pour le moins, une doctrine parfaitement claire, rappelée depuis le début du siècle d’une encyclique missionnaire à l’autre, doctrine qui aurait pu servir de guide et dont curieusement on n’a, en l’occurrence, tenu que très peu compte. Pour les héritiers spirituels du cardinal Lavigerie il y avait en plus les injonctions si réalistes et si impératives du fondateur : elles ont été dans l’ensemble suivies avec beaucoup de fidélité, sauf dans le domaine de l’éducation où rapidement on les jugea inapplicables telles quelles.

On mesure ainsi quelle a été la pesanteur du système dans lequel bon gré mal gré les missions ont été engagées, entre autres du fait du régime des subventions qui les soumettait à des exigences qui n’étaient pas forcément les leurs. Les écoles protestantes, à cause d’une plus grande modestie et d’une attitude plus pragmatique due parfois à leur inspiration anglo-saxonne et au moindre soutien dont elles bénéficiaient de la part des autorités, se sont souvent montrées plus réalistes, sans pour autant échapper à la tendance générale.

Dans le Rwanda devenu souverain, l’école a fait d’emblée partie du paysage et n’a plus guère été perçue comme un corps étranger. Mais une institution aussi prenante et repliée sur elle-même a tendance à se constituer en sous-système autonome quelque peu marginal, avec ses moeurs et sa logique propres. Elle marque de son empreinte la vie et la mentalité de ceux quipassent par elle et les rend différents des autres. On peut véritablement parler d’une culture scolaire, en entendant par- là soit le mode de vie propre à l’école (culture au sens anthropologique), soit la formation de l’esprit acquise grâce à elle (culture entendue comme valeur). L’école donne naissance à de nouveaux regroupements et à de nouvelles manières de se comporter, donc de jouer, de s’habiller, de manger ensemble, d’organiser son temps, de se distraire, d’entrer en relation avec autrui, etc. Il serait évidemment intéressant de voir de plus près par un travail ethnographique fouillé en quoi l’écolier et l’étudiant s’écartent des manières d’agir, de penser et de sentir habituelles dans leur communauté d’origine. Considérons, à simple titre d’exemple, ce que peuvent représenter pour eux les catégories du travail et de la parole.

Travail et parole

Sur sa colline, l’enfant rwandais est exercé très tôt à prendre sur lui des responsabilités adaptées à ses capacités, dans une civilisation agricole et pastorale qui n’utilise que des techniques et des outils élémentaires. La socialisation s’opère au contact d’aînés qui font, qui montrent comment faire et qu’on imite, en rapport avec des réalités qui sont essentiellement liées au travail. Chacun s’identifie très vite à un ensemble de tâches dont il sait qu’elles marqueront toute sa vie. Savoir et faire vont constamment de pair : le faire est même la source majeure et privilégiée du savoir.

Quand à présent l’enfant entre dans cette école pourtant très simple, très proche du milieu, édifiée par ses parents et les gens de l’entourage, animée d’habitude par des hommes localement bien enracinés, une dissociation s’opère entre l’ordre du rationnel et celui de l’opérationnel, au bénéfice du premier et au détriment du second. Ce qui est appris revêt alors un caractère de gratuité et prend aux yeux de l’élève une valeur en soi, indépendamment de son utilité et de ses applications.

En milieu coutumier, le travail apparaît comme l’exercice naturel d’une fonction à la fois sociale et quasi organique, liée directement à la survie, donc à la condition humaine en ce qu’elle a de plus élémentaire. Il est essentiellement « souffrance », courbature, harassement, surtout quand on l’accomplit seul. Rien ne sert d’ailleurs de vouloir se surpasser pour avoir davantage, car de toute façon tout surplus devient objet de partage, et à vouloir dépasser les autres on s’expose à leur jalousie et à leur malveillance. Par contre, aux yeux du paysan, l’école est un lieu où on ne « travaille » pas ; ce qu’on y fait ne rentre pas à ses yeux dans la catégorie « travail » : on est assis, on parle, on écrit, par moments même on joue. Et pour le jeune écolier elle est d’abord un espoir d’échapper un jour au travail manuel et répétitif de ses parents. Quand il parle de la vie et des occupations de ceux qu’un jour il souhaite égaler, une expression revient toujours : « eux ne souffrent pas » ; ils enseignent, conseillent, prêchent, prient, téléphonent, écrivent, donnent des ordres, jugent, réprimandent, etc., autrement dit ils se meuvent au pur plan de la parole. Les tâches qu’ils accomplissent sont liées à des valeurs de prestige et de considération, elles permettent d’échapper à l’appel de l’immédiat et de s’assurer une sécurité à plus long terme. L’individu est tenu en suspens beaucoup plus longtemps avant de pouvoir s’identifier à un métier, et ce retard que connaît l’intégration sociale est une des raisons principales de l’accentuation des phénomènes d’adolescence, ou tout simplement de leur émergence.

L’école est, tout comme l’église, un temple du verbe. Mais l’usage de la parole tel qu’on le trouve par exemple chez le jeune étudiant diffère grandement de celui qu’en fait la société coutumière. Là, en effet, tout se règle par la palabre (qui étymologiquement signifie « parole ») ou par la réunion de famille, autour d’un ancien, d’un chef, d’un spécialiste, devin ou voyant, dont la parole a un pouvoir de trancher reconnu par tous. L’argumentation, si longue et complexe soit-elle, ne cherche pas à établir une vue personnelle des choses. Tout problème est résolu en fonction d’un savoir codifié, d’un ensemble de modèles construits par la tradition. La joute verbale, le beau parler d’un vieux ou d’un dignitaire, auxquels tout le monde demeure si sensible, trouvent leur valeur moins dans quelque originalité du discours que dans l’habileté à évoquer les principes issus de la tradition et à s’y référer comme à des données intangibles qu’on ne discute pas. Le patrimoine culturel et juridique, fait surtout de proverbes, de dictons, de maximes, de sentences et de paraboles sert de cran d’arrêt à la pensée : citer, dans une discussion, une de ces formules consacrées bien adaptée à la situation, c’est clore le débat, mettre tout le monde d’accord, car on ne peut songer à contester ce condensé de l’expérience générale et aller au- delà.

Mais comme cette tradition gnomique et juridique est extraordinairement riche et polyvalente, chaque affirmation un peu tranchée a son correctif, son antidote, et c’est d’un faisceau d’éclairages en sens opposé que va naître la solution, beaucoup plus que d’un principe posé isolément. C’est d’ailleurs ce qui rend la palabre intéressante et ouvre la voie à une grande liberté de discussion. On ne se bat pas à coup d’idées personnelles, mais d’affirmations stéréotypées qui tirent toute leur valeur du fait qu’elles ont été transmises le long d’une chaîne qu’on croit ininterrompue. La pensée est ainsi comme canalisée, endiguée ; la sentence qui prédomine ne constitue pas seulement un mur de barrage à toute contestation logique, mais entraîne aussi une adhésion émotionnelle.
Or les jeunes qui ont passé par l’école ne sont plus que médiocrement familiarisés avec ces manières de penser et de s’exprimer, même s’ils y restent admirativement sensibles et en apprécient la valeur esthétique et rhétorique. La sagesse populaire et sa codification en sentences sont d’ailleurs plutôt affaires de vieux, et ce n’est qu’avec l’âge qu’habituellement on arrive à dominer ce savoir. Mais l’idée même qu’il existe ainsi un système de référence certes riche, mais clos, aux affirmations intangibles, devient de plus en plus étrangère aux nouvelles générations. Par contre, tout les porte à maintenir vivant l’amour de la joute verbale. La culture littéraire acquise à l’école, par son caractère artificiel et sans rapport avec la vie, donne à l’usage de la parole un tour gratuit, ludique, sophistiqué, que connaît certes aussi la tradition, mais qu’elle sait contrôler en se référant, quand il le faut, à un patrimoine stable et incontesté. Pour les jeunes scolarisés, ce cran d’arrêt à la pensée et au déchaînement de la parole n’existe plus. Le maniement du verbe tend alors à devenir jeu, magie pure, feu d’artifice, exaltation recherchée pour elle-même, discussion sans fin que rien n’est en mesure de contenir.

On pourrait multiplier les points de confrontation de ce type. Que devient l’idéal de solidarité et d’interdépendance au sein du groupe lignager qui caractérise si fondamentalement la perception que l’on a de la famille, de l’autorité, de l’amour et du mariage, de la personne humaine, de la fécondité, de l’enfant et du vieillard, de l’emprise des ancêtres et du monde invisible, de la maladie et de la guérison, de l’espace et du temps, de la vie et de la mort, du patrimoine culturel national ? Comment évoluent les cadres de référence, les systèmes de pensée et d’attitude, les hiérarchies des valeurs ? L’incidence de l’école sur les processus de changement est sans doute déterminante, mais il convient de la replacer elle-même dans un contexte beaucoup plus vaste, car elle ne fait que véhiculer à sa manière, sur le mode qui lui est propre en tant que milieu de socialisation doté d’une certaine autonomie, des normes de pensée et d’action dont l’inspiration se situe ailleurs.

Aspirations et identifications

On peut donc affirmer que l’école, en tant qu’instrument d’une politique d’ensemble, a contribué puissamment, en dépit des intentions et des apparences, à l’éclatement du tissu social et culturel. Son action différenciatrice a accentué les clivages entre villes et campagnes, entre catégories sociales, entre régions, entre générations, et bien entendu, au premier chef, entre tradition et modernité. Par toute sa dynamique, l’école telle qu’elle s’est implantée au Rwanda favorise une dichotomie et une hiérarchisation qui induisent tout naturellement de nouveaux rapports de domination et de subordination. Le grand danger est de voir les mécanismes de sélection et de relégation scolaire devenir des mécanismes de relégation sociale qui, en s’incrustant et en se durcissant, rendraient illusoire tout dessein démocratique.

Quand au moment de la réforme scolaire de 1948, J. Van Hove estimait que les étudiants sortant des instituts universitaires deviendraient « par voie de bienfait » les guides intellectuels et moraux de leur peuple, quand lors, de la création de l’Université Nationale du Rwanda le président Kayibanda souhaitait que les futurs étudiants un jour « se reconfondent en quelque sorte avec la masse de leur peuple pour ne faire qu’un avec cette masse et lui communiquer les bienfaits qu’ils auront reçus », ils oubliaient que de tels voeux ne pouvaient être que phraséologie moralisante et inefficace si par sa dynamique même le système en place n’inclinait pas ceux qu’il formait en cette direction. Or il faut bien reconnaître que les institutions du niveau le plus élevé, celles qui donnaient le ton et qui par leur prestige attiraient tous les regards, n’étaient que médiocrement orientées vers le service de la population.
Bien plus, elles étaient perçues par tout le monde comme devant rapprocher les -heureux élus qui passaient par elles le plus possible du statut de l’homme blanc tel qu’on le percevait. Or toutes les études faites sur l’image du Blanc chez les écoliers et collégiens d’Afrique Noire mettent à jour des jugements du type suivant : « les Blancs sont tous riches », « ils ont tout ce qu’ils veulent », « ils sont tous des intellectuels », « ils ne souffrent jamais », « ils ne travaillent pas », « ils commandent toujours », « ils vivent comme des dieux », etc. Et c’est à l’Européen ainsi perçu que l’on aspirait évidemment à s’identifier. Les éducateurs se sont étonnés de ce que, dans les petits séminaires, par exemple, les élèves, pourtant la plupart fils de paysans, n’ont cessé de revendiquer le droit de fumer la cigarette, de porter chaussures et pantalons à la mode, de manger à l’européenne, etc., alors que dans le système dans lequel on les plaçait de telles revendications étaient en soi logiques : si déjà, pour tout le reste, on leur proposait des modèles européens, si aux yeux de leur milieu le séminaire, tout comme le collège ou l’université, avait pour but de faire d’eux des « Noirs blancs », il leur était difficile de comprendre pourquoi on leur refusait un certain nombre de signes extérieurs et de symboles de leur nouveau statut.
C’est là que réside à mon sens un des noeuds du problème. Le type d’école que l’on a introduit dans l’optique de la colonisation et que l’on a maintenu après l’indépendance ne• peut mener qu’à la formation d’une « élite » culturellement extérocentrée, coupée du gros de la population, et qui ne s’intéresse à la démocratisation de la vie publique et au développement que dans la mesure où ils vont dans le sens de ses propres intérêts. La constitution d’une telle catégorie sociale a été activement recherchée par les anciens colonisateurs, car elle permettait la passation des pouvoirs sans remaniement en profondeur des structures politiques et économiques. Le danger majeur couru avec ces néo-bourgeoisies africaines est de réussir tellement bien leur identification à l’homme blanc qu’elles deviennent à leur tour colonisatrices. Elles risquent d’imprégner l’école de leurs idéologies et de leurs valeurs à tel point qu’entre leurs mains celle-ci devient l’instrument de domination le plus efficace grâce auquel chacun intériorise la manière dont elles le considèrent, chacun se range à la place qu’elles lui assignent. En ce cas, la révolution sociale de 1959 aura été vaine…

Certes, les observations que l’on peut faire à ce sujet au Rwanda ne sont nullement propres à ce pays : on les retrouve à des degrés divers à travers toute l’Afrique, voire dans le monde entier. Que de fois ne voit-on pas des fonctionnaires, des agronomes, des enseignants, des médecins, tous promoteurs théoriques d’un certain développement, qui rechignent à exercer leur métier ailleurs qu’en ville ? Que de fois ne voit-on pas le mépris s’afficher pour la population paysanne parmi ceux qui précisément, par leurs fonctions, devraient être à son service ? Ne ris-que-t-on pas de former des personnes non seulement mal préparées aux tâches concrètes du développement, mais qui constituent en plus, par leur mentalité, un obstacle majeur pour une croissance à la fois dynamique et démocratique ? L’expérience ne montre-t-elle pas que plus la sphère de l’enseignement est hétérogène par rapport au milieu qui la porte, plus elle devient explosive et facteur de crise ? Dans tous• les pays où la contestation étudiante a été particulièrement dure, une des causes majeures du phénomène est à chercher dans le fait que le monde scolaire et étudiant constitue une catégorie à part, insulaire, marginale par rapport au reste de la société.
Du fait même que l’enseignement considéré globalement au plan national forme un système extraordinairement lourd et complexe, il s’avère très difficile de le faire évoluer. Il digère avec une facilité stupéfiante les changements qu’on veut lui faire subir, et enfin de compte on se retrouve avec des situations qui n’ont bougé qu’en apparence. Après quarante ans de souveraineté, l’Afrique apparaît comme un véritable cimetière de réformes scolaires, et même les plus tenaces s’y sont cassé les dents. Les grands projets d’ensemble ont sans doute été les plus vulnérables. Les changements à doses homéopathiques sont mieux acceptés du fait qu’on ne les sent pas passer : mais cette méthode exige de ceux qui la mettent en oeuvre une vue claire des buts à atteindre à long terme et une grande continuité dans le temps afin d’arriver au bout d’une manière insensible.