1. De nombreux documents soumis au Conseil de tutelle, rapports annuels, rapports de missions de visite, etc., ainsi que des études et monographies multiples ont décrit la curieuse structure ethnique, sociale et politique du Ruanda-Urundi, et il suffira donc de la rappeler ici en quelques mots. Tant dans le Ruanda que dans l’Urundi, la population se compose d’environ 15 pour 100 de Batutsi, éleveurs d’origine hamitiquequi détiennent le pouvoir; 85 pour 100 de Bahutu, cultivateurs d’origine bantoue, probablement fixés dans le pays avant l’arrivée des Batutsi auxquels ils se sont soumis; et un petit nombre de Batwa, représentant moins de 1 pour 100 de la population, chasseurs sylvicoles ou potiers, d’origine pygmoïde. Ces éléments ethniquement différents vivent en symbiose, et les Batutsi, doués d’un remarquable sens politique et social ont asservi, presque paisiblement d’ailleurs, la masse des paysans bahutu, “en juxtaposant à l’économie agricole des uns, l’élevage des boeufsà longues cornes, le nomadisme, et la contemplation ascétique des grands troupeaux. Cette civilisation est devenue extrêmement complexe, avec un système de contrats de servage pastoral ou de clientèle, basés sur la vache, qui dominent le régime des biens et l’organisation sociale du Territoire. Il faut aussi rappeler que l’Urundi et le Ruanda constituent, deux entités absolument distinctes, avec certaines modifications de détails – la même structure ethnique, politique et sociale, s’y retrouve. Ces entités sont homogènes, les habitants (peu importe qu’ils soient Batutsi, Bahutu ou Batwa) étant des Barundi ou des Banyaruanda parlant tous le Kirundi ou le Kinyaruanda. A la tête de chacun de ces pays (Ruanda et Urundi) se trouve un roi, le Mwami.
  2. Comme le faisait remarquer le Gouverneur au Ruanda-Urundi dans un discours récent (Batutsi, Bahutu, Datwa sont les pluriels de Mututsi, Muhutu et Mutwa.

Lorsqu’on emploie ces termes dans un contexte français, il est peut-être préférable d’employer les radicaux sans préfixes et de dire “tutsi”, “hutu”, et “tua”, ce qui est en tous cas plus logique lorsque le mot est employé comme adjectif : un pasteur tutsi, un cultivateur hutu, un potier twa)’, l’Autorité administrante s’est ainsi trouvée en présence d’une forte structure politico-sociale préexistante, peut-être adaptée aux contingences des siècles précédents, mais foncièrement incompatible avec les principes démocratiques que la Belgique avait pour mission de faire progressivement prévaloir dans le pays. Jusqu’ici, les institutions anciennes, expliquait-il, avaient été utilisées, soit telles quelles, soit après adaptation, à des fins d’exécution, traduisant en actes utiles pour le pays les directives élaborées par les autorités de la Puissance administrante. Dans cet esprit, Bami, chefs et sous-chefs d’une part, juges, secrétaires, assistants ou moniteurs de l’autre, ont dû se servir de formes d’autorité dérivant de la coutume pour amener les habitants à exécuter des instructions dictées par les Européens pour le bien de tous. Mais ainsi dirigés selon des formes d’autorité leur rappelant extérieurement les impositions du passé, ces habitants ne comprenaient souvent que mal – même à la longue – que leur seul intérêt était visé par ces instructions nouvelles qui leur étaient transmises ou appliquées avec plus ou moins de succès et quelquefois aussi; il faut bien le reconnaître, avec plus ou moins de désintéressement.

24.Sous l’effet des mesures destinées à combattre les abus, des réformes politiques, des progrès sociaux et économiques, de la modification des coutumes et du développement de l’instruction, la distinction entre Batutsi et Bahutu a tendu à s’atténuer et à changer de caractère, ces termes désignant davantage des groupes sociaux que des groupes raciaux et politiques. Le Conseil supérieur du Ruanda reprenant le thème d’une intervention du Mwami Mutara a même formellement souhaité que les termes “Tutsi” et “Hutu” soient désormais bannis des documents officiels. Mais un mouvement d’opinion qui a pris naissance récemment parmi les Bahutu instruits du plateau central du Ruanda, s’est prononcé contre cette proposition, et a refusé de voir en elle la panacée qui guérirait les maux du pays; il ne considère nullement comme blessante les indications raciales entre habitants du Ruanda, et bien au contraire, s’y réfère comme à un thermomètre sensible qui par le canal de statistiques, par exemple, permet de diagnostiquer à coup sûr, le degré d’évolution sociale des populations.

25.Le Conseil supérieur de l’Urundi, également saisi de la situation, a considéré qu’une modification de terminologie ne résoudrait pas les difficultés si elles existaient et “qu’il valait mieux s’occuper des faits qui pourraient avoir une lourde répercussion sociale plutôt que d’une dénomination qui n’avait aucune importance au point de vue de l’évolution”.

26.Le fait est que malgré les apparences du respect de la tradition, de la fidélité aux Bami (comme la Mission a pu le voir lorsqu’elle a assisté aux fêtes de la “Joyeuse Entrée” du Mwami du Ruanda à Kigali, à l’occasion de ses vingt-cinq années de règne), de l’obéissance aux chefs et aux sous-chefs, et de l’adoration de la vache, les éléments les plus avancés des Bahutu bougent, et commencent ouvertement à avoir des revendications.

27.Ces idées qui se retrouvaient déjà sous une forme ou l’autre chez certains individus (l’on songe par exemple aux thèses défendues dans les oeuvres littéraires d’un auteur ruandais (« L’optimiste”, pièce de théâtre de Xavier Naigiziti, 1954. La préface de Mme Maquet explique très justement qu’avant d’être un exercice littéraire, cette pièce est l’exposé d’un problème social actuel, et qu’elle constitue par là une première répression d’opinion publique qui mérite le respect et l’encouragement. Le sujet traité par l’auteur se situe au coeur des préoccupations de la société ruandaise d’aujourd’hui »), ont trouvé plus récemment leur expression dans un document intitulé “Manifeste des Bahutu – Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda”. Le Gouverneur du Ruanda-Urundi à qui la Mission avait demandé s’il considérait que ce document représentait vraiment les vues d’un nombre appréciable de Bahutu, ou ne serait que l’avis d’individus isolés, a répondu qu’à son avis le manifeste était l’avis exprimé par un groupe encore restreint de Bahutu, mais qu’il reflétait une tendance confusément ressentie – sinon déjà entrée dans le domaine du conscient – chez de très nombreux membres de ce groupe social.

28.L’administration a accueilli ce document avec sympathie et lui a assuré une certaine publicité. A la session de juillet 1957 du Conseil général, trois membres ont présenté le voeu que le gouvernement étudie cette note d’une manière approfondie et fasse connaître son point de vue à la prochaine session du Conseil général. Tout en marquant son accord, le gouvernement a rappelé au Conseil général combien délicat était le problème et combien difficile il était d’aborder le sujet avec sérénité.

29.Le manifeste des Bahutu expose que la situation actuelle est due en grande partie à l’ancienne structure politique sociale du Ruanda, à l’application de la politique d’administration indirecte, et au fait que certaines institutions sociales anciennes ont maintenant disparu sans que l’on ait permis à des institutions modernes de s’établir et de les remplacer. Ce sont là des “séquelles du système féodal” et il ne servirait à rien de résoudre les problèmes qui se posent entre les Belges et les Batutsi, si l’on ne résolvait pas ceux entre les Batutsi et les Bahutu. Le problème, tel que le précise le manifeste, est avant tout le problème du monopole politique dont dispose une race, les Batutsi, et qui dans l’état actuel des choses devient aussi un monopole économique, social et culturel. Ce monopole est à la base des abus de tous genres, et pour y mettre fin le manifeste préconise une série de mesures :

a) L’abandon des abus du “respect” de la culture et des coutumes du pays;

b) Une série de réformes économiques et sociales :

1)La suppression des corvées coutumières;

2)La reconnaissance de la propriété foncière individuelle;

3) L’établissement d’un fonds de crédit rural;

4)L’union économique entre l’Afrique belge et la métropole;

5)’Le développement de la liberté d’expression;

c) Des réformes politiques :

1)La codification des lois et coutumes;

2)La promotion effective des Bahutu aux fonctions publiques, notamment par l’élection des sous-chefs, chefs et juges;

3)La suppression des fonctions à vie;

4)Le retrait des chefs de province des conseils de chefferie;

5)La modification de la composition du Conseil supérieur du pays, qui serait dorénavant constitué par des délégués des chefferies, en nombre proportionnel à celui des contribuables, et sans en exclure les Européens;

d) Des réformes dans le domaine de l’enseignement;

1)L’abandon d’une sélection qui résulte en fait à réserver l’enseignement secondaire aux seuls Batutsi;

2)La surveillance de l’octroi des bourses d’études, de manière à ce que les Bahutu en bénéficient également;

3)L’admission d’un plus grand nombre d’étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur du Congo belge, du Ruanda-Urundi et de la Belgique;

4)L’amélioration de l’enseignement artisanal, professionnel et technique;

5)La multiplication des foyers sociaux dans le milieu rural.

  1. En résumé conclut le manifeste, les Bahutu acceptent que “l’Administration mututsi” participe progressivement et plus effectivement aux affaires du pays, mais ils réclament en même temps que l’Administration belge ainsi que les Batutsi entreprennent une action positive pour l’émancipation économique et politique du Muhutu, qui ne devrait plus être obligé d’être toujours “à la remorque du Mututsi”. Il met le gouvernement en garde “contre une méthode qui tout en tendant à la suppression du colonialisme blanc-noir, laisserait un colonialisme pire du Hamite sur le Muhutu”. Le manifeste se clôture par une déclaration que les auteurs ne sont nullement des révolutionnaires, mais que c’est mus par une volonté constructive de collaboration qu’ils ont tenu à projeter une lumière de plus sur ce grave problème.
  2. A la même époque, les autorités du Ruanda-Urundi ont été saisies d’un document intitulé “Une mise au point“, rédigé par le Conseil supérieur du Ruanda. Les problèmes du Ruanda y sont examinés sous un angle très différent; non plus sous celui de l’émancipation des Bahutu vis-à-vis des Batutsi, mais sous celui de la préparation du Ruanda tout entier à l’autonomie par la pleine utilisation de ses élites. La “mise au point” commence par rendre hommage aux efforts civilisateurs de la puissance tutrice, et constate que l’autonomie est l’aboutissement normal de la tutelle. Cette idée provoque chez certains une appréhension entraînant la méfiance à l’égard de ceux qui manifestent ces aspirations. Mais ceci est mal comprendre le problème, car si l’émancipation est inéluctable, elle n’est pas nécessairement catastrophique et peut être au contraire une source d’enrichissement mutuel à divers points de vue. Il est malaisé de préciser dès à présent l’époque où l’autonomie pourra être accordée, mais il faut déjà y préparer le Ruanda, et cette préparation doit se concrétiser dans les domaines suivants :a) L’enseignement : l’instruction de la masse a été seule poussée; mais l’enseignement secondaire a été jusqu’à il y a peu de temps relégué au dernier plan, et la promesse d’ériger une université à Astrida n’a pas été tenue. Il est urgent d’orienter l’enseignement vers la formation d’une élite techniquement capable, dans le plus bref délai possible de participer à la direction du pays.b) Une participation plus étendue au gouvernement du pays : il est temps de faire faire aux éléments d’élite l’apprentissage de la gérance de leurs propres affaires. Le Mwami qui est à la tête du Gouvernement indigène n’a pas de services créés pour l’aider dans l’administration du pays. Il faut des réformes pour assurer que des fonctions actuellement assumées par des agents de l’Administration belge finissent par passer aux fonctionnaires autochtones. Le Conseil supérieur du pays n’a actuellement que des attributions fort limitées et il n’est que consultatif. C’est une erreur de croire qu’il faut refuser la reconnaissance de droits politiques à une élite qui possède bien une maturité politique suffisante, mais pas encore une habilité administrative suffisante. C’est l’unique moyen d’acheminer le pays vers l’émancipation par étapes de transition, seules capables d’éviter les heurts qui seraient inévitablement provoqués par le brusque passage de la tutelle à la liberté. Entre les institutions politiques autochtones, et les organisations du Gouvernement belge, maintenant plutôt juxtaposées, il devrait s’établir une franche collaboration. Il faudrait coordonner les services.

c)Une politique économico-sociale mieux orientée. Les conditions économiques du pays sont généralement présentées sous un aspect si sombre qu’on se croirait à deux doigts de la catastrophe. La fédération avec le Congo belge serait peut-être salutaire, mais ce problème doit être mûrement étudié. Le pays doit être industrialisé et il faut faire appel aux capitaux étrangers.

d)L’Atténuation des préjugés de couleur : il y a encore au Ruanda des Européens qui n’ont pas compris l’appel lancé en 1955 par le roi Baudouin lors de son voyage au Congo belge et au Ruanda-Urundi, pour que les blancs et les indigènes fassent preuve dans leurs rapports quotidiens de la plus large compréhension mutuelle. Certains individus se conduisent encore comme en pays conquis. Il existe encore une discrimination politique prévoyant un statut de cadre indigène distinct de celui réservé aux blancs. Il existe aussi une barrière d’ordre économique que les indigènes ne peuvent franchir. Enfin la mise au point insiste sur le rôle de la presse : la presse locale et parfois la presse métropolitaine se font parfois l’écho d’une politique dissolvante, qui peut aboutir à diviser, ou dresser les uns contre les autres ceux qui ont choisi de vivre ensemble. Il faudrait encourager la presse indigène libre et représentative. Et le document conclut que l’élaboration d’un plan d’organisation coordonné entre la Belgique tutélaire et le Ruanda s’impose; ce plan, à élaborer par un organisme interracial, dissiperait la méfiance et permettrait de faire connaître les aspirations du pays quant à son avenir.

  1. Ces documents de grand intérêt proviennent tous deux du Ruanda. Les problèmes se posent de façon semblable, dans l’Urundi, mais d’une manière moins aiguë, parce que pour des raisons historiques et traditionnelles la distinction entre les races y a toujours été moins tranchée; l’évolution des institutions de l’Urundi, depuis le Mwami jusqu’aux chefs, sous-chefs et conseils a toujours été plus favorable à une meilleure intégration des groupes. Le Conseil supérieur de l’Urundi compte d’ailleurs trois Bahutu, alors qu’il n’y en a pas dans le Conseil supérieur du Ruanda, et le Mwami de l’Urundi a rappelé avec fierté à la Mission que l’Urundi peut se flatter depuis peu de posséder le seul chef muhutu du Territoire sous tutelle. Il a affirmé qu’il continuerait à tenir largement compte des aspirations de la population pour la nomination des membres du cadre politique. Cependant dans un exposé aussi sommaire que celui-ci on peut, sans crainte de se tromper très fort, généraliser les problèmes et les considérer comme communs au Ruanda et à l’Urundi.
  2. Dans ses discussions avec la Mission, le Gouverneur a caractérisé les rapports des Batutsi et des Bahutu comme le problème-clef du pays. Toute l’histoire du Ruanda et de l’Urundi a-t-il dit, avait amené le groupe minoritaire des Tutsi, à s’assujettir politiquement, socialement et économiquement le groupe majoritaire des Hutu – et, accessoirement, des Twa – dans le cadre d’une organisation à la fois solide et minutieusement détaillée, où il est équitable de reconnaître que, dans le passé, la classe dominante apportait des services (principalement, la sécurité, l’ordre et la protection) à la classe dominée, en échange des prestations de toutes natures que cette dernière devait lui fournir.
  3. L’évolution contemporaine, a dit le Gouverneur, a pratiquement vidée de toute substance ce rôle de protecteur des Tutsi à l’égard des Hutu; mais, rémanence du passé, l’habitude subsiste dans les esprits que le Tutsi est en droit d’attendre des prestations de la part des Hutu. Ces derniers ayant historiquement continué à les fournir malgré les mesures administratives de rachats de corvées, malgré l’action directe du gouvernement. De nos jours, l’ascendant des Tutsi reste grand, mais il diminue néanmoins chaque jour. Les Hutu, jadis sans réaction, acquièrent les résultats de l’enseignement et une force économique accrue et, de ce fait, commencent à protester de plus en plus vivement contre les derniers états de fait permettant aux Tutsi d’exiger d’eux indûment certains types de prestations. Ces protestations étaient jadis rares et prudentes. Un premier signe de l’émancipation en marche des Hutu, c’est que ces protestations commencent à se multiplier et surtout à s’exprimer librement en certaines circonstances.

35.Le problème se caractérise bien dans la dualité : “mise au point” du Conseil supérieur du Ruanda et “manifeste” des Hutu. D’une part, le Conseil supérieur du Ruanda, composé de Tutsi, demande instamment l’amélioration rapide, par de l’enseignement supérieur abondant, de l’élite (sous entendu tutsi) intellectuelle du pays, et, concurremment, l’octroi de pouvoirs politiques toujours plus étendus attribués à ces conseils supérieurs (sous-entendu tutsi).

36.D’autre part, le manifeste des Hutu place les réformes politiques après les réformes économiques et sociales. C’est l’expression du désir de la masse paysanne d’être aidée dans son processus d’émancipation, dans son effort en vue de gagner, de bas en haut, les leviers de commande politiques auxquels la loi du nombre lui vaut le droit de prendre une part substantielle.

37.L’Autorité administrante, a continué le Gouverneur, se trouve ainsi partagée entre deux tendances contradictoires : donner satisfaction à la fois aux deux souhaits qui lui sont formulés. Doter les conseils supérieurs de pouvoirs très étendus avant que les Hutu ne soient parvenus à se tailler une place équitable dans ces conseils, c’est risquer de compromettre définitivement les chances de ces Hutu d’y occuper jamais cette place. Les autorités belges doivent hâter par tous moyens cette émancipation des Hutu pour pouvoir accélérer encore, sans danger pour les principes démocratiques, la translation en cours de pouvoirs vers les autorités autochtones actuellement constituées.

38.Cet appui donné à l’émancipation des Hutu se traduit par trois actions principales concomitantes : la répression sévère des abus commis par les Tutsi sitôt que ces abus sont juridiquement établis, la promotion économique du pays et la création d’institutions démocratiques au niveau inférieur, tel ce recours aux urnes pour la désignation du corps électoral à l’échelon sous-chefferie, de manière à rendre les Hutu à la fois capables et désireux de se mêler aux affaires publiques.

39.Il faut être nuancé dans une simpliste condamnation en bloc de tous les Tutsi, accusés de s’opposer sans distinction, par intérêt de classe, à toute émancipation des Hutu et à toute floraison dans le pays de ces idées démocratiques qui sont actuellement sur toutes les lèvres et dans tous les écrits. La tâche du Gouvernement, a conclu le Gouverneur, compte tenu surtout du rôle éminent joué par les Tutsi dans la structure actuelle du pays, est délicate car elle ne peut se développer selon des normes qui dresseraient les uns contre les autres Tutsi et Hutu.

Le Gouvernement aide les Hutu à s’affirmer et à conquérir les places qui leur reviennent mais sans pour cela léser les légitimes intérêts des Tutsi, à qui leurs qualités donnent droit à des positions très importantes dans la communauté harmonieuse que l’Administration a pour mission de réussir. Il faut donc éviter les chocs inutiles et amener les Tutsià comprendre et à admettre que l’émancipation des Hutu est pour eux non seulement acceptable, mais souhaitable, car un groupe social majoritaire et insatisfait est toujours dans un Etat une source de malaise sinon de trouble qui complique et compromet la tâche des classes dirigeantes.

 

4o. Dans l’ensemble, la Mission est disposée à partager les vues du Gouverneur du Ruanda-Urundi, sur cette question aussi importante que délicate. Cependant elle tient à souligner le danger qu’il y aurait à attacher trop d’importance à l’opposition des Bahutu aux Batutsi, et désire faire observer qu’en ce qui concerne l’avenir du Territoire il y a d’autres éléments importants dont il faut tenir compte, notamment dans les domaines culturel, social et économique.

 

41.Il convient de ne pas prendre à la lettre les déclarations de certains Européens – sans doute de bonne foi, mais sans aucune responsabilité administrative – exagérant au-delà de toute mesure les risques que constituerait pour les Bahutu une évolution rapide du Territoire vers une plus large mesure d’autonomie. Il est à redouter qu’ils soient à la recherche d’arguments pour soutenir, même inconsciemment, leurs tendances personnelles.

42.Certains autochtones exagèrent dans l’autre sens, accusent les Européens de profiter de cette desharmnie entre Batutsi Bahutu pour freiner l’évolution du pays. Dans une note signée, remise à la Mission, un Munyaruanda parle de politique de divide et impera” pratiquée par les Européens sur le thème Bahutu-Batutsi, depuis le moment où les Batutsi ont été accusés – à tort d’ailleurs, écrit l’auteur – d’avoir demandé l’indépendance, “ce mot devenu tabou dans notre pays”. La même note, rejoignant en cela la “mise’au point” mais en termes plus explicites et moins mesurés, accuse avec véhémence la presse européenne de se livrer à une campagne abusive sur le thème des excès des Batutsi, et sur le sort terrible qui attendrait les Bahutu lorsque les Batutsi “auraient obtenu des instances internationales l’indépendance, c’est-à-dire le mandat de les exploiter légalement”.

  1. Une observation à laquelle la Mission attache beaucoup plus de poids, c’est que si d’une part il semble certain que le problème Bahutu-Batutsi risque de s’intensifier dans un avenir proche, il n’en est pas moins vrai qu’il porte en lui-même les germes de sa solution, ou plus exactement de sa transformation en un problème différent.
  2. Sous l’influence de l’instruction secondaire, et universitaire, sous l’influence des contacts avec le monde extérieur, les conceptions traditionnelles craquent, et les élites de 1’ “ancien régime” se heurtent à des élites nouvelles. Bientôt -et il y a déjà des indications dans ce sens – le régime politique traditionnel et le respect des institutions d’origine féodale seront tout aussi difficiles à supporter par la génération montante de jeunes Tutsi éduqués que par la nouvelle élite Hutu. Il se créera avec le temps, et peut-être dans un avenir assez rapproché plus de communautés de vue entre cette nouvelle génération de Batutsi et de Bahutu, qu’il n’y en aura entre la vieille génération Tutsi et la jeune génération Tutsi. De même l’élite Hutu se passionnera davantage pour la participation à la direction du pays de tous les éléments éclairés de la population qu’ils soient Tutsi ou Hutu.
  3. Ceci marquera dans une large mesure la fin du danger de l’exploitation des cultivateurs bantous par les pasteurs hamites, mais posera d’autres problèmes tout aussi angoissants. Les Bami sauront-ils transformer assez rapidement leur régime -pour reprendre une image naïve, inexacte, mais suggestive, empruntée à d’autres civilisations – d’une monarchie de droit divin en monarchie constitutionnelle? Les chefs et autres aristocrates tutsi de la vieille génération sauront-ils faire en temps opportun leur nuit du 4 août? Questions auxquelles il est difficile de répondre avec assurance, mais le pronostic n’est pas défavorable, car une certaine compréhension des nécessités de l’évolution semble déjà pénétrer les couches dirigeantes de la population du Ruanda-Urundi. La “mise au point” du Conseil supérieur du Ruanda pourrait indiquer au moins autant la conscience de l’inéluctabilité d’une modification profonde de la société du pays, qu’un désir de provoquer une course de vitesse pour affermir par une autonomie prématurée les prérogatives chancelantes d’une classe dominante.
  4. La discussion ouverte de ces questions, sous l’égide compréhensive et attentive de l’Autorité administrante est un facteur positif de grande importance. L’Autorité administrante pourrait également contribuer à une évolution favorable de la situation d’une part en veillant de très près à ce que la jeunesse Hutu profite pleinement de toutes les possibilités d’éducation au Ruanda-Urundi et ailleurs, de manière à ce que l’élite Hutu ne reste pas en arrière par rapport au développement intellectuel de la jeune élite Tutsi : d’autre part en s’efforçant de modifier les institutions politiques aussi rapidement que possible de manière à garder les nouvelles élites en haleine, à ne pas décevoir l’enthousiasme et les espoirs que leur confiance dans les idées de la démocratie moderne auraient pu faire naître, et à éviter que ces déceptions n’attisent les flammes des conflits d’intérêts raciaux.