Dian commençait à émerger du désespoir profond dans lequel elle avait sombré. Aussitôt après, elle entra dans une des périodes les plus productives et heureuses de sa vie. Elle était sur le point d’assurer sa notoriété sur le plan académique, des étudiants de Cambridge et d’ailleurs, désireux de travailler à Karisoke, collaboraient régulièrement à son projet et elle pouvait enfin disposer d’un peu plus de temps pour se consacrer à son activité préférée : l’observation de ses gorilles.

En 1972, il existait huit familles composées de quatre-vingt-seize gorilles, situées en bordure ou dans la zone même de recherches. Pendant que les étudiants et l’équipe de pisteurs avaient l’oeil sur les autres, Dian passait le plus clair de son temps avec le Groupe 4 qui s’était si bien habitué à sa présence qu’ils la considéraient comme un membre de la famille.

Il s’agissait du groupe que les braconniers lui avait montré dès le premier jour de son arrivée à Karisoke. A l’époque, il comprenait quatorze membres dont le chef était un vieux dos argenté qu’elle avait surnommé Whinny parce qu’il poussait des cris étranges comme des hennissements. A la mort de Whinny, en 1968, Dian et un groupe de porteurs l’attachèrent à des perches en bambou et le transportèrent à l’hôpital de Ruhengeri où il fut soumis à une autopsie. Le patriarche qui semblait avoir une trentaine d’années souffrait d’au moins trois maux qui avaient pu lui être fatals : une péritonite, une infection crânienne qui était peut-être une méningite et des poumons sérieusement atteints qui expliquaient peut-être ses hennissements.

Le groupe comportait deux autres dos argentés, Amok et l’Oncle Bert, mais ce fut à ce dernier qu’échut la charge de patriarche. Son demi-frère, Amok, semblait souffrir, selon Dian, d’une maladie chronique qui rendait son comportement imprévisible. Il finit par vivre en marge du groupe jusqu’au jour où il disparut.

Quant à Oncle Bert, ainsi nommé en souvenir de l’oncle de Dian qui l’avait financièrement aidée pendant sa jeunesse, il avait nettement le comportement d’un oncle et s’amusait souvent avec les plus jeunes du groupe. En le rencontrant pour la première fois en 1967, elle avait estimé son âge à cinq ans. Il y avait aussi le jeune mâle Digit, un noir-noir, qu’elle avait surnommé ainsi parce qu’il avait un doigt cassé et déformé. II semblait aussi avoir cinq ans lors de leur première rencontre, en 1967. En 1972, il était encore assez jeune pour participer aux prouesses acrobatiques des adolescents, mais il commençait en même temps à assumer la protection de la famille.

Les deux femelles aînées du groupe étaient la Vieille Chèvre acariâtre qui semblait être la matrone et Mme X. Cette dernière avait une santé fragile qui empira après la mort de Whinny et elle finit un jour par disparaître.

Au cours de sa cinquième année d’études, Dian observait le comportement et l’évolution du groupe après trois morts, trois naissances et la migration de trois jeunes femelles. Toute la valeur et l’originalité de ces recherches résident dans l’observation du comportement des groupes sur une longue durée et dans les changements qui surviennent entre les groupes ou à l’intérieur d’une famille. Mais Dian était consciente qu’il n’était pas possible de comprendre les relations sociales du gorille de montagne tant qu’ils n’avaient pas été étudiés sur quelques générations.

Elle était souvent accaparée par les plus jeunes du Groupe 4 qui la traitaient presque comme une des leurs. Digit appréciait sa présence tout particulièrement. Dans de telles occasions, Dian renonçait à prendre des notes et s’abandonnait à la joie d’être ainsi acceptée par eux. Elle leur faisait la toilette et leur permettait d’en faire de même sur elle ; elle s’allongeait au soleil avec eux, chatouillait les tout-petits et échangeait des rots de complicité avec les femelles plus âgées. Ces contacts intimes étaient, pour elle, d’une intensité « incommunicable » et elle en était souvent émue aux larmes.

J’avais l’impression que Digit attendait avec impatience le contact avec les observateurs de Karisoke qui étaient pour lui une source d’amusement… Chaque fois que des étrangers m’accompagnaient, il semblait en éprouver du plaisir et m’ignorait complètement pour s’occuper d’eux en les reniflant ou en effleurant leurs vêtements ou leurs cheveux. Quand j’étais seule, il m’invitait souvent à jouer en se renversant sur le dos et en agitant ses jambes pendant qu’il me regardait en souriant comme pour me dire :

« Comment peux-tu me résister ? ». Dans de tels moments, je crains que mon impartialité scientifique ne m’ait souvent abandonnée».

En grandissant, Digit devint plus sérieux, mais le lien qui existait entre eux ne disparut pas. Par un jour de pluie où elle devait observer le Groupe 4, Dian résista à la tentation d’aller retrouver Digit qui se protégeait du déluge à une dizaine de mètres des autres animaux. Ne voulant pas interférer dans son indépendance naissante, elle respecta sa solitude et s’installa à quelques mètres du groupe de formes accroupies, à peine visibles à travers l’épais brouillard. Quelques minutes plus tard, elle sentit un bras autour de ses épaules et rencontra le doux regard des yeux bruns de Digit. Il la regarda d’un air pensif, puis lui tapota la tête et s’assit à côté d’elle.

J’ai posé ma tête sur les genoux de Digit, une position qui était amicale et me permettait en même temps d’observer la blessure qu’il avait au cou. La plaie ne suppurait plus, mais elle avait laissé une longue cicatrice avec de nombreuses ramifications tout le long du cou.

J’ai lentement pris mon appareil pour faire une photo de la cicatrice. Mais j’étais trop près pour la mettre au point. Au bout d’une demi-heure, la pluie s’arrêta et Digit, sans crier gare, étira la tête en arrière et bâilla longuement. Je pris aussitôt un instantané. Sur la photo, mon gentil Digit a l’air du monstre King Kong à cause du bâillement qui avait découvert ses canines impressionnantes.

Digit s’était blessé au cou au cours d’une violente rencontre entre le Groupe 4 et le Groupe 8. Comme il s’était attribué la fonction de surveillance périphérique, il avait été le premier à essuyer les coups des intrus qu’il essayait de chasser. La blessure qu’il avait reçue s’était profondément infectée, son état de santé s’était détérioré, il était devenu solitaire au point que Dian avait craint qu’il ne devienne comme Amok. Mais heureusement, l’animal la détrompa rapidement.

Cette profonde affinité de Dian avec les gorilles était aussi incompréhensible pour les autres que pour elle-même qui avait du mal à l’expliciter. Parfois, elle y arrivait partiellement.

J’ai entendu un bruit dans le feuillage à côté de moi et suis tombée sur le beau visage confiant de Macho qui me regardait. Elle avait quitté son groupe pour venir vers moi. En sentant l’expression de douceur, de tranquillité et de confiance qui émanait des yeux de Macho, j’ai été envahie par la profondeur extraordinaire de nos rapports. L’intensité poignante de ce don d’elle-même ne sera jamais altérée

Tous ceux qui ont passé un certain temps en compagnie du gorille de montagne connaissent ce sentiment de parenté, mais pour Dian, il coulait de source. Les mots essentiels de ce passage révélateur sont douceur, tranquillité et confiance, trois éléments douloureusement absents de ses relations avec ceux de sa propre espèce.

Parmi les animaux, les gorilles n’étaient pas ses seuls amis. Son coq, Dezi, jouissait de la compagnie d’un important harem dont le sort n’était jamais celui des poules au pot. Elle nourrissait aussi deux corbeaux, Charles et Yvonne, qu’elle guettait à l’heure des repas. Et par les nuits calmes, elle observait avec affection les souris qui couraient dans tous les sens sur le plancher de sa cabane.

Cette nuit, des souris en train de s’accoupler. Deux autres se battent au milieu du plancher. Vraiment comique. Elle prodiguait de l’affection à son chien, Cindy, et au singe, Kima. En 1969, elle s’était arrêtée à une station-service, dans un village, quand un homme « au regard fuyant » l’aborda pour lui vendre, au prix de trente dollars, le contenu mystérieux d’un panier en osier. Dian prit le panier, souleva le couvercle et découvrit le petit singe Kima, ébouriffé et blotti dans l’obscurité. Après s’être lancée dans une diatribe féroce contre ce commerce illégal et immoral, elle emporta le petit animal avec elle.

C’était une petite femelle de deux ans et Louis Leakey et Rosamond Carr qui savaient d’expérience le pouvoir de multiplication de l’espèce ne purent empêcher Dian de l’adopter. Elle arriva à modérer les tendances destructrices de Kima en lui fournissant des espèces de poupées de son qu’elle fabriquait avec des chaussettes, ou bien des jouets qu’elle achetait aux États-Unis. Mais cela n’empêchait pas Kima de faire périodiquement des ravages dans le camp. Malgré de copieuses rations de pousses de bambou, de fruits et de légumes, le singe se prit d’une passion effrénée pour la nourriture humaine, y compris la bière, ce qui mit régulièrement en péril les repas et les provisions des habitants du camp.

Pendant le jour, Kima avait le droit de vagabonder dans le camp, ce qui avait pour résultat de terrifier les visiteurs — en particulier les Africains — qu’elle attaquait en poussant des cris et en les mordant. Elle mordait souvent les mains de Dian qui l’enfermait pour la nuit. II arrivait que ces morsures soient sérieuses comme cette fois où un muscle de l’index de Dian fut atteint. La blessure mit des semaines à guérir, mais Dian n’en voulait jamais à Kima. Pendant la nuit ouquand il faisait mauvais, le singe partageait souvent la cabane et la couche de sa maîtresse. Dian tolérait ses instincts destructeurs comme un tribut à payer à un animal domestique.

Quant à Cindy, c’était un petit chiot que ses amis européens « d’en bas » lui avait offert pendant l’été 1968. C’est ainsi qu’elle désignait le monde situé au-delà des volcans. Ce chien représentait, pour elle, celui qu’elle avait tant désiré pendant son enfance. Et de tous ses amis animaux, ce grand boxer brun devint son préféré. Un jour, quand Cindy n’avait que neuf mois, elle suivit la piste des porteurs et disparut alors que Dian était occupée avec ses gorilles. Quand elle revint au camp, trempée et épuisée, et que l’équipe lui annonça la disparition de Cindy, elle se transforma en une furie vengeresse. Injuriés par Dian, les pisteurs partirent à la recherche du chien dont ils retrouvèrent les traces de pas parmi celles d’un groupe d’hommes. Il semblait évident qu’« elle avait été capturée et emportée par des bergers ou des braconniers ». Dian mit au point un stratagème désespéré. Aidée de ses hommes, elle encercla et captura quelques douzaines de bovins qu’elle ramena près de sa cabane. Puis elle demanda à ses pisteurs de diffuser le message suivant : pour chaque jour d’absence de Cindy, une vache serait abattue.

Vers le matin, l’infortuné berger Tutsi dont le troupeau avait été pris en otage s’aventura à l’entrée du camp pour annoncer que le chien avait été localisé dans un ikibooga, un camp de chasseurs appartenant à des braconniers dont le chef était Munyarikiko, de la tribu Twa. C’était ce même homme qui avait capturé Coco et Pucker après avoir tué presque tous les gorilles du groupe.

L’ikibooga était trop loin de Karisoke et l’état des poumons de Dian ne lui permettait pas d’y arriver rapidement. Elle arma ses hommes de pétards et de masques de carnaval et les envoya en expédition. Plusieurs heures plus tard, ils revinrent avec le chien et racontèrent en riant la terreur des braconniers devant cette attaque masquée et explosive. Le troupeau fut rendu à ses propriétaires, l’équipe fut récompensée et la vie à Karisoke reprit son cours normal.

Un an plus tard, Cindy était de nouveau kidnappée par l’incorrigible Munyarukiko et sa bande. Cette fois, elle fut sauvée par le père du même berger Tutsi qui l’avait localisée la première fois. C’était un vieillard grand et digne que Dian récompensa généreusement et envers lequel elle exprima sa gratitude plus tard, en engageant son fils à Karisoke. Il lui fallut attendre jusqu’en février 1972 pour avoir l’occasion de savourer sa revanche sur Munyarukiko.

En revenant du Groupe 5, j’ai trouvé Munyarukiko accompagné par les gardiens du parc. J’étais ravie Il a fallu quatrepersonnes Pour l’attraper. Il s’est échappé pendant que les gardiens me parlaient, mais ils l’ont rattrapé et ramené. Je lui ai craché dessus, l’ai frappé, puis il a eu droit à une scène de magie, accompagnée de gaz lacrymogènes. Ensuite, nous l’avons attaché avec des chaînes dans la cabane des hommes.

Le lendemain matin, Dian accompagna Munyarukiko et son escorte armée à Ruhengeri où il fut emprisonné par le préfet de police. Deux jours plus tard, il était condamné à deux ans de prison pour braconnage. Dian distribua vingt-cinq dollars à chaque gardien, une petite fortune investie dans l’espoir d’améliorer la surveillance du parc. Dian n’avait aucune tolérance pour ceux qui maltraitaient les animaux.

Quand je travaillais dans le ranch de Montana, il y avait un de ces chasseurs qui adorait capturer des écureuils vivants. Il les pendait à une barrière et pendant que les animaux se débattaient, il s’exerçait à leur tirer dessus avec son fusil de chasse. Je lui ai demandé d’arrêter cela, mais il a ri et m’a envoyée promener. Il se préparait à la saison de chasse où il traquait le cerf et tout ce qui bougeait. Eh bien, quelqu’un a dû se charger de mettre de la boue dans son fusil parce qu’un beau jour, il a éclaté entre ses mains et le choc lui a cassé le nez. Bien fait pour lui !

Une autre fois, au cours d’un voyage à Ruhengeri, Dian et un étudiant conduisaient la voiture à travers la rue principale de la ville quand ils virent un homme qui frappait un berger allemand, malade et famélique. Avant même d’arrêter 1a voiture, Dian tira un coup à travers la portière pour secourir l’animal. Le bourreau du chien s’enfuit et Dian apprit par des badauds qu’il appartenait à une femme américaine, mariée avec un Africain. Elle mit l’animal dans sa voiture, trouva la maison de la femme et lui annonça, les dents serrées, que le chien ne lui serait rendu qu’après avoir été soigné à Karisoke. La propriétaire qui était nettement plus petite que Dian accepta, mais elle eut tout de même le courage de téléphoner plus tard à son hôtel pour l’accuser de vol d’animaux.

A Karisoke, un étudiant mécontent fut chargé de construire une cabane pour le chien et de le soigner sous la surveillance de Dian. Il finit par être remis à sa propriétaire avec des instructions strictes sur les soins à lui prodiguer et la menace de le reprendre pour de bon s’il était maltraité à nouveau.

Dian continuait à avoir un regard critique et désapprobateur sur les étudiants qui venaient travailler à Karisoke. Elle était surtout dérangée par leur douceur d’intellectuels et leur narcissisme juvénile qu’elle qualifiait de « moite ». Peut-être leur enviait-elle leur jeunesse et leur absence de responsabilités.

Je reviens d’un voyage à Kabara. Il y a quatre jours, j’ai dû y installer six petits vilains étudiants pour le travail de recensement. Je n’ai pu profiter de toute la beauté du site qu’en revenant à travers le col, accompagnée d’un porteur. D’avoir à changer les couches de six bébés m’a ôté la joie de ces quatre jours.

 Parmi la douzaine d’étudiants des universités anglaises et américaines qui travaillèrent à Karisoke entre 1970 et 1974, quatre d’entre eux trouvèrent grâce aux yeux de Dian. C’étaient ceux qui plaçaient les intérêts des gorilles au-dessus des leurs. Ils gagnèrent son estime en adoptant la même attitude spartiate envers le manque de confort environnant, en se battant contre les braconniers et les bergers au risque de leur vie, en se vouant entièrement à la localisation et à l’observation des animaux par tous les temps et, par-dessus tout, en respectant les gorilles, ces créatures superbes qui leur accordaient le privilège de tolérer la présence humaine.

Parmi cette poignée de méritants, un étudiant se distinguait tout particulièrement : il s’agissait de Sandy Harcourt de l’université de Cambridge. Il avait abordé Dian après une séance de diapositives à Cambridge et lui avait demandé s’il avait une chance de travailler pour elle à Karisoke. Ses résultats universitaires étaient impressionnants et sa minceur sauvage lui plut. Elle accepta de l’engager pendant une période de trois mois au cours de l’été 1971 pour participer au recensement. Encouragé par Dian, il revint l’année suivante pour entreprendre des recherches sur le comportement des gorilles, en vue de sa thèse de doctorat.

Au cours de ses trois mois de recensement, Dian ne rencontra pas souvent Sandy Harcourt qui passait le plus clair de son temps dans des campements de fortune, isolé dans la nature. Mais lorsqu’il revint en juin 1972, Dian qui venait de rompre définitivement avec Bob Campbell l’installa dans la hutte qui s’était libérée et qu’elle s’était acharnée à redécorer.

Petit, mince, retroussant souvent les manches de sa chemise pour mettre en valeur ses bras musclés, Harcourt avait les traits classiques et anguleux de l’Anglo-Saxon. Ses yeux et ses cheveux bruns lui donnaient cet air intense des jeunes pilotes de guerre britanniques. Il était de vingt ans plus jeune que Dian qui le trouvait attachant. Au bout de quelques mois, il signait ses petits mots par « Tout mon amour, Sandy », et elle commençait ses réponses par « Mon très cher Sandy ». Le journal de Dian montre bien la tendresse qu’elle éprouvait pour lui.

Nous sommes descendus faire des courses à Ruhengeri et, sur le chemin du retour, avons rencontré quelques bergers Tutsi avec leurs troupeaux de bétail. Sandy s’est lancé à leur poursuite comme un tigre et un jeune Tutsi a eu si peur qu’il est venu se réfugier auprès de moi. De retour au camp, Sandy a pleuré de rage : l’idée de rencontrer des vaches sur la piste où se trouvait le Groupe 6 ce matin lui était insupportable. Je lui ai préparé un gin-tonic et il s’est excusé d’avoir perdu son sang-froid. Pauvre garçon, je suis désolée pour lui, mais il doit apprendre à vivre avec cela. Il y a une semaine, nous sommes partis chercher le Groupe 5 et, le temps de les trouver, j’étais bien fatiguée. J’ai eu un accès de toux, mais Sandy a été si gentil et doux avec moi. C’est un plaisir que de l’avoir dans le camp.

Au mois de novembre, Dianconfia Karisoke à Sandy Harcourt et à un autre étudiant de Cambridge, Rie Elliott, et partit pour les États-Unis. Elle devait aider la National Geographic à préparer le film tourné par Bob Campbell et Man Root, puis se rendre à Cambridge pour y séjourner pendant un trimestre. Quitter Sandy ne fut pas une chose facile.

J’avais préparé un petit déjeuner d’adieu qui était affreusement brûlé. Il était là, sans manger, très silencieux, et d’un coup, il a éclaté. Il a dit qu’il ne supporterait pas mon absence et m’a tenue si fort qu’il a laissé une marque sur mon bras. En quittant la montagne, nous étions tous les deux en larmes.

Harcourt était si déterminé à gagner l’admiration de Dian qu’il se mit à combattre de manière fanatique le braconnage et le bétail Tutsi.

Un jour, il était parti à la recherche du Groupe 5 qui se promenait près des champs des fermiers, au pied de la montagne. Il n’était pas à l’aise à l’idée qu’ils étaient « si près des métèques » (sic). Un groupe de gorilles avait été massacré à l’époque de Goodall, et Harcourt était persuadé qu’il s’agissait d’un acte de vengeance dirigé contre Goodall qui poursuivait les braconniers. Il craignait la même vengeance sur le Groupe 5 parce que lui-même avait tué quelques chiens de braconniers et une vache. Il avait dit à Dian qu’il regrettait de les avoir abattus, mais il était tellement en colère contre les braconniers qu’il ne refusait qu’une seule chose : tirer sur un homme.

Lorsqu’il lui avoua avoir frappé un Tutsi, Dian en fut très affectée. Mais il se justifia en disant que l’homme avait essayé de l’assommer et qu’en cas d’enquête policière, il pouvait plaider la légitime défense.

Dès son retour à Karisoke, Dian et ses étudiants continuèrent à harasser les bergers. En juillet 1973, elle partit à la poursuite d’un troupeau, accompagnée de Sandy et Ric Elliott. Le plus clair de la journée se passa à réunir le troupeau éparpillé dans une forêt dense et moussue. Finalement, ils réussirent à conduire le bétail hors de la piste, vers les terres cultivées où les bovins se mirent à saccager les plantations de pommes de terre et de haricots. Ayant toutes les raisons d’être en colère, les fermiers Hutu encerclèrent le trio de Blancs. Sandy commença à se battre avec quelques hommes, puis l’un des fermiers attrapa Ric Elliott et essaya de l’attacher. Sentant que la situation devenait incontrôlable, Dian sortit son pistolet pour couvrir leur retraite vers la montagne.

Tout en ayant gagné une bataille contre les bergers, les mesures sévères qu’elle était parfois obligée d’adopter préoccupaient et déprimaient Dian.

Vers la fin du mois d’août, le terrain d’observation était envahi par le bétail dans une espèce d’ultime tentative des Tutsi qui affirmaient ainsi leur droit ancestral sur la région. Dian et ses étudiants réagirent avec une férocité qui leur valut la victoire, mais les échanges de coups de feu tuèrent un grand nombre de bovins et plongèrent Dian dans le dégoût d’elle-même.

Je me déteste pour avoir fait cela. Ces pauvres vaches n’ont pas à mourir. Je ne peux pas le supporter. Pour fuir cela, j’ai grimpé sur les crêtes. Des nappes de brouillard tourbillonnaient avec la pluie, la pluie et encore la pluie. Pendant un moment d’accalmie, je me suis étendue sur l’herbe, j’ai regardé le camp que je surplombais et me suis demandé pourquoi je me faisais du souci. Dans quelques années, je serai morte et il ne restera rien du campement que les indigènes détruiront. Toute cette recherche donnera un doctorat et beaucoup de bêtises. Et c’est tout !

Le problème du bétail dans le parc finit par se résoudre en 1973, quand Dian fut convoquée à Ruhengeri, dans le bureau du nouveau préfet de police désigné par la dictature militaire qui venait de prendre le pouvoir au Rwanda.

J’étais morte de peur parce qu’il s’agissait des vaches et j’étais plutôt prête à faire de la prison que de payer pour les avoir tuées. Mais le nouveau préfet était un homme charmant, parlant parfaitement l’anglais (il a été ambassadeur en Amérique, au Kenya, à Paris et en Belgique) et il a réglé toute l’affaire. J’étais accompagnée de mon porteur principal, Rwihandagaza, qui me servait de témoin et qui a raconté à tout le monde que le préfet avait pris notre parti. Depuis lors, les troupeaux ne se sont montrés que deux fois, mais nous ne jugeons plus très sage de les tuer. J’en ai eu assez.