Le Règne de Yuhi IV Gahindiro
LE REGNE DE YUHI IV GAHINDIRO. 22ème Roi, ± de 1746 à 1802 ?
a) Retour de Gatarabuhura et le triomphe d’un bébé.
281. Le désarroi général pour l’homme du commun n’était cependant pas sans remède et les fidèles de Mibambwe III ne s’y arrêtèrent pas un instant. Il y avait une grande dame, appelée Nyiratunga, veuve du grand Libérateur Gihana. Elle habitait à Gikoma près Ntongwe (Commune actuelle de Ntongwe, en Préfecture de Gitarama). Mibambwe III avait organisé l’année précédente une partie de chasse dans la région du Mayaga. Il avait reçu l’hospitalité chez Nyiratunga et y avait séjourné tout le temps de la chasse. Nyiratunga avait plus tard fait annoncer au Roi qu’elle était enceinte. Il lui était né un fils, juste quelques mois avant la mort du monarque. Celui-ci avait envoyé les cadeaux d’usage signifiant la reconnaissance de la paternité et avait fait imposer à l’enfant le nom de Gahindiro, imitant en cela ses deux ancêtres-homonymes (Mibambwe I et Mibambwe II), dont chacun avait eu un fils de ce nom Gahindiro, Mibambwe III venait à peine d’expirer, que les Dépositaires du Code ésotérique dépêchèrent une délégation de leur collègues, escortée de nombreux guerriers du prince Balyinyonza fils de Kigeli III et du Chef Nkebya, pour mettre en sûreté le nouveau-né et la désormais Reine mère Nyiratunga. Ils furent immédiatement soumis au cérémonial de l’intronisation, sans plus attendre le délai traditionnel des 4 mois, car les événements pressaient.
282. Apprenant la mort de Mibarnbwe III, en effet, le prétendant Gatarabuhura s’était hâté de repasser la frontière en sens inverse pour se faire reconnaître comme le vrai successeur de Kigeli III. II n’y avait guère plus rien à redire à la chose et ses partisans le reçurent avec enthousiasme, tandis que ceux qui ne l’étaient pas se hâtaient de rectifier leur position partout où il passait dans les régions orientales. Avant de quitter le Gisaka, il aurait demandé à Kimenyi IV de lui fournir une escorte armée, afin de parer à toute éventualité, car on ne pouvait jamais rien savoir pour les tout premiers débuts. Le monarque du Gisaka lui aurait dit : « Je suis prêt à vous soutenir ; mais vous devez me rétrocéder le Buganza en récompense des services que je vous ai rendus ». Gatarabuhura aurait répliqué : « Mais si je vous rétrocédais le Bugannza, où ferais-je pacager mes troupeaux de nyambo ? » Et Kimenyi aurait conclu : « Dans ce cas, vous n’aurez pas mes guerriers. Et j’ai même appris que Mibambwe III laisse un petit garçon. Allez- vous arranger d’abord avec lui, puis nous reparlerons du Buganza et de vos troupeaux de nyambo » ! Le souci de Gatarabubura et de ses futurs troupeaux au Buganza doit tout de même avoir été formulé, car la réflexion a passé dans la langue à l’état de dicton, applica-ble à ceux qui renoncent aux avantages certains pour en sauvegarder d’imaginaires dont ils rêvent devoir bénéficier, mais qu’ils n’atteindront jamais.
283. Dans sa marche triomphale, après avoir parcouru la zone orientale du pays, Gatarabuhura traversa la Nyabarongo et s’engagea dans le Nduga à la tête d’innombrables guerriers. La Cour du jeune Yuhi IV Gahindiro se tenait à Butare, localité où se trouve le dispensaire de Ruhango, sur la route en l’actuelle Commune Kigoma, Préfecture de Gitarama. Gatarabuhura fixa son quartier général à Mayunzwe, en la Commune actuelle Tambwe, de la même Préfecture. Un conseil en soi utile lui fut donné alors : « Pourquoi, lui dit-on, allez-vous engager une bataille pour verser inutilement le sang de vos sujets ? Car ceux qui sont avec Nyiratunga seront demain vos sujets. Pourquoi n’envoyez-vous pas quelques hommes pour assassiner cette femme et son fils? » Gatarabuhura accéda à ce conseil et désigna des émissaires qui se rendraient à Butor° au cours de la nuit. Mais un espion bien placé en informa la Cour du jeune monarque.
284. Il était, à première vue, plus simple de tendre le piège aux émissaires assassins et de les arrêter. Mais dans ces luttes dynastiques, bien peu de choses suivent le cours de la simplicité : on décida plutôt de leur tendre un piège magique. La situation de Yuhi IV étant devenue critique, du fait que Gatarabuhura était visiblement le plus fort, il fallait annihiler sa force par l’intervention d’une mort libératrice. Une servante de la Cour, appelée Kiyange, s’offrit pour se substituer à la Reine mère. Il fallait un bébé pour prendre la place de Yuhi IV : la femme de Cour appelée Nyirarnuhanda offrit le sien, du nom de Rubanzangabo. Les deux victimes désignées passèrent ainsi la nuit sur la couche que, normalement, la Reine mère et son fils devaient occuper. Les émissaires furent joués par les gardes de nuit qui, suivant les ordres reçus, ne devaient en rien gêner l’opération. Ainsi Kiyange et Rubanzangabo furent-ils exécutés en Libérateurs. La mère de Rubanzangabo, Nyiramuhanda, fut ensuite investie de la connaissance du Code ésotérique, privilège de tout temps interdit aux femmes, y compris même les Reines mères. La même récompense échut à Murengezi, fils de Kiyange, promu de sa condition de domestique de Cour à la dignité de Chef. Les émissaires de Gatarabuhura retournèrent auprès de leur maître pour lui apprendre que la mission avait été remplie. Le lende
main cependant, on entendit les tambours de Butare retentir à -l’heure habituelle pour le lever royal. Informations prises, les partisans du prétendant comprirent qu’ils avaient été trahis et que désormais la décision restait aux armes.
285. Mais une considération d’ordre familial devait jouer un rôle imprévu : parmi les compagnons de Gatarabuhura se trouvait le prince Semugaza dont il a été plus haut question (n° 271). C’était principalement sur lui que pouvait compter le plus l’un ou l’autre des adversaires. Il était là avec tous ses guerriers, dont surtout la Compagnie Urukatsa; l’ancienne Garde de Kigeli III Or la mère du prince était Mandwa, fille de Rutabana, soeur (de père et de mère) de la nouvelle Reine mère, Nyirayuhi IV Nyiratunga. Le prince avait donc en conscience un problème grave : n’importe quelle autre Reine mère succédant à Mibambwe III aurait pesé peu à ses yeux. Le problème changeait de face lorsqu’il s’agissait de sa propre tante, qu’il savait très liée avec sa propre mère. Aussi, lorsque l’ordre fut donné de se mettre en marche vers Butare, le prince forma-t-il sa colonne .à. part, ne voulant pas engager la bataille on même temps que les autres guerriers. Il s’attarda à considérer les péripéties .des combats et constata que les défenseurs de Yuhi IV cédaient progressivement. Dès que la déroute se dessina dans leur rang, Semugaza donna à ses terribles guerriers l’ordre de s’attaquer aux armées de Gatambuhura, et instantanément la victoire changea de camps. Ce que voyant, les guerriers commandés par un membre du Clan des Abega, originaire de la locale mu-Kayanza firent également volte- face et tournèrent leurs armes contre les partisans de Gatarabuhura. Ce geste passa dans les traditions à l’égal de dicton, pour fustiger tout retournement peu glorieux des opportunistes. Sans l’intervention préméditée du prince Semugaza., ces gens là, il était clair, n’auraient pas-abandonné la cause de Gatarabuhura.
286. Le prétendant n’était pas sur place pour assister à son désastre : il était resté à Mayunzwe en son quartier général. La nouvelle de sa défaite y vola sur les ailes du vent et son quartier général fut attaqué par les habitants de la localité, sous la direction du nommé Mutemura, fils de Byuma, ancien membre de la Compagnie Uburunga (n° 246). Gatarabuhura parvint cependant à s’échapper et il força la marche vers la Nyabarongo pour repasser à l’Est, espérant atteindre le Gisaka. En cours de route, il eut l’idée de s’arrêter à Kinyambi, chez l’un de ses échansons, qui ne manquerait pas de l’assister, pensait-il. Mais l’autre, au lieu d’assister le fugitif, l’arrêta et le conduisit en prisonnier à Butare. Le prétendant fut condamné à être noyé dans le puits de Bayanga, au Bugesera, où on le conduisit sous l’escorte d’hommes sûrs puissamment appuyés par une imposante armée.
Quant à son traître d’échanson, la Reine mère lui dit : « Votre devoir était d’aider votre maître à passer la Nyabarongo et de l’accompagner au Gisaka. Ce n’est pas par fidélité au nouveau Roi que vous avez agi, mais vous avez voulu vous faire prévaloir à peu de frais. Puisque vous avez été félon à l’égard de celui qui vous avait accordé sa confiance, qui pourrait-il désormais avoir confiance en vous ? Le traître fut livré au bourreau.
287. Le triomphe sur Gatarabuhura, comme on devait s’y attendre, donna lieu à la composition de plusieurs poèmes, grâce auxquels nous pouvons nous imaginer l’atmosphère du moment. Ainsi l’Aède Musare, dans le poème n° 78 : Ukuli kwimutsa ikinyoma ku ntebe = Le mensonge doit céder le siège à la vérité, fait l’historique de toutes les luttes antérieures de compétition au trône, en affirmant que le vrai Roi a régulièrement triomphé des prétendants. C’est la même idée que développe l’Aède Rurezi dans le poème 79: imana yeze ntiba irnbogo = le Taureau aux heureux présages ne devient jamais buffle : les complots ne peuvent venir à bout d’un Roi désigné par Dieu. Quant à l’Aède Kagaju, dans le poème n° 80: Inka zihawe nyirazo = Lorsque les vaches sont léguées au véritable héritier. Il nous apprend que déjà Cyilima Il, Kigeli III, et évidemment Mibambwe III, avaient successivement eu des agissements significatifs à l’égard de Nyiratunga, tous ces gestes démontrant qu’elle était prédestinée à un rôle peu commun. Le poème n° 81 : Inkingi Nkindi ateye u Rwanda = la Colonne par laquelle le Preux soutient le Rwanda, que certains attribuent à Kibarake, fils de Bagorozi (n° 266), mais que nous avons pratiquement classé « d’un Aède inconnu », chante les mêmes faits.
Parmi les partisans de Gatarabuhura, il y avait de moins compr-mis, parmi lesquels Ruzamba, fils du prince Sharangabo (celui-ci fils de Cyilima II) ; il était Chef de la Milice Abakemba (n° 247, 262). Il se promettait de passer inaperçu et de paraître partisan de toujours de la cause de Mibambwe III; une grande imprudence le trahit. C’est le poème n° 83, de l’Aède Kibarake : Urwango ruvuye ku busa = Une haine non provoquée, qui nous l’a appris. Ruzamba assassina clandestinement celui de ses confidents, appelé Mutabura, qui seul pouvait le compromettre. Il le fit enterrer secrètement à Butara., localité située non loin de Nyanza. Cet événement ayant été ébruité, Ruzamba passa la frontière et se réfugia au Gisaka.
b) Les débuts du règne et la grande famine «Rukungugu »
288. Chaque fois qu’un Roi mourait, tout le pays menait le deuil durant 4 mois, en attendant le cérémonial officiel du couronnement de son successeur. Or ce deuil, entre autres signes extérieurs, comportait la défense de cultiver à la houe. Il était simplement permis de cultiver au moyen de l’inkonzo, instrument en bois taillé de manière à avoir une pointe crochue, tenant lieu de la lame en fer de la houe (cfr n° 32). En pensant à tout un pays traînant 4 mois sans cultiver réellement, nous devons en conclure que l’avènement de chaque monarque devait coïncider au moins avec une disette généralisée.
-A l’avènement de Yuhi IV Gahindiro, ce ne fut pas une disette, ni une famine ordinaire, mais un fléau. La complication vint du fait que l’intronisation coïncida avec une sécheresse prolongée, qui mérita à cette famine l’appellation de Rukungugu = amas de poussières. La Cour exécuta la célébration du Code ésotérique (Voie de la Sécheresse), destiné à conjurer le fléau. L’Aède Musare, dans le poème n° 85 : Urugumye urukanga Umwami= les cas difficiles sont réservés au Roi, nous décrit les déplacements de la Cour qui zigzagua dans la zone du Nduga et du Marangara, « la recherche de la pluie ». Elle finit bien par arroser le Rwanda, et l’Aède y voit un signe évident que le nouveau Roi était bien l’élu de Dieu. C’est au même sujet que l’Aède Mutsinzi consacre le poème n° 86 Yaramutse umuvumbi, imvura = Elle s’est déversée de bon matin, la pluie. Il nous assure que même les régions, d’habitude si sèches, tel le Mayaga, se présentaient comme des étangs. La récolte qui s’ensuivit fut exceptionnellement riche et mérita l’appellation de Nyagishyimbo = aggrégat de haricots.
289. N’oublions pas cependant que le monarque était un bébé : depuis son intronisation personne ne l’avait vu de ses yeux, en dehors des familiers de la Cour. On continua ainsi à le cacher, les conseillers estimant qu’il ne convenait pas de montrer au peuple son souverain en cet état, et qu’il fallait attendre qu’il eût au moins l’âge de raison. On mettait de la farine sur un van et on y imprimait la plante de ses pieds : le van circulait dehors et les curieux pouvaient contempler l’empreinte et juger où en était le développement de leur Yuhi IV Gahindiro. Finalement cependant, l’impatience du peuple ne put plus s’en satisfaire. Lorsque la Cour se trouvait à Gitwiko près Mpushi (cfr n° 229), le peuple gronda : « Nous avons assez de la farine ! Qu’on nous montre le Roi, quel que soit son état ! Nous savons qu’il est encore un nouveau-né, mais nous voulons le Voir tel qu’il est » La. Cour dut s’y résoudre : la Reine mère apporta son fils sur la place extérieure et le montra au peuple. Cet acte fut accompli, bien entendu, dans le cadre d’une grande solennité. L’Aède Nsabimana, fils de Nyabiguma, consacra à cet événement le poème n° 84 : Mbwire abantu inyundo yacuze Abami = Je dirai aux hommes le marteau qui a façonné les Rois. Il reprend l’idée que la désignation des Rois est l’affaire de Dieu, et que les ondes du monarque, en se posant en prétendants, avaient fait montre d’une incompréhensible aberration, tout comme les compétiteurs antérieurs qu’il passe en revue.
290. La Reine mère gouverna le pays, assisté de son frère Rugagi, qui sera l’ancêtre éponyme de la Famille des Abagagi. Elle se rendait sur la place extérieure de sa résidence et s’entourait de Chefs, pour rendre la justice.. Voulant affirmer son autorité face aux hommes, elle fumait en public; laissant comprendre qu’elle agissait à visage découvert sans aucune restriction ni comportement que la coutume imposait aux femmes.
Lorsque plus tard son fils atteignit l’âge de jeune homme, cette femme tant louée par les traditions, convoqua les Chefs et le peuple sur la place publique ; elle leur dit : « Voici maintenant votre Roi. Jusqu’ici je me suis comportée en homme en attendant qu’il vienne me remplacer. A partir, de ce Moment je redeviens femme et je me retire à l’intérieur de ma maison » Elle tint parole, ne reparaissant plus en publie, ni ne fumant plus en présence des hommes. Les traditions disent que ce fut la seule de sa catégorie à en agir ainsi. Ceci ne signifie évidemment pas qu’elle ne joua plus un rôle politique ; mais elle le joua à l’intérieur, comme il convenait à une femme, sans plus s’imposer en public, rôle qui revenait à son fils majeur.
c) Le conflit avec le prince Semugaza et son départ en force à l’étranger.
291. Lorsque, au parti de Yuhi IV Gahindiro, le prince Semugaza fit cadeau de la victoire sur Gatarabuhura, il se présenta à la Cour, non seulement avec ses valeureux guerriers, mais encore avec des membres de l’ancienne opposition à Mibambwe III, qui étaient ses protégés. Parmi les protégés du vainqueur étaient le prince Rubaba que nous connaissons déjà (n° 273), et son neveu Kabano, fils de feu le prince Kazenga (celui-ci fils de Kigeli III). Ce dernier avait toujours vécu chez le prince Semugaza, qui l’avait éduqué dès son plus jeune âge. Une lutte d’influence, de soi explicable et prévisible, s’engagea entre les récemment ralliés et les féaux de toujours, ayant à leur tête le prince Balyinyonza, fils de Kigeli III, et le Chef Nkebya (n° 281). La Reine mère, en effet, outre les motifs de reconnaissance, témoignait au prince Semugaza des préférences inspirées par leurs relations du sang. Le prince Balyinyonza et le Chef Nkebya ne pouvaient se résigner à se voir évincer, ou à peu près, par ces nouveaux venus, qui n’avaient pas supporté le poids du jour et de la chaleur: Leur tactique consista cependant à éviter d’attaquer de front le prince« Semugaza. Ils résolurent de l’atteindre indirectement, en provoquant la disgrâce de ses partisans les plus en vue : le prince Rubaba et Kabano.
292. Ils représentèrent avec insistance à la Reine mère, que le jeune Kabano était en relation avec l’étranger en vue de se procurer du poison, sans doute destiné soit à la Reine mère, soit à son fils. Il est bien probable que la Reine mère enregistrait ses dénonciations sans grande conviction. Mais une machination bien orchestrée finit par la convaincre entièrement. Le prince Rubaba, en effet, vint un jour emprunter à la Cour une peau de chat-tigre en vue d’exécuter une cérémonie en l’honneur de Kigeli III. Ses ennemis firent voler chez lui la dite peau et, avec la connivence des employés à la Cour, envoyèrent quelqu’un simuler la danse nocturne des empoisonneurs à l’intérieur de la résidence royale. En entendant la maudite danse, la domesticité poussa haut les cris, et l’émissaire se sauva au plus vite en laissant la dite peau sur les lieux. La peau fut rapidement identifiée et le lendemain le prince Rubaba fut livré au bourreau, sous l’inculpation d’empoisonneur. Il ne pouvait se défendre de ce crime, la peau qu’il avait empruntée servant de pièce à conviction.
293. Les anciennes accusations contre le jeune Kabano montèrent immédiatement à la surface : il vivait dans l’intimité du prince Rubaba. La Reine mère fit appeler le prince Semugaza et lui révéla les soi-disant machinations de Kabano ; tout en assurant le prince qu’il était entièrement hors cause, la Reine mère lui demandait de livrer Kabano, qui avait trompé sa confiance. — « Si Kabano est empoisonneur, répliqua le prince, il ne peut l’avoir appris que de moi, car il a été éduqué dans ma maison. Je me considère, en conséquence, comme complice de lui ». Les objurgations de la Reine mère n’y changèrent rien : le parti du prince était irrévocablement pris, car il savait’ quels étaient les organisateurs de la machination. La Cour se trouvait alors à Gihara, dans l’actuelle Commune Taba, en Préfecture de Gitarama. Sous le coup de l’indignation, le prince sollicita de la Cour son congé pour se rendre chez lui à Mamfu, dans la Commune actuelle de Muhura, Préfecture de Byumba, sous le prétexte d’aller accomplir-une cérémonie de culte à Kigeli III. Les adversaires du prince avaient gagné la première manche sur le redoutable prince, car il était virtuellement en l’état de révolté. 11 s’agissait de l’y pousser de plus en plus et de le mettre officiellement hors la loi.
294. En quittant la Cour, le prince Semugaza ne put refuser à la Reine-mère la satisfaction qu’elle sollicitait avec insistance de retenir auprès d’elle son fils aîné appelé Ruyenzi. Il n’est pas douteux que la Reine mère voulait ainsi disposer d’un otage, qui cautionnerait la fidélité de celui qu’elle venait de pousser à une opposition dont on pouvait tout craindre. Mais lorsque le prince eut traversé la Nyabarongo, ses ennemis incendièrent en plein jour son pied-à-terre à la Cour. Ce que voyant de loin, le prince dépêcha à la Cour un messager chargé d’intimer à la Reine mère : « Envoyez-moi immédiatement mon fils, sans quoi je reviens moi-même le reprendre -de vive force ». La menace n’était pas vaine, car le prince était puissamment escorté de son inséparable Compagnie Urukatsa, tandis que la Cour n’était nullement préparée à une résistance armée. Ce fut ainsi que Ruyenzi fut immédiatement renvoyé à son père, qui continua son chemin, en état de révolté. Les messagers de la Cour qui lui furent envoyés pour présenter les excuses avec la promesse que les incidents regrettables du passé seraient oubliés, ne lui firent aucune impression.
295. Ayant passé quelque temps à Mamfu, Semugaza se rendit à Nyakayaga, dans la Commune actuelle de Gituza, Préfecture de Byumba, où il se mit ouvertement à préparer son départ vers le Ndorwa. La Cour imagina les moyens de lui barrer passage, en envoyant autour de Nyakayaga des Milices qui devaient y tenir des camps soi-disant des Marches. Mais la plus forte de ces Milices étaient Ababanda = les Escaladeurs, dont la Compagnie alors la plus en vue était celle appelée Abakotanyi = Lutteurs-acharnés, sous le commandement de Semujyende, lieutenant de son père Vuningoma (celui-ci fils du prince Nyarwaya-Karuretwa, fils de Yuhi III Mazimpaka). La Compagnie Abakotanyi campait à Rwata près Gahabo, en la Commune actuelle de Gituza, non loin de NYakayaga, surveillant de très près le prince Semugaza. Une Milice de récente formation appelée Abacumita = les Perforateurs, commandée par le Chef Busasa, campait autour de Nyabugando, au Nord de Nyakayaga ; tandis que la Milice Abashumba = les Pasteurs tenait son camp à Lyakimasha près Gabiro. La Milice Intaganzwa= les Invincibles était représentée, dans cet encerclement, par la Compagnie Abahura-mbuga = les Manieurs-du-javelot sous le commandement de Nyagatanda, suppléant du Chef Munana encore jeune (fils aîné de la Reine mère, qu’elle avait eu du Libérateur Gihana).
Quant au prince Semugaza, en plus de sa Compagnie d’élite Urukatsa = le Concasseur, il en avait une autre formée de Bahutu et qui s’appelait Abashahuzi = les Ernporteurs-du-trophée ; les traditions ne lui accordent pas une autre Compagnie de la Milice Ababito.
296. La Cour envoya le nommé Rugira, fils de Semakemba, celui-ci fils de Busyete (n° 229) pour inspecter tous ces camps. Toutes les
Compagnies défilèrent devant l’envoyé de la Cour, qui se rendit également à Nyakayaga auprès du prince Semugaza. Celui-ci se soumit sans difficulté à l’inspection et fit défiler ses guerriers devant Rugira. De retour à la Cour, il fit rapport sur sa mission et conclut en disant : « Fasse le ciel que les intentions prêtées à Serriugaza, de passer la frontière, ne soient pas fondées ! » A quoi le Chef Vuningoma répliqua : « Alors que les Abakotanyi se trouvent dans les environs ? » Et Rugira de lui répondre : «Je n’ai rien à répliquer, vu qu’il y va du sort de votre fils Semujyende qui se trouve à leur tête ! »
297. Ce Semujyende, descendant de Yuhi III Mazimpaka, était bien un proche parent du prince Semugaza. Il quitta un jour son Camp pour rendre visite à ce dernier, à Nyakayaga. Au cours de la conversation, Semujyende posa la question au prince : « On vous prête l’intention de vous exiler bientôt Est-ce vrai ? » Le prince lui répondit, comme il se devait, en le tranquillisant et en blâmant pareils bruits. Mais Ruyenzi, fils du prince, qui prenait part à l’entrevue, dit à Semujyende : «Il vous trompe. Nous avions décidé de quitter demain le Rwanda. Mais nos plans ont été changés, du fait que mes deux petits-frères ont parié pour une partie de chasse dans le marais du Rwagitima. Ils sont allés aujourd’hui et nous avons fixé notre départ pour après-demain. Ne vous inquiétez pas
du reste, car je vous donnerai le signal au moyen du tambour. Car, voyez-vous, jusqu’à présent les Abakotanyi et les Urukatsa ont bataillé du même côté. Je suis curieux de les voir se battre avant notre départ, pour que nous sachions enfin lesquels d’entre eux sont les plus forts ». Le prince Semugaza en fut atterré, mais son fils Ruyenzi s’en moqua bien.
298. L’un des partisans du prince, appelé Rukubita, fils de Ruzimizi, mit ses compagnons à l’épreuve. Au cours d’une réception des hauts- faits, il déclara devant toute l’assemblée : « Un brave ne peut continuer à dissimuler sa pensée devant ses compagnons, alors qu’il la mettra tout de même finalement à exécution ! Moi je me suis décidé à vous avouer que je n’accompagnerai pas Semugaza à l’étranger ! Je resterai au Rwanda pour essayer de sauver ce qui peut l’être ! » A cette déclaration auraient répondu dans le même sens les hésitants qui suivaient par respect humain. Dès que tout le monde eut parlé, Rukubita répondit : « Quant à moi, je suivrai le prince à l’étranger. Je voulais que se démasquent ceux qui, au moment critique, auraient pu nous lâcher. Qu’ils sortent du milieu de nous et rentrent chez eux ».
299. Au jour dit, Ruyenzi fit retentir le tambour à l’aurore pour annoncer le départ à Semujyende, dont le camp n’était pas notablement éloigné. La Compagnie Abashahuzi escorta le prince Semugaza et se dirigea vers le Nord, tandis que Ruyenzi, à. la tête des Urukatsa obliquait vers l’Ouest à la rencontre des Abakotanyi. Ces derniers étaient des héros renommés et se distinguaient par le fait de batailler tous en porte-boucliers. La rencontre fut meurtrière et on s’y attendait des deux côtés ; mais Ruyenzi remporta la victoire: Semujyende lui-même, commandant des Abakotanyi, fut tué. Tandis que les Urukatsa prenaient la direction du Nord à la suite
de Semugaza, ils triomphèrent sans difficulté de la Compagnie Abahura-mbuga que leur opposait Nyagatanda, de la jeune Milice Intaganzwa.
300. Quant à la Compagnie Abashahuzi qui escortait le hamac du prince Sennigaza, elle engagea en cours de route le combat contre les Abacumita, qui lui barraient le chemin en la localité appelée Nkamba, non loin de Nyabugando, au ruisseau dit Munyururu. Les Abacumita subirent une cuisante défaite et leur Chef Busasa y fut tué. En souvenir de cette bataille, la localité Nkamba =- Petits-rochers, fut dénommée mu Ngarnba-myambi = Où-la-parole-est-aux-flèches. Après cette bataille, les Abashahuzi attendirent les Urukatsa, car ils allaient affronter la Milice Abashumba sous le commandement de Binama, lieutenant de Mabano, celui-ci fils du prince Kimanuka. Mais Binama jugea plus prudent de ne pas intervenir, si bien que la caravane armée passa paisiblement dans le voisinage de son camp. Ainsi le prince Semugaza, à la tête de deux Compagnies bien aguerries avait triomphé d’un groupe d’adversaires supérieurs en nombre, qui se présentaient par paquets dispersés, lui permettant de les battre les uns après les autres.
301. Le prince Semugaza se dirigeait vers le Ndorwa, royaume naguère conquis par Kigeli III Ndabarasa. Nous savons que les Rwandais en avaient eu assez avec cette conquête, du moins sous la forme que ledit monarque voulait leur imposer. Aussi après sa mort le Ndorwa fut-il laissé inoccupé et, ses princes s’organisèrent-ils à leur guise, tandis que sous Mibarnbwe III le Rwanda était à ses fièvres de luttes internes. Il en dut être de même du Mubali, autre conquête de Kigeli III, car au départ de Semugaza son demi-frère le prince Sedindili tenait un camp des marches à Nyabigega, aux confins du Mubali à la tête de la Milice Ibenga = les Eaux-englou-tissantes. Ce Sedindili était du parti de Semugaza, mais il ne voulut pas s’exiler sous la protection de ce dernier. Se jugeant capable d’organiser indépendamment son départ, il fut battu par la Milice Abalima = les Ravageurs, du Chef Nyilurubenga, fils du Libérateur Gihana. Ainsi le fugitif parvint-il à gagner le Karagwe sans escorte, et y termina ses jours obscurément.
Quant au prince Sexnugaza, dès son arrivée au coeur du Ndorwa, les aborigènes reconnurent en lui le redoutable adversaire de na-guère, à la tête de la même Milice de Kigeli III. Personne n’osa s’attaquer à lui et il se tailla une principauté indépendante.
302. A quelques temps de là, au Rwanda, la vérité finit par se faire sur les événements ayant provoqué la mort du prince Rubaba et le départ à l’étranger du prince Semugaza. Le Chef Nkebya occupait une place éminente dans le pays. faut supposer que le prince Balyinyonza était mort entre temps, pour que Nkebya occupât seul ce poste de choix. Mais ce dernier mourut foudroyé, ce qui fut considéré comme une punition du ciel en relation avec l’affaire Semugaza.
Une circonstance inattendue vint mettre en lumière l’attachement de ce dernier aux ‘intérêts du Rwanda. La Cour avait envoyé une expédition contre le Bunyabungo et le pays attaqué infligea une honteuse défaite aux agresseurs. Ce qu’apprenant, le prince Semugaza aurait contourné le Rwanda par le Nord et progresse le long de la rive occidentale du lac Kivu. Il aurait attaqué le Bunyabungo et remporté une victoire éclatante. Il aurait fait du butin qu’il confia aux autorités du Rwanda. Sud-occidental, avec mission de l’envoyer à la Cour et d’y annoncer quo la défaite avait été venée. Puis il aurait suivi le même chemin et serait retourné au Ndorwa.
Yuhi IV Gahindiro avait alors pris en mains les affaires du pays. Il entreprit des démarches tendant à faire rentrer Semugaza dans le pays. L’intermédiaire choisi était le Chef. Mabano, fils du prince Kimanuka. Lorsque Semugaza pensa enfin pouvoir accepter, il se trouva atteint de tuberculose. Il fit savoir à la Cour qu’il n’é-tait plus en état de rentrer, mais qu’à sa mort ses fils et tous leurs compagnons rentreraient. Ainsi mourut-il au Ndorwa, en donnant ordre à son successeur Ruyenzi de rentrer au Rwanda.
d) Le grand favori du règne, Rugaju fils de Mutimbo
303. Bien entendu, l’influence politique d’un homme tel que Nkebya ou autre de la même génération, supposait les services rendus, et peut-être aussi le fait que la Reine mère fût en vie. Quant aux hommes de la génération de Yuhi IV Gahindiro, ils furent tous éclipsés par le Chef Rugaju, fils de Mutimbo. Il était issu d’un groupe immigré du Ndorwa, celui des Abashayigi. Son arrière-grand-père Kagubwa était un Chef puissant en son pays ; à la suite de luttes intestines, Kagubwa quitta son pays à la tête de sa Milice Abaseta et vint s’établir au Rwanda. Ce devait être probablement sous Kigeli II Nyamuheshera, époque à laquelle plusieurs autres groupes familiaux arrivèrent du Bugahe indubitablement sous ce monarque, suivant leurs traditions. A Kagubwa succéda son fils Senkunda, père de Mutimbo. Ce dernier, sous Mibambwe III, obtint le commandement de la corporation Bovine Umuhozi = le Vengeur et de celle dite Impeta les =Triomphatrices. Rugaju avait donc grandi dans les milieux de la Cour, dont son père était un fonctionnaire en vue.
304. Rugaju fut le grand favori du règne. Son influence était telle que Yuhi IV ne pouvait rien décider, ni investir quelqu’un sans l’avis de son grand favori. Dans ces conditions, rien d’étonnant que ses fiefs territoriaux couvrissent tout le pays. A partir de ses innombrables sujets, il créa la Milice Uruyange =la Floraison, à. laquelle correspond la corporation bovine ingeyo =le Blanc-de-colobe. Il reçut le commandement de la Milice Abashakamba = le Tourbillon (cfr n° 307), Garde royale de Yuhi IV ; le monarque décréta que sa Milice personnelle correspondrait désormais à la corporation bovine Umuhozi = le Vengeur, déjà commandée par Mutimbo, père du grand favori. Pour le commandement effectif de la Garde royale, Rugaju nomma son cousin Gashikazi, fils de Munene (celui-ci fils de Senkunda). Mais ladite Milice, composée de jeunes gens passablement turbulents, n’acceptait pas d’être placée sous la tutelle de Rugaju, si grand favori fût-il elle finira par se rebeller en corps contre lui et par se désigner à elle-même le Chef de son choix, le prince Nkusi, fils de Yuhi IV. Celui-ci mis devant le fait accompli se vit dans la nécessité d’approuver.
305. Les traditions concernant Rugaju sont nombreuses et certains traits anecdotiques mis sur son compte ne se prêtent pas à être repris dans un récit abrégé comme le nôtre. Nous nous limiterons à ce qui constituera la conclusion de l’affaire Semugaza. Après la mort de ce dernier, son fils Ruyenzi rentra au Rwanda à la tête de sa fameuse Milice. Seul Kabano, fils Kazenga, n’était pas de la caravane. La Cour avait demandé à Ruyenzi de ne pas l’amener au Rwanda, parce qu’à l’époque du conflit initial il s’était permis d’injurier.la Reine mère et que celle-ci y avait répondu par une malédiction solennelle. Ne pouvant ni rentrer au Rwanda, ni rester seul sur place au Ndorwa, Kabano s’exila au Karagwe.
306. À son arrivée dans le pays, Ruyenzi devint l’objet des faveurs du monarque, au point d’offusquer Rugaju. Peut-être la famille du grand favori avait-elle été du parti de Nkebya ? En ce cas, Rugaju aurait jugé que le fils de Semugaza était en voie de s’imposer au risque d’en arriver à tirer vengeance des ennemis d’antan ! Le fait est que Rugaju, à en croire les Mémorialistes, aurait suggéré au Roi qu’une Milice aussi valeureuse était seule capable d’infliger de graves défaites aux guerriers du Burundi qui harcelaient une zone de la frontière. Le Roi y aurait envoyé Ruyenzi tenir ce camp des marches. Mais Rugaju aurait ensuite pris ses dispositions pour empêcher les autorités régionales de soutenir le camp en cas d’at-taque, comme la stratégie traditionnelle le prévoyait (n° 231,1). On pousse l’accusation jusqu’à affirmer que les dispositions ainsi prises furent insidieusement signalées au Burundi, de sorte que les guerriers de ce pays organisèrent une expédition monstre qui anéantit le camp laissé à ses propres moyens. Ruyenzi y fut tué, ainsi qu’un nombre important de ses compagnons.
e) Yulti IV Gahindiro avec les pays environnants
307: En dehors du Karagwe protégé par un tabou (n° 163, 261), ainsi que les principautés du Bushubi et du Bujinja (n° 222, 241) intermédiaires précieux entre la Cour et les lointaines zones orientales d’où arrivaient les produits européens ou asiatiques, les traditions ne nous laissent entrevoir d’autres relations que guerrières et les pays étrangers, à partir du règne de Cyilima II Rujugira. Le Rwanda disposait certes de nombreuses Milices ; mais les traditions voulaient que chaque nouveau monarque en formât au moins une de plus à son avènement. Cette Milice, Garde royale du règne, se devait à elle-même d’éclipser les organisations similaires formées sons les règnes antérieurs et désormais commandées par de simples Chefs.
Yuhi IV en forma une, appelée Abadahindwa = les Irrefoulables. Mais, lorsque ses premiers membres furent en âge de prendre part aux combats, on s’aperçut qu’ils manquaient de hardiesse, qu’un bon nombre d’entre eux étaient franchement poltrons. Le monarque les écarta, en fit une Milice commandée par un Chef (cfr les Milices p. 131-132). Il créa à leur place la Milice Abashakamba = le Tourbillon (n° 304). Elle tint son camp des Marches à Nyaruteja, à la frontière Sud.
1) Luttes contre Ntare IV Rugamba, du Burundi.
308. La Milice Abashakamba fut placée dans le camp des marches situé à Nyaruteja (Commune actuelle de Kigembe, en Préfecture de Butare), sur la Kanyaru, Ce Camp des marches était traditionnellement réservé à la Milice en formation à la Cour. Au-delà de la Kanyaru, à Kamigara, Ntare IV Rugamba, du Burundi, avait également établi le camp de sa propre Milice appelée Inzobe = le Teint-brillant, sa propre Garde royale. Les Mémorialistes ont conservé des récits au sujet de nombreuses rencontres entre les deux camps, mais sans conquêtes possibles, la Kanyaru formant là une frontière naturelle pratiquement définitive.
309. Il en alla autrement à la frontière confiée à la Milice Nyaruguru = les Palatins (n° 231,1). Elle était alors commandée par le Chef Nyarwaya-Nyamutezi, fils de Mbyayingabo. La mère de ce Nyarwaya était la fameuse Nyiramuhanda que nous connaissons déjà (n° 284). Il avait été investi dans des circonstances d’exception. Son prédécesseur Senyamudigi, fils de Bideli (celui-ci fils du prince Nyarwaya-Karuretwa, n° 231,1) avait manqué d’énergie et les guerriers du Burundi foulaient à volonté la région qu’il devait défendre. Une fois ces guerriers s’avancèrent jusqu’à la colline de Coko (Commune actuelle de Mubuga, en Préfecture de Gikongoro). L’un d’entre eux mima la détresse du Rwanda : il frappa de son bâton sur le sol et poussa des hurlements de douleur, lesquels
il mettait dans la bouche du Rwanda. Il ajouta : « 0 Rwanda, hurle de douleur, car tu n’as personne pour te défendre ! » L’indolent Senyamudigi n’en fut pas informé, mais cette histoire fut annoncée à la Cour par un informateur indigné. La Cour convoqua Senyamudigi et lui demanda comment le Rwanda avait hurlé de douleur sous les coups du Burundi. Il n’en savait rien. Il fut destitué incontinent, et son commandement passa à Nyarwaya-Nyamutezi.
310. Ce Nyarwaya changea le cours des choses sur cette portion de la frontière. Il harcela l’ennemi et lui enleva toute idée de ses incursions d’antan. Dans cette lutte se distingua grandement un immigré du Gisaka, du nom de Matabaro, ainsi que ses deux fils Rubare et Rugimba. Ce fut autour de ces trois que les Bahutu de la frontière furent constitués en une corporation de lutteurs appelée Abahebyi = Ceux qui ne tiennent phis à la vie. Cette corporation devait se perpétuer au sein de la Milice Nyaruguru et devait maintenir la renommée de lutteurs d’élite. Les exploits de Matabaro étaient tels, que son Chef le présenta à la Cour pour être magnifiquement récompensé. Yuhi IV donna à ce farouche guerrier un carquois rempli de flèches, décrétant en sa faveur qu’il devait s’en servir sur le champ de bataille uniquement pour abattre les Rwandais qui reculeront devant les guerriers du Burundi. Ce fut à cette époque que l’ancienne province du Buyenzi, actuellement englobée dans la Préfecture de Gikongoro (les Communes Kivu et Nshili) fut progressivement gagnée sur le Burundi et rattachée au Rwanda.
311.Yuhi IV fut moins heureux lorsqu’il envoya au Burundi une expédition à laquelle prirent part de nombreux Chefs du Rwanda à la tête de leurs Milices. Le commandant en chef de l’expédition était le grand favori Rugaju en personne. C’est la fameuse expédition de ku Muharuro. Ce fut un désastre presque complet. Seules les Milices Abashakamba, Uruyange et Abakemba rentrèrent indemnes. Le Chef Nyarwaya-Nyamutezi qui y avait pris part ne rentra qu’en compagnie de trois guerriers.
Ne se résignant pas à subir un échec aussi retentissant, Yuhi VI y envoya une deuxième expédition pour venger la première. Ce fut de nouveau un désastre, et cette fois-ci la Milice Abakemba n’échappa pas à la catastrophe. Les traditions disent qu’elle aurait pu se replier et rentrer indemne, mais son Chef Kabaka, fils de Kavotwa, celui-ci fils du prince Sharangabo (fils de CyiliMa II) décida de ne pas rentrer une deuxième fois après ce désastre, estimant que Yuhi IV le considérerait comme poltron, réussissant chaque fois à se sauver lorsque les autres tombent sur le champ de bataille.
2). Luttes contre le Crisaka, le Ndorwa et le Buhunde.
312. Kimenyi IV Getura, du Gisaka, mourut finalement au début du règne de Yuhi IV Gahindiro. Son successeur désigné était son fils Zigarna. Celui-ci cependant, au cours d’un séjour au Burundi, fut tué d’une flèche visée dans un oeil, en un combat privé. Comme il ne laissait pas de descendant, Kimenyi IV essaya d’y remédier en désignant comme prince héritier son fils Rwanjara. Ce prince, du vivant même de son père, fut victime d’un empoisonnement dont il ne mourut pas, mais qui le rendit définitivement infirme. Kimenyi IV attendit que cet infirme eût un fils qui lui succéderait, mais le monarque se heurta au refus général de tous ses fils. Ces princes se révoltèrent Unanimement contre leur père, qui succomba au chagrin à la suite des humiliations qu’il en avait dû subir. Comme s’était la coutume dans pareilles circonstances, Kimenyi IV avait maudit ses fils et les laissait sans aucun Chef -désigné par lui. Ils ‘s’arrangèrent pour élire le prince Mukerangabo. Comme le Rukurura, tambour emblème de In Dynastie, ne lui avait pas été légué, il ne pouvait ni en être investi, ni porter le titre de Roi. Il devint le Chef suprême du Gisaka, — un Lieutenant général, — exerçant le commandement au nom du tambour- emblème auquel restaient attachés les attributs de la royauté.
Du temps où Mukerangabo gouvernait le Gisaka, il y eut certainement des combats de frontière entre ce pays et le Rwanda. Non seulement une Ode lyrique du. héros Muvubyi, chef’ du camp des marches à Munyaga, nous l’affirme explicitement, mais encore un poème héroïque de l’époque nous détaille une grande bataille entre la Compagnie du Gisaka appelée Abatishumba =Ceux-qui ne doivent pas éviter (les flèches), et celle du Rwanda appelée Rugili = le Puissant, de la Milice Abakemba.
313. A Mukerangabo succéda, dans les mêmes conditions, son fils Muhangu. Celui-ci mourut jeune, ne laissant que trois fils mineurs : Mbwakazi, Cyangabo et Ntamwete. Le Gisaka était alors divisé en trois provinces : au centre le Gihunya, propre fief de Muhangu ; à l’Est le Migongo, sous le commandement de Mushongore, fils de Mukotanyi (celui-ci fils de Kakira, fils de Kimenyi IV), et à
l’Ouest le Mirenge sous le commandement de Sebakara, fils de Muhutu (celui-ci frère do Kimenyi IV). Muhangu légua provisoirement son autorité à Sebakara, qui était chargé de la remettre à l’un de ses fils dès qu’ils seraient majeurs. Mais Sebakara ne l’entendit pas ainsi : il s’appropria définitivement cette dignité. Une fois devenus majeurs, les fils de Muhangu durent engager le combat contre Sebakara, le vainquirent et l’obligèrent à se limiter à. sa seule province du Mirenge. L’aîné de Muhangu, Mbwakazi, fut investi par ses sujets, mais il se révéla incapable de tenir en mains les affaires du pays. Il fut destitué par le conseil de ses sujets et Ntamwete fut choisi à. sa place.
314. Ce fut en ce moment qu’apparut le Murundi Rugeyo, qui prétendait être le prince Zigama. Le récit qui nous renseigne affirme que l’usurpateur avait été appelé par Sebakara qui voulait se venger d’avoir été évincé. L’arrivée de Rugeyo, fortement escorté de valeureux guerriers du Burundi, coïncida avec la pluie qui mettait fin à une grande sécheresse, et la masse du pays y vit le signe infaillible de sa légitimité. Rugeyo était borgne, et l’on savait que Zigama avait été tué d’une flèche dans un oeil. Rugeyo portait toujours sur la tête une étoffe de ficus qui retombait pour voiler sa figure, soi-disant pour cacher l’infirmité dont il était affligé. Il n’écarta son voile que longtemps plus tard, après avoir fait massacrer tous les notables ayant connu Zigama. Ceux qui voulurent échapper au massacre’ se réfugièrent à l’étranger. Le prince Ntamwete évincé se réfugia au Rwanda en compagnie de ses frère et Yuhi IV Gahindiro leur assigna la localité de Rubona près Mabare, dans la Commune actuelle de Gahengeli, en Préfecture de Kigali.
315. Aucun récit ne nous laisse entrevoir qu’il y ait eu de lutte entre le Rwanda et le Gisaka sous l’usurpateur Rugeyo. Du reste le Gisaka donna à Yuhi IV Gahindiliro 1e surnom reconnaissant de Mutanga-tiro = le Dispensateur-de-sommeil, pour n’avoir pas organisé les invasions dont ce pays était régulièrement la victime. Il faut-croire qu’un oracle divinatoire contraignait le monarque Rwandais à cette attitude d’inertie, juste au moment où le Gisalca était le plus vulnérable.
Le récit que nous venons de résumer nous apprend que, fatigués de vivre en exil, Ntamwete et ses frères rentrèrent au Gisaka pour faire leur soumission à l’usurpateur. Rugeyo laissa Ntamwete et Mbwakazi mener une existence d’appauvris, tandis que leur frère Cyangabo fut livré au bourreau. Lorsque Rugeyo mourut, Ntamwete reprit sa dignité dans le pays, en parallèle avec Mushongore dans le Migongo et Rushenyi dans le Mirenge. Ce dernier avait succédé à son père Sebakara mort en paix dans l’entre-temps.
316. Nous avons déjà vu que le iNdorwa, après la mort de Kigeli III, avait été abandonné par le Rwanda et s’était morcelé en plusieurs principautés indépendantes. Sous Yuhi IV Gahindiro, l’un des princes, nommé Murali, sans doute le plus considérable de ses collègues, vint fixer sa résidence à. Bukire, dans l’ancienne province du Buyaga (Préfecture de Byumba). Se permit-il quelque geste provocateur ? Le fait est qu’il fit violemment réagir la Cour du
Rwanda, au point de donner l’occasion à un pari entre le grand favori Rugaju et le Chef Marara, fils de Munana (cfr n° 295). Chacun des deux s’engageait à vaincre ce Murali. L’enjeu était d’importance : un Chant guerrier intitulé Amakombe = Taureau en pleine force, composé à cette occasion et transmis jusqu’à nous, nous détaille les termes du pari. S’adressant à Yuhi IV, ils lui promettaient : « Si mon antagoniste vainquait avant moi le Muhima Murali, dépossède-moi sans me laisser de quoi entretenir mes enfants ». La victoire fut remportée par le Chef Marara, à la tête de sa Milice Intaganzwa. Après la victoire, bien entendu, il ne fut plus question de l’enjeu. Mais le Ndorwa fut à nouveau nominalement rattaché au Rwanda et le Chef Marara reçut le commandement de l’une des zones soumises, où il organisa la sous-milice dite Abagina (cfr les Milices p. 150).
Les Mémorialistes ont retenu enfin une expédition contre Karinda, roitelet du Buhunde, ‘à la pointe Nord-occidentale du lac- Kivu. Karinda fut tué et sa mère Nyirakarinda fut emmenée prisonnière pour être exécutée au Rwanda. L’Aède Nyakayonga, fils de Musare, contemporain des événements, nous le confirme dans le poème n° 90: Ukwibyara = Se reproduire en ses enfants (cfr la Poésie Dynastique au Rwanda, p. 74).
f) Réformes du Code ésotérique ; mort du Roi.
317. Les traditions du Code ésotérique nous assurent que les Détenteurs de ce dernier étaient peu nombreux, — quelques individus par Famille, — jusqu’à Yuhi IV Gahindiro. Cette dignité était
réservée à quelques Familles et le Code lui-même n’était concédé par le monarque qu’à quelques notables, se succédant d’ordinaire de pères en fils. Il se produisit sous ce règne une grande épidémie qui emporta un grand nombre de ces dignitaires. On put alors craindre que le poème intitulé la Voie du Feu, réservé justement aux monarques du nom Yuhi, ne fût perdu. Mais il se trouva heureusement que le nommé Karuganda, fils de Nyarwaya-Nyarnutezi (n° 309) avait retenu ledit morceau, et de ce fait en avait seul conjuré la perte. Ce Karuganda, on se le rappellera, était petit-fils de la fameuse Nyiramuhanda, laquelle avait été investie de ce Code au début du règne. Ce droit avait été légué à son fils Nyarwaya-Nyamutezi, lequel en avait sollicité l’investiture pour son fils. Les épidémies de ce genre pouvant se reproduire, le monarque décida d’élargir le corps des Détenteurs du Code : ce ne fut plus quelques individus par Famille, mais une promotion plus étendue.
Le monarque alla même plus loin, en décidant que quelques personnages de la Cour seraient investis du Code, mais à titre personnel, la même faveur ne devant pas passer à leurs descendants. Depuis lors il en fut ainsi.
Yuhi IV mourut à l’âge appelé urnukambwe, soit de 65 à 75 ans. En nous rapportant à la considération de la durée des règnes (n° 268), nous savons que ce monarque fut intronisé âgé seulement de quelques mois. En toute hypothèse donc la longévité coïncide ici avec la durée du règne. L’indication générique de umukambwe, lui accorderait ainsi le minimum d’âge autour des 65 ans passés. Yuhi IV Gahindiro fut enterré à Kayenzi (Commune actuelle de Tumba, en Préfecture de Byumba), cimetière des monarques titulaires dU nom Yuhi.