LE REGNE DE MUTARA II RWOGERA. 23ème Roi, ± de ? à 1853.
a) L’Expédition dite « Rwagetana »

318. On se rappellera que, dans la présente section, nous avons abandonné la durée approximative basée sur la moyenne par génération , pour tenter de nous appuyer la des règnes (n°268). La fin du règne précédent n’ayant aucun point de repère direct, l’époque de l’avènement de Mutara II Rwogera ne peut qu’emboîter le pas. Les traditions nous apprennent qu’il fut intronisé au stade de l’âge appelé umwana uglhagratiye = enfant qui porte encore son vêtement en bandoulière, c’est-à-dire (dans le cadre de l’ancien Rwanda) qui n’éprouve pas encore le besoin de s’habiller strictement en serrant le vêtement autour des reins- soit de 7 à 12 ans. Comme il devait mourir, selon les mêmes traditions, à l’âge appelé umugabo w’ijigija, soit autour de 50 à 60 ans, et qu’il était plusieurs fois grand-père, on peut estimer que son règne a largement dépassé 30 ans.

319. Le cérémonial de l’intronisation s’était déroulé à Murinja, loca-lité dans la Commune actuelle de Muyira, en Préfecture de Butare, La Cour vint se fixer temporairement à Mukingo près Mwanabili (n° 153 et 271). Ce fut en ce moment que Ntare IV Rugamba du Burundi déclencha une expédition de grande envergure contre le Rwanda, au lieu de la traditionnelle expédition symbolique dont il a été plus haut question, qui s’organisait au début de chaque règne rwandais (n° 275). Au cours des 4 mois qui séparaient la mort de Yuhi IV et l’intronisation de son successeur, le monarque du Burundi faisait aménager, dans le marais de papyrus de la Kanyaru, les jetées que devaient emprunter ses guerriers. L’ordre était donné aux Chefs de déclencher l’invasion durant la nuit qui suivrait la pleine lune inzora, signal en soi commode, mais qui semblait ici mimer l’ancienne attaque opérée par son homonyme de l’ascendance, Ntare III Kivimira (n° 216). Cette invasion imminente fut annoncée à la Cour du Rwanda par l’espion Ruhiso. Mais il en avait annoncé tant qui n’eurent pas lieu, au cours du règne précédent, qu’on se moqua de lui, et que personne ne sembla prendre l’information au sérieux. L’espion éclata alors en sanglots. Ce que voyant, la Reine mère, Nyiramavugo II Nyiramongi, (car son fils était trop jeune pour prendre en mains les affaires du pays) dit aux Chefs chargés de la frontière du Sud : « Auparavant mon espion mentait, mais il ne pleurait pas ! Il faut tout de même cette fois-ci prendre vos précautions et vous préparer à toute éventualité ». Elle les congédia de la Cour,-pour qu’ils allassent veiller à la garde de la frontière.

320. L’invasion se produisit comme Ruhiso l’avait annoncée. Les guerriers du Burundi traversèrent en masse la frontière au cours de la nuit, dans le plus grand silence, poux ne pas éveiller l’attention des guerriers locaux. L’objectif assigné à ces colonnes était d’al- ler tout droit jusqu’à Mukingo, pour incendier la capitale du Rwanda et mettre ainsi le pays au comble de l’humiliation. Ntare IV
Rugamba se croyait réellement à l’époque oit son prédécesseur pouvait se promener impunément à travers le = Rwanda, ainsi que cela se pouvait faire à l’époque de Yuhi III Mazimpaka. Peut-être ses succès retentissants contre les envahisseurs Rwandais, lors de l’expédition de ku Muharuro (n° 311) avaient pu l’induire en erreur. La présente expédition allait fournir au contraire la centre-épreuve que les deux pays ne pouvaient plus se destiner mutuellement des expéditions engagées profondément à l’intérieur chez l’adversaire, mais qu’ils devaient désormais se limiter aux combats de la périphérie.

321. Les guerriers rwandais des frontières n’apprirent que le matin le passage nocturne des Barundi qui hâtaient leur marche vers Mukingo. Ils se mirent aussitôt à leur poursuite vers le Nord. Au lever du jour, d’autre part, les Barundi se heurtaient à une résistance qui allait s’accentuant. L’avant-garde des envahisseurs atteignit la localité appelée Gikoro près Buhimba, dans la Commune ac-tuelle de Rusatira, en Préfecture de Butare. Ce fut là qu’elle fut stoppée par les guerriers bien organisés qui arrivaient de la Cour. Les Barundi furent mis en déroute en cette localité. Lorsqu’ils tentèrent de rebrousser chemin, ils se heurtèrent aux Milices de la frontière qui étaient venues à leur poursuite. L’encerclement était complet et les envahisseurs subirent un désastre sans précédent, du fait que, de ces Milices qui s’étaient aventurées si loin, aucun survivant ne put rejoindre le Burundi. La Reine mère avait recommandé aux Chefs de la frontière de rester vigilants. Seul le Chef Nyarwaya-Nyamutezi avait pris la recommandation à coeur. Il tenait la portion occidentale de la zone d’invasion et ses espions locaux étaient constamment sur le qui- vive. La colonne des Barundi, sous le commandement de Makungu, fils de Sebihuzenge, avait tenté de s’infiltrer de nuit, suivant l’ordre reçu. Mais l’alarme fut donné et les guerriers Rwandais lui barrèrent passage : la bataille se déroula ainsi à la frontière et les Barundi furent repoussés.

322. L’expédition fut dénommée « Rwagetana » l’Entr égorgement ». Cette dénomination aurait été adoptée de la façon suivante : les Milices qui arrivaient de la Cour avaient rencontré une colonne de fuyards se dirigeant vers le Nord pour échapper aux guerriers du Burundi. La colonne comptait un igishegu = ministre ambulant de la secte des Imandwa. Les guerriers ayant posé la question sur la position où les Barundi.se trouvaient déjà et sur le déroulement des combats, ledit igishegu aurait répondu : « Dusize rwagetana ». « Nous avons quitté tandis qu’on s’entr’égorgeait ». Les Mémorialistes auraient ainsi retenu le dernier verbe « rwagetana » en lui imposant la forme substantive.

323. L’événement, comme bien l’on pense, fut grandement célébré par les Aèdes. Par une chance qu’on peut, à juste titre, qualifier d’extraordinaire, nous avons pu recueillir, sur l’événement, un poème composé par un Aède du Burundi, appelé Matali. Ce poème intitulé Mpoze abalira = Que je console ceux qui pleurent, porte le n° 91 de notre collection. L’expédition avait été envoyée contre le Rwanda quelques jours seulement après le mariage de l’une des filles de Ntare IV Rugamba. Le jeune époux avait décidé d’y prendre part et avait péri avec ses compagnons. La princesse fut inconsolable et le poème laisse comprendre qu’elle aurait tenté de se suicider.
L’Aède lui dédia le poème où nous apprenons que son propre fils avait également péri, et que tous les foyers du pays menaient le deuil dans une courageuse résignation.

Les Aèdes du Rwanda exprimaient leurs sentiments sur un autre ton. Bamenya, fils de Ruhama, dans le poème n° 92 : Imana zitabeshye nyirazo = les oracles qui n’ont pas trompé leur élu, voit dans l’événement la confirmation que Mutara Il Rwogera était réellement l’élu de Dieu, qui l’avait prédestiné à cette dignité. L’Aède Nyakayonga, fils de Musare, dans le poème n° 93, malheureusement fragmentaire : Nunvise urwarno rw’impundu = J’entends les échos d’une joie triomphale, nous montre le jeune monarque rentrant dans sa capitale après avoir spectaculairement culbuté le formidable adversaire qu’était Ntare IV Rugamba. Tandis que l’Aède Bikwakwanya, dans le poème n° 94 : Zabonye ukwo nshaka = les oracles divinatoires ont désigné selon mes voeux, a dû prendre son temps, car sa composition sur le même événement était fort développée. C’est au même événement que Rundushya consacra le poème n° 95 : Icyo barusha abandi Bami = Ce en quoi ils surpassent les autres Rois.

b) La chute de Rugaju, fils de Mutimbo

324. Une coutume pratiquement rituelle de la Cour voulait que le monarque défunt fût victime d’un empoisonneur, et que celui-ci devait payer de sa vie le crime dont il était chargé. Pour la mort de Yubi IV Gahindiro, l’empoisonneur désigné était son grand favori Rugaju. Il avait beaucoup d’ennemis, mais, se fiant peut-être à sa grande puissance, il ne semble pas y avoir pris garde. Ses ennemis, de leur côté, savaient bien que le personnage était trop important pour qu’il fût possible de s’attaquer à lui sans une minutieuse préparation. Il avait d’innombrables partisans dont la fortune était liée à la sienne. L’empoisonnement dont on l’accusait ne pouvait être une vulgaire administration de potion nocive. Il avait enlevé la vie à son royal ami en le poussant à la transgression d’un grave tabou, établi par Cyilima II Rujugira. Celui-ci avait promis à sa fille préférée, Mitunga (n° 236), qu’aucun de ses descendants ne serait à jamais tué par le Roi. Or le nommé Bitorwa, descendant de la princesse, avait offensé Rugaju. Ce dernier se vengea en poussant le monarque à condamner à mort le pauvre Bitorwa, pour un crime dont l’opinion disait qu’il avait été inventé de toutes pièces par le grand favori. Yuhi IV Gahindiro mourut peu après.

325. Une fois terminée l’affaire de l’expédition Rwagetana, l’Aède Bikwakwanya présenta à la Cour le poème n° 96 : Isambu yera Abami = le champ où sont récoltés les Rois. Il réclamait que fût mis à mort l’auteur de la mort de Yuhi IV ; il ignorait sans doute que la cour y pensait, Mais qu’il fallait temporiser, car il s’agissait d’un adversaire puissant. Les Mémorialistes nous assurent que l’Aède avait en vue le puissant Rugaju, mais cela n’est pas certain: le poème est d’une portée générale et vise quiconque sera arrêté. Il ne pouvait viser Rugaju que s’il était dans le conseil des Grands qui organisaient minutieusement l’événement en vue.

S’étant déplacé de Mukingo, la Cour traversa la région du Mayaga par étapes, en se dirigeant sur Kamonyi, localité actuellement située sur la route Gitarama-Kigali. Au moment où la caravane atteignait le cours de la Mukunguli; au Mayaga, la Cour qui avait déjà fait le calcul pour tenir à l’écart bien des gens dévoués à Rugaju, publia une décision importante : ne devait traverser la Mukunguli que ceux dont l’un des parents était seul en vie. Quant à ceux dont les deux parent étaient en vie, ils devaient contourner la Mukunguli et passer en amont de sa source pour rejoindre la Cour à Kamonyi. Rugaju était parmi ceux qui pouvaient traverser : son père était mort et seule sa mère, Mayange, était encore en vie. Parmi ses nombreux fils, seul le nommé Byate, dont la mère était morte, accompagnait son père.

326. Après le passage de la Mukunguli, la Cour s’arrêta dans la localité alors appelée Buye, où une résidence royale provisoire venait d’être préparée. Le lendemain, de bon matin, Rugaju fut mandé d’urgence à la Cour et il fut arrêté. Ce qu’apprenant, son fils Byate, dont les exploits guerriers étaient bien vantés, accourut armé d’un bouclier et de deux javelines. Ayant dispersé les spectateurs surpris, il pénétra dans la case principale où se tenait le nouveau monarque et sa mère, avec l’intention évidente de les tuer.. Mais le nommé. Ndamutsa, fils de Nyarwaya-Nyamutezi qui se tenait à l’intérieur de la case à l’insu de Byate, l’abattit d’un Gour de lance. Il y eut certainement une tentative de lutte armée en faveur de Rugaju. Le fameux humoriste Binumbili, fils de Mukeke, fut arrêté les armes à la main. Il fut cependant gracié à la suite des beaux mots dont il émailla son procès. Rugaju fut confié à la garde de Bituganyi, fils de Sengati, l’un de ses pires ennemis, en attendant que fût formellement prononcée la sentence de mort. Mais celle-ci n’eut pas lieu : le gendre du prisonnier, appelé Karega, fils de Kaligata, obtint l’autorisation de lui donner du cidre ; il lui envoya une gourde remplie du jus de umuhoko, qui est un violent poison. Rugaju en consomma le contenu d’un seul trait et mourut sans se donner en spectacle à ses ennemis. Karega n’en fut cependant pas inquiété, car l’une de ses femmes était la propre soeur de la nouvelle Reine mère.

327. La redistribution des immenses fiefs de Rugaju avait servi à créer de nombreux Chefs, ce qui lui avait inspiré ce commentaire ironique : . « Je le comprends maintenant ! Le Roi avait avec, lui de nombreux affamés et ce fut mon seul crime ! » Toute la Famille de Rugaju fut engloutie dans la catastrophe ; seul son fils Bicakungeli fut réservé par la Cour et sauvé de l’extermination. Comme Rugaju avait été dans l’intimité de Yuhi IV, en effet, on prévoyait que leurs esprits se trouveraient inséparables dans l’autre monde. II s’ensuivait que, aux yeux de la Cour, lorsque l’on célébrerait un culte en honneur de Yulti IV, il faudra, pour se le rendre pleinement favorable, en organiser un autre également en l’honneur du grand favori. Dès lors Bicakungeli, qui habitait à Mayunzwe (Commune actuelle de Tambwe, en Préfecture de Gitarama) serait employé à rendre ce culte à son Père.
La localité de Buye = la Pierre, où Rugaju avait été arrêté, vit la Cour changer son nom en celui de Gashirabwoba =Excès de hardiesse, en mémorial de cet événement.

c) L’objectif principal du règne : la conquête du Gisaka.

1) L’expédition dite «Kara-minwe »

328.. Le royaume du Gisaka, au début du règne de Mutara II Rwogera, était juste dans la situation guenons avons décrite plus haut (n° 313- 314). Dès que Ntamwete eut repris le pouvoir à la mort de l’u-surpateur Rugeyo, il voulut l’exercer effectivement sur tout le territoire du royaume. Maïs il se heurta au refus de Mushongore, qui gouvernait le Migongo; pour lui, en effet, le Gisalca était désormais divisé en trois principautés indépendantes, Ntamwete ne jouissant que de la primauté d’honneur, en tant que gardien attitré de Rukurura, tambour-emblème. Ntamwete attaqua le Migongo pour défendre son droit, mais Mushongore le battit à plate couture à la bataille engagée à Kizoke. C’est dans ces conditions de luttes intestines que le Gisaka allait être envahi par le Rwanda.

329. Le Rwanda disposait d’innombrables Milices, mais les récits de nos Mémorialistes ne nous Montrent en action que quelques-unes de premier plan. Lesdites Milices sont les suivantes:
1)Abakwiye-Umwami = les Dignes-du roi, communément dé-signée par l’abréviation Abakwiye. C’était la Garde royale de Mutara II ; elle alignait trois Compagnies.: la toute première Abakwiye qui lui a donné le nom ; ensuite Urugangazi= le Majestueux, et enfin Impeza-mihigo -= Parachèvement-des-hauts-faits.. Cette Milice était commandée par le prince Rwabika, fils de Yuhi IV.
2)Inzira-bwoba= les Sans peur, comprenant la toute première Compagnie dont la Milice a retenu ce nom, et à laquelle devait s’ajouter celle des Itanganika = Vaste-nappe-d’eau, et celle des Intagwabira= les Sans-défaillance. Cette Milice avait pour Chef le prince Nkoronko, frère puîné de Mutare II. Comme ce prince était trop jeune, le commandement effectif était exercé par le nommé Muganza, fils de Mutemura (n° 286).
3)Les Uruyange= la Floraison, puissante Milice de Rugaju, dont avait été investi le Chef Rwakagara, (fils de Gaga et- frère de la nouvelle Reine mère); trois Compagnies : la toute première Uruyange; puis Urugangazi = le Majestueux, enfin ljuru = le Firma-ment.
4)Les Intaganzwa = les Invincibles que nous connaissons déjà (n° 295, 316), du Chef Marara, fils de Munana.
5) Les Abashakamba +le Tourbillon, (n° 307) du prince Nkusi, fils de Yuhi IV.

6) Les imvejuru= les Tombant-du-ciel (cfr n° 246), du Chef Nyarwaya-Urutesi, fils et successeur du Chef Byavu; qui avait été tué au Buruncli lors de l’expédition de ku-Muharuro, (n° 311).
7) La Milice Abakemba = les Découpeurs, alors sous le Chef Rwihimba, fils et successeur de Kabaka tué également au Burundi lors
de l’expédition de ku-Muharuro. Cette Milice, depuis Cyilima guerroyait d’une génération à l’autre contre le Gisaka et il était compréhensible qu’elle jouât un rôle déterminant en cette phase – finale de la conquête.
8) Les Ababito= Pointes acérées (n° 231), quoique Milice secondaire depuis l’exil en force du prince Semugaza, joua un rôle non négligeable. Elle était commandée alors par le Chef Nyankiko fils de Rugambwa et neveu du Chef Marara des Intaganzwa. Telles furent les Miliçes que les récits des Mémorialistes font intervenir dans la Conquête du Gisaka.

330. Une fois la Cour installée à Kamonyi, après avoir liquidé l’affaire Rugaju, elle proclama une mobilisation d’envergure et les Milices se dirigèrent vers l’Est. La tactique bien arrêtée et-qui sera observée dans la suite, était d’attaquer uniquement le Gihunya, domaine du prince Ntamwete, sans déborder sur les deux autres provinces. Une fois que le Gihunya serait vaincu, estimait-on; le Mirenge et le Migongo se soumettraient tout naturellement. On savait bien que le pays était divisé : il ne fallait pas attaquer indistinctement toutes- les provinces au risque de provoquer leur réconciliation en face du danger commun.
Au départ de l’expédition, les espions du Gisaka alertèrent le pays qui mobilisa et entassa ses guerriers à Kirwa, face au camp des marches de Munyaga. Le prince Ntamwete ne pouvait aligner contre les masses rwandaises que quelques Compagnies dont lmpanzi = le Colossal et Abarasa = les Décocheurs de flèches: Il exerçait encore son autorité sur les Abadahigwa = les Insurpassables-en-hauts-faits de la province du Mirenge, que commandait le Chef Rushenyi.

331. Le commandant en chef de l’expédition rwandaise était Nyankiko, fils de Rugambwa. Après avoir traversé le Buganza, il contourna ostensiblement le lac Muhazi par l’Est et les Milices se dirigèrent vers le Nord pour aller camper dans les localités de Gahini-Rukara-Kawangire. Les guerriers du Gisaka poussèrent un soupir de soulagement et rentrèrent dans leurs foyers, en croyant que l’expédition se dirigeait sur le Ndorwa. Mais après une journée de repos en ces localités, les Rwandais se mirent en route à la tombée de la nuit et se jetèrent sur le Gihunya complètement surpris. La province fut incendiée et razziée, n’ayant pas eu les possibilités d’organiser la moindre résistance. Cette expédition fut appelée Kara-minwe, expression archaïque qui veut dire à peu près joindre les mains en signe de consternation. C’était le geste des envahis qui assistaient impuissants au pillage de leur pays, sans qu’il fût possible d’y opposer la, moindre résistance organisée.

2) L’expédition de Rususa, et le désastre de Nyaruhoni

332. Parmi les expéditions suivantes, nous ferons une place à part à celle dite de Rususa, vallée alors fortement boisée où Ntamwete s’était retranché, après avoir transformé la forêt en enchevêtrement de palissades que ses guerriers, ainsi bien protégés, défendaient de l’intérieur. Le Prince possédait une vache appelée Ikotaniro = Enjeu de bataille, dont les cornes avaient poussé en torsades régulières, ce qui en faisait une merveille. Le prince eut un jour la malencontreuse idée de proclamer : « Si jamais Rwogera arrivait à m’arracher cette merveilleuse vache, j’avouerai alors qu’il est plus fort que moi ». Le propos fut rapporté à la Cour du Rwanda. Une expédition monstre fut alors organisée, dans le but uniquement de relever le défi et de démontrer à Ntamwete que Rwogera était plus fort que lui.
Ladite vache dont Ntamwete ne se séparait jamais, se trouvait avec lui dans son réduit fortifié du Rususa. Les Milices du Rwanda attaquèrent de tous les côtés et parvinrent progressivement à entamer profondément les palissades de défense. Ntamwete et ses conseillers jugèrent que la résistance ne pouvait se prolonger sans risquer la catastrophe suprême. Il donna l’ordre de faire sortir la fameuse vache, qui déboucha sur la Milice Uruyange = la Floraison, alors commandée par Giharamagara, fils du Chef Rwakagara (n° 329,3). Une fois lkotaniro saisie, la nouvelle en fut communiquée aux Chefs des autres Milices, et on arrêta les combats qui devenaient sans objet. Dans l’Histoire des Armées-bovines, n° 188- 189, nous avons relaté le traitement du domaine ésotérique qui fut réservé à cette lkotaniro. C’est que le défi lancé par Ntamwete avait été interprété magiquement, et que ce qui peut paraître futile à nos yeux était alors jugé d’une grande importance par une génération qui obéissait à des critères différents.

333. Les succès des armées rwandaises firent sans doute croire aux habitants de l’Est que le Gisaka était définitivement à bout et qu’on pouvait y aller razzier à volonté. Aussi organisèrent-ils une expédition privée =Agatero shuma, sous la direction du notable Baziga fils du prince Rubaba (n° 272, 292). Le but de l’expédition était la localité appelée Nyaruhoni. Ces imprudents y furent encerclés et massacrés sans qu’il en restât un survivant. Parmi les tués de marque, en tête Baziga, puis Imomo fils de Ndoli, avec Ncambirwa fils de Nyulira, celui-ci fils du Chef Kabaka (n° 311) ; enfin Muhenda fils de Rwamuhanda et Rubare fils de Bikorimmana. Le récit que nous avons recueilli assure que, à une époque encore récente (pour le narrateur), on voyait une multitude de crânes à Nyaruhoni et que ceux qui y cultivaient déterraient des pointes de lances et de flèches.

3) Intervention magique. Ntamwete s’aliène Rushenyi

334. On peut se demander pourquoi, par exemple lors de l’expédition du Rususa, les Rwandais qui savaient bien tenir Ntamwete, se retirèrent au moment où il était aux abois, et ne songèrent pas à s’en emparer. Il ne leur était pas loisible ni de s’en emparer, ni d’annexer son pays prématurément: il y avait une procédure « magique » à suivre. Nous savons sans doute que, du moins sous Mibarnbwe III, fut envoyé contre le Gisaka, un libérateur-offensif = umucengeli, en la personne du prince Semucumisi (n° 278). Il semble cependant que ce sacrifice valait pour ce règne-là, puisque la Cour jugea nécessaire d’y envoyer un autre, appelé Ntabyera. Pour cette fois-ci les traditions ont retenu « l’imprudent » qui l’abattit par ignorance : il. s’appelait Semusambi ; (dont le fils, Bagabo, devait s’illustrer parmi les héros Rwandais ,sous Kigeli IV). Le costume de ce curieux guerrier ayant intrigué, les explications nécessaires furent données par un Rwandais exilé, nommé Bihernbe, fils de Ruyumbu. Ce fut de la consternation à la Cour de Ntamwete : la mort d’un libérateur n’était pas simplement un porte-malheur à leurs yeux, mais elle signifiait que l’annexion du Gi-saka avait été décidée et que toutes ces expéditions n’étaient pas destinées uniquement à razzier.

335. Quelque temps après, du reste, un autre signe magique vint désorienter Ntamwete et toute sa Cour. Ce que nous dirions un « commando » vint du Rwanda et creusa une fosse à la Place publique de la résidence de Ntamwete, sise à Birenga. L’opération se fit durant la nuit. Le « commando.» y enterra un animal divinatoire (bélier ou poussin) qui avait donné l’oracle favorable à l’annexion du Gisaka. Un ficus avait été planté sur la fosse comblée, et du kaolin y avait été répandu. Ntamwete fut alerté au lever du jour et vint examiner ce signe lugubre que les Rwandais lui avaient destiné. Ses courtisans proposaient de le déterrer pour aller le jeter ailleurs. Il s’y opposa en disant : « Si vous le transférez, ce serait organiser une procession en son honneur à travers mon pays. Si vous le détruisiez par crémation, vous en feriez de l’encens que respirerait mon pays. Laissez-le là et que nous en advienne ce que Dieu voudra.! » Le ficus planté sur la fosse devait dans la suite devenir un arbre gigantesque appelé imana ya Rwogera = le mémorial divinatoire de Rwogera, qui indiquait seul l’ancien emplacement de la résidence de Ntarnwete.

336. Etant donné que toutes les expéditions rwandaises visaient uniquement le Gihunya, la province finit par s’appauvrir et Ntamwete pensa y remédier en imposant des prestations au Chef Rushenyi, du Mirenge, qui reconnaissait encore en pratique l’autorité du prince. Mais Rushenyi ne voulut pas se plier à pareille prétention. Ntamwete, pour punir ce subordonné récalcitrant, préleva d’autorité certaines localités du Mirenge et les annexa au Gihunya. Comme Rushenyi n’acceptait pas la mesure, ce fut la guerre entre les deux provinces. Mais Ntamwete triompha facilement du Mirenge et Rushenyi passa la frontière pour se réfugier au Rwanda. Il arriva à la Cour et reconnut Mutara III Rwogera pour son Souverain. Le Rwanda, de son côté, reconnut Rushenyi comme Chef du Mirenge et s’engagea à le réinstaller dans sa dignité. Ce fut le premier acte de l’annexion du Gisaka.

4) L’expédition de mu-Karwimo.

337. Il y avait, durant toutes ces luttes, une région du Gihunya, donc sous l’autorité directe de Ntamwete, où les expéditions rwandaises ne pouvaient accéder. C’est la région du Bwilili, située entre le cours de la Kagera d’une part, et les lacs Mugesera et Sake, d’autre part. Pour envahir cette région, il fallait traverser une bande de
terre alors couverte d’une forêt dense, laquelle était protégée des
deux côtés par lesdits lacs. Cette forêt avait été de tout temps fortifiée, transformée en une longue suite de palissades avec meurtrières. Le passage qui traversait ladite forêt permettait aux femmes, aux enfants et au gros bétail de s’engager dans la zone de refuge. Le passage lui-même était ensuite verrouillé par une succession de barricades infranchissables. Une poignée de défenseurs suffisait pour mettre en échec toute une armée. C’est pour cela que cette bande de terre portait le nom de uMutamenwa = l’Infranchissable. Les Rwandais se rendaient compte que Ntamwete serait réduit à l’impuissance du jour où le Mutamenwa serait enlevé, mais on ne voyait pas encore comment y parvenir.

338. Tout changea d’aspect cependant, dès que le Chef Rushenyi vint se soumettre à Mutant II. Il savait comment le Mutamenwa pouvait être contourné et ses fortifications devenir inutiles. Il proposa de diriger lui-même l’expédition dont il indiquait la tactique : plusieurs Milices devaient se diriger sur le Gisaka par la voie traditionnelle du Buganza et se masser au camp des marches do Munyaga. En ce moment les guerriers du Gisaka viendraient immanquablement se masser en face d’elles, à Kirwa. Pendant ce temps, l’attention du Gisaka étant braquée sur l’invasion menaçante, la véritable expédition traverserait la forêt du Rukalyi et envahirait le Bwilili par le passage de Karwimo, jusque-là inconnu des Rwandais, entre la Kagera et la pointe occidentale du lac Mugesera. Cette •expédition fut confiée aux Milices Abashakamba= le Tourbillon, du prince Nkusi, et Imveyru = les Tombant-du-ciel, du Chef Nya rwaya-Urutesi. La zone refuge fut ainsi prise de revers et les deux armées s’emparèrent d’un immense butin, des femmes et des enfants qui s’y croyaient en sûreté. Le Mutamenwa cette fois-ci attaqué de l’intérieur fut détruit, tandis que ses défenseurs surpris se faisaient balayer. Les deux armées rwandaises sortant du Bwi-lili, envahirent le Gihunya du Sud au Nord, incendiant tout sur leur passage. Leur intention n’était cependant pas de remonter le Gihunya d’un bout à l’autre: elles se dirigeaient vers le Mirenge, domaine du Chef Rushenyi, pour y trouver l’appui nécessaire dont
elles pourraient avoir besoin.

339. Les guerriers du Gisaka qui étaient fallacieusement retenus à Kirwa apprirent la terrible nouvelle et descendirent à la rencontre des deux armées rwandaises. Ils les atteignirent tandis qu’elles pénétraient dans le Mirenge. La bataille s’engagea autour du marais appelé mu Kavogo an pied de la localité Zaza. Mais les Milices Rwandaises qui se trouvaient à Munyaga s’étaient aussi déplacées à la poursuite des guerriers du Gisaka qui avaient décroché. Ce dernier mouvement, intelligible de soi, avait été prévu dans le plan de l’expédition. La bataille une fois donc engagée dans le Kavogo, les guerriers du Gisaka virent arriver derrière eux les Milices de Munyaga. Pour échapper à l’encerclement, ils décrochèrent défini- tivement et le succès de l’expédition du Karwirno fut complet.

5) Ntamwete est massareé, taudis qu’il proposait sa soumission.

340. L’expédition du Karwimo avait complètement mis le Gisaka en l’air. Ntamwete comprit qu’il n’y avait plus aucun moyen de ré-sister et décida d’émigrer au Burundi. Rassemblant ses guerriers et tous ceux qui voulaient partager son sort, il se dirigea vers la frontière du Sud. Mais il se ravisa en cours de route : « Pourquoi émigrer, au Burundi ? Si je me soumettais à Rwogera, lui amenant

tout ceci, n’accepterait-il pas et ne m’en serait-il pas reconnaissant ? » Ayant tenu conseil avec ses notables, il rebroussa chemin et parvint dans la localité Vumwe. De là il envoya un messager à Rutebuka, qui avait succédé à son père Rwihimba dans le commandement de la Milice Abakemba. Rutebuka se trouvait au camp de Munyaga. Il lui faisait dire : « Ndashaka icyakiro » = « Je demande l’accueil » (c.à.d. Je propose qu’on accepte ma soumission). Rutebuka en référa à la Cour qui se trouvait à Kaganza. (Commune actuelle de Kigoma, Préfecture de Gitarama).

Il paraît que la Reine mère, mise au courant de ce message, était enthousiaste et désirait que Ntamwete vînt à Kaganza pour y reconnaître l’autorité du Roi. Mais les détenteurs du Code ésotérique obéissaient à d’autres principes. Une personne ayant joui de la dignité souveraine dans un pays ne pouvait être reçu sans de minutieuses consultations divinatoires. Les oracles furent défavorables pour la réception, mais favorables pour la mise à mort. Si cette dernière éventualité avait été défavorable, on l’aurait prié de s’éloigner, et de laisser là le pays qu’on se chargerait d’occuper.

341. Pour l’exécution de Ntamwete, l’oracle divinatoire désigna Rutebuka en personne. Le cérémonial trompeur de cette lugubre réception fut organisé de manière que Rutebuka serait escorté d’une force armée considérable en prévision d’une riposte éventuelle. Un messager de Rutebuka alla trouver Ntamwete à Vumwe pour, lui apprendre que Rwogera était enfin heureux de savoir que le Gisaka avait décidé de se soumettre ; que lui-même, Rutebuka, arriverait à sa rencontre le recevoir à la frontière pour concerter en commun les modalités du voyage que Ntamwete entreprendrait vers la capitale du Rwanda. Il lui fixa le jour et le lieu de l’accueil, qui était le Bukinamisakura près Nyamigende, aux abords du mont Kirwa. Au jour convenu, Ntamwete laissa la Compagnie Abarasa dans le Birambi près Kirwà, en disant : « Restez ici ; dès que nous aurons su les dispositions imposées, je vous le ferai savoir ». Il partit escorté de la Compagnie Impanzi qui était de son âge. Ils rencontrèrent la délégation rwandaise au rendez-vous, mais en armes. Ils engagèrent la conversation, puis Rutebuka se leva et abattit Ntamwete d’un coup de lance. Ce fut le signal et ses compagnons massacrèrent l’escorte du malheureux prince. Cette trahison achevée, ils se dirigèrent vers le Birambi pour s’attaquer aux Abarasa. A la vue de ces Rwandais menaçants, les Abarasa comprirent ce qui venait de se passer et se dispersèrent sans accepter le combat. Ils se réfugièrent auprès de Mushongore, Chef du Migongo, qui jusqu’à ce moment était resté à l’écart des événements.

6) La soumission générale du Gisaka.

342. Les Abarasa étaient sous l’autorité de leur directeur des combats. Kabaka fils de Kayagiro, (celui-ci tué avec Ntamwete). Mushongore les avait bien reçus, certes, mais ils tinrent conseil et comprirent que leur situation était précaire. Les Rwandais qui avaient eu raison de Ntamwete laisseraient-ils Mushongore longtemps tranquille ? Ils décidèrent en conséquence d’aller présenter leur soumission à Mutara II Rwogera, afin qu’il leur fût permis de réoccuper leurs biens chez eux, dans le Gihunya pacifié. A la Mort de Ntamwete, en effet, le prince Nyamwesa, fils aîné de Mutara II avait reçu le commandement du Gihunya, tandis que le Mirenge restait sous l’autorité de son Chef-Rushenyi. Les Abarasa envoyèrent ainsi une délégation de 50 d’entre eux pour aller signifier leur soumission. Arrivée à Kaganza, la délégation fut reçue avec d’évidents sentiments de joie. Le Roi donna à Kabaka 50 vaches, et 5 à chacun de ses compagnons. Il congédia ensuite Kabaka, le munissant d’un tambour dont le retentissement symboliserait l’acceptation de la soumission de tous les Abarasa réintégrés dans leurs biens et invités à venir à la Cour se soumettre au Roi. Bien plus, Kabaka était nommé l’adjoint du prince Nyamwesa dans le commandement du Gihunya. Ordre était signifié, d’autre part, tout Rwandais ayant enlevé une femme au Gisaka, de la remettre à Kabaka qui la rendrait à son mari, sauf les jeunes filles qui auraient été épousées.

343.ll ne restait plus que la province du Migongo, laquelle ne posait pas de problème pour le Rwanda., Aussi Mushongore le comprit-il de lui-même et vint se soumettre spontanément. On rapporte
qu’après avoir traversé le Buganza, le Rukalyi et le Bwanacyambwe, il arriva sur le mont Kigali et posa la question : « Mais où donc se trouve la résidence de Rwogera ? » Il lui fut répondu : « Un peu de patience ! Il vous reste à faire encore trois journées de marche pour y arriver ». Il répondit mélancoliquement: « Un si vaste pays ! Si nous l’avions su, nous nous serions soumis sans devoir engager le combat ! »
Il arrivait à la Cour accompagné de son frère Ruguga et Son fils Rwagaju qui ressemblait fort au Roi ; cette circonstance conquit d’emblée au jeune homme une vive affection du monarque. Toujours à sa politique de conquérir les coeurs du Gisaka, le Roi donna à Ruguga la main de Kazuba, fille du prince Nkusi. De son côté, Mushongore, sollicité, donna sa fille Cyomunyana qui fut épousée par le prince Nkoronko, frère-puîné de Mutara II.

344. Le récit que nous résumons rapporte une série d’agissements qui, de la part de Mashongore, auraient offusqué la Cour du Rwanda et auraient provoqué la rupture. Les Mémorialistes se sont là arrêtés à des événements accessibles au profane et leur ont attribué une causalité qu’ils n’avaient pas en eux-mêmes. La vraie, de la rupture nous a été révélée par les détenteurs du Code ésotérique. Jusqu’à ce stade des événements, en effet, le Gisaka avait été vaincu, mais il n’était pas: loisible au Rwanda de l’annexer définitivement aussi longtemps que le tambour-emblème de la dynastie, le Rukurura, restait introuvable. C’est en vue de la livraison de ce tambour que le Migongo n’avait pas été bousculée la Cour ménageait le prince Mushongore, l’introduisant par alliance dans la Famille royale, pour l’amener à livrer le Rukurura.

Mutara II s’en ouvrit lui-même à Mushongore, le priant de lui indigner le lieu où ce tambour était caché. Mushongore comprenait bien qu’en livrant ce tambour il deviendrait lui seul fossoyeur de la dynastie à laquelle il appartenait (n° 263). Mushongore promit à Mntara II de lui livrer le tambour et sollicita, à cet effet, son congé pour aller s’exécuter. Mais arrivé au Gisaka, il proclama son autorité sur tout le pays, appelant tout le Gisaka aux armes contre l’envahisseur Rwandais. Ce qu’apprenant, Mutara II convoqua Ruguga et Rwagaju qui étaient restés à Kaganza : il donna à chacun une belle lance, un arc de leur choix et une poignée de 8 flèches, il leur dit : « Mushongore s’est révolté contre moi. Si vous restiez ici et que je le vainquais, il dirait que sa défaite est due à votre absence d’auprès de lui. Allez le trouver et annoncez-lui que j’arrive ». Il donna aux deux jeunes gens une escorte jusqu’à la frontière du Gisaka.

345. Le Gihunya, qui savait bien à quoi s’en tenir avec les années Rwandaises, n’avait pas suivi Mushongore dans sa rébellion, et à plus forte raison le Mirenge dont le Chef Rushenyi était depuis longtemps rallié. L’expédition ne visait donc que le Migongo. Les armées Inzira-bwoba du prince Nkoronko, et Imvejuru du Chef Rugereka, qui avait succédé par intérim à son frère Nyarwaya-Urutesi (cfr n° 329), envahirent le Migongo du Nord au Sud ; tandis que les armées Abashakamba du prince Nkusi, et Abakwiye du prince Rwabika, attaquaient par le centre-sud, en partant de Kibungo. Il faut noter que cette dernière colonne avait pour commandant en chef Kabaka, fils de Kayagiro qui, on se le rappelle, était le Chef adjoint du Gihunya (n° 342). Mushongore ne put tenir devant l’invasion : il se réfugia au Bujinja, où il devait mourir environ deux ans plus tard. Le Migongo passa sous l’autorité du prince Nkoronko.
Le Rukurura ne fut pas pour autant découvert. Aux yeux de la coutume, le Gisaka était sous le régime provisoire d’une occupation armée, en attendant son annexion juridique dès que le tambour aurait été capturé.

346. La conquête du Gisaka fut achevée autour de 1850. Nous avons tenu à relater, schématiquement certes, les péripéties de cette conquête, parce qu’elle fut, au témoignage explicite de la tradition, l’objectif principal du règne.
Le règne de Mutara II Rwogera comporta cependant d’autres expéditions, mais dont les objectifs étaient limités, contre le Ndorwa et contre le Bunyabungo. En ce qui concerne ce dernier pays, où régnait Makombe, un poème héroïque, d’une grande beauté littéraire, nous narre l’expédition des Imbungira-mihigo= les Re
chercheurs-des-hauts-faits, Cempagnie de l’armée Abashakamba. Le prince Nkuisi avait déprécié la combativité de l’aimée Imvejuru ; le Chef de cette dernière, Nyarwaya-Nyamutezi; avait riposté en proposant l’expédition au cours de laquelle il comptait démontrer que c’est l’armée du prince qui était inférieure à la sienne en matière de combativité. La Compagnie d’élite des Imvejuru était linpama = les Grelots. Les autres Compagnies des deux années, composées de guerriers soit plus âgés, soit non encore aguerris, secondaient respectivement les lrnbungira-mihigo et les Impama. La victoire fut remportée par les Irnbungira-rnihigo après que les Impama avaient été mis en déroute par les Milices du Bunyabungo.
Tout cela constituait cependant une série d’entractes dans le drame dont le Gisaka était le théâtre principal.

d) La mort du Roi et les complications qu’elle entraîna da domaine ésotérique.

347. Lorsque le Gisaka fit sa soumission, Mutara II était au dernier stade de la tuberculose qui allait l’emporter. On se rappellera que les titulaires de ce nom et ceux appelés Cyilima, étaient Rois des Vaches. Il devait célébrer le cérémonial prescrit dans le Poème des Abreuvoirs, faire inhumer la momie de Cyilima II et terminer ses jours dans le Bwanacyambwe, à la suite de quoi sa propre momie devait être ensuite conservée à Gaseke (n° 194). Mais ledit cérémonial ne pouvait être célébré que lorsque le prince héritier avait déjà l’âge de raison et que la Reine mère était déjà morte. La première condition certes était réalisée, mais la seconde s’avera irréalisable. Dès que la maladie fut constatée, en effet, la Reine mère qui tenait à prolonger son existence au détriment de ce qui était considéré comme le bien commun, ne voulut rien entendre. Le Roi et ses conseillers du cercle ésotérique se décidèrent finalement à lui administrer une boisson empoisonnée et désignèrent le Chef Semuzigura, fils de Rubona (cfr n° 238) pour la lui apporter: Mais la Reine mère obligea le Messager à consommer la boisson qui eut ses effets sans larder. Peu-après, la même mission fut confiée au Chef Nyarwaya-Nyamutezi. Dès qu’il se présenta, la Reine lui donna de nouveau l’ordre de consommer la boisson. Le Chef lui demanda quelques instants pour faire savoir son testament au Roi. Celui-ci donna au Chef l’ordre de n’y pas retourner, mais l’intéressé s’y refusa l’ayant promis à la Reine mère, et alla boire ; il mourut de suite.

348. A partir de ce moment, il n’y eut plus de relations entre la mère et le Roi son fils. Il revenait au titulaire du nom de Mutara de fixer le testament de succession au trône, en désignant les Clans et Familles qui donneraient à tour de rôle, les Reines mères (cfr n° 193). A cette occasion, Mutara II, en conseil avec ses détenteurs du Code ésotérique, prit deux décisions complémentaires : 1) La Reine mère ayant failli à ses devoirs, sa Famille était privée du privilège de donner une nouvelle Reine mère avant les 7 règnes suivants révolus. 2) Etant donné d’autre part que l’inhumation de Cyilima II était rendue impossible, et vu que les momies des Cyilima devaient être inhumées sous les Mutara (comme Cellessdes Mutara sous les Cyilima), le Yuhi suivant aurait pour successeur, non pas un Cyilima, mais un Mutara, pour que ce dernier puisse faire procéder à l’enterrement de son ancêtre.
Si la 2ème décision était en soi indifférente, la première était grosse de conséquences graves, (cfr n° 353) par la faute de ce même monarque, complétée par celle de son successeur que nous signalerons en son temps comme nous le verrons dans la suite; en effet, c’est cette décision qui porte en germe l’événement de Rucunshu.

349. Tandis que les jours du Roi étaient désormais comptés, Kabego, roitelet de l’île Ijwi, envoya à la Cour une grosse caravane apportant les redevances traditionnelles par lesquelles il reconnaissait la suzeraineté du Roi du Rwanda. La Cour organisa une consultation divinatoire, dont la réponse fut défavorable. La caravane retourna dans l’île sans avoir été reçue et le roitelet en conclut qu’il était en défaveur : il se proclama indépendant et ne voulut plus rien avoir de commun avec le Roi du Rwanda.
A la même époque, – on se demande pourquoi, – la Cour proclama une expédition contre le Ndorwa. Ce fut la toute première à laquelle l’Armée Abarasa du Gisaka, reconstituée par son Chef Kabaka, prit part au même titre que les autres armées du Rwanda.
Mais l’expédition ne devait pas continuer son chemin : le Roi étant mort entre temps, des messagers de la Cour atteignirent les armées à Hunga, dans l’ancienne province du Buyaga, pour annoncer la triste nouvelle et proclamer la démobilisation. C’est l’expédition dite de Hunga, du nom de la localité en question. Le Roi avait donné l’ordre de ne pas annoncer son décès à la résidence de sa Mère. Le Chef Rwakagara, frère de cette Reine mère Singulière; se rendit chez elle et la fit trépasser en l’étouffant au moyen du lait versé par un entonnoir introduit de vive force dans la bouche. Le Code ésotérique s’opposait à ce qu’elle survécût à son fils.

Les traditions que nous signalerons au début du règne suivant placeraient la mort de Mutara II dans les derniers mois de 1853, après la célébration de la fête des Prémices qui avait lieu au mois lunaire de Kamena (coincidant avec juin). Il fut enterré à Rutare au sommet du contrefort appelé Rambura.

e) Jugement sur le caractère de Mutara II Rwogera.

.350. A n’entendre que les récits des Mémorialistes, Mutare, II Rwogera était un homme de caractère affable, doux, à l’opposé de sa mère qu’on nous dépeint comme une femme acariâtre, glapissante et sanguinaire. D’inombrables anecdotes nous confirment ce comportement de la Reine mère, qui ne laissait pas chômer son bourreau, un Mutwa appelé Ukizuru. Je prendrai en exemple le trait suivant : la Reine mère prononça une fois la peine de mort contre le nommé Buhake, devin de la Cour, qui habitait à Kirengo, localité actuellement comprise dans la concession minière de Gatumba. Tandis que Ukizuru, armé de sa hache; le conduisait au lieu du supplice, ils rencontrèrent le Roi qui rentrait de la chasse. Le Roi demanda à Buhake « Qu’est-ce qui arrive que vous cheminiez ainsi suivi de Ukizuru ? » — « Vous voyez-bien ce qui m’arrive : je vais être exécuté. Je vous donnerai un petit conseil : allez vite
partager le peuple entre vous et votre mère; pour qu’elle massacre sa part et que la vôtre ait la vie sauve ». Le Roi répondit:< Reve-
nez avec moi; vous êtes sauvé,- et vous serez ainsi le premier individu de la part qui me reviendra ».

351. Quant aux clameurs de cette femme, dont la Cour était le théâtre scandalisé, nous choisirons l’anecdote suivante : un notable très respecté, appelé Nyilamakuza; fils- de – Sempabwa, vint un jour présenter à Mutara II une belle vache. La Reine mère était présente et le notable dit au Roi : « Lorsque quelqu’un accomplit un acte de prouesse, il reçoit du Roi ou de Son Chef une vache de récompense. Quand c’est le Roi qui a accompli en acte pareil la récompense lui est donnée par ses Chefs ou par les notables ayant vécu du temps de son père. En cette qualité de notable du temps de votre père, je vous donne cette vache en récompense pour les actes de prouesse exceptionnelle que vous avez accomplis ». « La vache est très belle et je vous en remercie, dit le .Roi ; mais du moins pourriez-vous me nommer le genre de ces exploits exceptionnels ? » « Vous avez vécu dix mois dans le sein de votre mère, répondit Nyilamakuza, et Malgré les clameurs incessantes qui s’y trouvent, vous n’en avez pas été contaminé. Ensuite votre mère vous a allaité jusqu’ votre sevrage et son lait ne vous a pas communiqué tous ces cris : vous êtes resté d’un caractère doux. C’est là de votre part des exploits sans pareils ». Toute l’assistance éclata de rire, bien entendu, et dans la suite, lorsque la Reine- Mère se préparait à éclater en invectives sonores, elle se reprenait et S’informait si Nyilamakuza n’était pas dans le voisinage.

J’ai recueilli une collection de pareils traits sur la Reine- mère et son fils, et c’est chaque fois dans le même sens.. Etant donné que 1a coutume reconnaît la liberté du beau mot; les humoristes de cette époque y ont abondamment recouru.

352. Venons-en à Mutara II et à son naturel doux. Il faudrait peut-être le qualifier autrement, en recourant à des adjectifs comme indolent, ou- fainéant ou incapable. Les traditions rapportent de lui, — et ceci est un mérite à son actif, — qu’il s’en allait à certains jours incognito et s’arrêtait en des endroits éloignés de la Cour pour interroger les passants sur l’opinion qu’en leur région on avait du « Roi ». Ceux qui le connaissaient faisaient semblant de tout ignorer de ce curieux et lui disaient certaines vérités. Un notable qui le connaissait bien et qui habitait dans le Rukalyi s’arrêta, pour répondre aux questions que posait le monarque. Ayant lié conversation et répondu à bien des questions, il entendit le monarque poser celle-ci : « Et dans vôtre région, au fond, que dit-on de notre Roi ? » « Dans ma région, répondit le voyageur, on trouve que le Roi est certes tout de bonté. Mais on l’a surnommé impfana-ka-yo », expression qui signifie : le ne se-souciant-pas-de-ses-propres-affaires-qui-périclitent. Il lui donna en exemple son grand favori Ruzirampuh.we, fils de Remera, que la Reine mère venait de réduire à la dernière extrémité, en punition de son amitié avec le Roi, et le monarque n’avait pas levé le petit doigt pour affirmer le droit qu’il avait d’avoir ses propres favoris en dehors de ceux de sa-mère.
A voir les choses de plus près, on est obligé de constater que Mutara II était un homme sans volonté. Intronisé enfant sous la” Régence d’une mère autoritaire à l’excès, il ne parvint pas à se libérer. La Reine mère l’avait réduit à se limiter au seul titre dé Roi, tandis qu’elle transféra la puissance réelle à son jeune fils Nkoronko; de manière à en faire pratiquement le vrai monarque du Rwanda.

353. La dépendance illimitée de Mutara Il vis-à-vis de sa mère installa plus d’une anomalie dont la lignée régnante allait sous peu payer les frais. Ainsi, s’autorisant peut-être du privilège antérieurement concédé à Nyiramuhanda (cfr n° 284), la Reine obtint de son fils, qui ne pouvait pas lui dire non, le même privilège que la tradition ésotérique n’accorda jamais à une Reine mère. Elle eut ainsi accès à la connaissance du fameux Code ésotérique. Une fois entrée dans ce monde du merveilleux, elle exigea que son frère Rwakagara en fut également investi, et Mutara II accepta. Or les traditions du Code interdisaient à tout membre des Clans et Famille matridynastiques = Ibibanda, de connaître le premier mot de ce Secret, afin que la succession au trône ne fût soumise aux intérêts familiaux. Le même tabou en écartait les princes du sang (frères et demi-frères du monarque) pour éviter qu’ils ne s’en servissent -à leur avantage personnel. Ici encore la Reine mère arracha à son Mutara II une exception en faveur de son jeune frère Nkoronko, ce qui devait plus tard coûter la vie à ce dernier.

354. Connaissant désormais les règles dit Code ésotérique, là Reine – mère voulut les mettre en pratique en faveur de sa propre famille: elle ne permit pas à son fils d’épouser une femme d’aucun autre Clan et Famille des Ibibanda (matridynastiques): Il devait épouser uniquement les femmes de la Famille dont était issue cette femme indiscrète, afin que le règne suivant échût de nouveau à la même lignée. Mais les détenteurs du Code la jouèrent sans difficulté’ : le règne suivant devait revenir au Clan des Abakono, et pas à celui des Abéga, auquel appartenait l’intrigante. Ils s’y prirent ainsi : celle qui avait été désignée par oracle divinatoire était Murorunkwere, fille de Mitali, du Clan des Abakono. On s’arrangea pour la fiancer au prince Nkoronko, qui, lui non plus, n’en put rien savoir. Mais dès le lendemain du mariage, le prince Nkoronko fut prié d’aller en toute hâte défendre la frontière du Nord qu’on prétendit subitement menacée par des bandes de Bahima. Le prince partit aussitôt et alla passer plusieurs mois dans le camp des marches qu’il fixa à Hunga (n° 349). De cette manière le monarque put fréquenter la femme de son frère, de laquelle le prince héritier était attendu. Dès que l’enfant naquit, un messager alla annoncer au prince Nkoronko l’heureux événement et il était prié de revenir imposer le nom à « son fils ». Nkoronko l’appela Sezisoni. Dès que l’enfant eut grandi, le monarque proposa à son jeune frère : « J’aime bien votre fils Sezisoni et vous aimez bien le mien Rukangankagwe. Faisons donc l’échange ». Le prince Nkoronko accéda au désir du Roi qui « adopta » Sezisoni, tandis que le prince Rukangankagwe devenait fils de Nkoronko. Les plans de la Reine mère avaient été savamment contournés, car elle ne pouvait s’imaginer qu’un fils « adoptif » pût être le prince héritier.

355. Mutara II haîssait son frère Nkoronko qui l’avait frustré de son pouvoir réel, par les décisions de la Reine mère. Il aurait voulu en tirer vengeance, mais il n’en avait pas le pouvoir. Et voici que la Reine mère vint à lui en fournir gratuitement un moyen à longue échéance. Voulant pousser plus loin, en effet, sa curiosité sur le monarque qui succéderait à Mutara II, elle posa la question Karamira, fils de Vuninka, Chef de l’importante Famille des Abatsobe et premier personnage du pays après le monarque et sa mère. Elle savait bien que ce fonctionnaire connaissait à. coup sûr le fu-tur monarque. Mais l’autre remit la réponse à plus tard, sous prétexte d’en aviser l’un de ses collègues qui viendrait ensuite avec lui. La Reine savait bien qu’il était interdit de s’entretenir sans témoin, avec le régnant, des affaires du Code ésotérique. Les deux fonctionnaires en parlèrent à Mutara II. Le monarque leur confia : « Elle veut le savoir et le révéler à son fils Nkoronko .Dites-lui que mon successeur est mon fils aîné NyaMwesa ». Ce prince était ouvertement très lié à son oncle Nkoronko, malgré qu’il n’ignorait pas la haine que le monarque vouait à son frère. « De cette manière, conclut le monarque, Nkoronko sera mis sur une fausse piste et je vous charge de le pousser à dire ouvertement ce qu’il aurait ainsi appris, afin que mon successeur puisse ensuite le condamner à mort ». La fausse information fut « révélée » à la Reine mère, qui, comme prévu, se hâta d’en instruire son fils: « Le règne reste bien en notre Maison, lui dit-elle ; Nyamwesa sera le futur Roi. II était votre ami : renforcez encore davantage vos relations avec lui ». Tel fut le règne de Mutara II, avec ses beaux côtés, ses ombres et ses intrigues. Nous verrons dans la suite comment son successeur parviendra à s’affirmer différemment.