Après s’être entretenus avec le capitaine Bethe et le Dr Kandt, les Pères Blancs se mirent sur la route devant les mener de Shangi à Nyanza où séjournait la Cour du roi Yuhi V Musinga alors en tutelle sous la régence de ses oncles Kabare et Ruhinankiko et de sa mère Kanjogera. Ils y arrivèrent en pleine journée du 2 février 1900.

Avertie par le capitaine Bethe de l’arrivée des missionnaires à Nyanza, la Cour s’était préparée à accueillir ses visiteurs. Les hommes accourus des collines environnantes de la capitale étaient massés à plusieurs centaines tout autour de l’enclos royal et sur les bords du sentier qui devait conduire les Pères Blancs chez le roi. Autre que les gens étaient au courant de 1′ événement du jour, l’affluence de la population s’explique par ceci que le nom du Muzungu = Blanc faisait objet d’Une grande curiosité pour les Rwandais, du petit enfant au vieux, du peuple aux grands de la Cour.

Pour ces derniers, il ne s’agissait pas seulement d’assouvir la curiosité en regardant la peau et l’accoutrement étranges des missionnaires. Ils cherchaient à connaître les motifs profonds de leur visite dans leur pays. Pour qui veut obtenir d’autrui un secret ou un renseignement, petits soient-ils, les règles du bon protocole d’accueil s’imposent. Aussi, la Cour s’empressa-t-elle de convier les Pères Blancs chez le roi: leurs tentes n’étaient pas plantées que déjà le Mwami leur fait dire qu’il voulait les voir au plus tôt. Par deux fois de suite, l’invitation de la Cour fut répétée pour enfin obtenir satisfaction à quatre heures de l’après-midi. Mgr Hirth, chef de la caravane, nous a laissé un tableau de la Cour de Nyanza ainsi qu’un compte rendu de l’entrevue avec le MWami:

« Il n’y a qu’une case sur cette vaste cour; à l’intérieur, et contre l’angle même de la porte d’entrée se trouve accroupie Sa Majesté le Kigeri, qui porte nom Iyuhi; du dehors personne ne peut le voir, son rang l’exige ainsi. Tout autour du roi se pressent les hauts personnages. (…) Nous nous plaçons en face du Kigeri qui fait bonne contenance,
mais dont cependant on ne voit guère les traits de la figure. On voit mieux tout le reste de son corps qu’il prend moins soin de cacher. A titre de roi il tient absolument à garder le costume national qui est des plus primitifs.
(…) Pendant toute la séance, heure environ, Il a été assez aimable pour nous. J’oubliais d’ajouter que le roi promit son concours pour notre fondation. Enfin tout allait pour le mieux et nous levâmes la séance en remerciant du fond du coeur la puissante Mère pour la bonne journée. »

Cet exposé du prélat nous donne sans équivoque l’attitude favorable de la Cour à l’endroit des Pères Blancs. Il nous laisse comprendre que ceux-ci sont sortis du palais, les coeurs pleins de joie: la réception dépassait les espérances de l’évêque et des gens qui l’accompagnaient. Ils se figuraient difficilement comment le monarque du Rwanda et ses sujets, reconnus hostiles sinon circonspects, pouvaient leur réserver un accueil si amical. Leur étonnement se doubla lorsqu’à peine entrés sous leur tente, arriva un cadeau de 35 chèvres avec des paquets de bananes douces, des patates, du bois, etc.

Pendant tout le séjour des Pères Blancs à Nyanza, du 2 au 4 février 1900, les gestes d’hospitalité de la part de la Cour furent respectée. Le 3 février 1900, le MWami lui-même se déplaça de chez lui pour rendre visite à ses hôtes auxquels il offrit encore une belle vache à lait avec son veau. En échange, les missionnaires exhibèrent leurs cadeaux: miroir à cadre d’or, couteaux, ciseaux, rasoirs, boite à perles, paquets d’étoffes.

Pour les Pères Blancs qui se croyaient en présence du roi du Rwanda, la réception et les promesses revêtaient un caractère officiel. Mais aux yeux des gens de la Cour et de la population présente, l’officiel n’était qu’une scène bien montée dans laquelle le personnage et le r6le du roi étaient représentés par un de ses sujets, à l’occurrence le nommé Mpamarugamba. Les prêtres ont appris plus tard qu’ils n’ont pas été reçus par le roi Yuhi V Musinga, mais par son simulacre.

Devant ces faits, il convient de déceler le motif qui a présidé à ce jeu de dupes. Pour la Cour, c’était d’une part une façon de manifester aux yeux du public rwandais qu’elle n’acceptait pas l’intrusion de ces étrangers. C’était une façon de se laver les mains devant le peuple. Présentement, la manière d’exprimer sa position profonde peut être considérée comme lâche. Mais, placée dans son temps, elle se justifie entièrement. En effet, nous venons de le voir plus haut, étant recommandés par le capitaine Bethe et étant accompagnés par ses hommes, les missionnaires arrivaient comme amis et protégés de l’autorité coloniale allemande. A ce titre, ils ne pouvaient Pas être refusés ouvertement parce que le Rwanda était officiellement sous le protectorat de l’Allemagne.

D’autre part, suivant les rites qui prévalaient à la Cour, le roi Yuhi V Musinga, encore dans sa minorité, ne devait pas paraître devant les Pères Blancs ou tout simplement devant les Blancs considérés au Rwanda comme porteurs de mauvais sort.. C’est certes ce qu’a dit sans le savoir Mgr Hirth, en écrivant: « Il faut dire que dans ces pays, les rois ne se
montrent pas vite aux étrangers; ils craignent tant de choses et le mauvais oeil surtout! Quand avec cela on porte encore lunettes « . Evidemment, les missionnaires ne pouvaient pas savoir toute la trame du jeu, surtout que Mpamarugamba, feignant Musinga, les a accueillis avec toutes les politesses possibles.

Profitant des bonnes dispositions apparentes de la Cour, Mgr Hirth aborda délicatement le point névralgique et l’objet de sa visite en terre rwandaise: « Je viens, dit-il, en pacifique et je viens au Rwanda pour y demeurer et y mourir. Je demande donc un terrain pour l’établissement définitif de la Mission ». Nous comprenons tout de suite que l’arrivée des Pères Blancs au Rwanda avait un double objectif. Premièrement, ils venaient non en simples explorateurs mais en véritables colons qui cherchaient à se fixer définitivement dans ce nouveau pays. Deuxièmement, ils désiraient y implanter l’Eglise catholique. Ils sous-entendaient par là qu’ils visaient à la conversion des Rwandais à la Religion, à la conception des choses, aux idées et aux techniques dont ils étaient les porteurs.

Comment ce double objectif des missionnaires fut-il reçu à la Cour de Nyanza? Kabare, politicien qu’il était, eut le tact de percevoir dans leurs propositions, les profits temporels de toute sorte qui pouvaient résulter pour le pays, pour la Cour elle-même, de leur généreuse activité. Comme ils s’étaient présentés en pacifiques, Kabare crut qu’il se trouvait devant les vrais Blancs que le roi Kigell IV Rwabugili rêvait d’installer dans son pays pour lui fabriquer des objets exotiques dont il possédait quelques échantillons.

En effet, ayant appris que son collègue Gashushuru, roi de Bujinja (en Tanzanie) bénéficiait chez lui de la présence d’Européens, inventeurs de tant de belles choses, le roi Rwabugili avait expédié une délégation pour lui dire:
« J’ai appris que vous disposez d’Européens chez vous. Veuil1ez-1eur dire que je souhaite en faire mes serviteurs, afin qu’ils me fabriquent les étoffes; je les enrichirai grandement en vaches et en commandements. »

Quand Von Götzen traversa le Rwanda d’est à l’ouest, en 1894, il ne demanda pas la protection du roi; au contraire il fit une démonstration militaire jamais vue dans le pays. Il témoigna par là qu’il n’était pas un simple fabricant d’étoffes mais un guerrier et un véritable conquérant. Ce que Rwabugili n’avait pas pu obtenir des militaires allemands, Nyanza allait-il l’avoir des missionnaires catholiques? L’attitude de Kabare qui acquiesça à leurs propos laisse entrevoir qu’il escomptait retirer beaucoup de choses de leur présence au Rwanda.

Mais il avait considéré une seule face de la finalité du voyage des Pères Blancs. En plus des biens matériels qu’ils pouvaient donner (étoffes, perles, médicaments, etc.), ils avaient une mission précise à accomplir: ils venaient prêcher le Christ au Rwanda. Ils considéraient que la croyance dans ce pays signifiait superstition et qu’il y avait par conséquent une privation, un manque qu’ils devaient combler en apportant la vraie Religion qui reconnait un seul Dieu, le Dieu des Juifs d’abord, devenu par après le Dieu des Européens.

En plus, les Pères Blancs se proposaient de combattre l’esclavage qui privait à l’Afrique noire des hommes en pleine force et la laissait en pleine douleur. Comme souligné plus haut, le Rwanda avait échappé à ce trafic humain. S’il y a eu des esclaves en provenance de ce pays, ils étaient ou des captifs des guerres livrées chez les voisins, ou des enfants abandonnés lors de nombreuses famines qui y sévissaient, que les gens très isolés ramassaient discrètement pour les vendre à l’autre côté de la frontière orientale. Ce commerce se faisait dans la vraie clandestinité car le roi n’aurait jamais pardonné quiconque aurait été surpris dans une telle activité.

Les missionnaires étaient convaincus du contraire: ils croyaient que le Rwanda était, comme tous les autres pays de l’Afrique équatoriale, sous le joug des « Mahométans » qui pillaient des villages paisibles et captaient des milliers d’esclaves, car Mgr Hirth avait racheté â des Arabes quelques enfants rwandais. Aussi minime que soit leur nombre, leur cas suffisait pour confirmer la légitimité de la pénétration et de l’installation des Pères Blancs au Rwanda. D’ailleurs, même si ce pays ne souffrait pas de l’esclavagisme comme tel, quelques gens du peuple vivaient dans des conditions sociales peu enviables. Ils étaient sous la domination des chefs qui, quelquefois leur faisaient subir de malheureux sorts. Aussi, fallait-il venir en aide à ces pauvres Rwandais et justifier encore une fois le pourquoi de leur présence; « Il n’y a guère dans le monde de pays où de nos jours le pauvre peuple soit aussi exploité par les grands, que dans ce pays du Ruanda; il est temps que les missionnaires fassent leur entrée dans cette région ».