L’an 1894. Ouverte à de rares commerçants noirs, venus de la côte de l’Océan Indien ou de tribus limitrophes, la frontière du Ruanda demeura obstinément fermée à tout Européen jusqu’en 1894. C’est alors que le comte Von Götzen, le premier à la tête d’une impressionnante caravane de plus de 600 hommes, porteurs et soldats, pénétra dans ce domaine inviolé, redouté en raison de la valeur et de la cruauté de ses guerriers. L’étranger fut présenté au Roi Lwabugili, pour lors à Kageyo, une de ses résidences, perchées sur les hautes montagnes voisines du lac Kivu. La réception revêtit une apparence cordiale, mais, le lendemain de cette rencontre, la colonne allemande se voyait attaquée par une bande de fanatiques à la dévotion du monarque. Quelques salves de mitrailleuses suffirent à briser la résistance des opposants, munis de pauvres armes périmées et beaucoup trop confiantes dans certaines simagrées superstitieuses. Ces démonstrations… à posteriori valurent à tous d’être blessés dans le dos. Le comte Von Götzen ne fit que traverser cette contrée inscrite, sans qu’elle le sût d’ailleurs, dans l’acte de Berlin, en 1884, dans la sphère d’influence du Reich.

Les soldats du Kaiser attendirent jusqu’en 1898 pour se fixer à Ishangi, sur le Kivu, afin de ramener, disaient-ils, le bon ordre troublé par les révoltés du Congo belge. L’année suivante, Musinga, par souci d’obtenir un soutien efficace pour son trône chancelant, consentit à accepter le Protectorat de Guillaume II, lequel voulait bien lui laisser nombre de prérogatives, apanage de la royauté. En 1908, un Résident s’établit à Kigali, pendant qu’une compagnie d’askaris occupait Kisenyi, à la pointe nord du Kivu. En même temps, des accords étaient stipulés entre les autorités européennes et Musinga. Celui-ci, bien qu’il se soit toujours monté inconsolable d’avoir été dépouillé du droit que les traditions sacrées reconnaissaient aux rois d’enlever arbitrairement à leurs sujets vie et biens, n’eut qu’à se féliciter de la présence et de l’action des forces allemandes, particulièrement en 1912, lors de la sédition fomentée contre sa propre personne par le fils de Rutalindwa, le fameux Ndungutse.

Ce légitime prétendant au pouvoir, appuyé par de nombreux et chauds partisans, espérait mettre à bas l’usurpateur détesté, mais le lieutenant Gudowius, fidèle aux engagements souscrits de soutenir, malgré le vice de son origine, le détenteur actuel du tambourin sacré, le Kalinga, organisa, puis mena une campagne couronnée de succès contre l’infortuné Ndugutse et celui-ci eut à peine le temps de passer dans la colonie anglaise toute proche. Ses principaux complices subirent la mort, les autres se dispersèrent. Ainsi, grâce à l’intervention de l’autorité protectrice, Musinga respirait désormais à l’aise.

A ses bienfaiteurs, aux autres visiteurs de marque, le roi, à cette époque et dans la suite, aimait à réserver des réceptions grandioses, cadeaux de haute valeur (plusieurs vaches et leurs veaux), démonstrations scéniques, jeux d’athlétisme, fêtes appelées à produire une impression durable sur les témoins. Mais ces manifestations, d’un exotisme de grand style, cachaient souvent des pièges dont heureusement les étrangers ne prenaient pas conscience. C’est ainsi que, dans une fête particulièrement brillante, on vit défiler devant l’estrade officielle des centaines de figurants qui, fort gracieux dans leurs gestes, le sourire sur les lèvres, débitèrent à l’adresse des personnages, des injures tellement grossières qu’elles défient toute traduction. Ces aménités, lancées en langue indigène, avec volubilité, soulevèrent des tonnerres d’applaudissements de la part des spectateurs mystifiés. Seuls quelques Pères Blancs présents comprirent le fin fond de la comédie, mais se gardèrent bien d’en rien révéler aux intéressés ; tout au plus, laissèrent-ils entendre au monarque qu’ils n’avaient pas été dupes de cette mise en scène, autorisée sinon inspirée par lui-même.

En 1914-1918. Voici 1914 et la guerre. Le Ruanda ne connaît pas de troubles avant 1916. Après de légères escarmouches, les Allemands, sous la pression simultanée des Belges et des Britanniques, évacuent le pays de Musinga et gagnent le centre de leur colonie, Tabora, qui tombe aux mains des Congolais le 20 septembre. Désormais, le Gouvernement de Bruxelles assumera la haute direction du Ruanda devenu, par la décision de la Société des Nations, territoire sous mandat.

Tandis que les Allemands s’étaient contentés de préparer de loin la mise en valeur économique de la contrée et projetaient même d’y puiser de nombreux ouvriers pour les plantations voisines de l’Océan Indien, les Belges ont accompli, sans tarder, des merveilles en faveur du développement de l’industrie et du commerce. Les routes se sont multipliées, facilitant les communications dans un pays coupé de hautes montagnes, sillonné de fleuves. A la suite de savantes prospections, les richesses du sous-sol sont exploitées activement grâce à des compagnies minières armées d’un puissant matériel. Les indigènes se livrent à des cultures rémunératrices, celle du caféier, du quinquina, du pyrèthre et du coton, puis tirent des bas-fonds, jadis fiefs des « nobles troupeaux », d’abondantes récoltes, même pendant les périodes prolongées de sécheresse. Quant à l’hygiène, apparue avec l’aisance, elle reçoit un appoint considérable des médecins blancs et des écoles professionnelles. Ainsi, à très vive allure, le pays s’éloigne des pauvres conceptions d’autrefois et s’élance sur la voie du progrès matériel, intellectuel et moral. La Belgique peut, à juste titre, s’enorgueillir de l’aide intelligente apportée à ses protégés du Ruanda.

A la date du 12 novembre 1931, le Ruanda enregistra un événement de première importance pour ses destinées. C’est alors que Musinga, encroûté dans des méthodes désuètes, opposé sournoisement et même ouvertement à l’entrée de son pays dans les voies nouvelles, et dans sa vie privée, scandale vivant, reçut cette terrifiante communication : « Destitué de sa charge pour incapacité irréductible, in doit remettre le pouvoir à son fils Rudahigwa.» Deux jours après, le potentat déchu s’éloignait de Nyanza, sa capitale, théâtre de tant de crimes, pour s’établir sur les bords du Kivu, et le 16, le Gouverneur Général donnait au nouveau mwami l’investiture de la dignité royale, aux acclamations de son peuple. Catéchumène convaincu, compréhensif au plus haut degré, rallié sans réticence à la civilisation européenne et chrétienne, au progrès sous toutes ses formes, le jeune maître du Ruanda travaille depuis 12 ans, la main dans la main avec le Gouverneur belge, pour le plus grand avantage de ses sujets. En 1942, Sa Majesté Mutara Rudahigwa a épousé une néophyte de la province de Ndorwa ; la cérémonie religieuse s’est déroulée en grande pompe à Kabgayé et les réjouissances indigènes à Shogwe, au palais de la reine-mère. Plus de cinquante Européens étaient invités, sans parler des missionnaires et, en premier lieu, du Vicaire Apostolique, Mgr Classe. Au soir de ce grand jour, un des témoins s’approcha du roi et le félicita de la belle organisation qui avait présidé à cette cérémonie : « On fera encore beaucoup mieux le jour de mon baptême », répond le monarque rêveur.