Conformément aux directives du cardinal Lavigerie, Mgr Hirth tenta de fonder la première Mission catholique du Rwanda à la capitale ou à proximité de la Cour de façon à pouvoir atteindre plus facilement le roi, les grands chefs, l’élite ethnique et sociale comme les missionnaires l’avaient réussi à le faire dans le Buganda. Il pensait qu’après avoir gagné les grands du royaume au christianisme, il étendrait aisément celui-ci dans tout le pays. En effet, les instructions du cardinal Lavigerie voulaient que dans une société violente, subdivisée en une multitude de tribus qui vivaient sous un régime patriarcal, ce qui importait surtout c’était de gagner l’esprit des chefs. De cette façon, on espérait favoriser plus facilement l’avancement de la Mission qu’en convertissant des milliers de gens du petit peuple car, pensait-on, les chefs convertis devaient entraîner tous leurs sujets après eux. Ce fut sans doute en vertu de cette consigne que Mgr Hirth se démena pour commencer sa tâche missionnaire par les grands chefs, le Mwami compris.

Dans la société rwandaise où toute l’organisation, toute la marche des institutions reposaient fondamentalement sur la Religion, le plan du Vicaire apostolique de se fixer et de construire un temple chrétien dans la capitale présentait peu de chances d’être accepté par les autorités supérieures du royaume. En effet, comment concevoir que les détenteurs des règles qui régissent la marche de la société soient les premiers à donner l’exemple de l’abandon des us et coutumes, du culte du pays? Si les grands avaient plié devant la demande des Pères Blancs et avaient accepté la fondation d’une Mission à Nyanza, ils auraient fait montre de leur acquiescement à la nouvelle Religion et auraient, par ce geste lancé un appel à tout le pays pour que leurs sujets agissent comme eux. Ce qui aurait signifié la renonciation de leur foi et donc la perte d’une des bases de leur propre pouvoir. Comme nous pouvons le constater, il fallait, était un devoir pour la Cour, refuser la Religion des Pères pour sauvegarder la Religion rwandaise et le pouvoir religieux du Mwami sur tout le royaume. Dans ce cas, nous nous attendrions à ce que le triumvirat, Kanjogera, Kabare et Ruhinankiko, jetât les missionnaires non seulement loin de la capitale, mais encore loin du royaume afin d’éviter que leur Religion combattît celle des Rwandais et sapât la raison d’être du sacré rwandais qui était le pilier du pouvoir suprême au Rwanda.

Craignant de s’attirer l’inimitié du pouvoir colonial allemand en repoussant ouvertement les Pères hors du pays, la Cour décida tout simplement de leur refuser un emplacement à Nyanza; elle se résolut de leur concéder un terrain loin de la capitale. Un autre fait apparemment de moindre importance: un simple geste de reconnaissance envers les Pères Blancs et leurs porteurs tanzaniens poussa les Bega à céder aux missionnaires l’autorisation de s’installer dans leur royaume. Ils agirent de cette façon, d’une part à cause de la sympathie qu’ils avaient pour les Tanzaniens (les Bahaya) qui leur avaient apporté, de Katoke, les cadeaux des Pares Blancs. D’autre part, le langage pacifique des Pères et leurs présents les déterminèrent à leur accorder un terrain pour leur Mission.

Cette décision était lourde de conséquences pour l’avenir de la Société et de la Culture rwandaises, elle marquait un pas irréversible dans l’implantation des Missions catholiques au Rwanda. En effet, bien que ce pays se trouvait dans la zone d’influence de l’Allemagne depuis la Conférence de Berlin (1884-1885), il ne restait pas moins qu’il conservait encore intactes son organisation sociale et politique, ses richesses culturelles. Les bouleversements sensibles dus à l’expansion coloniale européenne en Afrique noire ne s’enregistrèrent chez les Rwandais qu’à partir de l’établissement des missionnaires catholiques dans leur royaume.’

Aussitôt installés au Rwanda, les Pères Blancs s’efforcèrent de connaître le pays et les hommes: leur mentalité, leur croyance, leur morale, leurs institutions familiales, leurs lois claniques et les structures de l’autorité. Instruits sur la vie et la Société des Rwandais, ils purent se mettre avec beaucoup d’assurance à l’oeuvre de l’évangélisation et de l’occidentalisation du pays. Les connaissances reçues sur place leur servirent de moyen de transmission des acquis du monde européen: la Religion chrétienne, la morale, notamment la morale sociale et matrimoniale, la pensée intellectuelle et philosophique, la technique. De ce fait, ils provoquèrent un mouvement de compénétration de deux Civilisations sans références communes: la Civilisation rwandaise et la Civilisation occidentale. D’ores et déjà, la première ne fut plus fermée sur elle-même comme elle l’avait été jusqu’alors elle ne fut plus l’apanage des seuls Rwandais. Les Blancs se mirent à l’étudier: ils allaient l’enrichir, l’appauvrir et posséder une partie non négligeable de ses richesses.

Pour la fondation de leur première Mission, les Pères Blancs se virent contraints de s’éloigner de Nyanza et de tout le centre du royaume parce que lieux adorés et sanctifiés par les coutumes et traditions. Ils durent prendre la direction du sud pour s’installer; selon la volonté de la Cour, dans la province du Bwanamukali. Etant donné que les autorités de Nyanza n’avaient pas précisé laquelle des nombreuses collines de la province allait être l’emplacement de la Mission, les Pères Blancs avaient le libre choix de se fixer là où bon leur semblait. C’est ainsi que Mgr Hirth décida de fixer provisoirement la Mission à Mara. En suivant les écrits du Vicaire apostolique, cette localité a été le site de la première station catholique au Rwanda fondée dans l’après-midi du 4 février 1900. Mgr Hirth pensait que, même s’il advenait de changer d’emplacement, cela ne devait pas se faire avant trois mois.

Mais ses missionnaires n’attendirent pas ce délai pour trouver un terrain encore plus propice à la Mission. Trois jours après le départ de Mgr Hirth (il a quitté Mara le 5 février 1900), les Pères Brard et Balthélémy ainsi que le Frère coadjuteur Anselme se déplacèrent de Mara pour s’établir définitivement à Save. C’était le 8 février 1900. Vu le petit laps de temps passé à Mara, Save fut considéré comme site de la première Mission catholique au Rwanda.

Ce n’est pas Mgr Hirth qui a choisi Save, mais les trois missionnaires ci-dessus nommés. A ce propos, le Père Brard a écrit: “Nous allons le 4 février nous établir à Mara. Mgr Hirth nous quitte le 5 pour rentrer à Bukumbi. Enfin, le 8, nous venons nous fixer à Save”. Et si Mgr Hirth a écrit: ‘Nous choisîmes’ à 20 kms environ au sud de la capitale actuelle, dans un pays très peuplé; c’est là que sera notre mission du Sacré Coeur, s’il plaît à Dieu”, il n’a pas spécifié le nom propre de l’endroit et rien ne permet donc d’affirmer qu’il a parlé ou qu’il a voulu parler de la colline de Save.

Nous pensons que le choix de cette colline par Brard, Balthélemy et Anselme a eu pour critère principal sa forte densité de la population. Il faut ajouter aussi son aspect physique: Save est un plateau de dimensions exceptionnelles, long d’environ onze kilomètres sur environ quinze cents mètres de large et il jouit d’un “climat très sain”.

La Mission de Save n’était qu’un premier jalon, un point de départ dans le rayonnement spirituel catholique dans le Rwanda dont l’autorité locale et la nombreuse population avait retenu l’attention de Mgr Hirth. Il était retourné en Tanzanie, déterminé à revenir avec de nouveaux missionnaires:

“C’est le cas où jamais de vous prier, Vénéré Seigneur et Père, de nous envoyer des missionnaires. Tous nos efforts devront se porter sur ce pays; nous n’avons pas partout deux millions d’habitants réunis sous un Chef qui nous reçoit si bien chez lui.

(…) J’ose vous supplier au nom du Sacré Coeur, à qui nous avons voulu donner ce pays au commencement de ce siècle, daigner intervenir pour nous faire envoyer dès cette année le plus de missionnaires possibles pour ce pays, jusqu’à ce que nous ayons occupé les points principaux; je n’attends que leur arrivée pour y retourner avec eux .”

Ces quelques lignes étaient chargées d’une grande signification pour l’avenir des Missions catholiques au Rwanda. Elles nous montrent que l’évêque voulait faire de ce pays le centre d’intérêt de l’activité missionnaire du vicariat du Nyanza Méridional. Non seulement la nombreuse population du Rwanda aiguillonnait son élan apostolique, mais encore il lui importait d’y devancer les missionnaires protestants dont on attendait incessamment l’arrivée. Le premier pasteur protestant, P. E. Johansen, ne fit cependant son entrée au Rwanda qu’au milieu de l’année 1907, sept ans après que l’Eglise catholique y avait pris naissance. Evidemment, en 1900, Mgr Hirth était loin de penser qu’entre lui et Johansen, il y aurait un tel décalage dans le temps. Cela s’explique: l’Allemagne étant surtout protestante, la Mission évangélique allemande devait avoir beaucoup de facilité de s’établir au Rwanda qui était sous le protectorat de l’Allemagne. C’est pour Parer à cette éventualité que Hirth voulut, coûte que coûte, multiplier les Missions catholiques dans le pays.

L’année 1900 n’était pas encore achevée que Mgr Hirth reparut au Rwanda, accompagné par trois Pères Blancs. Allait-il tenter encore une fois de fonder une Mission à Nyanza ou allait-il se contenter des régions périphériques du pays? Entré par l’est du royaume, il ne chercha pas à atteindre hâtivement la Cour royale. Il s’arrêta dans le Gisaka et y fonda le 1er  novembre 1900, la Mission de Zaza. Par ce fait, on dirait « a posteriori », que Hirth avait pressenti la détermination des grands de le retenir dans les marches du royaume. Le choix du site de la Mission de Zaza nous paraît très judicieux: la Mission devait faire la liaison avec Katoke, vers le Bukumbi, deux Missions catholiques fondées en Tanzanie. En plus, de Zaza on pouvait facilement atteindre Save qui semblait faire une liaison entre les Missions du Rwanda et celles du Burundi.

Après avoir occupé ce point stratégique de l’est, les missionnaires demandèrent l’autorisation de fonder d’autres Missions. Il leur fut permis de s’établir successivement au nord-ouest, au nord et enfin au sud-ouest du Rwanda où ils créèrent une après l’autre, la Mission de Nyundo (4 avril 1901, la Mission de Rwaza (20 novembre 1903) et la Mission de Mibilizi (21 décembre 1903). Chacune d’elles fut occupée au moins par trois personnes, Pères ou Frères selon les directives de cardinal Lavigerie. Ainsi, dans un espace de quatre ans seulement, le Rwanda se trouva circonscrit par Cinq “bastions spirituels”, deux au nord, deux au sud, un â l’est. Hautes montagnes et lac splendide, voies d’accès vers Bujumbura et vers Mwanza et Bukoba, étaient occupés par une quinzaine d’apôtres de la Religion et de la Civilisation chrétiennes.

Ce tableau se pose à nous comme le résultat d’une situation de fait. -Ne voulant pas refuser ouvertement l’emplacement aux Pères Blancs, les Bega leur cédèrent des terrains dans le Bwanamukali, le Gisaka, le Bugoyi, le Mulera et le Kinyaga, régions dont les populations étaient reconnues, pour être farouchement opposées à toute pénétration d’étrangers dans leurs provinces respectives. Ils espéraient ainsi voir les missionnaires obligés de se retirer de leur royaume sans emporter la haine contre les autorités supérieures du pays.

Nous comprenons après coup, que l’attitude de la Cour royale n’était pas tellement un geste de bonté envers les Pères Blancs et leurs auxiliaires (porteurs) tanzaniens, mais qu’il s’agissait plutôt d’un plan bien monté pour résister malignement et efficacement à leur installation au Rwanda. Malheureusement pour la Cour et heureusement pour les missionnaires, ce plan a été déjoué: les missionnaires fondèrent, dans un délai de quatre années, cinq Missions à partir desquelles ils purent étendre leur influence en convertissant le peuple et en créant de nouvelles Missions.

Si nous considérons l’emplacement de ces cinq stations, nous constatons que les Pères Blancs jouissaient d’une situation plus consolante que celle à laquelle ils s’attendaient au début. En effet, loin de la Cour, ils avaient les mains libres et ils étaient à l’abri du regard épieur du roi et des grands. En plus, à partir de ces stations, ils pouvaient diriger leur action apostolique de la périphérie vers le centre, touchant ainsi, sinon toute la population, du moins la plupart des Rwandais.

Compte tenu de ces faits, ne pouvons-nous pas dire que ce fut une erreur de calcul de la part de la Cour que d’avoir jeté les missionnaires dans les régions insoumises et frontalières du royaume? La réponse est actuellement affirmative. Nyanza n’a envisagé qu’un seul côté de la médaille: l’échec des Pères Blancs. Il ne s’est guère préoccupé du cas contraire, à savoir la réussite des missionnaires. Pourtant, il aurait dû se dire qu’une fois les provinces périphériques converties, il ne resterait aux prêtres qu’à s’étendre aisément sur le reste du pays dont les habitants étaient reconnus dociles.

Pouvons-nous alors parler d’échec de la Cour royale et du succès des missionnaires? Répondre â tette question reviendrait à savoir si les autorités supérieures du pays cessaient désormais leurs manœuvres contre les Missions catholiques. Par ailleurs, il faudrait savoir si les missionnaires avaient à contourner seulement, les obstacles des grands, si le peuple était, oui ou non, d’accord avec leur établissement sur la terre rwandaise.