Pour le Munya-Ruanda, le social, le familial, prévaut sur l’individuel, le dépasse et même le laisse dans l’ombre ou peu s’en faut. Non pas que les personnalités manquent, avec leurs réactions à elles, ou qu’elles se réduisent à de simples numéros d’ordre ; à côté de camarades aussi effacés, aussi amorphes, il existe des élites, des hommes plus indépendants, mais indéniablement ces individus subissent à un haut degré, malgré tout et plus qu’ailleurs, l’emprise du clan, de la famille.

En dépit de l’unification nationale très serrée, les clans persistent, se recommandent d’un ancêtre renommé pour des actions d’éclat, authentiques ou non, qu’on porte généreusement à son actif. Chaque Munya-Ruanda aime à se vanter, sans modestie aucune, d’appartenir à tel groupement célèbre. On entend, par exemple, des phrases comme celle-ci : « Je suis un mwega, un mutsobe, un munyiginya, etc…» et nous avons pour totem, le crapaud, la grue huppée, la bergeronnette, etc…» Comme, à part deux ou trois, ces clans n’exercent aucune influence sur la marche des affaires, le Munya-Ruanda obéit donc à la pure gloriole lorsqu’il clame ses origines. Alors que l’Européen de condition ordinaire, celui dont la famille n’a pas joué de rôle avant ou depuis les Croisades, ignore sans remords le nom de ses arrière-grands-pères ou grand-mères, tout comme s’ils appartenaient à la préhistoire, nos indigènes, eux, remontent aisément, par la souche masculine seulement, jusqu’à cinq ou six générations et même davantage. Voici la plus longue que nous ayons surprise chez un muhutu , au cours de réjouissances profanes où chacun chantait ses titres, ses ascendants : je suis Gashi, fils de Kanyenzi, fils de Bigirisherezo, fils de Ruhwanya, fils de Ntabarisha, fils de Rukikira, fils de Rwongera, fils de Smusule, fils de Kisaka. Gashi a aujourd’ui des enfants et probablement des petits-enfants ; nul doute qu’il ne les instruise sur les ancêtres jusqu’au fondateur du clan : Kisaka, onze générations.

A l’intérieur de ces clans se créent des foyers polygames ou non. La polygamie ne constitue pas la règle générale, tant s’en faut. Elle subsiste chez les grands Batutsi, chez les Bahutu fortunés, mais les épouses n’atteignent pas les chiffres fantastiques de certaines cours ou palis étrangers. Au Ruanda, le nombre des époux n’est pas déterminé. Là on ignore les restrictions en honneur dans une secte protestante indigène de Tukuyu, où, pour des raisons mystérieuses, le chiffre impair des femmes est impose sous peine de sanctions très sévères. D’ailleurs, il convient de noter la fécondité de ces unions. Dans l’Afrique Occidentale Française, l polygamie apparaît comme une calamité sociale, non seulement du fait qu’en accaparant de trop nombreuses femmes au profit de privilégiés, elle interdit à beaucoup de jeunes gens de s’établir en ménage, mais parce que ces mariages diminuent considérablement la natalité. Au Ruanda comme à l’Urundi, au contraire, la situation change tout à fait. D’ailleurs, le désir d’une abondante postérité entre pour le moins autant que la passion dans la pratique de cette pluralité des foyers gouvernés par un seul individu. Non seulement on ne redoute pas les enfants, mais on les veut nombreux parce qu’ils confèrent richesses, force et considération. Le mariage à l’essai qui commence à se répandre  a moins pour but d’étudier le caractère des conjoints que son aptitude à la paternité ou à la maternité, surtout cette dernière, car le mari n’est jamais considéré comme responsable. Un clan qui se maintient, qui se développe, inspire aux rivaux le respect et la crainte salutaire en cas de conflit.

Un autre motif invoqué pour pratiquer la polygamie dérive de la religion. Un jeune homme qui s’est uni à une fille de son rang s’en contenterait  peut-être ; mais voici qu’à l’occasion d’une maladie, le devin déclare au patient : « Ton père, ton grand-père, jadis polygames, souffrent de constater que tu t’éloignes de leurs chères habitudes, et viennent te tracasser. Si tu tiens à guérir, il te faut prendre à leur intention une autre femme. » Ce mariage d’inspiration mystique restera parfois simplement votif ; on se bornera alors à construire une hutte de fortes dimensions, on y installera une couchette où « l’épouse de l’esprit » ne viendra que pour de courts séjours.

Les épouses rivales demeurent loin les unes des autres. Autrefois, jusque vers la fin du régime allemand, le mari avare, soucieux de se soustraire aux impôts, prélevés d’après le nombre de huttes, réunissait toutes ses femmes dans un même local. On devine sans peine que la maison souffrait alors de l’état de siège permanent, avec de trop rares armistices. Aujourd’hui, l’impôt sur les habitations  a été remplacé par l’impôt dit : M.A.V. (mâle, adulte, valide), mais les polygames versent une somme spéciale pour chaque femme surnuméraire, où qu’elle habite .

Les mariages monogames comptent un nombre d’enfants encore supérieur à celui des unions polygames. Voulez-vous, d’ailleurs, connaître l’état civil de chaque maison ? Il vous suffira de considérer la couronne spéciale, en tige de sorgho, qu’arborent les mères heureuses et d’y dénombrer les dessins, les » brisques » qui indiquent bien en évidence le total des naissances. On obtient des renseignements équivalents grâce aux noms par lesquels ont été désignés les nouveau-nés, à partir du septième inclusivement : Nyandwi, le septième, Minane, le huitième, Nyarwenda, le neuvième, Buchumi, le dixième… Quant au sexe, le père le porte à la connaissance de ses amis et voisins par un… faire-part ainsi libellé : Nabyaye itshumu, j’ai enfanté une lance (le garçon, devenu grand, prendra les armes et défendra sa lignée) ; pour une fille : j’ai enfanté… une vache (cette entant, lors de son mariage, m’apportera une vache) !

Ceci nous amène à traiter la dot et des préliminaires des unions. Le terme « dot » ne convient pas, en rigueur de droit, puisqu’il ne s’agit pas d’argent versé par les parents de la fille pour supporter les frais du ménage. Le bétail, les cadeaux sont apportés par le fiancé lui-même et ne serviront pas à l’avantage des deux époux, mais bien à celui du beau-père qui les gardera jalousement pour lui ou les dépensera à son gré, quitte à restituer l’équivalent, en cas de divorce provoqué par s fille. Il vaudrait mieux parler de versements faits en vue, à l’occasion des fiançailles ou du mariage, versements destinés à procurer une épouse. L e mot achat proprement dit serait encore moins juste que celui de dot : le terme échange conviendrait mieux. Un jeune homme a-t-il jeté son dévolu sur une personne ? Il s’en ouvre à son propre père, par respect et aussi par intérêt, car celui-ci fournira la contribution aux beaux-parents éventuels. Naguère, la dot comprenait des houes (quatre ou cinq) ; chez les bourgeois, quelques pièces de menu bétail ; chez les Batutsi ou assimilés, une ou deux têtes de bovins. Naturellement les veuves éprouvaient une cuisante humiliation en voyant leur valeur s’abaisser à un ifuni, une seule houe déjà usée. Dans les pays des volcans, pauvres en sources, où les ménagères couvrent plusieurs kilomètres chaque jour pour se procurer l’eau nécessaire à la cuisine, on ajoute à la dot une cruche, symbole de ce précieux liquide. Le montant des versements se traite lors des premières démarches, commises en règle générale à un ami des deux familles. Il se rend au domicile de la personne convoitée, où la dégustation d’une cruche de bière prélude aux pourparlers. Quand les renseignements déjà recueillis classent le soupirant parmi les indésirables : mauvais caractère, paresse, ivrognerie, le projet de cette entrevue n’arrive même pas à se réaliser.

On ne sollicitait jamais autrefois, ni sur la dot ni sur le consentement l’avis des filles, pourtant les plus intéressées. Mais l’une d’elles, une païenne, fut assez heureuse pour créer un précédent : son père reçoit la visite d’un mututsi qui vient en personne la demander en mariage ; tout décrépit, polygame endurci, voilà en somme un pari médiocrement séduisant. Aussi, à titre de compensation, le beau-père réclame-t-il une dot supérieure à la moyenne : deux vaches. Dissimulée derrière une claie de roseaux, à l’intérieur de la hutte, la « fiancée » écoute les deux hommes débattre le prix. Les négociations traînant en longueur, la jeune fille s’enhardit : « Deux vaches, dit-elle, c’est peu ! Remarque, papa, le crâne complètement dénudé de ton interlocuteur ! Cependant que moi je suis dans ma belle vigueur ; allons, exige au moins trois vaches ! » Et le marché fut conclu. Depuis cette incartade de la demoiselle révolutionnaire, tout prétendant chauve livre, de ce fait, une vache supplémentaire, la vache de la calvitie : inka y’uruhara. Le terme mariage d’amour convient-il à toutes les unions contractées librement entre Noirs ? Evidemment non, pas plus, du reste, qu’en pays civilisés. En tout cas, voici, pris en dehors du Ruanda, un incident typique, nullement  isolé et qui permet de découvrir des préoccupations d’ordre mercantile. Un jeune homme, baptisé, communique à un missionnaire sa décision bien arrêtée d’épouser telle fille de son village. Le prêtre confident, qui connaît bien le parti en question, croit de son devoir d’attirer l’attention de son interlocuteur sur un physique malgracieux au suprême degré : « Mon pauvre ami, tu cours à une catastrophe ; une figure aussi déplaisant, ces yeux louches, ces traces de petite vérole, ces cicatrices, t’inspireront promptement le dégoût et j’entrevois la séparation à brève échéance. » – « Je connais les défectuosités que tu relèves, réplique le garçon victime du coup de foudre. Mais, Père, de ton côté, as-tu considéré posément les avantages de ma future ? As-tu remarqué ces doubles biceps, avec cela, quelle besogne n’abattra-t-elle pas ? Et ces pieds, difformes, c’est vrai, mais si solides, rechigneront-ils pour aller puiser l’eau à la fontaine ? Avec de pareilles qualités, je ne risque pas de mourir d’inanition ; la beauté m’intéresse moins que le rendement. » – Avant l’entrevue, le soupirant avait donc tout pesé et le missionnaire ne parvint pas à entamer les plans matrimoniaux.

Une fois les conventions stipulées, de menus cadeaux portés à la famille ou à la fiancée elle-même, raviveront le souvenir des engagements pris. Mais aucune relation, aucune entrevue, pas même le moindre conversation n’auront lieu entre les deux promis. En cas de rupture due aux parents, dot et présents seront intégralement restitués.

Un procédé sournois mais dépourvu de tout caractère odieux et qui, par conséquent, ne risque pas d’envenimer les rapports entre les deux familles, consiste à acheter d’un devin à gages la déclaration que l’union en vue déplaît souverainement aux esprits, aux bazimu des ancêtres et que, toute obstination exposant à des représailles fâcheuses, mieux vaut chercher ailleurs. En toute hypothèse, le devin fixera lui-même la date opportune de la célébration du mariage.

Les fêtes du mariage lui-même commencent à la tombée de la nuit. Le fiancé a préparé chez lui un festin pour de nombreux invités. Des amies de la fille vont la prendre à son domicile et, dérobée par une natte de joncs aux regards curieux, elle se rend en cortège à son nouveau logis. Mais, dût-elle jouir dans le ménage d’un bonheur idéal, elle n’oubliera jamais sa famille naturelle à laquelle elle se dira toujours plus liée qu’à son mari.

Nous avons décrit ci-dessus les préliminaires et les cérémonies du mariage normal. D’autres unions s’ébauchent sans tant de formalités, nous voulons parler du mariage impromptu. Un jeune soupirant, pressé de convoler en justes noces, a vu rejeter sa demande régulière… qu’à cela ne tienne ! Il connaît les habitudes de la bien-aimée : à la fin de la matinée elle se rend à la fontaine, le soir elle revient de la forêt. La voici justement qui marche sans défiance ; à son approche, caché derrière un buisson ou dans la bananeraie, le prétendant se remplit la bouche de bière ou de lait mélangé à une plante rituelle. L’ingénue n’est plus qu’à deux pas. Son ravisseur lui jette à la figure la tiède liqueur tenue en réserve et s’exclame triomphalement :« Je t’ai épousé, je suis le fils d’un tel, fils d’un tel ! » Les quelques larmes de commande versées par la victime de la surprise n’empêchent pas qu’elle ne soit devenue épouse légitime. L a question de la dot s’arrangera ultérieurement et le beau-père ne reprendra pas sa fille tant il craint la force magique de l’herbe sacrée à laquelle l’union doit sa naissance et sa fermeté.

Unis sans empêchement (le Code Civil interdit seulement le mariage aux consanguins du côté paternel), suivant l’un des deux protocoles cités plus haut, les époux demeureront ensemble peut-être jusqu’à la mort de l’un d’eux,car les divorces, s’ils ne répugnent guère, ne constituent pas cependant la règle. Il n’est pas rare de trouver ensemble, au milieu de leurs nombreux enfants, des mariés fidèles à leurs premières amours. La stérilité de l’union, voilà la grosse pierre d’achoppement. Aucun païen n’a le courage de continuer la vie commune avec une femme « inutile ». Si, par hasard, il ne la répudie pas, du moins lui adjoindra-t-il une associée de laquelle il attend le peuplement de la maison. Supposons un divorce pour incompatibilité d’humeur : le père qui a payé la dot entière à ses beaux-parents a droit aux enfants, sinon la progéniture appartient à la mère ou aux grands-parents. Nous ne saurons jamais la série indéfinie de recettes magiques : philtres, ceintures, amulettes dites « irrésistibles » imposées par la crainte d’une répudiation aux pauvres épouses, surtout à celles de polygames, en butte à d’implacables rivalités domestiques.

La femme se livre aux travaux domestiques : cuisine, d’ailleurs peu compliquée, et cultures, en compagnie de son mari. La perspective d’une naissance, même prochaine, n’apporte pas de changements sensibles aux occupations, si bien que l’enfant peut venir au monde dans la bananeraie, près de la fontaine et même, s’il s’agit d’une chrétienne, non loin du confessionnal.

La jeune mère païenne se félicitera alors d’avoir, depuis cinq ou six mois, adopté des gris-gris efficaces, en particulier les biheko, les « porteurs» . Grâce à eux, elle véhiculera bientôt sur le dos un gentil enfant parfaitement constitué.

L’infanticide prénatal n’endeuille jamais les unions légitimes. La naissance d’un enfant donne lieu à des réjouissances civiles et religieuses. Tous les bambins du voisinage de l’heureuse famille participent à un pique-nique composé de douceurs du pays : lait, miel, arachides grillées. On n’oublie ni les sacrifices d’action de grâces aux esprits qui se sont montrés si pacifiques, ni les sacrifices impétratoires aux mânes, pour qu’ils laissent grandir en paix leur descendance.

Huit jours après la naissance de l’enfant, garçon ou fille, les parents lui imposent un nom, toujours différent de celui du père ; on ignore l’usage du nom de famille à l’intérieur du clan.

Les circonstances de la naissance dictent fréquemment la dénomination du nouveau-né. C’est ainsi qu’on appelle « il fait obscur » un enfant né pendant une éclipse de soleil, « secours espéré » l’enfant d’une famille dans la gêne, « la faim, le père de la faim » celui qui est venu au beau milieu d’une famine, « je le tiens de Dieu seul », le fruit cueilli après de longues années de stérilité humiliante. – Nzikoruliho : je sais par expérience que la haine est quelque chose de réel. – Nyamucahakomeye : il passe par de grosses difficultés. – Kajibgami : il fera la cour au roi, à ma place. Un enfant, enterré prématurément et reconnu vinant, prendra le nom de Kafuko, la petite taupe (qui sort de terre).

Exilé sur les rives du lac Kivu , le roi déchu Musinga s’est plu, lui aussi, à suivre la coutume et a désigné un de ses garçons né depuis la destitution, sous le nom prometteur de Nzakigarura : oui, je le ramènerai, je le reprendrai, le Ruanda dont on m’a dépossédé !

Une classe particulière : les noms contre la mort. On désigne l’enfant sous des vocables répugnants : les ordures, mutwa, fils de mutwa,etc.., dans l’espoir que le trépas, au goût délicat, hésitera à s’approcher d’êtres aussi fétides. L hyène, particulièrement odieuse, fournit le plus gros contingent de vocables : on appellera un enfant mpyisi, la hyène, sans plus ; un autre, kapyisi, la petite hyène ; un troisième , rupyisi, la grosse hyène ; puis, sempyisi, le père de la hyène, et enfin, bupyisi (abstrait), essence d’hyène ! Quelques-uns de ces noms païens répandent une odeur tellement asphyxiante que les Pères n’osent pas les inscrire tels quels sur les registres du catéchuménat et les remplacent par d’autres lus honnêtes.

Toujours dans le même but de repousser la mort, les Banya-Ruanda choisissent pour un enfant malingre les noms de personnages puissants ; ainsi des fillettes ressentent une fierté compréhensible d’être « la femme du Résident », ou même la « femme de Monseigneur » ! On espère que la mort s’effarouchera aisément du brillant bâton métallique que porte l’Evêque, ainsi que des compagnies de soldats mis à la disposition du principal personnage européen du Ruanda. Ces dénominations, destinées à intimider les forces mauvaises, disparaîtront vers l’adolescence, car désormais les dangers semblent moins redoutables que durant la première période de la vie ; on a établi, en effet, par des statistiques sérieuses, que plus d’un tiers des enfants mouraient, il y a peu d’années, avant l’âge de raison, chez les païens.

Les touristes qui traversent le Ruanda s’étonnent de rencontrer beaucoup moins qu’en Europe des difformes, des monstres. C’est qu’autrefois, malgré l’affection réelle portée aux enfants, on laissait mourir de faim certains sujets mal venus ou imparfaitement développés. Pourtant, il était des disgraciés dont on respectait la vie ; bien plus, on les entretenait comme des envoyés de la divinité ou des protégés des esprits.

L’éducation des enfants chez les païens, au point de vue intellectuel et moral, reste pratiquement inexistante, de sorte que le mot « d’élevage » conviendrait mieux pour désigner l’action des parents qui visent uniquement à maintenir chez leur progéniture la santé corporelle ; tout au plus, lui fournissent-ils quelques techniques pour des métiers manuels. Mais, quelles que soient les déficiences de leur formation, les enfants s’affectionnent à ceux auxquels ils doivent l’existence et savent leur témoigner un respect et un dévouement touchants.