Les jeunes missionnaires qui abordaient jadis au Ruanda ne tardaient pas à remarquer le retour extrêmement fréquent de cette phrase-ci : « Que j’empoisonne plutôt le roi.» Intrigués, ils en demandaient la signification aux anciens et ceux-ci leur répondaient : « Vous êtes, ne l’oubliez jamais, dans un royaume dont le chef possède le coeur de tous ses sujets. Aucun d’eux ne voudrait lui causer quelque mal ; à plus forte raison lui enlever la vie.
D’autre part, les indigènes, grands causeurs, peu confiants dans la sincérité ou la crédulité de leurs interlocuteurs, aiment à renforcer leurs assertions par la locution que vous entendez si souvent ressasser : « Que j’empoisonne le roi, que j’empoisonne Musinga !» Elle équivaut à un serment, à une imprécation religieuse, savoir : de même pour rien au monde, je ne consentirais à te tromper ! Mais , cher confrère, ajoutaient les vieux missionnaires, n’attachez pas la même importance aux deux parties de la déclarations ; si le régicide l’effraie à l’égal d’un sacrilège digne des pires châtiments, le Munya-Ruanda, sans aucun scrupule, entasse, à longueur de journée, mensonge sur mensonge.» Ce chapitre va précisément traiter du monarque toujours vénéré et respecté dès lors que sa légitime apparaît comme incontestable.

Au Ruanda, le peuple entier obéit à un chef unique, à un roi souverain. Depuis 5 à 600 ans que les Batutsi sont entrés dans le pays, ils ont progressivement, en commençant par l’Est, le Buganza, occupé le territoire. Les tribus diverses déjà établies auraient pu, vu leur nombre, expulser, exterminer l’étranger, mais les luttes intestines les dressaient les unes contre les autres et l’union, même pour la défense de l’indépendance, s’avérait irréalisable. Plutôt que d’accepter l’hégémonie d’une rivale, elles se soumirent placidement aux nouveaux venus tant ils leur en imposaient par leur taille gigantesque, leur don de commandement et les troupeaux qu’ils traînaient avec eux depuis les pâturages de l’Abyssinie.

Aujourd’hui, le Ruanda ne songe plus à mettre en cause la légitimité du pouvoir des nobles ; d’autant que des essais pour les évincer en les remplaçant par des chefs de la race Bahutu ont conduit à d’humiliants échecs. Les cultivateurs manquent, on s’en est bien aperçu, des qualités dévolues à la caste supérieure : plus rudes, plus autoritaires, plus cassants, ils ignorent le prestige attaché à la naissance, à la stature, aux dons naturels et à la fortune. Il ne semble pas que l’on soit tenté de reprendre de sitôt l’expérience.

Donc, pendant longtemps encore, les chefs de colline, un millier environ, sortiront des rangs des Batutsi et, à plus forte raison, la cinquantaine de chefs de provinces que le roi entend avoir bien en main, sûr d’imprimer par eux ses directives à toute la contrée.
Très au-dessus de tous ces chefs subalternes et officiers supérieurs de l’administration, plane, pour ainsi dire, le monarque. Mututsi, de ce clan des Banyiginya qui s’est soumis les autres familles nobles, le Mwami jouit d’un pouvoir absolu sur les troupeaux, la terre, les gens. Jadis, comme pour prendre conscience de ses droits illimités, par pur caprice, il se payait le luxe de percer un sujet d’un coup de lance. L’arrivée des Européens a mis un frein salutaire à ces manifestations arbitraires de puissance.

Le souverain nomme, ou du moins agrée, les chefs de tout degré et aussi les révoque à volonté. Les touristes croisent parfois, sur leur chemin, de longs Batutsi, la tenue négligée, la chevelure en désordre sur les épaules, errants, désoeuvrés, décidés, dirait-on, à se donner la mort à bref délai. Ce sont des déchus, d’anciens seigneurs « limogés » par le monarque et qui attendent, impatients, leur rentrée en grâce. Jusqu’à cet heureux jour – luira-t-il jamais ? – ils végètent en dehors de tout commerce : même ceux qu’ils comptaient naguère parmi leurs sujets, leurs clients, s’éloignent par crainte de se compromettre avec un ennemi de la cour.

Les chefs de colline, par fonction, transmettent les ordres suprêmes, prélèvent les impôts et convoquent les sujets pour les travaux : cultures, constructions, réfection de la maison princière. A tour de rôle, chaque détenteur d’autorité, accompagné d’une longue colonne de porteurs, gagnera la capitale et offrira les cadeaux réclamés par le roi, pour lui-même ou l’entretien de sa cour. En cas de guerre, les représentants du maître du pays prendraient les armes, mobilisant avec eux les hommes valides, puis, ambitieux de se distinguer, fanatiques, verseraient volontiers leur sang pour l’intégrité du territoire sacré du Ruanda.

Héréditaire, la royauté ne passe pas nécessairement à l’aîné. Librement, le roi choisit son successeur, en accordant la préférence au fils qui lui vient d’une épouse particulièrement chérie. Inutile de souligner que l’accession au trône donne lieu à bien des manoeuvres et compétitions sanglantes. Elles ont été particulièrement aiguës après la mort de Lwabugiri, l’arrière-grand-père du monarque actuellement régnant. Il avait désigné son remplaçant :Rutalindwa ; l’intronisation s’était déroulée suivant le protocole accoutumé : présentation du tambourin sacré, oblation d’une jeune fille aux esprits de la forêt de Muhima, au pied de Kigali, et autres rites d’un genre très spécial. D’un extérieur imposant, le nouveau chef d’Etat n’avait pas tardé à conquérir, par sa bonté, l’affection de ses sujets. Mias, déjà majeur, il affichant des initiatives intolérables aux yeux de la reine-mère choisie par le roi, Kanjogera, de la famille des Bega. La pensée vient à Kabaré, le personnage le plus influent de cette même lignée et bien connu par ses ambitions illimitées, d’écarter Rutalindwa et de lui substituer son propre neveu, Musinga, mineur pour de longues années encore. Mais comment le faire accréditer pour légitime, du vivant des trois confidents de Lwabugiri, susceptibles de publier, avec une autorité indiscutables, les dernières volontés à eux communiquées par le disparu ? Le hasard et le crime se chargèrent de supprimer ces témoins gênants. L’un mourut dans un combat, les deux autres tombèrent assassinés par ordre. Le terrain ainsi déblayé, Kabaré ourdit, dans le secret le plus absolu, son complot. Restait à attendre le moment favorable à son exécution.

Le roi, en tournée dans le centre du pays, avait établi son campement éphémère à Rutshunshu, tout près de Kabyayé. A un signal donné, les conjurés brandissent arcs et flèches et vocifèrent des cris de guerre. Le monarque sort de sa cabane et le combat s’engage à ciel ouvert, acharné des deux côtés. Car si Kabaré pouvait compter sur un nombre considérable des mutins, des sujets fidèles et courageux entouraient le sympathique Rutalindwa, décidés à le soutenir jusqu’au bout. Malheureusement, celui-ci, perdant confiance, rentra dans la chaumine. Plutôt que de tomber vif entre les mains des rebelles, lui, les membres de sa famille se donnèrent la mort ou s’entretuèrent après avoir mis le feu à leur paillotte. Les vainqueurs ne trouvèrent plus que des ossements calcinés. L’extermination des frères de Rutalindwa, de ses parents rapprochés, décrétée par Kabaré, suivit de près, et ainsi, comme par des promesses et des menaces adressées aux récalcitrants, se consolida l’autorité de l’usurpateur. Celui-ci ajouta à son nom de Musinga, celui de Yuhi et se mit sous la tutelle de ses oncles Béga et surtout sous celle de sa mère.

La Constitution exige, en effet, la présence de cette autorité féminine qui conserve encore, après la majorité du potentat, le droit de regard sur son administration et de surveillance sur la conduite privée. Conquérir les faveurs de la toute-puissante mwamikazi, là, se concentraient autrefois les préoccupations des courtisans, des ambitieux. Ils la flattaient sans mesure, tant pour capter ses bonnes grâces que pour échapper à ses rigueurs, car elle n’hésitait guère, ils le savaient bien, à supprimer de ses propres mains ceux qui lui déplaisaient ou qu’elle estimait un péril pour le trône.

Le P. Pagès, des Pères Blancs, auteur d’un ouvrage richement documenté : « Un Royaume hamite » va nous donner un échantillon de la barbarie jadis en honneur à la cour du Ruanda.

Kayijuka, un grand chef munyiginya, devint suspect pour avoir entretenu des relations avec les Européens, nouvellement venus et si franchement détestés, et aussi pour n’avoir pas su en débarrasser le pays. Dieu sait pourtant s’il y avait mis de bonne volonté !

Il est un jour mandé, en grande hâte, à la capitale, pour une affaire très importante. Il se laisse introduire sans aucune défiance chez la reine-mère, qui, après les salutations d’usage, lui remet, comme pour l’honorer, un habit de cérémonie appartenant au roi lui-même. Cet affublement dérisoire devait faire ressortir davantage la profondeur de la chute de l’ex-favori.
« Tu m’as montrée aux Blancs », le moment est venu d’expier ton crime, dit Nyira-Yuhi d’un ton courroucé. Aussitôt des sbires se jettent sur l’infortuné, le ligotent et l’emmènent hors du palais. On lui fait parcourir la distance de six à sept cents mètres sur un sentier qui descend au bas de la colline. Nturo, un des grands chefs et son plus mortel ennemi lui crie : « Ces propriétés et tout ce qu’elles renferment, regarde-les bien, c’est pour la dernière fois que tu les vois.» Le cortège tragique pénètre dans une enceinte. Des forgerons, installés en plein air à un foyer, faisaient rougir au feu deux gros clous indigènes, au bruit de trois ou quatre soufflets qui activaient le brasier. Le condamné est étendu sur le dos et des mains inhumaines le prennent à la gorge comme pour l’étrangler, car il faut que les yeux sortent de leur orbite. L’un des clous, chauffé à blanc, est enfoncé dans la pupille du malheureux qui hurle sa souffrance sous les regards impassibles des spectateurs. L’autre clou ne tarde as à être appliqué sur le second oeil qui se fond bientôt sous l’ardente brûlure. La victime pousse de longs gémissements, en couvrant de ses mains sa pauvre face endolorie, quand il s’entend interpeller par un autre de ses ennemis : « Qu’est-ce qu’on t’a donc fait, Kayijuka ? – Comment, c’est toi, Kabéja, je suis mort ! » répond le patient qui n’ose mettre personne en cause et se contente de dire son tourment.

« Est-ce possible, s’écrie méchamment l’interlocuteur, tu me reconnais, tu vois donc encore ? » Et sur le champ, il court faire part à Nyira – Yuhi de sa découverte : « Il m’a reconnu, il m’a appelé par mon nom.» Un message est dépêché vers les forgerons et la terrible opération recommence avec la même cruauté. L e malheur fut congédié ; il avait perdu tous ses bines.

En face d’une décision à prendre, le monarque recourt aux lumières maternelles et à celles de ses conseillers qu’il a choisis lui-même, car, au Ruanda, le vote ne joue à aucun degré, n’a sa place nulle part, rien qui ressemble à une Chambre des Députés, à un Sénat.

On ne saurait, sans plus, qualifier d’arbitraires les lois portées pour tout le pays ; elles visent normalement à assurer, en conformité avec les traditions anciennes religieuses respectées, le bien-être des citoyens. Il a fallu l’arrivée des maîtres européens pour modifier sur quelques points la législation coutumière, par exemple, sur les propriétés privées et les droits des chefs aux corvées. Les dispositions légales prises par l’autorité laissent rarement à désirer. Que n’en peut-on dire autant des sentences des tribunaux, qui fonctionnent, suivant la nature du procès, soit à la Cour suprême, soit près des chefs ! Trop souvent, du moins autrefois, la vérité subissait des entorses graves par la suite de la vénalité des juges et des témoins ; le plus offrant inclinait la balance de son côté, d’où un marchandage éhonté pour influencer le verdict. Les sentences européennes, on l’admet sans peine, offrent plus de garantie d’impartialité, à condition toutefois que leurs auteurs entendent eux – mêmes la langue du pays. Ceux qui dépendent des interprètes risquent fort d’être aiguillés sur une fausse piste par ces intermédiaires, eux-mêmes facilement achetables.

Outre le Conseil Supérieur, la cour du roi au Ruanda groupe une foule bariolée : juges, juristes, annalistes, archivistes (archives purement mentales), sacrificateurs, devins, conteurs, danseurs, pages, porteurs de litière, gardien du tambourin, etc… Ce personnel stable se complète par des visiteurs qui viennent transitoirement prendre la faction, faire la cour. Qu’ils soient près du roi à demeure ou d’occasion, les courtisans consument leurs journées dans l’oisiveté, les beuveries, la conversation, les intrigues, attendant quelques fêtes pourvoyeuses d’animation nouvelle. Parmi les employés, une mention spéciale revient aux gardiens du tambour sacré, simple tronc d’arbre évidé, recouvert d’une peau de bovin et orné, à son sommet, des dépouilles opimes prélevées sur les ennemis. Il constituait naguère le véritable emblème de la royauté ; aussi l’expression européenne : monter sur le trône, appliquée au Ruanda, n’offre-t-elle absolument aucun sens. Etait roi quiconque détenait le Kalinga.

Quoi qu’il commande, le monarque obtient l’obéissance immédiate et sans discussion. Ne représente-t-il pas le Créateur, Imana ? Bien plus, ne s’arroge-t-il pas lui-même le titre de Dieu ? En raison de son caractère sacré, les actions les plus ordinaires sont désignées par des appellations originales. En parlant du roi, on ne dit pas, comme pour tous les autres, qu’il couche, qu’il se lève, mais qu’il déploie sa natte, qu’il se détend (comme on détend une peau de vache bien séchée au soleil), il ne meurt pas, mais va porter secours, part en campagne ou encore, il a bu, c’est-à-dire qu’il a disparu après avoir absorbé l’hydromel auquel les pharmaciens ont incorporé un poison violent. Ce geste héroïque doit s’accomplir dès que le monarque discerne dans ses toupets les premiers cheveux blancs, signe de l’involution sénile incompatible avec le gouvernement d’un grand pays. La reine-mère, soumise aux mêmes exigences, se donne également la mort ; mais , paraît-il, les temps qui comportaient ou réclamaient cette mesure datent de loin. De même l’habitude de fournir, comme oreiller, aux souverains défunts, deux courtisans fraîchement immolés.

Aussitôt le trépas constaté, les officiers des pompes funèbres transportent pieusement, dans une nécropole réservée, le cadavre royal ; ils l’étendent sur une claie au-dessus d’un foyer et, à petit feu, ou plutôt au moyen de la fumée (la crémation proprement dite demeure inconnue au Ruanda), ils activent la dessiccation des chairs.

Le premier ver, qui sort de la main droite, est recueilli et déposé dans du lait frais constamment renouvelé ; le ver grossit et… se change en un léopard, lequel, devenu dangereux, sera mis en liberté. Rien n’empêche de transpercer, au hasard de la chasse, cet animal ou ses congénères dont les peaux servent d’ornements, lors des festivités, aux princes et aux danseurs. C’est après cette transformation en félin que l’ombre du roi fait place au muzimu (esprit). Chez les simples mortels, on le verra plus loin, la mutation de l’ombre en esprit ignore cet état intermédiaire.

Dans quelle mesure les gens du peuple ajoutent-ils foi à ces avatars incontrôlés ? Quoi qu’il en soit, ils vénèrent les nécropoles royales, lieux sacrés qui se reconnaissent de loin à leur couronne d’arbres intangibles, auxquels personne ne prendrait abusif, on désigne ces bois respectés sous le nom d’Imana, bosquets divins.

Si les cours, même celles des rois dits très chrétiens, très catholiques, très fidèles, défenseurs de la foi, n’ont jamais passé pour un terrain où fleurissent à l’envi toutes les vertus, que dire des cours païennes, celle du Ruanda sous l’ancien régime ? Que dire que des lecteurs avertis ne devinent ? Dieu merci, les bonnes mœurs ont suivi de près l’acceptation de la vraie civilisation. Au lieu et place des paillotes de jadis, s’élève un palais de style européen où les habitudes chrétiennes évoluent à leur aise, sans redouter le voisinage ou la concurrence de coutumes faisandées officiellement supprimées et qui, très certainement, ne revivront pas sous leur ancienne modalité.