C’est sous le règne de Kigeli IV Rwabugili (1865-1895) que des objets européens ont commencé à déferler sur le Rwanda. Jusqu’alors, cet îlot de terre africaine restait fermé à toute influence occidentale sous toutes ses formes. C’était un îlot en effet, parce que tous ses voisins connaissaient depuis longtemps déjà des Arabes et des Européens qui faisaient avec eux le commerce des choses et des hommes. Pourquoi le royaume du Rwanda est-il si longtemps resté isolé des contacts extérieurs, surtout du mouvement expansionniste européen? Deux explications retiennent principalement notre attention. Premièrement, de par sa situation géographique, le Rwanda est un pays enclavé, éloigné des vastes eaux océaniques. A vol d’oiseau, il se trouve à 2,200 kms de Matadi, port de l’océan Atlantique et à 1,200 kms de Mombasa, port de l’océan Indien. Ces longues distances auraient retardé l’entrée de ce pays dans le circuit commercial qui a touché l’Afrique côtière depuis les XVème et XVIème siècles.
Devant le nombre de villes ou de stations européennes, en face des principaux centres arabes et des routes de caravanes qui sillonnaient l’Afrique équatoriale au XIXème siècle une question se pose de savoir pourquoi le Rwanda n’a pas été traversé, pourquoi il a été contourné par les esclavagistes et les explorateurs jusqu’en 1892 date laquelle le premier
Européen, Oskar Baumenn, a posé son pied sur la terre rwandaise sans cependant oser s’aventurer vers l’intérieur. Et comment, si les Arabes et les Européens ne sont pas entrés au Rwanda avant cette date, les objets exotiques (occidentaux et arabes) parvenaient-ils â franchir ses frontières?
Les marchés du Rwanda furent fermés aux Arabes et Blancs mais restèrent ouverts, à partir du règne de Rwabugili, â leurs agents noirs: ceux de l’est: Bajinja, Baswi, Basukuma; ceux du sud: Barundi. Les marchandises passaient mais les négociants arabes et blancs se tenaient en deça de la frontière: les guerriers du Mwami du Rwanda avaient reçu l’ordre de tuer tous les Ibituku – Peaux rouges, dits encore Ibisimba fauves qui tenteraient d’entrer dans son royaume. La peur de mourir sous les coups de flèches des Rwandais aurait été la deuxième raison qui explique l’isolement du pays jusqu’au XIXème siècle finissant.

Toutefois, des tentatives de pénétrer dans ce bastion peu accessible avaient été entreprises vers les environs de 1870. En effet, Mohamed Ibrahim, un arabe installé dans le Karagwe (région de la Tanzanie), informant l’explorateur du “Continent mystérieux”, Henry M. Stanley, sur le Rwanda qu’il voulait traverser, lui dit:
“Ils (les Rwandais) n’ont jamais permis à un Arabe de trafiquer dans leur pays (…). Pendant les huit dernières années, Khamis ben Abdallah, Tippo Tip, Sed ben Rabib et moi, nous avons souvent essayé d’entrer là sans jamais y réussir. Les gens de Rumanika lui-même, qui ouvre son pays à tout le monde, ne peuvent pas y pénétrer au-delà de certaines limites voisines de la frontière.

Mis en garde, Stanley évita le Rwanda. Cependant celui-ci ne put pas trop résister à l’assaut de la fin du XIXème siècle, dirigé par les Européens qui mettaient à l’avant la science, le commerce, le christianisme et la civilisation. Ses portes durent s’ouvrir devant les explorateurs allemands qui sonnèrent le glas de son repliement.

Le fait d’avoir si longtemps résisté à l’entrée des étrangers, grâce surtout à l’organisation militaire, signifie pour nous que le Rwanda jouissait d’une structure politique et administrative centralisée dans laquelle le Mwami était le chef suprême. Sur ce point, la tradition orale nous apprend que le Rwanda comme royaume et Etat centralisé remonte au XIVe siècle avec le règne du Menai Ndahiro I Ruyange, L’abbé Kagame nous dit que ce monarque a régné de 1300 à 1333. Dans ce cas là, Ndahiro 1 Ruyange serait le contemporain de l’empereur Kankou Moussa qui, de 1307 à 1332; régna sur l’empire du Mali. Depuis Ndahiro I Ruyange, au lieu de mourir comme ce fut le cas pour les empires noirs ouest-africains, le royaume du Rwanda se développa si bien qu’à l’arrivée des Européens, il avait déjà un
passé très long, un peuple et une langue, tous éléments fondamentaux qui président à la recherche de l’indépendance, à la défense des intérêts communs menacés par des agents extérieurs à la société.

Face à cette situation, nous pouvons nous demander comment les missionnaires furent vus, comment ils furent reçus, eux qui voulaient s’établir au milieu de la population rwandaise. L’avènement des Pères Blancs (des Européens en général) fut quelque chose d’inoui, d’étrange pour les Rwandais. Le Blanc était une menace. Il déclencha, par sa présence au Rwanda, l’affrontement des cultures, des civilisations. Fonder une Mission dans ce pays, vouloir y prêcher la Religion chrétienne et y répandre l’instruction profane occidentale signifiaient la conquête spirituelle et le début de l’impact juridique et intellectuel au niveau des pensées, des sensibilités et des représentations. Les Pères Blancs se posaient comme conquérants de tout l’homme. Quelles furent les réactions des Rwandais?
Elles furent nombreuses et variées de par leur forme et de par leur fond. Au départ, elles s’exprimèrent à travers des attaques armées contre les missionnaires. Mais celles-ci ne furent très ouvertes que chez les Hutu du nord et du nord-ouest, occultes dans les autres régions du royaume et chez les dirigeants. Pourquoi cette diversité dans l’opposition contre les Missions? Les gens ne défendaient-ils pas les mêmes intérêts? Les Rwandais n’étaient-ils pas également concernés par l’intrusion et l’installation des Pères Blancs dans le pays? Autant de questions auxquelles nous allons tâcher de répondre en soulignant l’hétérogénéité qui se trouvait parmi la population, les différences de conception de l’arrivée des Pères Blancs et même la divergence dans la défense de ce qui était commun à tous, telle la culture ou l’intégrité territoriale. Tous ces points nous mettent devant la complexité même du phénomène de résistance des indigènes (Rwandais et autres noirs africains) en face de l’expansion européenne et les difficultés d’élucider le problème. Cependant, la disparité de forces, de points de vue, et d’intérêts parait déjà comme le prélude de la “victoire” des étrangers, des Pères Blancs.

La conscience des Rwandais de ne faire partie que d’une seule collectivité se concrétisait entre autre dans l’existence d’une seule dynastie régnante et d’un seul Mwami – roi unique chef suprême du royaume. Le sentiment d’appartenance à un même pays se traduisait aussi dans la recherche de tous de s’approprier tout ce qui est bien et précieux. Aussi, les Rwandais considéraient-ils Dieu comme le Dieu du seul Rwanda et celui-ci comme la demeure de Celui-là. C’est ce que signifient: Imana y’i Rwanda – un Dieu national, Imana yirirwa ahandi igataha i Rwanda – le Dieu passe la journée ailleurs mais Il rentre au Rwanda où Il a son quartier franc. Nous sommes en fait devant une sorte de patriotisme qui passait même jusqu’au chauvinisme: les Rwandais étaient persuadés que leur pays était le centre du monde, le royaume le plus grand, le plus puissant et le plus civilisé de la planête Terre. Cette façon de concevoir les choses a encore aujourd’hui droit de cité chez les vieux. Quand une personne rentre de l’étranger où elle est partie pour quelque temps, ne rencontre-t-elle pas des questions comme celles-ci: U Rwanda rw’iyo rumez rute ?- Comment le Rwanda de là-bas est-il? Ou: Abanyarwanda b’iyo basa natwe ? -Les Rwandais de là-bas nous ressemblent-ils?

Mais l’idée de Nation trouvait surtout son fondement dans l’unité linguistique, l’unité d’institutions, de coutumes et d’usages dans la vie privée, dans la vie familiale et dans la vie publique; enfin, mentionnons l’unité religieuse qui était la base de toute la société. Il était peu de sociétés en Afrique précoloniale où l’on pouvait trouver réunis ces trois facteurs de cohésion nationale: la langue, la loi et la foi. Ceci fait une autre originalité du royaume du Rwanda en Afrique noire,

L’histoire du Rwanda chrétien se rattache principalement à l’activité apostolique du cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et de ses Pères Blancs. Ceux-ci, réunis au sein de La Société des Missionnaires d’Afrique fondée en 1868, avaient pour mission d’apporter l’Evangile et la Civilisation chrétienne à l’Afrique alors inconnue au christianisme. Leur première caravane dirigée vers l’Afrique équatoriale atteignit Zanzibar le 30 mai 1878. Le 17 juin de la même année, les missionnaires entamèrent le voyage vers les grands lacs africains, ils arrivèrent â Tabora (en Tanzanie) le 12 septembre 1878. Depuis, ils attendirent vingt-deux ans pour pouvoir entrer au Rwanda.

Au point de vue ecclésiastique, le Rwanda était alors attaché au Vicariat du Nyanza Méridional qui allait d’est à l’ouest, du mont Kenya au lac Kivu. Politiquement, le pays faisait partie de la zone d’influence allemande. Des intérêts spirituels de ce territoire étaient confiés â Mgr Joseph Hirth qui résidait à Bukumbi, près de Mwanza en Tanzanie. De cet endroit, il recevait des renseignements sur le Rwanda, pays dans lequel il voulait introduire les premiers messagers de l’Evangile et jeter les fondements de l’Eglise catholique.

Voulant se rapprocher de ce pays afin de pouvoir y entrer plus facilement, Mgr Hirth fonda, le 12 novembre 1897, en proximité est du royaume du Rwanda, la Mission de Katoke dans l’Uswi. Cette station servît de base pour créer et entretenir des contacts avec la Cour royale du Rwanda. Aussi, à deux reprises, les Pères de Katoke y envoyèrent-ils des cadeaux et chaque fois, leurs hommes furent reçus par le triumvirat: Kanjogera, Kabare et Ruhinankiko, qui exerçait la régence durant la minorité de Yuhi V Musinga, proclamé Mwami du Rwanda suite au “Coup d’Etat” monté par ces derniers et survenu à Ruchunshu, en décembre 1896. Les Bega laissèrent croire aux envoyés des missionnaires qu’ils s’intéressaient aux activités de ceux-ci. Invités par leurs messagers à se rendre au Rwanda, les Pères, ayant à leur tête Mgr Hirth, prirent la décision de visiter ce pays et d’y fonder les Missions catholiques.

En novembre 1899, Mgr Hirth partit de Katoke, accompagné des Pères Brard, Balthélémy, du Frère Anselme et des porteurs noirs. Au lieu d’entrer au Rwanda par l’est, la caravane s’engagea dans un immense détour: elle traversa l’Uswi, l’Usumbiro et le Burundi pour déboucher à Bujumbura et, par la vallée de la Rusizi, monter au Rwanda par l’ouest. Une question se pose de savoir pourquoi Mgr Hirth et ses compagnons de route ont pris le chemin le plus long pour atteindre le Rwanda alors qu’ils savaient, de par leurs différents informateurs, que la voie de l’est était la plus directe

et donc la plus courte. De prime abord, il semblerait que les Pères Blanca n’ont pas voulu entrer au Rwanda en “envahisseur” de la légende. En effet, de Katoke, ils avaient appris qu’une légende rwandaise prévoyait que de l’est du royaume, il arriverait un envahisseur:
“Que va-t-il advenir au Roi et à ses sujets?
Des gens bien propres, habillés comme des nouveaux mariés, vont venir du pays où se lève le soleil.

Même si leurs messagers les avaient déjà assurés des “bonnes dispositions” de la Cour, les Pères craignaient encore de rencontrer des flèches des guerriers Rwandais qui, après le passage des officiers et explorateurs allemands, attendaient d’autres envahisseurs qui franchiraient la rivière Akagera. Ainsi conçues, les raisons de Mgr Hirth de passer par le sud-ouest du royaume ne seraient pas très justifiées car les frontières rwandaises n’étaient pas seulement gardées à l’est mais l’étaient partout.

La cause la plus profonde de ce détour est que le prélat cherchait à obtenir du pouvoir colonial allemand, établi à Bujumbura, l’autorisation d’entrer au Rwanda, alors colonie de l’Allemagne. Mais lorsque les missionnaires sont arrivés à Bujumbura, le représentant de l’Allemagne, le capitaine Bethe y était absent. Ils durent le rejoindre aux bords du lac Kivu, au sud-ouest du Rwanda. Nous apprenons de Mgr Hirth qu’après le protocole d’accueil par l’officier allemand, les missionnaires ont planté leur tente à Shangi et y sont restés du 18 au 20 janvier 1900, qu’ils ont fait part au capitaine Bethe de leur détermination de se porter auprès du Mwami du Rwanda et de leur désir de fonder une première Mission à la Cour royale, ou aux environs.

Bien que les relations entre l’Eglise catholique et l’Etat colonial allemand n’aient pas été toujours étroites au Rwanda, nous pensons que l’entrevue entre les représentants de deux institutions est un signe d’une collaboration de première heure. Cette collaboration s’avérait importante pour l’Eglise car, pour se fixer dans le pays, les Pères devaient avoir l’autorisation du gouvernement colonial. Ce qu’ils reçurent du capitaine Bethe, alors chef de district. En plus, cette entente était nécessaire pour les missionnaires car installés dans un pays neuf, au milieu des peuples “sauvages”, ils devaient compter souvent sur la protection armée de la puissance coloniale. Déjà pour s’introduire à Nyanza, alors capitale du Royaume, ils furent accompagnés par deux soldats de Bethe et ce fut son interprète qui les présentèrent aux hautes autorisés rwandaises. De ce fait, l’attitude du capitaine Bethe nous parait importante dans l’histoire de l’Eglise catholique au Rwanda. En effet, que serait-il arrivé si les Pères n’avaient pas été introduits à la Cour par la recommandation de la puissance coloniale allemande? Ils auraient été peut-être refusés à Nyanza. Mais comme ils étaient avec les hommes de Bethe, les Bega comprirent que les Pères étaient des clients des Allemands, qu’ils devaient donc les recevoir et les traiter en “amis” selon l’engagement conclu en 1897 entre la Cour et le capitaine allemand Ramsay. C’est déjà là un point de départ positif de l’intervention du pouvoir colonial dans l’expansion missionnaire catholique au Rwanda.

Enfin, nous pensons qu’en faisant le détour avant d’atteindre ce pays, les missionnaires escomptaient obtenir des Européens installés au Burundi et dans l’ouest du Rwanda quelques informations détaillées sur le pays dans lequel ils se dirigeaient, sur sa population et sur le comportement de celle-ci. Effectivement, quand ils débouchèrent sur les bords rwandais du lac Kivu, ils y rencontrèrent le Dr Kandt gui était établi à Shangi. Monsieur Kandt s’occupait surtout des sciences, il avait exploré de part en part la terre rwandaise et de ce fait, il était en mesure de fournir des indications utiles aux missionnaires. Mgr Hirth écrit à propos:
« Kandt a beaucoup voyagé dans le Rwanda qu’il veut étudier pendant 3 ans; il s’est présenté aussi à la Cour du roi, mais en a emporté mauvais souvenir. Il a été mal reçu parce qu’il s’est présenté assez simplement, sans beaucoup d’éclat ni beaucoup de gens. On ne l’a jugé que d’après son extérieur, et on n’a pas fait cas de lui; même les vivres lui manquaient dans le voisinage du roi. C’a été autre chose quand Bethe s’est présenté avec plus de 100 hommes de troupe, bien habillés, bien armés, avec un canon et une nombreuse suite. Les honneurs ne pouvaient manquer ni les vivres ».

Le prélat pouvait se demander déjà: qu’en sera-t-il de nous autres, pauvres missionnaires?
Le Dr Kandt qui connaissait l’attitude réticente de la Cour royale à l’égard des Européens chercha à persuader les missionnaires de rester aux bords du Kivu, croyant que là, la Mission catholique réussirait mieux. Mais Mgr Hirth et ses missionnaires avaient de sérieuses raisons d’essayer de se fixer dans l’intérieur du pays. En effet, selon ses instructions aux Pères Blancs, le cardinal Lavigerie recommande de convertir d’abord le roi et les grands chefs pour étendre enfin leur action évangélique sur le reste de la
population. C’est pourquoi, malgré les suggestions du Dr Kandt et sa bonne volonté d’aider les Missions – il voulait concourir directement â l’Oeuvre et laisser au vicaire apostolique un chèque de 100 roupies – Mgr Hirth a continué sa route vers la capitale du pays.