Civilisation au Ruanda.

Ce mot de civilisation, d’origine assez récente, se présente à nous avec un contenu fort complexe et une grande variété de degrés. La civilisation implique, entre autres choses, des connaissances rationnelles, scientifiques, propagées dans l’ensemble de la nation et portant sur l’être humain, les maladies et les moyens de les conjurer, sur le monde, ses diverses richesses et leur utilisation faciles, rapides, entre concitoyens et avec les étrangers, l’amour, le goût de la beauté, ainsi que des préoccupations morales de justice, de charité, de respect et une certaine organisation sociale et politique. Suivant le palier atteint par lui à un moment donné de l’histoire, dans ces divers domaines, on dira d’un peuple qu’il est plus ou moins civilisé, plus ou moins évadé de la sauvagerie. Du reste, le champ des connaissances s’ouvre devant nous tellement vaste que la civilisation complète risque de ne jamais régner (1).

Si l’on tient compte de ces aspects de la civilisation, on dira que le Munyaruanda n’occupe qu’un rang médiocre. Il se rapprocherait même assez de ce type que les savants sont convenus d’appeler primitif, type dont il présente plusieurs caractères : aucune écriture, presque pas de division du travail, sauf pour les devins, les forgerons, les potiers. En effet, dans toute famille, s’exécutent les travaux nécessaires à l’installation et à l’entretien du ménage : chacun tour à tour devient maçon, charpentier, cultivateur, tailleur, meunier, ect…

Une réserve pourtant s’impose : on doit louer la constitution sociale, politique du Ruanda, spécialement bien adaptée et facteur réel de tranquilité générale à l’intérieur du pays.

En quarante ans, d’ailleurs, l’ascension s’est effectuée rapidement et la masse du peuple se rapproche lentement du niveau de certaines civilisations plus anciennes. Mais si l’on retenait comme barème de perfection celui que proposait un humoriste : « la moyenne des timbres_poste utilisés dans une nation », on devrait confesser que, même aujourd’hui, la civilisation au Ruanda débute péniblement.
Jadis, lorsque nous entendions les Banyaruanda émettre leurs prétentions à une civilisation transcendante, nous nous sentions poussées à les ramener à une plus équitable appréciation des choses. Pour ne froisser personne, nous préférons cependant nous contenter d’un silence bienveillant ou d’un sourire discret. Et quand, après une exhibition de phonographes, de bicyclettes, d’appareils photographiques, etc… nous percevions cette déclaration indulgente de la part des indigènes : « Namwe muzi ubwenge : vous aussi, Européens, vous êtes intelligents », ils avaient au moins le bon sens de ne pas s’attribuer le monopole de la finesse.

A cette civilisation qui, si modeste qu’elle soit, sert de lien entre les trois races, vient s’ajouter comme un puissant moyen d’unification l’attachement illimité porté au roi légitime (2) et par lui, en lui, à celui dont il tient ses pouvoirs, Imana, le Dieu du Ruanda, le Dieu national.
Au Ruanda, aucun antagonisme religieux : unité culturelle, unité politique, unité mystique, tout concourt à donner à ce pays une cohésion rare chez les autres tribus africaines, au moins dans la région des Grands Lacs. Avant d’aborder la question du gouvernement indigène, nous jugeons intéressant d’apporter quelques détails sur un animal, qui, lui aussi, cimente le rapprochement au Ruanda, au moins entre Batutsi et Bahutu : on oserait presque parler de quatrième race : il s’agit de la vache.

La vache au Ruanda.

Un Résident du Ruanda offrit jadis au roi indigène un sceau qui lui servirait à authentiquer ses quelques lettres officielles. Ce cachet « écrivait » le nom du potentat : « Musinga mwami w’i Ruanda : Musinga , roi du Ruanda. »Et, détail qui communiquait une valeur accrue à ce charmant objet, ces caractères couraient autour d’une tête de vache aux cornes démesurées. « Tu as l’esprit vif, ponctua solennellement, en guise de remerciements, le monarque au donateur. Toi, au moins, tu comprends les choses de chez nous ! Tu l’as prouvé en faisant graver l’image de ce qui nous est le plus cher : inka, la vache.»

N’exagérons pas cependant au point de parler de culte religieux proprement dit, quoique des termes, des attitudes imprégnées de respect, de vénération, puissent favoriser l’équivoque. Par exemple, le mot Imana qui désigne en premier lieu le Créateur s’applique aussi aux bovins, lesquels servent à la divination et aux sacrifices, actes essentiellement religieux.

Les arabisants pourraient constituer un petit dictionnaire de près de 600 termes pour désigner le chameau et ses différentes particularités. Chez les Batutsi, le lexique concernant la vache ne doit pas être beaucoup moins riche. Un Père qui utiliserait ces vocables à bon escient ne manquerait pas de conquérir l’admiration des Pasteurs.

Au lieu de s’en formaliser comme on ferait chez nous, le Munyamuanda éprouve de la fierté à s’entendre comparer aux chères bêtes à cornes : « Je m’appelle tête de génisse », déclarait une jeune postulante qui venait pour la première fois à la mission. En transcrivant cette déclaration, le Père ne put l’interpréter comme le signe d’un esprit distrait. Autant il est déplaisant dans les pays civilisés de s’entendre comparer avec les sujets de la race bovine, même les plus tendres, autant ce parallèle apporte de satisfaction pour les Banyaruanda. __ Les Grecs, pour célébrer Héra, ne trouvaient rien de mieux que de l’appeler « la déesse aux grands yeux de vache ». Les Banyaruanda sont donc en bonne compagnie.

Les vaches jouent le rôle de réglementaire en ce sens qu’elles fournissent les indications pour distinguer les fractions du temps. « A quelle heure viendrons-nous au catéchisme ? Quand aura lieu la cérémonie ? Interrogent les chrétiens et catéchumènes. Gardez-vous de leur répondre : à 9 h., à 11., à 15 h., on ne vous comprendrait pas. Dites simplement : lorsque les troupeaux seront sortis pour paître, lorsqu’ils auront gagné l’abreuvoir, lorsqu’on aura ramené les jeunes veaux pour les soustraire au soleil trop cuisant ou, après la traite des vaches (3). »

Pas de grandes solennités au Ruanda sans exhibition de troupeaux. On voit alors les plus beaux spécimens, ornés de colliers de perles multicolores, arriver à la cour et parader sous les yeux de la foule attendrie, extasiée. On présente au roi chaque unité, en indiquant son nom et celui de ses ascendants, car aucun indigène n’ignore la généalogie de ses bovins !

A propos de solennité, chrétienne celle-là : « Voulez-vous rendre plus intéressante la procession de la Fête –Dieu ? Confiaient à un missionnaire quelques racés : donnez à cette cérémonie une couleur vraiment locale ; laissez un long moment le Saint Sacrement sur le reposoir, dans la prairie, et que défilent devant les audacieux liturgistes, on comprendra bien mieux la signification du Christ-Roi.» Que pense l’Eglise de cette suggestion inattendue ?

Rien de ce qui vient de la vache n’est mésestimé ou négligé, pas même les sous-produits. Nous aurons toutes les peines du monde à trouver des ouvriers pour nettoyer l’écurie des ânes ; par contre, les filles de princes ne dédaigneront pas de remplir directement, de leurs doigts effilés, un office analogue dans le kraal des bovins.

Cet incident nous rappelle la réflexion sereine d’un jeune écolier : « En somme, Job était-il aussi à plaindre que vous le dites ? Tous ne jouissent pas, comme lui, du privilège de pouvoir, chez eux, s’asseoir sur un fumier ! Il en avait donc eu de nombreuses. Il est vrai qu’il n’en avait plus, hélas ! » N’avoir plus de vaches, en avoir été dépossédé, voilà bien la suprême épreuve. Aussi, certains propriétaires se sont-ils donné la mort à la suite de pertes de bétail. Ne dirait-on pas que la conception des Banyaruanda rejoint celle des Romains pour qui la richesse, « pecunia », était attachée quasi exclusivement aux troupeaux « pecus »

Le lecteur percevra maintenant la saveur du protocole imposé au Ruanda par les salutations. « Amashyo : des troupeaux », dit l’un (sous entendu je vous souhaite). « Amashyo ngore : des troupeaux femelles surtout », répond l’autre. Cette salutation évoque les voeux formulés par les pèlerins musulmans devant le Cheik possesseur de la baraka (bénédiction divine) : « Obtiens-nous du ciel, pour nos troupeaux, uniquement des femelles.» Mais la suite de la supplication : « Par contre, demande pour nos familles uniquement des garçons », ne recevrait pas l’assentiment des gens du Ruanda, car les filles, lors des fiançailles, leur valent la dot tant convoitée et, si la mort les enlève avant l’âge nubile, du moins auront-elles pu seconder la mère dans les travaux de culture ou de ménage.

Ce qu’on attend surtout de la vache, c’est le lait, bu de préférence caillé, et le beurre qu’on ne consomme pas frais, mais qu’on laisse fermenter jusqu’à ce qu’il prenne une teinte vert-de-gris : condiment à la fois d’un goût prononcé et vraiment économique, car la grosseur d’une noix suffit à aromatiser tout un plat de famille. Cette même matière grasse joue le rôle d’onguent destiné à empêcher les desquamations de la peau. Inutile de signaler combien sont pénibles pour le prêtre européen les longues séances au confessionnal où défilent des clients dont la plupart répandent une odeur hostile. Dans le pays voisin, l’Urundi, filles et femmes se recouvrent le sommet de la tête complètement rasée d’un cosmétique composé de beurre ranci et d’ocre rouge. Malheureusement, cette pommade fond trop aisément au soleil ou dans l’atmosphère surchauffée des églises, d’où la nécessité pour les élégantes de détourner les ruisselets qui menacent d’envahir les yeux et la bouche. Ces opérations, réitérées pendant la messe, ne favorisent guère l’attention aux cérémonies ou à l’homélie !

Cette orientation habituelle de l’esprit et du coeur vers les choses de l’élevage dicte parfois des interprétations fort neuves. Des Banyaruanda contemplent une statue de saint Joseph portant des tiges de lys. Dans leur ignorance très excusable de ce mystérieux symbolisme, ils vont chercher dans le secteur favori et se rallient à cette explication : saint Joseph vient de ramasser un peu d’herbe tendre pour ses jeunes veaux.

Les avantages matériels dus à la jouissance de bovins sont en réalité peu de chose, car les meilleures vaches donnent à peine deux litres de lait par jour.On conviendra que la part de factice, de conventionnel, paraît bien prépondérante dans la mentalité de ce détenteur de bovidés et, involontairement, l’on se demande si ce n’a pas été un coup de maître de la part des Batutsi, les vrais propriétaires, des créer cette mystique dont ils vivent, eux, très largement et sans risque sérieux.

On estime donc heureux au Ruanda surtout ceux qui peuvent non en engraisser leurs champs, mais amonceler dans la cour d’entrée de leur logis des mas de bouse. Si cette matière n’atteint qu’une quantité modeste, on tâche de la placer bien en évidence, de la conserver pour que les passants n’ignorent pas le rang social de l’occupant de la hutte (4).

Un missionnaire féru d’héraldique avait prévu pour les trois races du Ruanda un blason symbolique parfaitement adapté : le mutwa recevrait un arc et une poterie quelconque ; le muhutu, une houe voisinant avec un grenier à provisions ; quant au mututsi, il aurait droit à un bâton pastoral accroché à de longues cornes de boeufs. Quiconque a lu le contenu de ce chapitre conviendra que le confrère, auteur de cette invention, n’a pas eu à dépenser, dans cette occasion, beaucoup d’imagination créatrice.

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1. M.G. Duhamel a écrit que « la civilisation, au sens le plus large, dans l’état présent du monde, était un ensemble de recettes, de méthodes, de croyances, de doctrines, de coutumes, de traditions, de lois, de faits, d’instruments, de monuments et d’ouvrages qui concourent par leur présence, par leur jeu, par leur action, à la subsistance et au développement de l’espèce » .

2. Un professeur de quatrième, au petit séminaire indigène de Kabgayi, traitant des guerres africaines, accordait une place de premier choix au grand Annibal et, par mode de comparaison, le rapprochait de Napoléon. Un élève alors interpelle le maître et d’un air convaincu : « Annibal et Napoléon rivaliseraient donc avec Rwabugiri !» (Un des rois du pays dont les bardes célèbrent en les idéalisant les exploits modestes ; il n’a guère, en effet, étendu son territoire et a essuyé plusieurs défaites.) Cette exclamation ingénue de la part du jeune étudiant dénote, pour le moins, avec le manque de perspective, un culte profondément enraciné pour les monarques anciens ou récents.
3. Pour la division de l’année, les Banyaruanda recourent aux lunes avec des noms bien différents, mais dans la pratique ils parlent plutôt de la « saison des grandes ou des petites pluies, de l’incendie des collines, de l’époque des fleurs jaunes, de la récolte du sorgho » (le mot mwaka signifie également récolte et année), etc. A part quelques touches, vaudrait pour nos Noirs du Ruanda la peinture donnée par Bernardin de Saint6Pierre de ses héros du Nouveau monde : « Paul et Virginie n’avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d’histoire et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l’ombre des arbres ; les saisons par le temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits ; et les années par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations : « Il est temps de dîner, disait Virginie, les « ombres des bananiers sont à leurs pieds. » Ou bien : « La nuit s’approche, les tamarins ferment leurs feuilles.» « Quand viendrez-vous nous voir ?» lui disaient quelques amies du voisinage. « Aux cannes à sucre», répondait Virginie. Quand on l’interrogeait sur son âge et celui de Paul : « Mon frère, disait-elle, est de l’âge du grand « cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze « fois leurs fruits et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs, depuis que je suis au « monde.» Leur vie semblait attachée à celle des arbres.»

4. En Hollande, pays d’élevage intensif, les braves gens de la campagne recouvrent à ce même critérium : « Pourriez-vous m’indiquer la demeure du bourgmestre ?» demande un étranger arrivant dans une localité. Sans plus de façon, l’interpellé répond : « Voyez le tas le plus considérable de fumier ; la maison d’à c^té est celle que vous cherchez.»