Visite de Irarambisi. — La morniodika. — La légende du lac Kivu. — Usa et la rive nord du Tanganyika. La princesse Nyabirunga. — L’escarpement et l’orage. — Bukavu. Conversation en avion. — Kiserzyi.

Une entrevue avec un Mututsi qui parle couramment le français et consente à s’occuper des légendes et coutumes du pays n’est pas facile à obtenir. Un ami, M. S…, avait le contrôle des collines où Karambisi était sous-chef: Le trouvant intelligent, M. S… lui avait peu à peu expliqué l’intérêt que ces choses présentent pour « quelqu’un qui écrit un livre sur le Ruanda ». Karambisi ne se souvenait point de ces vieilles histoires, mais il promit d’interroger les plus anciens de ses parents et de venir me répéter ce qu’il aurait appris ainsi.
C’est pourquoi, un beau jour, Karambisi, passant par le jardinet, est entré dans la véranda et s’est présenté avec un léger salut. Il a l’allure élégant; le visage fin, un air de bonne éducation et d’orgueil discret. Tous les Batutsi l’ont, depuis le seigneur des cafés aux frontières de la Pluie, jusqu’au petit valet de chambre Nyirigango, qui n’a dans les veines que quelques gouttes de ce sang aristocratique. Peut-être est-ce la multiplicité des cou-
‘turnes strictes, des comportements exigés jusque dans les plus minces détails qui leur vaut le contrôle de soi, -la -voix modérée, le geste rare, la facilité de s’adapter aux allures européennes.
Sur un capitula en coutil kaki, un chandail rouge et -une chemise très blanche, le visiteur a mis une veste de smoking à la mode de 1920. Porté par lui, ce vêtement inusité n’a rien de ridicule, tant il a d’aisance de mouve-ments et de distinction dans la tenue. Il parle un français doux, cotonneux et trouble, appris chez les Pères. L’in-telligence de son récit, dans -une langue qui n’est pas la sienne, est remarquable. Aussitôt entré, il me tend une tige verte et feuillu; La mormodika, qui faisait tant rire Nyirigango et- dont Lacger dit qu’elle couronne les initiés du culte de Ryangombél De quoi va nous parler Karambisi, de la coutume matrimoniale, ou de l’initiation ésotérique ?
Il ne dit rien de Ryangombé, mais j’en appris beaucoup sur le mariage :
« C’est l’umwishiwa, dit Karambisi, en montrant la plante, le garçon la met sur la tête de la fille qu’il veut avoir. Cela veut dire qu’on est marié.
—Comme, en Europe, l’anneau de mariage ?
—Oui, oui, juste… Mais pas comme cela, comme la plante est là… Il faut d’abord ôter ceci et ceci… »
De ses doigts minces et retroussés, le jeune homme pinçait délicatement les vrilles et les petites pousses, ne laissant à la tige que les feuilles bien développées.
« Faire attention. Oter tout, tout. Même au bout, où c’est si petit. »
Il indiquait une vrille minuscule et un bourgeon pas plus gros qu’une tête d’épingle.
« Soigneusement, soigneusement… Ne rien, rien
laisser que tes feuilles tout a fait bonnes. Cela signifie que lc garçon cst quitte de toute dette. Si on ôte mal, tout est manqué. Si tout est bien ôté, cela signifie que le gare.on a l’absolution d’Imana. Pas de dettes avec ImaU. Il faut être tout netpour le mariage. Il pose la tige en couronne sur la tête de la jeune fille. On est marié alors, c’est l’umwishiwa.
—Umwishiwa ? dit ma fille, umwishiwa ? je croyais que cc mot signifiait qu’une chose est finie ?
— Mais oui, puisque cela veut dire que le garçon n’a plus de dettes avec Imana, et qu’il est pur.
—La jeune fille est-elle obligée de prendre pour époux l’homme qui lui met la couronne d’umwishiwa ?
—Non… mais si elle refuse le premier garçon qui le lui demande, aucun autre ne la. lui donnera plus. On dira d’elle : « Elle n’est pas bonne pour le mariage. » Mais, dès que le mariage est fait, si elle n’est pas contente, elle peut quitter son époux et retourner chez son père. Mais le père doit rendre la vache, alors.
— Ne faut-il rien d’autre que cette plante pour la cérémonie du mariage ?
—Oh! oui, il faut aussi cette plante-ci. »
Il nous tend une plante qui ressemble, en plus touffu, à notre lierre terrestre d’Europe :
« … Et il faut aussi du lait. On jette dans le lait les petites semences rondes de ceci : l’imbasi. Attention au lait, il doit venir d’une vache qui n’a jamais avorté, ni fait _un veau mort… Le garçon prend une gorgée de lait dans la bouche, puis il la crache sur la tête de la fille. Il faut la semence et le lait. »
Je reconnaissais le rite décrit dans la légende de Ryangornbé. Mais puisque Karambisi ne mentionne pas ce personnage mythique, je ne lui rappellerai pas que
Ityangombe-prit ainsi pour femme .1a jeune Kajurnli mère de cette brute de Binégo… je n’interromprai pas Karambisi.
« Il faut aussi les cadeaux à la famille dç la fille;
si le garçon est riche, une vache au père, et, à Pcmcle; une houe. Là houe existait avant la vache dans ce pays. C’est nous, les Batutsi, qui avons apporté la vache…
— La houe, pour quel oncle est-cc? le frère du père ou de la mère ?
— Le frère du père. Le frère de la mère, c’est l’autre famille. La houe, c’est pour planter la semence aussi, et la vache, c’est pour le lait.
— Comme l’imbasi ?
—Oui. Le jour du mariage, la fille pleure beaucoup et ses amies chantent alors, pour la consoler.
—Y a-t-il d’autres cérémonies encore ?
—Non, mais si le garçon est prudent il est allé chez le devin, pour savoir si la fille est très bonne pour le mariage, si tout est bien. Le devin a de petits morceaux de bois pointus d’un côté et tout ronds de l’autre. Il les jette sur la pierre, après que le jeune homme a craché dessus, parce que la salive veut aussi dire la semence. Si les pointes des petits morceaux de bois tournent à droite, c’est bon, il faut se marier, et si les pointes tournent à gauche, ne pas le faire. C’est mauvais signe. »
Un silence…
« Une tasse de thé ? une cigarette ? monsieur Karam-bisi ? »
Il boit le thé et fume avec délicatesse. Ne pas offrir de biscuits ou autre nourriture à un Mututsi. Peut-être n’a-t-il pas perdu l’usage qui interdit de manger en présence d’autrui.
« Et pour l’histoire du lac Kivu, que Monsieur

m’avait demandée, c’est bien vrai qu’il .y .a une histoire. Mais pas celle qu’on vous avait dite. »
Le Père Pagès, dans son ouvrage Un royaume Hamite au centre de l’Afrique, rapporte l’origine mythologique du lac Kivu : une belle esclave fugitive, recueillie par un grand chef, dorme le jour à un héros. Elle se nomme : Nyiranshibura « celle-qui-débouche », c’est-à-dire :
« mère-de-l’inondation ». Au moment de l’accouche-ment, la poche des eaux se rompit,• le flot répandu dans la plaine ne cessa plus de jaillir et de couler. Ainsi naquit le lac Kivu.
Karambisi nous offrit une autre version de la légende. Il était visiblement embarrassé :
« Je crains, nous explique-t-il, que vous ne pensiez que je crois à tout cela… »
Sorti des écoles, il sait bien que ce sont là de vieilles histoires.
« En Europe, lui dis-je, il y a aussi de vieilles histoires. On n’y croit plus, mais on les trouve belles, et on ne les oublie pas. Par exemple, on raconte que la Voie Lactée, ce chemin d’étoiles blanches dans le ciel, a été tracée par le lait jailli du sein d’une déesse nommée Junon.
— Oui, c’est la même chose, dit le jeune chef. — Il était rassuré et sourit. — Pour le lac Kivu, ce n’est donc pas comme on vous avait dit, une histoire de poches-des-eaux, et d’une femme qui accouche. Mais le lac est pourtant venu d’une femme. D’une femme et de son homme. Elle avait beaucoup de richesses et elle a tout perdu parce qu’elle avait péché et parce qu’elle avait trop parlé… »
Alors l’histoire du lac Kivu naquit doucement pour nous des propos fluides et un peu confus de ce jeune homme IVIututsi, qui buvait si délicatement son thé. La voix sourde n’hésitait pas. Elle glissait sur les syllabes, plutôt que ,de s’y appuyer, elle filait sur les mots incertains comme une pirogue sur les eaux calmes d’un
… Au commencement, une vaste plaine s’étende là où maintenant s’étale le lac Kivu. Un chef y habitait avec son épouse. Un homme très sage, mais très pauvre. Il possédait une seule vache et très peu de culture. Imana voulut le récompenser de ses vertus, et il lui fit présent d’une vache merveilleuse. Par un pis elle donnait du lait, « par le second du sorgho, le troisième donnait des pois, et le quatrième des haricots.
Le chef avait donc de quoi se nourrir sans être obligé de travailler. Mais Imana défendit de parler de cette vache. Le chef et son épouse devaient tenir secret qu’elle donnait du lait, du sorgho’ des pois et des haricots. Naturellement, le chef allait la traire lui-même, puisque cette besogne est interdite aux femmes. C’est un grand péché pour une femme de traire une vache. Un jour, le chef fut obligé d’accompagner le Mwarni à la guerre. La femme eut fort envie de traire la vache, car toutes les bonnes nourritures qu’elle donnait par ses quatre pis se perdaient. Et puis aussi la femme allait être contrainte de travailler à la houe dans le champ, si elle voulait avoir de quoi manger.
Elle était fâchée aussi de ne plus avoir d’époux auprès d’elle et, comme le chef tardait à revenir, elle prit un autre homme. Imana voyait ces choses et n’était pas satisfait.
Or le nouvel homme était bien étonné, car la femme, sans rien dire, s’était mise à traire elle-même la vache d’Imana, et ainsi servait-elle de bons repas à l’homme, qui ne la voyait jamais travailler aux champs. Il l’inter-rageait:
« Dis-moi, d’où vient le sorgho que tu ne cultives „.„
pas ? d’où vient ce lait qtie tu ne trais pas ? d’où vien-nent ces haricots que tu n’as pas dans ton champ, et d’où viennent ces pois ? »
Elle répondait : « Non, non, je ne puis le dire. » Mais il insistait :
« D’où vient ce lait ? Quel est l’homme qui trait pour toi une vache que tu n’as pas ? d’où viennent ces pois, ce sorgho, ces haricots que tu ne cultives pas dans un champ que tu n’as pas ? »
A la fin, la femme révéla le secret ! « Imana nous a fait présent d’une vache. Elle donne du lait par un pis, du sorgho par l’autre, et, des pois et des haricots… Mais il nous a interdit d’en parler. Et j’ai trait la vache moi-même, bien que les femmes aient défense de traire… »
Après, elle se coucha avec l’homme. Elle ne pensait même pas que tout serait perdu parce qu’elle avait désobéi à Imana… La nuit, elle fut prise d’un besoin, comme d’habitude. Elle sortit de la hutte et se mit à faire son besoin. Mais l’urine devint un torrent, un torrent toujours plus fort et plus abondant, et toute la plaine fut inondée, et l’eau emporta la hutte, et la vache d’Imana, et l’homme qui couchait avec la femme, et la femme elle-même, qui continuait à faire son besoin, et ainsi a commencé le lac Kivu.
Quand le chef revint de la guerre, il ne trouva plus rien. Ni la femme, ni la hutte, ni la vache, ni les champs. Seulement de l’eau. Alors il s’assit au bord du lac, et
pleura, et se désola. Et il demanda à Imana pourquoi ces malheurs lui arrivaient.
Imana dit : « Ne pleure pas. Les choses ne sont rien, puisqu’il suffit de l’infidélité d’une femme pour les faire disparaître. »
« Et cela, conclut Karambisi, on le dit encore dans ma famille : « les choses ne sont rien… ».
—Cette légende, d’où la tenez-vous, monsieur Karambisi ?
—On la dit dans ma famille.
—A quel_ clan appartenez-vous ?
—Au clan royal… »
Puis Karambisi s’est levé, et il à pris congé avec aisance, en nous serrant la main.
Le clan royal ?
Lorsqu’il fut parti, j’ai ouvert la liasse de feuillets contenant la traduction des poèmes dynastiques, célé-brant les rois du Ruanda :
… le Distributeur des vaches par milliers,
Qu’il commence, le Front triomphateur des pays étrangers, Le Loyal, joie des tambourineurs,
Le virtuose de l’arc, fils de Xdabarasa,
Le détenteur de la royauté, providence des affamés,
Ce Prémice d’abondance de lait…
« Vous voyez, me dit quelqu’un à qui je racontais la légende du Kivu selon Karambisi, vous voyez ? Ève ou la dame Mututsi, les femmes causent toujours des catastrophes, elles désobéissent et elles parlent trop.
— Avec cette différence, ai-je répondu, qu’Ève nous a. fait perdre le Paradis terrestre et que la dame du lac Kivu en a suscité un … »

Le docteur H… devait aller à Bukavu, sur le lac Kivu. Il me proposa de m’emmener. A Bukavu, je trouverais certainement quelqu’un qui me prendrait jusqu’à Kigenyi, où m’attendaient mes enfants.
La carte de tourisme indique une route presque directe d’Astrida à Bukavu. Cent cinquante kilomètres environ. Bukavu est suspendue à l’extrémité sud du lac Kivu, tout comme Usumbura est posée sur la rive nord du Tanganyika.
« Prendre la traverse, au début de janvier ? Vous n’y pensez pas. Vous avez vu ce que vous nommez le domaine de la Pluie ? Imaginez les hautes vallées… nous sommes au début de la petite saison sèche. Tout est encore gorgé d’eau. On s’embourberait dix fois. Nous descendrons sur Usa. Route excellente. Nous quitterons Usa par la grand-route qui suit la rive rectiligne nord du Tanganyika, puis nous remonterons la plaine de la Ruizizi, jusqu’à l’escarpement. Nous passerons les dix barrières signalisées au tam-tam, et nous atteindrons Bukavu par le Sud.
La Ruzizi… Mugaza, le dieu des eaux, fut passeur au delta, et le roi Musinga se fournissait de• poisons chez les sorciers qui en habitaient les hauts rapides. J’étais très contente du projet de voyage du docteur H…
Le trajet d’Astrida à Usumbura, que l’on nomme Usa, est beau : les cultures en terrasses, les huttes entourées de bananeraies, les reboisements, rendent des collines entières riantes et ombragées. D’abord, on monte. Vers deux mille mètres, la forêt primitive ombrage encore la route. Une légère coulée d’eau y prétend à l’honneur d’être l’une des sources du Nil. Puis, soudain,
AUX NEUF VOLCANS 145
par une échappée, à mille mètres en contre-bas, on aperçoit la plaine de la Ruzizi et le lac Tanganyika. Le paysage, , ainsi vu, est d’une irréelle douceur. Est-ce là ce furieux Tanganyika aperçu à l’escale de l’avion, à • Albertville ?
– Une tempête sous un soleil de saison sèche le soule-vait ce jour-là. Des vagues comme en été celles de la mer du Nord, par une bonne brise, quand on hésite à permettre la baignade aux enfants, parce que les lames les renverseraient. Et j’avais eu envie de me fâcher aussi, j’aurais voulu crier au lac : « Tu mens! tu mens! Tes vagues ne font pas de marées, elles se cabrent sur place, au lieu de galoper sur la plage… Ta plage n’est pas du sable, mais du roc pulvérisé, ou de la lave, ou que sais-je ? Ton air manque de sel, ta brise manque d’iode.» Ah! c’est au bord du Tanganyika, le jour de l’escale en avion, que j’ai ressenti la seule dure nostalgie qui m’ait attaquée en Afrique : « Si loin, si loin de la mer! »
Du haut de la Dorsale d’où nous le contemplions, le lac paraissait doux, innocent, d’un bleu transparent, et la Ruzizi coulait dans la plaine comme un fil de soie azurée. Elle relie le lac Kivu posé à r 450 mètres d’altitude au lac Tanganyika, étalé à 770 mètres. La rivière parcourt une bonne ii de kilomètres. Or le dénivellement de près de ro mètres, elle le dilapide d’un coup, sautant des hauteurs de Bukavu de rapides en torrents. Après, c’est une eau mourante, qui rampe dans la plaine, entre les monts du Congo et ceux du Ruanda. En arrivant en vue du Tanganyika, elle se défait en deux branches, puis s’évanouit dans les profondeurs mystérieuses de l’immense lac. La déchirure géologique y atteint une profondeur de r 500 mètres.

Le Tanganyika est l’un des lacs les plus profonds du monde, et les poissons dc ses abysses ont les mêmes caractères que ceux des abysses marines..
La plaine de Ruzizi est due en partie aux allu-Vions7iapportées par la rivière et en partie au lent dessé-cher-net du- Tanganyika.
Ce lac recevait et collectionnait jadis les eaux envi-ronnantes, sans en rendre jamais. Il s’est donné un déversoir, depuis une soixantaine d’années. Une rivière dont le débit grandit sans cesse envoie ses eaux au fleuve Congo.
•Un géologue m’a dit : « La faille qui forme le Tanga-nyika traverse tout le continent africain. Voyez une cartel La mer Rouge, les lacs, et les grabens font que la partie orientale du continent ne tient plus que comme un lambeau à un vêtement usé. Les partisans de la loi de Wegener y voient un appui à leur théorie.
— La lai de Wegener ?…
— Elle conclut à la dérive des continents. C’est pour cela qu’une carte du monde, découpée sur la ligne limitant les mers, pourrait servir de puzzle. Les côtes s’emboîteraient à peu près… Ce qui est moins ancien, c’est le mouvement de bascule subi par ces deux lacs. Le Tanganyika se déversait jadis, par la Ruzizi…, dans le Kivu. La formation des lacs, vous le savez, provient des grands grabens. Quand les montagnes se soulevè-rent et se chevauchèrent, les creux se sont remplis d’eau. Le Kivu fut d’abord moins haut que le Tanga-nyika, mais les volcans s’en sont mêlés. Les laves ont bouché les déversoirs du Kivu, tandis que le Tanganyika baissait et s’usait. On compte ces années aux stratifica-tions des monts qui le bordent. Finalement, de hausse en hausse, les eaux du Kivu ont franchi la barrière de lave.
X NEUF. VOLCAN
— derniers soulèvements sont contemporains d l’homme. Au nord du lac Kivu, on a découvert les vestiges d’un camp préhistorique. Une partie se trouve au sommet du soulèvement, l’autre partie, en contre-
– — Et Maintenant ?… tous ces petits tremblements de terre qui font s’entrechoquer les verreries, secouent les lits où l’on dort, les fauteuils où l’on est assis, et affolent littéralement les Hindous et les Arabes ? – .
•— Toujours le même système volcanique.
— Et, chaque fois, le lambeau oriental du continent glisse un peu ?
— Qui sait ? »
Ainsi, en arrivant à Usumbura, je savais bien des choses. Usa, ce port ck lac, a tous les caractères d’un port de mer. L’activité, l’esprit d’entreprise et de négoce, la turbulence. Les moeurs même y sont tumultueuses, les amours y sont subites et violentes. L’argent, vite gagné, est vite dépensé, les bâtisses y poussent comme des champignons. Larges avenues, bungalows confortables, et, au centre, hôtels très vastes pour voyageurs. La ville est adossée aux montagnes de l’Urundi, et non déployée le long du lac. Certes, il fait chaud à Usa, et les maisons n’ont pas besoin de cheminées où l’on fasse des flambées les jours de pluie, comme à Astrida… mais il fait moins chaud qu’à Coq, Stan ou Léo… On est bien éventé par le lac, et, si on veut de l’air frais, il suffit d’une excursion dans les montagnes de la Dorsale. Les crocodiles infes-tent le lac ? bon, on aménagera une belle piscine. J’ai même vu des gens qui nagent dans le lac, en dépit des crocos. En bordure du lac, à quelques kilomètres de la ville et du port, on bâtit de petits bungalows de vacances et de week-end. On pêche, on nage, on chasse. Pour s’y

rendre;: ontravel-Se Cles:-ehanripS« de cotonniers. La fleur ressemble «à la r_lavatère dé -,nos jardins et chacune livré une Poignée d’Ouate. La . daine chamilante qui nous reçoit fait ses délices ‘d’une ,mangouste -apprivoisée.
• Nous longions le bord septentrional du lac Tanga-nyika, avant de remonter vers Bukavu par la rive droite de la R.uzizi. La côte du Tanganyika y est aussi rectiligne que la mer du Nord en Belgique… La douceur du temps était extrême. Le soleil voilé descendait derrière les monts du Congo. Néanmoins le lac me semblait farouche. Je devinais le delta empoisonné de fièvres, l’eau chargée de bilharziose, ra tsé-tsé à l’affût du bétail.., et la maladie du sommeil guettant l’homme.
Des pêcheurs habitent pourtant la rive. Je voyais entre la route et le lac, parmi les broussailles, leurs huttes, et à côté les tas de roseaux secs qu’ils incendient le soir, pour attirer le poisson par la lueur des flammes. Le Tanganyika fourmille de poissons, mais aussi de crocos, il ne faut jamais chavirer dans le Tanganyika.
On a jeté des ponts sur les deux bras de la Ruzizi. L’eau est trouble, chargée de sédiments. Est-ce donc là la rivière qui sort minéralement pure de la nappe cristal-line du lac Kivu ?
L’histoire de la tendre princesse Nyabirungu est peut-être symbole de la rivière Ruzizi. Elle fait partie de la saga de Ryangombé, dont les sectaires plantent encore aujourd’hui l’érythrine, et se couronnent de la morModica…
Ryangombé eut non seulement des fils, dont le brutal Binégo, mais aussi beaucoup de filles. L’une fut la jolie,
AUX NE VOLCANS –
tendre -.ét -pure » Nyabitungu. Or le jeu des alliances contraignit Ryangombé -à là donner -en mariage a Mugaza, dieu des eaux et de la tempête; passeur Sur là RuZizi; Un rustre; brutal et grossier. «
Mugaza empestait l’huile de ricin, dont il oignait son corps gigantesque. La fine NYabirungu, «fraîche «mime une source- de montagne, fut écoeurée, soulevée de dégoût. Elle lui échappa la huit ‘même de ses noces et se jeta, *désespérée, dans les eaux fraîches du Kivu. Ainsi, la Rtizizi, Sortie du lac si pur, se jette-t-elle d’ut/ coup du haut des rochers, ainsi doit-elle souffrir d’être livrée au violent et trouble, Tanganyika.
Un poème rappelle la triste Nyabirung-u. Elle y est louée avec les images qui conviennent à une source, et l’on chante, accompagné du son d’un grelot :
N_yabirungu est une petite voix sur les monts de Xgendo, Telle est la voix de la fiancée qui chemine, réservée et discrète, Nyabirungu, c’est le grelot de Sebcobga.
Quand elle badine au fond du ravin,
L’éclat de son rire monte jusqu’au faite des collines.
Traversant la plaine de la Ruzizi, nous roulions droit vers l’ouest. D’immenses montagnes fermaient l’horizon. La brume, montant des hautes vallées qui les séparent, en démarquait les plans successifs. Derrière les plus hautes s’étageaient des nuages de la même couleur bleu opaque, et, plus haut, l’azur était d’argent clair.
En approchant de ces immenses barrières, je voyais qu’elles n’étaient qu’herbe rase: Toute végétation boisée y avait disparu. Les pâturages maigres se haussaient de pentes en vallées, de vallées plus hautes en côtes, et
montaient jusqu’au delà de deux mille mètres. Le docteur R.. me dit qu’il y était allé, pour ses études d’anthropologie. Il y avait troué, comme dans toutes fa’srandes pâtures, les Batutsi et leurs troupeaux. Pour arriver jusqu’à eux, il. fallut huit jours de marche sur pistes indienes.
L’opacité de ce ‘rempart de montagnes, enrobé de brumes, surmonté de bancs de nuages, donnait une impression de mystère extrême. Je m’imaginais que les derniers dieux païens y étaient réfugiés, comme dans la forêt de bambous. –
Enfin, la rive du lac tourin brusquement à gauche. Nous allions remonter, à droite, la vallée de la Ruzizi, plaine aride, savane d’où les euphorbes étranges montent comme de grosses bulles vertes. Du côté Congo, où nous roulions, la population est groupée non par collines, comme en Ruanda et Urundi, mais par villages. Une plaine ? disons une sorte de goulot, fendu en deux par la rivière. La route suit la voie ferrée. La montée est insensible.
« Alors, on va grimper soudain les six cent quatre-vingt-neuf mètres ?
— Oui, aussi soudainement que la Ruzizi les dégrin-gole! »
Le chemin de fer, lui, a renoncé à grimper. Il s’arrête au pied de l’escarpement. On décharge les marchandises venues par le lac, et les camions gris de l’Otraco les hisseront jusqu’à Bukavu.
L’ escarpement! quel tour de force ce fut d’y nouer l’étroit lacet d’une route. Des croisements ? Impossible. On établit dix paliers, on y installa dix fonctionnaires et dix tam-tams. Chaque voiture montante est signalée. Celle qui descend est retenue au palier supérieur,
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ee de la grmptuse. Évidemment, on p.
,
va pas vite. Mais on est à l’abri – des collisions et cl immobilisations.. Lacets et pentes : je demeurais aba-sourdie qu’une voiture pût grimper cela.
Le paysage est farouchement beau, masquant et démasquant la Ruzizi, qui se précipite, se sauve, se tue à tomber. Le chauffeur ne regardera pas le paysage. Détourner les yeux de la route? danger de mort. C’est comme Orphée sortant des -enfers. S’il se retourne, il perdra Eurydice. Si le conducteur de l’auto se retourne sur l’escarpement de Bukavu, il perdra la vie. Le soir, les barrières sont supprimées, parce que les voitures se signalent mutuellement par le rayonnement des phares. Il suffit, me dit-on, de faire bien attention!
Moi non plus, je ne pus faire la connaissance du paysage. Le soleil s’était laissé tomber derrière les montagnes d’herbe rase et, arrivés à l’escarpement, il nous fallut pénétrer dans le crépuscule doublé d’une étoupe de nuages violets. Nous y sommes entrés, comme dans un étui. Un étui d’obscurité, mais aussi de fracas et d’eau précipitée en cascades par l’orage.
C’était ma troisième expérience des grosses pluies tropicales. La trombe d’eau joyeuse, en rentrant des jardins du Paradis de Rubona- ; la pluie à l’état de météore de la forêt de bambous… Mais, ici, c’était la pluie en marche conquérante. La pluie du dieu Mugaza. Je comprenais l’effroi qu’il inspira à la tendre princesse. La pluie d’orage sur l’escarpement de Bukavu, c’était une torrentueuse rivière oblique, et elle charriait des monstres tonnants. Les phares en étaient presque aveu-glés, et les éclairs montraient les torrents qui s’oppo-saient à notre marche; on distinguait aussi la paroi rocheuse que le docteur H… longeait d’aussi près que possible. On avançait, mals pas plus vite qu’un hoinna. qui marcherait prudéniniênt.

« Il est préférable de ne pas s’arrêter, -dit le docteur’ H… plus il en tombe, plus il y -a danger d’ébouleinent des arois en travers de la rou e:»
Je n’osais répondre « et si cela’s’éboulait sur-nous? Mais j’y pensais beaucoup. ,
« La pluie n’empêchera.-t-elle pas d’apercevoir les phares des voitures qui descendent ?
-Mais non, mais non… »
Et l’on avançait, lentement, lentement,- régulière-Ment, dans la cataracte secouée de coulai de tonnerre. Deux fois, une lumière s’arrêta à un étage supérieur. On trouvait alors au Palier un camion de I’Otraoo attendant patiemment notre arrivée…
« je suis contente d’avoir vu cela…
—Oui, c’est ce qu’on fait de mieux dans le genre… Sauf au Congo, dans les forêts. »
Les barrières. Compter les barrières. A la septième, un camion, à la neuvième aussi. Encore un palier. Voici le dixième. Nous y sommes, nous émergeons, nous émergeons de l’escarpement, et aussi de l’orage. Nous l’avions traversé verticalement, de bas en haut, comme une vrille. Ah! quel clair de lune! Sérénité. Calme. Beauté. Vite baisser les vitres que les torrents de pluie nous avaient contraints de clore. Quel parfum! Y a-t-il un grain de poussière dans cet air? Y eut-il jamais un espace plus pur ?
Au loin, des lumières nombreuses : Bukavu. Le lendemain matin; de la barza sur laquelle s ouvre

ma chambre, je vois, -par. une échappée, le lac Kivu. Les yeux; dei à, en éprouvaient ,avec _satisfaction la couleur, comme on tâterait des doigts une belle étoffe. je n’aperçois pourtant, entre deux bâtisses, qu’un mince échantillon de la nappe splendide… Devant l’hôtel, une avenue. L’artère principale. Autos, autos. Signalisations aux carrefours. Magasins élégants. Dames remarquablement jolies et bien vêtues. De l’argent, il doit y avoir beaucoup d’argent, ici. Où est le lac ? Où est le lac ?Je ne ferai vraiment sa connaissance que dans l’après-midi, chez le sculpteur M… Il habite une sorte de jardin miraculeux qui est, ici, « tout ordinaire». L’atelier s’ouvre sur une pente douce’et fleurie menant au lac. Le parfum, dans ce jardin, était l’un des plus merveilleux qu’il m’ait été donné de respirer. L’arome un peu trop doux des frangipaniers y était ranimé par la senteur des quinquinas en fleur. Mélange à signaler aux parfumeurs en quête de nouveautés. Ces deux parfums, dosés, émergeant à peine de l’orage de la veille, avec l’évent des eaux du lac… Le parfum du lac Kivu est celui que donneraient les pierres nommées aigues-marines, si les joyaux avaient une odeur.
« En effet, disaient mes hôtes, avec une certaine mélancolie, mais nous y sommes trop habitués.
— Habitués aussi à la beauté toujours renouvelée du climat ? »
Eh! oui, ils pensaient parfois avec nostalgie à la ville de Gand, à un coude de la Lys chargée du relent des rouissages du lin, aux murs noirs du château des Comtes,
à la Liève lourde de limons. Ils avaient le soudain désir de marcher sur les quais chargés d’un passé nombreux en événements violents et en passions san-glantes„. Ils auraient aimé à revoir les nuages pesants de la Maine flamande, où les cultures se pressent- les unes contre les autres; ils regrettaient le coudoiement serré avec des gens conçus et grandis dans un air durci de froid et de vent, ils regrettaient l’intellectualité d’une ville universitaire, d’une ville d’art, aux passions politiques exacerbées…
Ici ? trop de soleil, de fleurs, de douceur… Trop d’argent. Et pourtant,- on s’attache mortellement à ce lac.
Trop d’argent ? oui, Bukavu sue la richesse et l’abon-dance.
On me mena chez « le premier colon », l’homme qui le premier comprit la valeur du lac et des terres qui l’environnaient. Je devinais chez cet homme, maître de tant de richesses, une volonté de puissance et une intelli-gence de fondateur. Pouvoir se dire au penchant de l’âge : « Voilà, moi, j’ai deviné qu’il fallait s’établir ici. Si j’habite aujourd’hui un lourd château en moellons du pays, si je l’ai meublé des plus beaux meubles d’Europe : piano en bois de rose, lustres de cristaux fins, c’est à bout de bras, et par la force de mon travail, de mon audace au travail et de mon esprit d’entreprise. Même si tout finissait par tourner mal, si tout va trop vite en ce moment, si la prospérité atteignait une pente
rude et roulait dans une crise, je n’en aurais pas moins fondé tout cela et créé tout ceci. »
Il y avait donc chez cet homme de l’orgueil, et il en avait le droit, de la dureté aussi. Mais sans dureté, il n’aurait pu édifier ce qu’il a édifié. On sent que les gens
en visite, dont ses salons sont peuplés, le reconnaissent pour maître. Le premier colon le sait et ses courtisans en conviennent. On sent aussi chez eux une certaine servilité qui doit parfois écoeurer l’homme fort qui règne
« Et vous vous imaginez que vous atteindrez Goma-Kisenyi en voiture ? me dit-on. Vous oubliez que nous sortons d’une pluie accentuée… La route est barrée pour plusieurs jours. Passez une huitaine ici, à Bukavu, vous ne le• regretterez pas.
— Mes enfants m’attendent, à Kisenyi.
— Bon, en ce cas, prenez l’avion. Mais hâtez-vous de retenir votre place. La ligne sera encombrée à cause des routes inondées. »
Elle était si encombrée, qu’un avion supplémentaire m’a permis de partir. Je me trouvai avoir pour voisin un entrepreneur.
« Je suis dans le bâtiment, me dit-il. Cela barde, à Goma-Kisenyi, vous verrez ! J’ai fini par y mettre une maison pour mon propre usage. Ainsi, je bâtis pour pouvoir bâtir pour autrui, et ceux pour qui je bâtis sont eux-mêmes des marchands de briques, de ciment, de meubles, ou des camionneurs. Comment finira ce petit jeu-là ? Mal. A moins qu’on ne se hâte de produire beaucoup dans les plantations… Ah! les plantations. Il y en a de magnifiques. Ceux qui triment eux-mêmes, personnellement, il leur arrive de gagner pas mal de millions. Mais ceux qui achètent une plantation font les frais et laissent le travail aux autres ? Ils verront ce qu’ils verront. Moi, je connais le pays. Je vis ici, tout seul, depuis vingt ans. Pas de femmes, pas d’enfants, pas d’encombrement dans ma vie. Des femmes ? ce qu’il en faut, tout juste ce qu’il en faut, vous compre-

nez ?… Ne me prenez pas pour une brute coloniale, madame. Il m’arrive de réfléchir, il m’arrive de lire, il m’arrive d’avoir des idées que personne n’a encore eues. Vous savez que les gens d’ici ne connaissaient même pas l’écb-ture ? Rien, rien pour se souvenir des choses… des sortes de récitations si vagues qu’on ne peut même pas donner de dates aux événements. Écrire ? Avez-vous jamais pensé ce que c’est qu’écrire ? On-trace des lignes, et celui qui les voit et connaît le truc apprend ainsi ce que vous avez pensé. C’est au moyen des yeux, rien que par les yeux. L’oreille n’y est pour rien. Mais le phono ? Toutes ces petites griffes sur le disque ? C’est une écriture aussi. Il faut une machinerie plus compli-quée qu’un crayon et du papier. Mais au fond c’est la même chose que l’écriture, seulement, c’est pour l’oreille. Mors ? Les gens d’ici ont dû sauter, d’un seul bond, des marmottements jusqu’au phono. Et vous croyez que ça va marcher sans malheurs ? Moi; je suis dans le bâtiment. Les ouvriers indigènes, je vous dis… de plus en plus exigeants. Oh! on cède, on cède. La bâtisse n’attend pas. Plus les gens ont peur de la guerre, en Europe, et plus il en arrive… Vous connaissez Goma et Kisenyi ? »
Je secoue la tête. « Non, c’est la première fois. »
— Vous verrez, vous verrez ! La différence entre Goma et Kissenyi ? Aucune. Ces postes se touchent le long• du lac, comme dans les montagnes. Mais• Goma, c’est le Congo (ou du moins le Kivu), et Kisenyi est sous l’autorité du Ruanda, et du Mwami Mutara III… Vous verrez la route de la nouvelle corniche… je bâtis aussi par là de belles maisons… »
Coste-Goma, une petite heure de vol. Malgré les propos ininterrompus de mon voisin le bâtisseur, je
regarde, car on ne vole pas très haut. La visibilité est bonne. Des îles boisées. Une île immense, des rives capricieusement découpées.
« La grande île, c’est ?
—Idjwi. »
Le lac s’étend comme une peau de chagrin, comme la percaline d’un bleu doux qui reliait le Robinson Crusoé de mon enfance. L’avion prend déjà son virage pour se poser à Goma. Il penche. Le bâtisseur, mon voisin, dit :
« Quand cela penche comme cela.., jamais je n’ai pu m’habituer… Je déteste l’avion. Je préfère camper en pleine brousse, à proximité d’une famille de lions… Vous avez une voiture à Goma, madame ?
—Non, j’aurais dû arriver en auto.
—Bon, je vous conduirai. C’est à l’Hôtel de la Prin-cesse Russe?
—Oui.
—Oh! elle sait y faire, celle-là. Elle fait la navette entre New-York et Kisenyi! »
La région est si accidentée qu’on n’a pu trouver l’étendue plane nécessaire à l’atterrissage des grands avions… Du champ d’aviation posé au dos d’une colline, nous descendons vers le lac, parmi les bungalows, les villas, les maisons en construction. La douceur aérée de l’air vous ensorcelle aussitôt. Le volcan le plus proche… au moment où une échappée parmi les arbres le démasque, on le voit si imminent qu’on ne peut s’empê-cher de murmurer « holà! ».
C’est le Nyiragongo. L’un des neuf Birunga. Un brutal chaudron d’enfer. Large, lourd, immense. Un énorme cône tronqué. On dirait que la pointe en a été tranchée d’un seul coup, par la faux d’un cataclysme.

Une vapeur noire s’en échappe, il est en continuelle ébullition. Le temps de bien le regarder, et nous avons atteint la route qui longe le lac Kivu. Ainsi suffit-il de détourner les yeux du volcan pour trouver cette mer-veille de soleil, d’azur, de fleurs et d’eau fraîche. Le lac, à perte’de vue, semé d’îles:Y apprendrai que selon le jeu de l’atmosphère paraissent et disparaissent tour à tour celles de l’ouest, ou celles de l’est, ou celles du sud. Les montagnes ? A gauche le Ruanda, à droite le Congo. Au fond ? Oh! là, c’est un promontoire. Les îles d’aujourd’hui, proches à les toucher de la main, seront ce soir si éloignées qu’elles sembleront illusoires. Le cap menaçant de dureté rocheuse ne sera, dans un moment, qu’un pli soyeux bordant une eau de satin.
Une allée ombragée de grands arbres sépare les villas du la-e. On descend par une pente douce vers l’eau transparente. De petites anses de fin gravier se suspen-dent aux promontoires rocheux, où de9 fleurs s’ouvrent aux anfractuosités. L’immense étendue d’eau alliée à l’altitude tempère la chaleur. Tiédeur, le soir, fraî-cheur, le jour. Peut-être aussi les sommets tumultueux des neuf volcans donnent-ils à l’air des remous et déjouent-ils ainsi les pièges de la chaleur tropicale. Les rives même du lac appartiennent à l’État. Personne, jamais, ne pourra enclore les bords de l’eau, comme c’est trop souvent le cas à la Côte d’Azur.
Côte d’Azur, Riviera Italienne. Au début de Ce siècle encore, comme au siècle dernier, les personnes rentées y allaient vivre doucement le soir de leur vie. S’établir au Midi de la France, c’était le luxe, le soleil, le doux climat, la vie aisée, les jeux… L’Europe riche y possédait de somptueuses villas. Deux ou trois jours en pullman y amenaient les archiducs autrichiens et les princes russes.
A Kisenyi, le soir, on m’a nommé, à l’hôtel, un comte polonais, un duc autrichien, un prince scandinave. Les loisirs ? les courses ? les jeux ? Temps révolus. Caféiers, pyrètres, quinquinas, bétail… Ils sont tous planteurs, tout comme les nombreux Belges établis dans la région.
<<, L’avenir de Kisenyi ? me dit quelqu’un a qui j’ai répété les propos de mon voisin d’avion, la base de cette fièvre de bâtisses ? Voilà. Les plantations de plus en plus nombreuses, et, aussi, le désir d’une vie calme, aisée, la villégiature élégante, où couler une vie exempte de soucis, exempte des terreurs de la bombe atomique. Un lieu où l’on soit à l’abri des convulsions sociales?… Que le grabuge viendrait ici aussi? Bien sûr… Certains préten-dent même qu’avant dix ans… Mais c’est exagéré. Vingt ans, trente ans… beaucoup disent cent ans! Mais je n’y crois pas. Avant cent ans, les hommes auront fait sauter la planète entière… Bah! ne pas penser à l’avenir. Travailler. »
On sent, dans les hôtels, une tension entre les patrons et le personnel. Une exigence et une résistance. Le patron est coincé entre les prix imposés par l’Adminis-tration, et qu’il ne peut dépasser, et d’autre part le travail qu’il lui faut obtenir du personnel. Les boys ont gardé l’habitude d’une lente occupation de pasteur ou de cultivateur, où ni le temps qui passe, ni l’heure qui sonne n’existent. Devant le travail précis et rapide d’un service d’hôtel, la résistance passive est bientôt adoptée. Les serviteurs aiment à revêtir la longue chemise en calicot, la ceinture rouge roulée à leur taille mince, la chéchia de service. Mais, s’il faut se dépêcher, ils en ont soudain assez. Ils partent. Ils iront s’engager au chantier
gion n’est qu’extérieure, à peine une pellicule, rien dans le coeur, nous pataugeons!… « »
Puis… au coin de ce foyer, comme à la terrasse de Kitéga, chez le juge D…, il y eut le colon âgé, à qui les désillusions avaient donné une sagesse un peu mélan-colique.
« Mon cher, répondit-il, à l’amère diatribe du jeune homme, il me semble que vous aussi vous voulez allez trop vite. On ne saurait transformer une civilisation africaine en civilisation européenne sans courir de dangers. Chaque fois que vous êtes assailli de doutes, que vous vous demandez : « Que faisons-nous ici ?» je vous engage à aller vous promener dans les quartiers asiatiques qui foisonnent partout. Si ce n’était nous, ce serait eux. Ils trafiquent et vendent. Vendent trop cher et achètent trop bas. Et avec eux? Rien pour l’indigène… ni maternités, ni écoles, ni hôpitaux, ni « Bien-être indi-gène », ni culture… Si les gens crèvent de faim, vous croyez qu’ils s’en soucient ? Vous vous plaignez que la religion ne soit pas bien profonde ? Bah!.., je préfère voir une bonne femme marmonner des prières sans savoir ce qu’elle dit, que de la voir consulter, les griots et empoisonner sa voisine, qu’elle soupçonne d’avoir noué les aiguillettes à son époux… Les sorciers 1 vous savez qu’ils déterraient les cadavres des tuberculeux pour en extraire des lambeaux de poumon, les sécher, les réduire en poudre ? Vous savez qu’ils vendaient cet infâme produit à ceux qui voulaient se débarrasser d’un ennemi ? Ils mêlaient• cela à la nourriture… Cela se faisait couramment, jadis… Certes, dans ma planta-tion, tout ne marche pas aussi facilement qu’il y a vingt ans. Ils ne connaisSent pas la bonté… c’est le reproche important. Nous avons bien travaillé. je ne vois vrai-ment pas ce que l’on peut nous reprocher! »
La gérante de l’hôtel était là. Elle sortait, toute rouge, d’un).-..altercation avec son personnel. Elle entendit les derniers mots
« Ce que je vous reproche, cria-t-elle ‘violemment, ce que je vous reproche? C’est de leur avoir appris à porter des souliers avant de leur apprendre à se laver les pieds!
— Fort bien, répondit le colon âgé, fort bien, mais SI rions ne leur donnons pas de souliers, ils n’appren-dront jamais pourquoi il faut se laver les pieds… »
Les veillées ne se prolongeaient pas. A neuf heures, chacun regagnait son pavillon. A dix heures, l’électricité s’éteint. Passer dans le jardin tropical de l’hôtel était une joie de chaque soir. Les sentiers étaient tracés avec des tours et détours, comme pour dépister les mauvais esprits, niais ils desservaient ainsi les douze ou quinze pavillons éparpillés parmi les buissons et servant de logements. Celui qui m’était assigné occupait le fond. Avant d’entrer, je regardais longuement, par une échap-pée, entre deux eucalyptus odorants, le volcan Nyira-gongo. L’aigrette de fumée qui le coiffe le jour est rem-placée, la nuit, par mi vaste rougeoiement.
Goma-Kisenyi ? Le paradis à l’ombre des volcans, a dit Georges Sion ? Soit. Mais paradis tout de même.