Génies Elémentaires Et Puissances Occultes. Sorcellerie Et Magie.
{:fr}Diversité d’attitude devant l’accoutume et de devant l’insolite.
Outre le monde proprement divin, qui se concrétise pour lui dans une personnalité unique et suprême qu’il appelle Imana, outre le monde des esprits, constitué par les trépassés, hôtes du Kuzimu, le Ruandais admet l’existence d’un troisième monde des choses invisibles, celui des forces cosmiques auxquelles son imagination prête conscience et volonté, source pour lui de biens et de maux. Ce monde est à nos yeux de la nature brute, celui des trois règnes, minéral, végétal, animal. Le Ruandais ne le croit pas inerte et purement mécanique. Ignorant des moyens techniques que la science a mis entre les mains des civilisés, il prétend capter ses forces par des procédés pseudo-mystiques, spécialité des magiciens et sorciers, des bapfumu.
On entre ici dans la sphère de la superstition proprement dite, de la théurgie, de la divination, des sciences occultes, quelque nom qu’on leur donne. On ne sera pas surpris de l’énorme développement que ces arts subtils prennent au Ruanda si l’on songe au crédit dont ils jouissent sous un déguisement trompeur dans nos milieux évolués.
Une remarque au préalable s’impose pour dissiper certaines équivoques. On aurait tort de croire que le Ruandais ignore totalement l’action des causes naturelles. Dans l’usage ordinaire de la vie, il ne se comporte pas autrement que nous vis-à-vis du monde extérieur. Partout où il voit la relation du conséquent à l’antécédent, il ne se met pas en peine de chercher aux phénomènes une explication extra ou supra naturelle. Il adapte instinctivement des moyens appropriés à la fin qu’il s’est proposée. C’est tout naturellement qu’il met en équilibre un faix sur sa tête, qu’il bêche, fume, ensemence sa terre pour lui faire porter des fruits, qu’il extrait des dents cariées, applique des cautères, ampute des membres, s’administre des médecines, abat son gibier avec les flèches de son arc, et que les filles qui ont fauté absorbent des drogues abortives. L’art du gouvernement, qui est si développé chez les batutsi, repose chez eux comme chez nous sur des principes d’ordre et de paix, et met à profit les leçons de l’expérience comme les suggestions du sens commun.
Ce n’est qu’en présence de l’insolite, de l’extraordinaire, de l’inexpliqué, que le Ruandais se trouble, déraille et recourt à ce que nous nommons l’animisme pour calmer son émoi, reprendre confiance, dans la certitude où il entre de trouver une solution au problème angoissant qui se pose à lui.
Or, à vrai dire, ces rencontres déroutantes et contrariantes sont presque quotidiennes, non seulement chez ceux qui ont la responsabilité de la chose publique, mais même chez l’humble sujet, chargé de famille. La saison humide se retarde indûment et la sécheresse persistante détermine une atroce famine. La peste bovine ravage le cheptel vivant. Des naissances monstrueuses — ibimara — se produisent dans la famille et dans le troupeau. Lèpre, gale, dartres font leur apparition et se propagent de façon inquiétante. La fille pubère ne se développe pas normalement et paraît impropre au mariage — umukobwa w’impenebere. L’épouse est frappée d’une stérilité incurable — igicambyaro. Des jumeaux viennent au jour et avant terme : impanga zitageze ku icyenda. Une bête rare, le pangolin, est apparue. Des morts impressionnantes abattent les plus robustes et les plus utiles dans le clan. Un détail : la peau de leur abdomen se tend d’une manière suspecte, à la façon d’un arc — kubanga agaheto. Le feu prend inopinément à la hutte, la réduisant en cendres. L’étranger avec un appareil irrésistible, « Muets » ou « Couvreurs de toits en terre », Blancs ou Rouges — Abera, Ibituku, envahissent le sol national. C’est alors, alors seulement, qu’il fait appel aux causes mystiques pour rendre raison de ces faits, alors seulement qu’il recourt aux moyens magiques pour y remédier.
Les contrariétés de la vie, les adversités, il n’est pas enclin, nous l’avons vu, à les attribuer au bon plaisir de Dieu, châtiant l’impie ou éprouvant le juste. Simpliste, il penche plutôt vers une solution dualiste. Imana ne fait que du bien. Le mal provient ou des bazimu irrités, on d’agents naturels hargneux, du ciel par exemple refusant sa rosée, incités par les bazimu et les sorciers, ou enfin des influences perfides et ténébreuses, spontanées ou provoquées, émanées d’êtres bruts ou vivants.
Les personnifications d’agents naturels : Génies du Ciel, de la terre Et des eaux.
Parmi ces agents redoutables il en est de nobles et de supérieurs, qui sont normalement bienfaisants, les agents atmosphériques notamment, les éléments et les astres. On sait que l’antiquité classique les divinise. Au Ruanda, feu, ciel, tonnerre, nuages, soleil, lune, volcans, sources, encore que personnifiés en certains lieux et en certaines circonstances, restent à l’état de génies, créatures d’Imana, dociles, soumises, serviables, n’empiétant pas sur sa prérogative suprême.
Dans un pays où, le soleil et la chaleur faisant rarement défaut, la fécondité du sol est étroitement liée au régime des pluies, le firmament — Ijuru, habitat des nuages, de la foudre, des trombes d’eau, doit occuper une place prépondérante dans la pensée religieuse des manants. Le Tonnerre — Nkuba, orage et éclair, a le premier rôle. On l’appelle le « Seigneur du ciel » Umwami
w’ijuru, et on se le représente sous les traits d’un coq ou d’un bélier. Sa visite assurément n’est pas désirée, mais elle n’est pas tenue pour ennemie. Si elle cause une mort, on dit que le haut seigneur est venu percevoir lui-même ses redevances — inkuke, le cas échéant, enlever une épouse, un page — intore. Si quelque jeune fille, foudroyée par lui, survit à cet accident, il n’est plus’ loisible à son père de la marier à son gré, elle ne lui appartient plus. C’est le roi qui en dispose. Le cérémonial de ses noces éventuelles gucyura — sera celui des veuves. La chute de la foudre sur une case y laisse une contagion surnaturelle. Il faut procéder à une désécration des personnes, des animaux et des choses, avant que tout soit rendu à l’usage profane : cette purification se fait au lait de kaolin. La vache foudroyée ne doit pas être consommée avant d’avoir été « blanchie » par le griot : elle est honorée d’un deuil de huit jours, comme une personne distinguée de noble famille.
Le Tonnerre, avec son cortège de vent et de nuages, est un messager d’Imana. C’est lui dans la légende, qui apporte sur ses ailes à la terre l’envoyé de Dieu, le mutabazi libérateur, et qui cueille Kibogo et sa famille, otages de la nation, pour les emmener au pays d’en haut. Il ne faut pas qu’il cède à la jactance : les terricoles le ramèneraient au sentiment de sa condition. Quand il gronde trop fort, on ne se gène pas pour lui dire : « Tu n’es que le Tonnerre; tu n’es pas Imana ‘» uli inkuba ntuli Imana.
Nkuba a des accointances étroites avec le Nuage –Igicu, chargé d’eau. Lorsque le ciel reste implacablement serein et que la terre meurt de soif, le peuple fait appel aux pluviateurs ou tempestaires — abavubyi, qui par des gestes appropriés amoncellent les nimbus et les font crever. S’ils ne réussissent pas, on les accuse de mauvais vouloir ou d’usurpation de titre. Amenés à la cour, ils sont exposés des journées entières aux rayons du soleil, et la populace leur crie par dérision : « Faites donc pleurer le Ciel » Ijuru libaririre ! Nous avons vu que le don de commander aux éléments, d’ouvrir ou de fermer à volonté les écluses du ciel, pouvait conduire à la royauté au temps des états-cantons bahutu : les bahinza étaient des tempestaires professionnels.
Le Typhon ou trombe d’eau est appelé Isata, c’est-à-dire Python, le serpent le plus volumineux et le plus long du Ruanda, en raison de la forme qu’il affecte. Il n’est fréquent que sur le lac Kivu.
Les mythes font du Tonnerre, du Nuage et du Typhon trois frères, fils du Commencement ou Principe — Shyerezo.
La Lune — Ukwezi qui divise l’année en douze mois, portant chacun leur nom, est un génie masculin. Le croissant sous l’équateur ressemble à deux cornes de vaches dressées verticalement : c’est un signe d’heureux présage pour le Ruanda. Au Bugoyi, on fête les néoménies par des chorégraphies rituelles au son des tambourins, des flûtes, des buccins, des grelots et des sistres. Les danseurs, dans leurs figures, lèvent vers le satellite pied et bras droits en lui disant : « Montre-toi pour nous tel que la lune précédente ». — Utubonekere nk’ugushize. Au cas où la lunaison écoulée a été mauvaise, ils modifient la formule et disent : « Montre-toi tel qu’antérieurement. » Utubonekere nk’ukundi. La lune de gicurasi, celle du deuil des parentales à la Cour, est «néfaste » ukwezi kubi.
Quant au soleil, on prétend le « retenir » à l’époque de la récolte du sorgho, quand on fabrique la bière, en exposant à ses rayons le broyeur de la meule — ingasire.
Au pays d’en bas, tel volcan en activité, le Nyiragongo, est un Vulcain ou un Pluton : nous le retrouverons avec ce rôle dans le mystère de Ryangombe. Les sources du bois de Muhima au pied de Kigali et de Gihanga dans le Nduga sont des nymphes distribuant une eau de Jouvence ou une boisson d’épreuve.
Le Feu — Umuliro — est l’objet d’un culte particulier à la Cour, comme Hestia chez les Grecs, Vesta chez les Romains, Agni chez les Hindous. Il est proprement le feu ou le Foyer du mwami. Apporté par Nkuba, l’Eclair, à Kigwa, l’Adam terrestre, comme un présent d’Imana, d’après certains mythes, inventé par Gihanga, le Prométhée rouandien, et légué par lui à son fils Kanyarwanda, l’ancêtre éponyme des Banyarwanda, d’après la légende la plus accréditée, il est gardé soigneusement dans une grande urne de céramique — intango, et confié à la garde du collège des Abiru, qui doivent l’entretenir jour et nuit. S’ils le laissaient mourir dans la hutte de Gihanga, son sanctuaire, le sort du Ruanda, à l’instar de celui de la cité antique, serait compromis, et les gardiens responsables paieraient de leur vie ce lèse-majesté et ce sacrilège, comme jadis les Vestales. Le feu c’est la vie : un même mot – ubuzima– signifie les deux extrêmes : « santé » et « feu éteint »; l’adjectif « vivant » se traduit par muzima. Le feu de Gihanga symbolise la vie de la dynastie et de la nation.
Enfin le Trépas — Urupfu, est lui aussi personnifié, comme Thanatos chez les Grecs. Les rites du deuil, nous l’avons vu, ont en partie pour objet de l’éloigner, tout en usant de ménagements, de crainte que sa colère ne s’enflamme et qu’il ne fasse de nouvelles victimes. Comme le Tonnerre, il crée autour de lui une atmosphère de terreur sainte qui commande de placer sous le signe de l’interdit –umuziro– la période consécutive à sa venue : ce sont des jours à la fois purs et néfastes — nefasti puri comme disaient les Romains, pendant lesquels il serait téméraire et périlleux de vaquer aux occupations accoutumées.
On le voit, à la différence de l’antiquité classique, le naturisme au Ruanda est resté à l’état embryonnaire et larvaire, en ce sens qu’il n’a pas évolué en polythéisme sous l’influence d’une mythologie exubérante, submergeant la notion du Dieu suprême. Au vrai il ne joue qu’un rôle très effacé et purement occasionnel dans la vie religieuse de l’indigène.
Les Puissances occultes, propices ou hostiles: Le postulant de la magie sympathique.
A un rang très inférieur à ces génies, personnifications des grands phénomènes de la nature, le Ruandais imagine une multitude de basses influences –turba grassans daernoniorum, procédant de forces anonymes, obscures, occultes, mais toutes volontaires et personnelles. C’est avec elles qu’il a principalement affaire dans le cours ordinaire de la vie. Il n’a pas de nom pour les désigner, mais il les qualifiera volontiers de mana, si elles sont favorables, de mana mbi, si elles sont hostiles, et encore, dans ce dernier cas, de « coeurs vilains » — imitima mibi.
Les temps anciens et modernes les ont connues en Occident. Saint Paul, s’adressant à des néophytes d’Asie Mineure, de Grèce et de Rome à peine dégagés des superstitions populaires, fait allusion à ce polydémonisme de condition inférieure, qu’il désigne sous les termes généraux d’éléments du monde, de Puissances, Principautés, Dominations, Trônes, Vie, Mort, « qui ne sauraient, dit-il, le détacher de la charité du Christ ». Créatures de Dieu assurément, mais hostiles, « que le Seigneur dépouillera de leur pouvoir usurpé, qu’il donnera en spectacle, les enchaînant à son char de triomphe, après les avoir vaincues par sa croix. Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la Mort ». Les exorcismes traditionnels de l’Eglise catholique sont précisément dirigés contre cette végétation d’êtres sans figure que les textes liturgiques nomment « esprits impurs, dominations antagonistes, souffles délétères, génies du mal » — spiritus immundi, adversae dominationis vires, aura corrumpens, spiritualis nequitia.
Dans cette foule grouillante d’énergies insaisissables, imaginaires ou réelles, vaguant à travers le monde, le folklore occidental distinguait les lutins, les farfadets, les gnomes, les korrigans, les fées, les elfes, les ogres, les loups garous, le mauvais oeil, leur prêtant parfois des formes humaines Pareillement les contes populaires au Ruanda mettent en scène des êtres moitié hommes moitié bêtes, du type du Minotaure — ibikoko by’ishyano, — immondes, cruels et vilains, qui croquent des humains tout vivants. De cette espèce était l’ogre Kizimu, que tua de sa main le héros Kigarama, autre Thésée, après lui avoir fait rendre son épouse que le monstre avait dévorée
On parle en certains lieux des balinga, fantômes silencieux, telles nos Dames blanches, apparitions fugitives, visions hallucinantes dans des cerveaux échauffés. Plus connus sont les impaca, les feux follets, ces, phosphures d’hydrogène qui se dégagent des herbes et fougères en putréfaction dans les marais et sur les monts. Lorsque, s’enflammant d’eux-mêmes, ils percent de vagues lueurs l’obscurité croissante, les gens les prennent pour des esprits, nos feux fées ; ils leur attribuent ces hurlements, ces pleurs et ces rires, qui dans la campagne déchirent parfois le silence des nuits. Au Bugoyi, le clan des Balinda, au dire du P. Pagès, voit en eux des trépassés de famille, échappés du volcan en activité de Nyamulagira, leur domicile habituel. Un propriétaire veut-il que son ‘champ soit labouré sans qu’il lui en coûte, il dépose le soir des pots de bière sur le terrain choisi à cet effet. Les impaca arrivent en groupe pendant le sommeil des vivants, après avoir consciencieusement défriché, sarclé, ils organisent des quadrilles joyeux autour du pombe. On les entend chanter Culira ! Abana, babyine ! « Claquez des Mains en cadence, enfants ; chantez:!»
Au Kisaka on raconte qu’il y a des serpents familiers, gardiens des maisons et des champs, telles les oies du Capitole veillant sur Rome endormie. Lorsque, la nuit, les cambrioleurs s’approchent furtivement des kraals, ils s’enroulent autour autour de leur cou pour les étouffer. Ils dépistent même les recéleurs et les poursuivent jusque dans leurs logis.
Dans la pratique ce n’est point avec des fantômes aux contours aussi précis que le Ruandais a commerce, mais avec ces vagues influences, les unes bienfaisantes, les autres novices, qui sont censées émaner de certaines personnes, de certains états, de certains gestes, de certains objets, en raison d’un potentiel secret inné ou acquis, s’ajoutant à leurs facultés ou propriétés naturelles. La magie est l’art de capter ces influences si elles sont favorables, de les maîtriser si elles sont funestes. Le principe général, on le sait, sur lequel est fondé sa vertu, en quelque pays qu’elle apparaisse, c’est que «le semblable produit, attire, appelle le semblable », en raison d’une sympathie ou harmonie préétablie. Une simple analogie entre deux objets est interprétée comme l’indice et la preuve d’une interdépendance, d’un rapport de cause à effet. Les traits suivants montreront l’usage que le Ruandais fait d’un tel postulat. Cet art n’est d’ailleurs pas à la portée de tout le monde. Il est la spécialité des bapfumu et tire d’eux son nom général d’ubupfumu.
L’influence sympathisante du blanc et du noir.
Au Ruanda, ainsi que nous avons eu l’occasion de le souligner. Le blanc est symbole de joie, de bien, de pureté, le noir de tristesse, de malheur, de méchanceté. Le blanc c’est la lumière, la beauté, la candeur d’âme ; le noir les ténèbres, les embûches, la vilenie morale. On parle semblablement chez nous d’une noire ingratitude, de noirs pressentiments, de la noirceur du crime. De des impressions visuelles sont rapprochées les perceptions analogues des autres sens : on parle du parfum des vertus, et tout ce qui est abscons et ténébreux fleure le complot.
Ce qui n’est qu’impression et symbole chez le civilisé est principe d’action et facteur opérant pour l’inculte.
Chez le Ruandais, le liquide blanc, la plante aromatique, le breuvage exquis, les ébats joyeux et bruyants, le libertinage consommé abolissent et annihilent l’impureté, le mauvais sort, le deuil, la maladie, le crime. Impur se dit « noir » — kwirabura, et pur se dit « blanc » — kwera, 1a purification est un blanchiment — kweza. Les viscères du poulet, que l’aruspice consulte pour un client, sont noirs — yirabura, s’ils ne présagent rien de bon, si « le poussin radote » inkoko y’impuha, blancs — iteze neza, s’ils annoncent des choses heureuses.
Inversement, un maléfice, étant destiné à nuire, doit être perpétré dans l’ombre et le silence ; un charme homicide sera naturellement composé de matières dégoûtantes et puantes ; les breuvages d’épreuve employés dans les ordalies pour déceler le mensonge et révéler le coupable auront la nature de poisons. En général tout ce qui est ordonné à produire le mal doit tenir du vilain et de l’impur.
La vertu de salut ou de perdition du sang versé.
Parmi les substances capables d’influencer en bien ou en mal hommes, peuple, terre, il n’y en a pas de plus agissante que le sang, non pas le sang coulant à l’abattoir ni celui d’une exécution capitale, mais le sang pur du guerrier versé au combat ou celui du « Libérateur », umutabazi, se sacrifiant pour son peuple, ou encore, mais pour le mal seulement, un sang d’impureté.
Le sang ensorcelle et enivre pour ainsi dire une arme de combat : c’est pourquoi le mwami à son avènement trempe le fer de son arme dans le sang d’un pauvre diable — kukaza icumu: envoie lance et flèches en expédition de razzia à Rusokovu, afin qu’elles y acquièrent par un baptême de sang une aptitude accrue à tuer — kunyweshya amaraso icumu ry’umwami. Le sang du mutabazi, roi ou fils de roi, est d’une efficacité souveraine pour briser un sortilège fatal, pour transformer en bénédiction unanathème, pour invertir un charme et le retourner contrele jettatore. Il convient pour cela que ce sang soit versé par la main de l’ennemi et sur son territoire, parce qu’alors il criera vengeance contre lui. Le héros national Rubona, avant de partir pour le sacrifice, dit à son maître, le mwami du Ruanda : « Je vais me dévouer et me faire tuer dans l’Urundi. Mon sang me vengera, et mon esprit ne cessera d’attirer des malheurs sur nos ennemis. » Ndatabaye. Amaraso yajye azampora. Niyo azatsinda Uburundi, n’umuzimu wanjye.
Le sang de l’otage que doit livrer le Bukunzi à chaque changement de règne pour être immolé à Nyakafunzo expiation de l’affront fait jadis à Ruganzu Ndori, est recueilli dans une jarre de bois, porté à la frontière etrépandu en malédiction sur la terre du voisin ennemi. — Le sang des anormaux, des avortons et des monstres — ibimara, — le sang impur de la vierge sans gorge — impenebere (La fille du mwami Mibambwe Mutabazi, qui présente ce défaut de conformation, portera dans la légende le nom significatif de Ntobwa
« Souillure », — du verbe gutoba qui se dit d’une eau de source que l’on trouble en remuant le lit), ne peut que gêner et paralyser l’adversaire pendant la bataille : aussi placera-t-on ces êtres disgraciés sur le front de combat pour que, atteints les premiers par ses coups, leur sang rejaillisse sur lui pour sa perte.
Dans la vie privée le sang d’une chèvre rituellement égorgée par un professionnel — umuhanyi— s’il est répandu en manière d’aspersion sur la tombe d’un homme assassiné, retombe en malédiction sur la tête du meurtrier inconnu ou insaisissable et sur celles de ses proches.
Le sang des ménorrhées — irungu — dont l’origine est mystérieuse et l’épanchement secret, est tenu pour impur dans toutes les civilisations primitives. Au Ruanda, comme presque partout, il entre dans la préparation des charmes — inzaratsi — les plus toxiques. Qu’une femme quand elle est indisposée de la sorte, se garde bien de s’approcher d’un enfant à la mamelle, qui ne soit pas le sien ; il est trop frêle encore pour résister à l’influence nocive qui émane d’elle.
Les cadavres d’hommes et de bêtes, ici comme en Israël, sont « immondes » et répandent à l’entour, même dans le cas d’un décès de famille, un air pestilentiel, dont on ne se débarrasse que par des purifications, notamment par celle qui termine la période du deuil. Les ossuaires et charniers sont éloignés des villages, et spécialement par respect, des lieux où le mwami de passage a résidé. — La sanie de chairs en putréfaction, les os de serpents, la peau de crapauds morts, des fragments de tibias et des membranes vitellines — Imirundi y’abapfuye, n’ingobyi y’abana — entrent en composition dans la pâte répugnante de certains sortilèges. — Qu’une femme dans un état intéressant se détourne soigneusement de ces vues hideuses et malsaines, notamment d’un serpent aux plaies saignantes rencontré sur son chemin. Si elle n’a pas pu les éviter, qu’elle se hâte de contrecarrer le fluide funeste qui s’en dégage par des conjurations pertinentes
L’action sympathique de l’eau d’en bas sue l’eau d’en haut.
L’eau appelle l’eau comme le sang appelle le sang, par la même loi de similarité. Lorsque les Barenge, décimés par la disette dans ce Ruanda qu’ils avaient injustement envahi, consultèrent Mashira sur le moyen de faire cesser la sécheresse, le fameux archonte magicien du Nduga, usant d’un stratagème pour les perdre, leur conseilla de creuser un puits profond dès qu’ils trouveraient l’eau la pluie commencerait à tomber. Il fut cru sur parole. Mais tandis que les puisatiers en grand nombre oeuvraient au fond de l’ex-cavation, il vida sur eux un plein arrosoir, et aussitôt le ciel, imitant le geste, se fondit en averses, qui noyèrent les intrus. — Dans ce même Nduga, à Bweramvura, l’ « Endroit d’où sort la pluie » — kwera imvura, nom significatif, ainsi qu’à Mata dans le Marangara, pour provoquer la nue en temps de sécheresse, en gratte légèrement le sol comme pour faire sourdre une source. L’un de ces trous à Mata porte précisément le nom de Iliba ly’imvura, « Source de la pluie ». L’eau jaillissant d’en bas contraint à descendre celle d’en haut.
L’aveugle automatisme de la justice immanente :innocents payant pour les coupables.
L’instinct de justice inné au coeur de l’homme inspire au Ruandais la conviction que le crime appelle nécessairement le châtiment et que si le vrai coupable y échappe, la communauté doit payer pour lui. A défaut de l’auteur véritable du forfait il faut qu’une victime expie, fût-elle innocente. Ainsi l’exige la loi d’équilibre qui régit le monde moral. Si les moyens ordinaires d’enquête n’ont pas permis d’établir l’identité du scélérat, on recourt à l’oracle, dans l’espèce à la boisson d’épreuve, une ordalie. Une vie sacrifiée, justice est faite, le peuple est sauvé.
Que l’auteur présumé du crime ait été conscient ou non de son acte, il n’importe, il en reste responsable ; une ignorance invincible ne saurait le soustraire au juste châtiment. Les sorts sont infaillibles. S’ils l’ont désigné, il n’a qu’à s’incliner. En fait, il se résigne sans protestation ni murmure. Que d’innocents, en temps de malheurs généralisés, accusés sans preuves par le devin dépisteur umuhuzi — ou par la boisson d’épreuve, ont été écharpés sur le champ par une population en délire tremblant pour elle. Un pauvre hère, contraint par une foule vociférante à s’improviser faiseur de pluie — umuvubyi — en une période de sécheresse prolongée, et dont la bonne volonté n’aura pas été couronnée de succès, sera massacré pour avoir usurpé des fonctions sacrées, une telle abomination — ishyano— ne pouvant pas rester impunie sans dommage pour la communauté.
Les anciens en Occident ne pensaient pas autrement Le pharaon, puis Abimélech, roi de Gérara, ayant fait enlever Saraï, femme d’Abram, croyant sur son dire qu’elle est sa soeur, sont « frappés, eux et leur maison, de grandes plaies », et ils reprochent à l’Hébreu d’avoir, en créant une équivoque, « fait venir sur eux et sur le royaume un si grand péché ». C’est ainsi pareillement que le roi Oedipe, vainqueur du sphinx, après avoir été le sauveur de son peuple, attire sur lui de terribles fléaux, le ciel vengeant sur les sujetsle double crime commis par le souverain; qui, à son insu et par un concours fatal de circonstances, est devenu l’assassin de son père, et l’époux de sa mère. Aussi, pour que le châtiment cesse de frapper des innocents, se fait-il justice lui–même, s’arrachant les yeux, abdiquant le trône, et se condamnant à l’exil.
Les précautions à prendre contre les influences délétérés : Les interdits-Imiziro
La vie est pleine de dangers pour le Munyarwanda, car, outre ceux dont se gardent les civilisés et qu’ils attribuent à des causes naturelles, il y en a pour lui qui relèvent d’une physique supranaturelle et qui sont à ses yeux les plus redoutables. Tel geste, telle rencontre, telle boisson, telle imprudence peuvent être la source de contrariétés, d’échecs, de maux graves. La méfiance en cette matière surtout est mère de la sûreté.
Il doit donc, dans toute la mesure du possible, éviter les contaminations d’impureté, les noirceurs — kwirabara, comme on dit au Ruanda. Il y a tout un code de vitanda, de choses dont il faut s’interdire l’usage. Ces sortes de prescriptions hygiéniques, qui sont surtout des prohibitions ou interdits, reçoivent de lui le nom de imiziro: L’ethnologie classique les appelle « tabous ». Les anciens les connaissaient bien. Le Lévitique, le Talmud surtout, en fourmillent : on les compte par centaines. La coutume ruandaise est à peine moins riche. Le P. Pagès en a dressé une liste, qu’il aurait pu, dit-il aisément allonger. Nous en avons déjà mentionné plus d’un à l’occasion. A passer outre à ces recommandations de sagesse traditionnelle on s’expose pour le moins à contracter quelqu’une de ces affections de la peau si rédoutée, qu’on désigne en général sous le nom de amahumane, guhumana, dartres, gale, pian, teigne et même lèpre. Quelquefois les suites de la violation peuvent être beaucoup plus graves et entraîner la mort.
Le mwami surtout est tenu de prendre des précautions parce que le moindre de ses gestes est de conséquence. Ainsi il évitera de ployer les genoux — guhina, car, en s’abaissant de la sorte, il risquerait de restreindre et rapetisser son domaine, lui qui absorbe dans son sort le sort de ses sujets. De même, si, en saison sèche il est surpris par une averse, il ne doit pas hâter le pas pour se mettre à l’abri, ce serait paraître fâché de cette ondée bienfaisante qu’il est censé avoir provoquée, et elle cesserait sur l’heure.
Le mot umwange a le sens de « haïr ». C’est le nom d’un arbuste de la brousse que l’on coupe pour alimenter le feu de la hutte. Une jeune fille nubile le respecte lorsqu’elle va à la cueillette du bois mort. Elle s’exposerait en le ramassant à ne pas trouver de soupirant et à rester vieille fille.
Le lait de vache est tout ce qu’il y a de plus estimé au Ruanda ; mais, chez les Basinga, celui d’une vache roussâtre et noirâtre, dite inyombya, nom d’un oiseau dont le plumage est de cette couleur vilaine, ne peut être que vénéneux. Il faut donc se garder de le boire. On raconte qu’il fait office de poison et que, grâce à lui, le mwami Mibambwe Mutabazi put se débarrasser de Kimari, roi des Barenge, lui en ayant fait présenter, sans qu’il s’en doutât, par une vachère à ses gages.
Il ne faut pas livrer à n’importe qui sa salive — imbuto, la « semence », une poignée de cheveux à soi, son bâton, ni même son nom. Tout cela est un peu de soi-même et ce peu donne prise sur le tout. Aussi des jeunes gens questionnés sur le nom qu’ils portent s’abstiennent de répondre ou lâchent un nom quelconque. Un malveillant pourrait abuser de leur candeur et diriger sur eux àbout portant un mauvais sort : ce qui les empêcherait de grandit
Charmes, Philitres, Envoûtements, Malédictions.
L’action maléfique appartient donc propre à certains objets. Elle peut être communiquée à des objets neutres par nature pour des fins déterminées au moyen de recettes à la portée de tous, ou composées par des spécialistes, les pharmaciens dits abarozi, qui en gardent le secret Ainsi se fabriquent les charmes, philtres, sorts, et se montent les envoûtements, armes de jet, qui exposent ceux qui les manient à des poursuites judiciaires ou à des représailles privés’.
Cette action obéit à la loi de similarité et d’analogie. Le nom prononcé produit la chose exprimée, le geste appelle la réalité signifiée, le traitement infligé à l’image d’un individu agit sur le modèle, la représentation scénique d’un décès est apte à le provoquer, une formule de malédiction réalise ce qu’elle renferme, le symbole influe positivement sur l’objet qu’il évoque.
Quoi de plus bénin, par exemple, que ces tiges de spart — ishinge — dont une ménagère tapisse le sol de sa hutte ? Mais qu’une rivale jalouse en prélève une poignée, qu’elle torde cette herbe pour en faire un- ingata, un de ces bourrelets cylindriques que l’on met sur sa tête pour soutenir un faix, mieux encore, qu’elle fabrique un rond avec des cheveux dérobés à la favorite, qu’elle suspende ce charme dans un coin de la hutte, l’habitante sera nouée et bouclée comme l’ingata, elle sera « empêchée d’enfanter » kumanikira undi ngo atabyara. Dans le même sens les Israélites disaient d’une femme stérile qu’elle a été « close » par Jahveh. Pareillement en France, le maléfice dit « nouer l’aiguillette » rend impuissant et inhibe la consommation du mariage.
Telle herbe dite uruburamajyo porte un nom qui signifie étymologiquement : « ne savoir pas où aller » kubura kujya. Un mari, que sa femme volage a quitté pour suivre un autre maître, en confectionne un bourrelet qu’il arrose avec de l’huile de ricin tirée de la jarre de l’infidèle. Celle-ci ne trouvera nulle part d’établissement stable. — Inversement un philtre amoureux destiné à re-conquérir l’affection d’un époux inconstant sera extrait du mutanga, au nom significatif de « plante d’amour ». Sophismes du langage. Idola fori.
Une vessie de chèvre ne paraît apte qu’à un usage anodin. Néanmoins, subtilisée à son propriétaire, gonflée d’air par l’envoûteur — umutabazi, elle le figurera. Suspendue à la voûte d’une case dans l’obscurité, battue comme une natte, criblée de coups de poignards, projetée sur le sol, son ancien possesseur subira par ricochet ces mauvais traitements et ne tardera pas à expirer.
Il y a des mimiques encore plus significatives et qui atteignent plus sûrement leur fin. Elles consistent, si l’on veut faire périr son homme, à monter à proximité de lui la scène de son trépas et de ses funérailles. Le jeu de la pièce, au lieu d’évoquer le passé, anticipera sur l’avenir. La simulation forcera le réel.
Le drame, au rapport du P. Pagès, est joué la nuit par une troupe de danseurs spécialisés — abacuraguzi. Ces cabotins se sont drapés dans des nattes hors d’usage — imisambi, et armés de tibias et péronés humains — imirundi ; ils ont fait provision dune terre prélevée sur une tombe fraîche et ont garni de braises des réchauds de céramique. La ronde de sabbat s’inaugure. Les griots se mettent en cercle et exécutent, en piétinant sur place et en brandissant leurs ossements, un menuet funèbre. Ils lancent par dessus la palissade du kraal de l’envoûté des poignées de terre impure. Ils brisent les réchauds et en répandent le contenu sur le sol : les charbons, en s’éteignant, — ubuzima — doivent figurer une vie qui s’en va. Enfin ils prononcent à voix basse la malédiction qui donne tout son sens à cette sinistre allégorie :«Ce n’est pas à tes haricots que nous en voulons, c’est à ta vie ». Ntidushaka ibishyimbo, icyo dushaka, niamagara yawe.
Cet enchantement est rare parce que coûteux pour celui qui le commande et périlleux pour les bouffons qui le jouent. D’ordinaire l’opération magique est plus simple. Quelqu’un veut-il malemort à son prochain, il lui tend un piège, ce qui se dit gutega. A cet effet il enfouit sous terre, dans le chemin où il passe, à l’endroit où il s’assied d’habitude pour humer l’air hors de sa hutte, un arc et des flèches en miniature. Il se met à l’affût, tapi dans l’ombre, et lorsque sa proie arrive sur l’embûche, il prononce le mot fatidique : « Tu es pris » Urafatwa. Le coup part la victime tombe. Ou bien il jette subreptricement dans l’enclos du voisin ennemi les entrailles d’un poussin où le mupfumu a découvert des « noirceurs ‘» : c’est le gutegera umuntu inkoko, le sortilège — ubulozi — le plus commun.
La malédiction — kuvuma — du père est particulièrement redoutable, lorsque, contre le fils qui l’a insulté, qui l’a abandonné dans l’infortune, qui lui a fait défaut dans un procès, il fulmine, en crachant dans l’une et l’autre de ses mains : « Puisses tu n’avoir plus d’enfants ! Tu as mal agi à mon égard, je te retranche d’entre les miens ». — Ntubyare ntuheke wambereye gito, nanjye ndaguciye mu bana banjye.
Ainsi la magie prétend-elle mettre en jeu des puissances occultes pour en faire les exécutrices de ses desseins, justes ou pervers.
Talismans et amulettes, conjurations de maléfices.
En droit la magie –ubupfumu –n’est pas faite pour nuire mais pour aider. Elle ne doit pas être une technique d’empoisonnement — ubulozi, mais un art de guérir. C’est une médecine, qui procure des remèdes préventifs et curatifs. La recette magique est une défense, un rempart, un barrage — urutsiro – pour l’honnête homme — umuntu w’intungane, ungage de victoire — intsindi — sur ses agresseurs. Si elle attaque c’est pour prévenir une offensive ou exercer une vendetta, dansl’un et l’autre cas pour servir une cause juste. Les forbans qui abusent d’elle — abarozi, les sorciers proprement dits, sont, ici comme ailleurs, légalement traqués et punis, comme pires malfaiteurs.
Pour prévenir un assaut la magie creuse des fossés, dresse un « obstacle ». C’est ce qu’exprime le terme urukagiro « empêchement ». Ce boulevard protecteur c’est le talisman ou l’amulette — impigi, qui reçoit dans la langue ésotérique le qualificatif de ikinanira « l’inexpugnable ». Il ne se confond pas avec le sortilège ou maléfice ; qui est un engin agressif et pervers, un tir offensif, voire une bombe à explosion.
Parmi les talismans domestiques, les plus communs sont, pour l’homme, la pierre -à aiguiser — ityazo — pour la femme, le broyeur à moudre le grain — ingasire. Cachés en terre ils inhibent — uruhereko — un maraudeur et le retiennent de pénétrer dans la bananerie ou de franchir le seuil du kraal, ils le clouent sur place — baragangara.La pagaie de ménage — umwuko — protège la maîtresse de maison : si son mari s’en sert pour la battre, elle la vengera.
Les amulettes se portent comme breloques, colifichets, médaillons, au cou, aux poignets et aux chevilles ou en sautoir. Certaines gens, en Urundi surtout, en sont couverts. Ce sont des bâtonnets, des dents de carnassiers, des perles de verroterie. Aux menottes des enfants on met des fils de cuivre — urunyerere, urwinjiri. Les femmes stériles achètent des gris-gris aux bacunnyi.
Les talismans les plus actifs, appelés imana, sont ceux qui proviennent d’une victime « blanche », sacrifiée aux bazimu: tel l’ishyira ou nodule de graisse, dont le mwami fait collection et dont il porte au cou quelques reliques.
La substance qui prévient tous les maux, qui prolonge la vie, qui purifie de toute souillure, c’est l’isubyo, poudre et élixir. Les pharmaciens de cet électuaire sont les héritiers du fameux Nkoma, archonte sorcier du Marangara, les Bakoma. Ils le préparent avec trois simples : un lichen poussant sur les arbres de la forêt, l’urugombyi, un champignon, l’agatumuradu genre de la vesse-de-loup ou lycoperdon, la racine de l’isubyo, une euphorbeherbacée. Le tout est broyé et brûlé. De la cendre qui en résulte, on saupoudre la liqueur avec laquelle le mwami se rince rituellement la bouche une fois par jour.
L’incarnation de l’Inkoko
L’amulette la plus prisée est celle, qui a été l’ob- jet d’une incantation de la part d’un magicien qua- lifié. Elle tire alors sa vertu, non seulement de sa substance, mais encore des paroles qui- ont été prononcées sur elle. Voici, d’après le P. Arnoux
(Le culte de la société secrète des imandwa au Ruanda. Anthropos, 1913. T. VIII, p. 119-122.), le rituel qui est suivi dans le culte de Ryangombé pour l’incantation de l’amulette dite inkoko, le « poussin », qualifié d’Imana.
L’augure extrait les yeux d’un poulet dont les entrailles, inspectées par lui, se sont montrées propices, « blanches ». Il entrouvre les paupières et y glisse quelques grains de poussière de kaolin — ingwa. L’ingwa donnera à l’inkoko des yeux d’Argus. Il ficelle ce charme dans les viscères du poussin, et empaquette le tout dans un rameau fendu de sycomore ou dans un tissu d’écorce — impuzu.
En insinuant la poudre blanche dans les yeux du volatile, il a prononcé l’adjuration suivante : Poudre, observe bien à la cour = Inono, umbonere ibwami.
Surveille bien chez les puissants = Umbonere mu bagabo.
Fais bien le guet chez les chefs= Umbonere mu batware.
Je dors, toi, veille=Ndasinzira, ntusinzire.
Obéissant à ce commandement, l’amulette, vigie attentive, fera bonne garde autour d’elle, épiant les faits et gestes de l’ennemi, sans repos ni trêve, surtout pendant la nuit.
En passant au cou du client le cordon où pend le médaillon de bois ou d’étoupes, l’hiérophante lui dit, indiquant sous forme de voeux la vertu du talisman, antagoniste et pourchasseur des revenants semeurs de peste :
Voici le mana. Je ne t’ai pas refusé le mana= Ngiyi imana1 sinkwimye imana.
Je t’ai donné le mana= Nguhaye imana.
Qu’il batte l’intrus qui apénétré Par effraction dans le kraal !=Itsinde inzererezi !
Qu’il l’emporte sur qui se tient à l’affût dans la palissade = Itsinde umuzimu wIcubibi
Qu’il triomphe du germe pestilentiel qui doit contaminer ta femme, contaminer ton enfant ! = Itsinde ubusame ! Umugore atandura ! Umwana atandura !
L’amulette apparaît ainsi comme une garantie efficace contre la malice des trépassés, étrangers au clan ou à la famille, elle est encore ouvrière de paix à l’intérieur, triomphant des intrigues des turbulents, frères et épouses, qui sèment la zizanie dans le ménage. C’est ce que déclare la formule terminale qui s’achève en prosopopée.
Ce charme c’est ce qui terrasse = Uyu ni umusamba
ce qui écrase l’ennemi,= Usamba abanzi.
ce qui déjoue les menées de la jalousie = Usamba abakeba.
C’est l’apaiseur. =Uyu ni nyamwisuka.
« Que les cris de joie ne cessent de proclamer = Impundu ntizisibe kuvuga
que je confère la maîtrise souveraine= ninshyukane nyagasani,
que je rends efficaces les offrandes aux mânes= ninshyukane n’ubuterekere,
que je fais réussir de telles cérémonies != ninshyuke muli uru rubanza ngiye kumara !
Emblèmes, Fétiches et Totems.
La vertu bienfaisante d’Imana s’attache encore à certaines reliques de famille, de clan, de nation, qui répandent autour d’elles la bénédiction — umugisha, comme faisaient les théraphim araméens que Rachel avait dérobés à son père au profit de son mari. Résumons ici ce qui a été précédemment mentionné en divers endroits. –
Les humbles ustensiles domestiques, — meules, polissoirs et pagaies, — sont les défenseurs attitrés de leurs propriétaires. Le mwami est protégé, entre autres fétiches, par une masse toute en fer, nommée Nyarushara, qui ne sort pas de sa hutte sinon pour le suivre dans ses déplacements. Le forgeron qui l’a ouvrée à Kizibaziba près de Kabgayi par ordre de Kigeri Mukobanya sur les plans du célèbre enchanteur Mashira, l’a pourvue d’un simulacre de seins féminins, elle aurait par sa seule vertu repoussé l’invasion des barbares Banyoro. Le palladium de la monarchie et son enseigne, c’est Kalinga, le maître tambourin aussi sacré que les aigles romaines, gardé à l’abri des regards dans un sanctuaire au palais par les anoblis Biru, entouré d’honneurs liturgiques et royaux. On salue Kalinga comme chez nous le drapeau.
Certains clans du Bugoyi ont chacun leur téraph: les Bashobyo Mibango, une corne d’antilope, les Bahuma Urumaka, une défense d’éléphant, dont on sonne comme d’un horn-bugle à son jour anniversaireles Bahuké de Huyé un globe de quartz hyalin, qui siège sur un bourrelet de spart dans le kraal d’un membre du clan. Chez les premiers, le milicien partant pour la guerre, qui, lors du saut d’épreuve au-dessus de la corne d’antilope, glisse et tombe, voit dans cet accident un présage qu’il restera sur le carreau dès le premier engagement. C’est l’indice qu’il est la proie d’une funeste influence : il doit donc, avant de quitter le village, se faire désensorceler par l’hiérophante du fétiche.
Parmi les animaux porte-bonheur celui qui est salué partout avec la plus grande allégresse c’est la bergeronnette — inyamanza — au plumage noir et blanc, le hochequeue, la « petite bergère » de nos vieux temps : de même que l’on place une habitation nouvelle sous le patronage d’un muzimu de la famille, on attend pour en prendre possession qu’elle soit venue l’inaugurer en se posant dessus. Quelques clans se sont donné un totem, non ancêtre, mais « issu de la souche » umwana wabo les Banyiginya la grue huppée, les Béga le crapaud, les Basinga l’épervier, les Bagesera la bergeronnette, les Balande l’hyène.
La Médication Curative : Homéopathie Et Antidotes, Purges Magiques.
Les talismans sont une panacée préventive et générale. Quelque précaution que l’on prenne même en observant fidèlement les imiziro on nepeut se garer contre tous les sorts pas plus que contre tous les germes flottant dans l’air. Le mal que l’on ressent est le symptôme certain que l’on est pris. Il faut alors recourir à la médication.
Celle-ci est homéopathique, conformément à l’adage : Similia similibus curantur ; ou bien elle procède par antidotes, par contrepoisons : Contraria contriis curantur.
L’un et l’autre axiome procède d’une intuition psychologique. En ce qui concerne le premier l’âme humaine a le sentiment que le bien peut sortir du mal, que l’affliction porte en elle-même sa source de réconfort, le venin son propre médicament, que l’ennemi périt de ses propres armes, ce que l’expérience de la vie confirme quelquefois. C’est ainsi que la lance d’Achille guérissait les blessures qu’elle causait, et pareillement que Moïse tira du serpent d’airain, par la vertu de Jahveh, le remède aux morsures des serpents venimeux du désert. On connaît, curieuse coïncidence, depuis les travaux de Pasteur, l’action curative des virus atténués, employés dans les vaccins.
Ainsi, sur le plan de la magie, lorsqu’au Ruanda un meurtre a été perpétré, volontairement ou par mégarde, l’auteur qui, fût-il innocent, a tout à craindre de la part du muzimu du sinistré, n’a pas de moyen plus efficace de se prémunir contre ses vengeances posthumes que de se faire un bouclier de son cadavre. Il s’adresse donc à un magicien « exhumeur » umuhuzi, qui, opérant en cachette, prélève sur les restes déterrés quelques fragments de chair : peau, coeur, langue, annulaire, petit orteil du pied droit, un peu de chaque membre. Avec ces débris putréfiés, préalablement desséchés à la flamme d’un foyer, il fabrique une pâte qu’il introduit dans une petite corne noire. Son client suspendra à son cou ce funèbre médaillon. Le muzimu lui fera grâce craignant en le frappant de se blesser lui-même.
Le même cas se présente lors d’une exécution capitale, surtout si la condamnation fut inique. Le juge responsable risque d’être poursuivi par les Erinnyes de l’infortunée victime. Le muhuzi entre alors en scène et procède à la triste dissection, qui mettra en fuite les vilains cauchemars, sans blanchir pour autant les consciences. L’opération devra recommencer périodiquement.
Une femme dans un état de grossesse est tenue à beaucoup de ménagements pour que son enfant vienne au monde à terme et indemne. Si donc d’aventure elle rencontre sur son chemin un serpent mort et sanglant, n’ayant pu se garder contre le fluide qui en émane, elle aura soin du moins de neutraliser son action. Le moyen le plus simple sera de toucher de ses doigts le corps gisant de la bête et de les porter à son front comme pour se signer. » L’ombre de l’animal, touchée sans doute de ce geste familier, l’épargnera, elle et le fruit de ses entrailles. Pareillement si elle entend la détonation d’une arme à feu, la faisant sursauter, ce qui ne peut être que de fâcheux augure, qu’elle se procure une douille de cartouche ou quelque objet ayant appartenu à l’européen qui a tiré, et qu’elle le suspende à son cou. Le mal guérira le mal par homéopathie.
Le traitement par opposition d’éléments, par antitoxines, est tout aussi en usage que le premier. C’est ainsi que le sortilège étant une « noirceur » kwirabura, c’est par du blanc qu’on doit le combattre. Le blanchiment — kweza équivalant au nettoiement d’une impureté, s’opère, nous l’avons vu, par le moyen de l’eau de kaolin — amazi y’ingwa, que l’on appelle liturgiquement « la paix » — ubuhoro. Le goupillon d’hysope — icyuhagiro — participe à la vénération qu’on a pour elle. Il est « beau et bon » cyiza : ce mot comme le grec kalon a les deux sens.
L’isubyo, dont il a été question plus haut, est aussi efficient, mais il est plus long à préparer, plus onéreux, partant réservé aux riches, au mwami notamment.
Certains états requièrent un mode de purification qui, du point de vue de la conscience morale, n’est productif que de souillure. On a mentionné au chapitre précédent l’orgie rituelle qui clôt la période du deuil. Elle se célèbre dans le cercle de la famille et autorise l’adultère, voire, quand on ne peut faire autrement, l’inceste. Dans le cas suivant c’est le viol que la rubrique — imigenzo prescrit.
Le mwami, outre les gens qui fréquentent le palais –ab’ibwami, a autour de lui une maison princière composée d’officiers — abagaragu b’umwami, petits ou grands. Les petits, la valetaille, s’occupent entre autre chose de sa table, comme cuisiniers, celleriers, laitiers, les grands de l’administration, de la justice, de la guerre, des liturgies, de la médecine, des traditions nationales. Tous sont tenus à observer la plus stricte discipline dans leur service et le secret le plus absolu. Avant d’être admis à leur emploi respectif, ils sont astreints à une épreuve de capacité, qui tient la place du serment en usage chez les Occidentaux. L’épreuve consiste à absorber une boisson — igihango, en soi anodine, mais à laquelle est prêtée une vertu d’ordalie. Cela s’appelle : « boire le poison » kunywa igihango. Le rite s’accomplit parfois à la source de Gihanga dans le Nduga. Les jours de probation qui suivent sont des jours d’abstinence, pendant lesquels on ne doit ni boire de la bière ni fumer ni cracher, afin de ne pas contrarier l’effet de la potion.L’épreuve a-t-elle été favorable, il reste dans le corps de noirs ferments qui peuvent nuire à la santé et dont le libertinage est seul qualifié pour opérer l’élimination. Le nettoiement rituel doit s’accomplir hors des relations conjugales et hors du clan, et il n’est pas moins nécessaire pour les femmes que pour les hommes. Les gens de la famille y aident en se mettant eux-mêmes à l’affût, afin de surprendre et saisir au passage le sujet de sexe différent qui devra, coûte que coûte, servir d’instrument à cette purge magique. Cette pratique libertine est une de celles où l’on saisit au mieux sur le vif l’abîme séparant le ritualisme païen du moralisme chrétien.
La Theurgie, Médiatrice Provisoire d’Euphorie
On le voit par tout ce qui précède, si le Ruandais se sent entouré de forces hostiles, bazimu et influences occultes, il trouve dans sa pharmacopée traditionnelle les recettes appropriées pour les apaiser ou les vaincre. Sa crédulité qui crée ces vains fantômes prête l’efficacité requise aux prestiges qui doivent les dissiper. Elle calme ainsi les terreurs qu’elle suscite.
En fait, le Noir du Ruanda ne se regarde aucunement comme un maudit, un forçat de la vie, un jouet sans défense de tyrannies inéluctables. Si l’on a pu parler de « la crainte presque continuelle de l’ensorcellement et de l’empoisonnement » où il vit (P. Pagès), de l’« épouvante de cauchemar qui pèse » sur lui (Pierre Ryckmans), il faut tout de suite ajouter qu’il porte allègrement ce poids, qu’il secoue aisément cette crainte, parce qu’il sait avoir sous la main le moyen de s’en affranchir.
En réalité, c’est un Roger Bon temps. Son climat est la joie. Sa vie c’est le plaisir. Le farniente, la bière, le jeu, la volupté, voilà le bon vivre pour ce sans-souci, disciple d’Epicure et d’Horace. « Les biens du Ruanda sont délectables », dit-il par manière de proverbe. — Ibyo mu Rwanda biraryoshye. La « médiocrité dorée » du poète suffit à ses convoitises. Il a ramené son Bon Dieu à la taille de son idéal. Imana est la félicité terrestre. C’est un maître paternel et peu regardant. Ce n’est pas l’ascèse qui l’honore, mais la joie délicieuse avec danse, chants, vacarme et finalement débauche. La boisson est l’accompagnement obligé de toute cérémonie religieuse. On ne se sépare que lorsqu’elle est épuisée.
Les pensées graves, pas plus que les idées noires, ne le captivent et notamment le soin de sa sépulture ne le hante, bien différent en cela de l’ancien Egyptien et du moderne Chinois. « Le trépassé, dit un proverbe, ne va pas chercher sa place dans la brousse ». — Nta mupfu wishakira ishyamba. Que sa mort arrive le plus tard possible ! Après lui on fera de sa dépouille ce que l’on voudra. Nulle mystique de renoncement apathique ou de résignation fataliste, issue de l’Inde ou de l’Arabie, ne viendra altérer la fraîcheur native de son attachement à la vie
Somme toute, divination et magie, si déraisonnables qu’elles soient et quelque abus qu’en fassent les profiteurs, répondent tellement quellement à certaines exigences innées de son âme avide de paix et d’euphorie : elles calment sa naturelle inquiétude des choses cachées et à venir, et constituent pour lui une sorte d’assurance contre les traverses et les accidents de la vie. Elles sont donc apaisantes et consolatrices dans la mesure de la confiance qu’il leur fait. Elles suppléent par provision à la religion spirituelle et aux sciences positives jusqu’au moment où celles-ci prendront position sur son échiquier. Encore est-il qu’elles ne cèdent pas instantanément la place, si puissant est leur charme. Vingt siècles de lumières et de christianisme en ont-ils entièrement dépris les peuples occidentaux ?
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