La Morale Des Banyarwanda Juste à l’Arrivée des Pères Blancs
Même, contrairement à ce que l’on pourrait penser , l’Imana, créateur des hommes, s’intéresse fort peu à leur perfectionnement moral, à leur acheminement vers une fin supérieure. Chez les païens, on n’assigne d’aucune façon à dieu la fonction de législateur suprême. Tout au plus, affirme-t-on que, d’une manière épisodique, à une époque depuis longtemps close, il a intimé des ordres à quelques privilégiés. Aussi, les parents n’appuient-ils jamais leurs recommandations sur un principe comme celui-ci: « Enfants, faites ceci, évitez cela, pour obéir à Imana qui l’a prescrit ou prohibé. » La force des lois dérive uniquement de la tradition dont les Banya-Ruanda ne cherchent à établir ni la valeur ni la source primitive. Violer les coutumes, c’est mépriser les ancêtres, les fondateurs du clan, les premier chef du pays, car la morale, pas plus que la religion, ne franchit les frontières. A qui s’étonne de certaines habitudes étranges, les indigènes apportent cette réplique: « Niko tugenza: nous nous comportons ainsi de tout temps. » l’ordre privé, l’ordre social à tout degré dépend donc de traditions sacrées et non d’une volonté transcendante. En somme, une morale laïque.
Nous n’avons rien à révéler concernant les préceptes religieux: aucune loi positive n’impose le culte d’Imana, le culte des Imandwa, le culte des bazimu, commandés par le seul intérêt personnel sans relation avec la gloire des esprits supérieurs ou inférieurs.
Peu de choses à signaler non plus sur les devoirs individuels: chacun de déshonneur spécial, sauf quand il trouble la paix domestique ou quand le buveur a dû cuver son vin toute une nuit dans la bananeraie. Aussi, à l’époque de la récolte du sorgho dont le grain germé constitue l’élément de la bière indigène, la plupart des païens courent-ils de chaumine en chaumine en quête de boissons alcoolisées et perdent-ils sans scrupule l’usage de la raison.
Certain Européen, venu au Ruanda avec la conviction ferme de trouver, parmi les indigènes seulement, des « singes à peine dégrossis », rectifia ses idées préconçues en apprenant que, parmi eux, le suicide se pratiquait. « Devant cette révélation inattendue, confessait le voyageur aux missionnaires, je doit amende honorable à vos sauvages; je les supposait, à tort, encore bien éloigné de ce haut degré de civilisation! »
Autre son de cloche, le vrai. « Pour manifester son horreur du suicide, enseignait un Père à propos du Ve commandement, l’Eglise interdit au prêtre de présider les cérémonies funèbres de ceux qui se sont donné la mort; sauf s’ils avaient perdu l’usage de la raison… » __ « Dans ce cas, interrompit un catéchumène, aucun Munyaruanda ne manquera de la sépulture ecclésiastique, car tous ceux qui s’enlèvent la vie sont incontestablement fous! Seuls les déséquilibrés quittent volontairement le Ruanda où nous menons une si heureuse existence ! »
Pourtant, la coutume tolère en fait, ou même approuve le suicide. Les « départs » pour raisons politiques forment la plus grande proportion. Le roi, ainsi que la reine, se donnent la mort…, dit-on, à l’approche de la vieillesse. Tel monarque se pendit jadis, face au Ruanda central, pour administrer un exemple de courage. Un autre se poignarda en pays étranger en vue d’attirer sur cette contrée la malédiction d’ Imana et les foudres vengeresses des Banya-Ruanda. On se rappelle la fin malheureuse de Rutalindwa, les immolations qu’elle occasionna dans la fatale demeure déjà en flammes. Les disgraciés, lorsqu’ils ont perdu tout espoir de réhabilitation, recourent à « l’évasion spontanée ». Quant aux suicides par chagrin d’amour, on les ignore totalement; si par hasard, cette peine de coeur prenait naissance, elle conduit tout au plus à mettre le rival dans l’impossibilité définitive de jouir de son succès.
On entend que soit respectée la propriété personnelle reconnue, au moins pour les biens meubles, ustensiles de ménage, outils et l’usufruit du gros bétail dont la possession restait jadis entre les mains des chefs. Pris en flagrant délit, les voleurs subissent des châtiments sévères, par exemple, on leur brûle les doits. Aux pilleurs de bovins, surtout, qui, dans l’obscurité nocturne, opèrent avec maestria, on inflige l’emplacement ou bien, au moyen de quelques pieux acérés, on les cloue vivants sur un sentier. La perspective de cette fin horrible ne parvient pas cependant à dissoudre les associations, les syndicats de brigands; ils se flattent toujours que la chance se mettra de leur bord, grâce à des amulettes protectrices.
Les fautes d’inconduite chez les personnes non mariées ne tirent à conséquence que si elles introduisent dans la famille un rejeton indésirable. Le père ou les frères de la coupable recourent alors à l’infanticide prénatal ou versent au chef de colline des amendes considérables. Faute de quoi l’infortunée, à titre d’expiation, sera mise à mort sauvagement ou délaissée aux infidélités dans le mariage, surtout à l’intérieur du clan, ou de l’enceinte qui réunit côte à côte les ménages de plusieurs frères, on les estime peccadilles. L’extrême tolérance sur ce sujet ressort très nette de cet adage: « Abo murugo rumwe bassa bose: les enfants du groupe familial se ressemblent tous, ils se valent tous .» En d’autres termes, la question de paternité intéresse peu.
Un coup de lance attend, telle est la règle, le séducteur étranger à , la famille, surtout si le mari à pris la précaution originale adoptée par un Noir riverain de l’Océan Indien venu dans le pays pour y commercer. Afin d’Ecarter davantage les tentateurs, il avait fixé sur sa paillote un écriteau portant en gros caractères cette déclaration: « La femme qui réside à l’intérieur appartient au seul Pesa modya (le nom du mari). Qu’on se le dise! »
L’homicide entraîne une peine exemplaire. Le meurtrier verse aux parents de la victime ce qu’on appelle le munane, c’est-à-dire la huitaine: huit vaches, à moins qu’il n’ait succombé au cours de la campagne de vendetta ou qu’il n’ait été martyrisé en captivité. Les Banyaruanda étaient passés maîtres dans l’art de torturer, crevant les yeux, enfonçant et brisant des lamelles de bambou sous les ongles, écorchant et abandonnant aux chiens affamés les pauvres malheureux encore palpitants, déchiquetant la tête à coups de hachette, toutes opérations obligatoirement précédés de mutilations infamantes. En cas de persécution, se disaient jadis les missionnaires, qu’aurions-nous à envier aux témoins du Christ en Corée? On nous gratifierait ici de traitements aussi raffinés qu’en Extrême-Orient!
Dans les grandes familles batutsi, les enfants recourent à l’euthanasie, hâtant parfois le trépas de leurs parents avancés en âge. L’intention inspiratrice de cette « mise en liberté » dérive simplement de l’amour filial qui entend écouter ainsi les humiliations inhérentes à une condition amoindrie. Et la preuve qu’aucune malice ne dépare ce geste se dégage des circonstances. Les vieillards disparaissent étouffés par l’absolution forcée d’une énorme quantité de lait! Quitter ainsi la terre, n’est-ce pas partir en beauté? Et un tel acte de « piété » n’appelle aucune sanction.
Le crime des crimes, inconcevable, impardonnable, se perpètre contre le clan: abandon de la famille, trahison de ses intérêts les plus sacrés. On sait que, durant les famines prolongées, des pères et des mères ont vendu leurs jeunes enfants pour se procurer des vivres; mais surtout pour conserver au moins la vie des petits en les remettant à des étrangers plus fortunés. C’est ce dernier aspect qui excuse, aux yeux de la parenté, ces transactions contre nature.
Serait non moins répréhensible la violation du pacte du sang, l’oubli des promesses d’aide mutuelle, même si elle outrepassent les bornes permises par l’honnêteté élémentaire, en autorisant, par exemple, la communauté absolue de tous les biens, y compris les plus personnels. Jadis, quand les caravanes sillonnaient la longue route du Ruanda à Bukoba, port du Victoria-Nyanza, les porteurs contractaient volontiers cette alliance intime en vue de recueillir sur tout le parcours les avantages variés qu’elle confère. Mais si, après avoir exploité cette fraternité, quelqu’un s’était refusé à faire face à ses obligation, il se fût attiré la honte et la malédiction attachée à la trahison: le sang aurait crié vengeance!
La coutume interdit donc et punit gravement le vol, l’inconduite dans certains cas, l’homicide et la violation des devoirs envers le clan naturel ou le clan d’adoption. Cette même coutume impose, comme obligations positives, la politesse envers tous. A ce propos, on étonnerait, sans doute, nombre d’Européens en leur découvrant l’existence au Ruanda d’un protocole minutieux, pour les repas, les visites, les rencontres, les formules de salutations ou d’adieux, et des Blancs, trop amis du laisser-aller dans leurs rapports avec ces… sauvages, se sont vu conférer des surnoms peu reluisants pour eux et la civilisation qu’ils représentaient.
Les indigènes, même non baptisés, savent compatir aux détresses variées et consentent à y porter remède. Cependant, cette charité connaît des limites. Les Banyaruanda n’admettraient guère chez eux un étranger épuisé, tant ils redoutent les représailles de la famille au cas où le malade viendrait à décéder. Dans le même ordre d’idées, il faut signaler l’étonnement suscité par une chrétienne qui prit sur elle l’éducation d’un albinos. Insensible aux railleries, elle continua son méritoire dévouement à l’infortuné que son père, intrigué par la couleur de cet original rejeton, avait définitivement abandonné.
Jusqu’à présent, la vertu d’économie n’a guère distingué les païens vivant au jour le jour, sans souci de l’incertain lendemain. Etale-t-on sous leurs yeux les avantages de l’épargne? « Nta upfa abimaze: en mourant, on n’emporte rien et on laisse toujours quelque chose », répliquent ces grands enfants.
Quand nous adressons aux Banyaruanda, coupables de quelque faute des reproches amicaux ou sévères, ils opposent d’habitude cette justification commode: « Nta mwiza ubur’inenge!: chez les meilleurs, on peut mettre au jour quelque défaut! » Ils espèrent ainsi s’absoudre à bon compte et… ajournent l’amélioration de leur conduite.
Nous venons de comparer, pour en signaler les points de contact, le Décalogue et la morale des indigène du Ruanda. De même qu’un enfant chrétien doit à l’éducation reçue dans sa famille des associations tenaces entre tel acte et la notion de péché ou de vertu, ainsi les gens du Ruanda, par suite de l’influence du milieu, possèdent des complexes infrangibles: la mention de tel ou tel acte éveillera sans retard l’idée de mugenzo: coutume positive, bonne, ou de celle de muziro: coutume négative, défendue. La différence entre la conscience de l’enfant chrétien et celle du païen, c’est que la première peut raisonner sa morale en la ramenant à des principes, à un législateur suprême, au lieu que le Munya-ruanda, qui ne songe pas à considérer Imana comme la source de la loi, en est réduit à faire appel à la tradition, sans plus.
Ces lois particulières du Ruanda, variables avec l’âge, le sexe, l’état de santé, ect., et relatives à la nourriture, au vêtement, à l’hygiène, aux constructions, aux rapports sociaux, s’apparentent avec nos lois civiles certaines, parmi la série indéfinie des coutumes de nos indigènes, ont une provenance bien connue. Ainsi tel roi, devant le besoin urgent d’une flottille de débarquement, a interdit à ses armateurs de réintégrer leur domicile tant que les bâtiments ne seraient pas à point; et la règle existe encore, même s’il s’agit de pirogues de plaisance. Telle restriction alimentaire s’impose aux femmes, du fait de maris gourmands, désireux de se réserver à eux seuls des mets rares. Durant le deuil entier, la pensée de la mort domine toutes les autres et l’oeuvre de vie demeure prohibée. Affaire de mystique. Mais le plus grand nombre de ces articles du code coutumier n’ont d’autre origine que l’ignorance de lois physiologiques, le caprice, l’arbitraire, et les légistes les plus férus n’arrivent pas à les accorder avec l’expérience ou le bon sens.
Pour avoir fidèlement observé les règles fixées par la coutume, les Banya-Ruanda n’attendent aucune récompense dans l’au-delà et les sanctions d’outre-tombe ne troublent pas davantage la sérénité des coupables dont l’unique préoccupation consiste à se ménager l’impunité ici-bas. Les châtiments dans l’autres vie, si tant est qu’ils existent, suivent non les fautes ordinaires, mais uniquement l’indifférence ou le mépris avec les Imandwa; l’initiation, au besoin, jetterait un voile épais sur les dérèglements des adeptes. On se souvient peut-être du procédé original et … efficace employé pour contracter un mariage, malgré l’opposition de la famille de la fille: il suffit de lancer à la figure de celle-ci un lait rendu sacré par la présence d’une petite plante: le mbazi. D’où vient cette tradition? Elle a été inventée, de toute pièce, évidement, par un soupirant malheureux, et, au besoin, appuyée sur les dires d’un sorcier grassement payé par l’intéressé. Nous sommes surpris que les parents se laissent ainsi berner et renoncent à leurs privilèges si chers; c’est que la mystique prime tout, même le droit, et qu’elle le crée. Ainsi doit-il en être de nombreuses traditions dépourvues de toute base rationnelle.