Pendant que l’opposition aux missionnaires persistait et se généralisait au Rwanda, quelques hommes du peuple s’approchèrent timidement des Missions. Ils se mirent du côté des Pères Blancs et œuvrèrent de plus en plus avec eux: ils les renseignaient sur les plans d’attaques arrêtés par leurs voisins, ils les aidaient à contourner, quelquefois au risque de leur vie, les pièges qui leur étaient tendus. Ils devinrent ainsi des collaborateurs des prêtres et contribuèrent, par voie de conséquence, à vouer à l’échec  de l’entreprise des autres Rwandais qui luttaient contre l’implantation des Missions catholiques dans leur pays. Leur action ne fut pas d’une grande importance pour les premières années de l’Eglise au Rwanda car leur nombre ainsi que leur influence sur le milieu ne représentaient pas une force capable de contrebalancer celle de leurs congénères. Toutefois, leur présence à la Mission put donner quelques espoirs aux Pères Blancs car ils voyaient en eux leurs premiers convertis au christianisme et le noyau de la chrétienté catholique du Rwanda. De plus, ils les aidaient à pallier à la difficulté de la langue en leur apprenant le Kinyarwanda. Sans la connaissance de ce dernier, les prêtres étaient loin d’accomplir efficacement leur mission de transmettre aux gens l’Evangile et d’autres acquis du monde occidental.

Certes, les missionnaires avaient amené avec eux des chrétiens ougandais pour leur servir d’interprètes auprès des Rwandais, mais leurs interventions laissaient beaucoup à désirer. Ils furent des traducteurs assez inexacts du Kinyarwanda au Swahili et vice-versa que plusieurs de leurs termes étaient plus ou moins risibles et rendaient souvent les missionnaires ridicules devant leur auditoire. Pour mettre fin à cette difficulté de communication, il s’imposa aux Pères Blancs d’étudier la langue du pays, non en amateurs, mais d’une façon persévérante et systématique de manière à en assimiler non seulement le mécanisme, mais aussi le génie. Dans cette entreprise, ils ne purent compter que sur leurs premiers adeptes rwandais qui, en plus de la langue qu’ils leur apprirent, leur révélèrent les coutumes du pays ainsi que la façon de penser et d’agir de sa population. Ils furent leurs premiers initiateurs à la vie rwandaise et leurs premiers véritables guides.

En face de ces faits, une question se pose: comment les Pères Bleues ont-ils réussi à s’attirer la confiance de certaines gens du peuple pendant qu’ils étaient encore en butte à l’opposition générale de la population?

Mais au préalable, pouvons-nous savoir quel était le plan directeur d’expansion missionnaire des Pères Blancs au Rwanda? Les missionnaires sont entrés dans ce pays pour s’y fixer définitivement. Leur but était, par conséquent, d’implanter l’Eglise sur toute l’étendue du pays, d’y créer des centres à partir desquels il fallait convertir les païens, atteindre les convertis et contrôler leur vie sociale selon les principes de la morale chrétienne. L’important était donc d’installer dans le pays des organes et des structures hiérarchiques d’où découleraient les pouvoirs de ceux qui avaient à prêcher et à célébrer le culte chrétien. Selon cette stratégie, la mission d’évangéliser partait d’en haut. C’était une “mission de surplomb”.

L’analyse de la mise en application de ce plan, c’est-à-dire l’analyse de la tactique des missionnaires nous révèle que l’implantation des Missions catholiques s’est faite dans l’espace (Rwanda) et dans le temps. Dans l’espace, parce que les Pères Blancs fondaient des postes de Missions, principaux lieux de rayonnement de leur action, les dotaient de petits centres (les succursales) appelés à agir eux aussi sur leurs milieux respectifs. Au cours des années, ces petits centres devenaient à leur tour des postes de Mission et se dotaient de succursales. C’était la tactique de la toile d’araignée.

Entre 1900 et 1904, les Pères fondèrent cinq Missions. En 1915, ils avaient réussi à créer 13 stations dans tout le royaume. Dans le temps, parce que les prêtres s’attelaient à rendre leur Dieu présent dans diverses occupations des convertis: quotidiennement, ces derniers devaient prier le matin, le soir, avant et après les repas; hebdomadairement, ils allaient à la messe; mensuellement, ils se réunissaient dans une classe-chapelle sous la direction d’un mukuru w’inama – chef de conseil ou d’un catéchiste; cycliquement, ils recevaient des sacrements et participaient aux grandes fêtes liturgiques.

La même analyse nous montre que pour convertir le peuple rwandais au catholicisme, les missionnaires ont tenu compte de la stratification économico-sociale existant dans le pays. Ils ont commencé par attirer les plus démunis et graduellement, ils ont gagné les hommes du commun: agriculteurs, “travailleurs”, petits éleveurs, tous dominés et clients. Plus le nombre de convertis augmentait, plus l’influence des Pères Blancs se faisait sentir sur le milieu, car chaque personne acquise la cause des Missions essayait de convertir à son tour les gens de son entourage. Elle remplaçait, dans ce cas, le prêtre dans sa colline d’origine; ce qui donne ainsi un cachet particulier au rôle de l’individu dans la conversion. Après ces considérations, nous constatons que les missionnaires ont agi à la fois sur deux plans: ils ont mené simultanément leur action dans l’espace et dans le temps des Rwandais, progressivement ils se sont attirés la confiance du peuple.

Même si nos sources nous ont permis de constater qu’il y a eu, entre 1900 et 1914, un mouvement tâtonnant mais croissant d’adhésion du peuple au catholicisme et qu’elles nous ont donné quelques renseignements sur les causes premières de la conversion de certaines personnes, nous devons souligner qu’au niveau des moyens matériels utilisés par les Pères Blancs pour s’attacher quelques Rwandais et pour s’assurer de leur collaboration, il y a des éléments qui nous font défaut. C’est ainsi qu’au chapitre des pauvres convertis, nous verrons que ceux-ci se sont approchés des missionnaires soit pour se faire soigner, soit pour se faire aider parce qu’ils étaient orphelins, pauvres économiquement, etc. Mais statistiquement, combien y a-t-il eu de malades soignés à la Mission par rapport aux malades existant dans la région, dans le pays? Dans quelles proportions les Pères ont-ils assisté des orphelins, des dépourvus au Rwanda? Combien de personnes ont-elles bénéficié de leur travail à la Mission et ont-elles relevé leur niveau économico-social? Autant de questions (il y en a d’autres) qui ne trouveront pas immédiatement de réponses car d’une part, à l’arrivée des Pères Blancs, la statistique, le recensement et autres données chiffrées n’avaient pas de place dans la tradition orale. D’autre part, les documents que nous avons sur la période 1900-1916 sont limités et ne permettent pas toujours d’élucider le phénomène de l’adhésion de quelques gens du peuple rwandais au catholicisme. Pour combler certaines lacunes et pour placer la question des conversions au Rwanda dans le cadre général de l’expansion missionnaire en Afrique, nous pourrons emprunter quelques explications à d’autres peuples africains visités par les Pères Blancs et aux auteurs qui se sont penchés sur le phénomène de l’évangélisation tant au Rwanda qu’ailleurs en Afrique.