1.  LA LANGUE DU RUANDA

Les trois races du Ruanda, si distinctes les unes des autres, recourent ainsi, pour leurs relations, à une langue commune, une langue bantou.

Que cache donc cet adjectif mystérieux, bantou ? Il désigne les dialectes de l’Afrique centrale dans lesquels l’idée d’homme se traduit par un même radical : bantou. C’est comme si nous répartissions les langues européennes suivant le radical usité pour exprimer Dieu : en langues Deus (langues latines), en langues Gott (langues anglo-saxonnes), en langues Bug (slaves).

Mais en dehors de cette rencontre verbale, les langues bantou offrent entre elles des ressemblances plus prépondérantes. Ainsi se caractérisent-elles par une dizaine de classes, asiles de tous les substantifs. Cadres, en réalité, plus rationnels que celui de nos propres langues. En effet, au lieu des genres masculins, féminin et neutre, division fort arbitraire puisqu’elle varie avec chaque peuple (soleil : masculin en français, et féminin en allemand ; lune : féminin en français, est masculin en allemand, etc…), les langues bantou groupent les êtres d’après leur nature intime ou des notes sensibles de valeur. Ainsi la première classe abrite les êtres raisonnables ; la deuxième, la plupart des arbres ; la troisième, surtout des animaux ; la quatrième, les augmentatifs, etc…

Outre cette distinction en classes, mentionnons les préfixes pour les accords, et les suffixes pour multiplier les fonctions du verbe. Grâce à ces derniers, le radical simple d’un verbe revêt facilement une tournure d’action, d’action réciproque, d’application, ect…Soit : kukora, faire ; il fournira : kukorana, faire avec – kukolera, faire, travailler pour quelqu’un- kukoresha, faire travailler, s’en servir. Très accentuée (ainsi kurongora, « go » long, signifie guider ; « go » bref signifie épouser. Kusura : « su » long, faire des visites ; « su » court, commettre des incongruités), la langue du Ruanda comporte une espèce de modulation dont la délicatesse constitue une vraie croix pour les étrangers. Par exemple, le mot ntamwenda signifiera, suivant cette tonalité subtile : 1° l’absence de dettes, 2° absence d’étoffes, 3° il ne le prend pas. Le mot musambi veut dire : grue huppée ou petite vieille natte. – De même, les mots monosyllabes chinois, suivant l’accent tonique, signifient les entités  fort disparates : Li veut dire : carpe, tuile brisée, bonnes manières, prune. __ Yan, correspond à : cause, bienfait, homme miséricordieux, guider, timbre. __ Che équivaut à : maître, lettré, saison, histoire, le chiffre 10.

Le kinyaruanda se présente à nous avec un vocabulaire surchargé. Notre mot : laver, utilisé indifféremment pour : laver les mains, la figure, les étoffes, la vaisselle, la bouche, requiert cinq termes nullement interchangeables : kukaraba, kwiyuhagira, kumesa, kwoza, kwiyunyoguza. Et comme l’arabe accumule les vocables destinés à peindre le chameau, ainsi fait l’indigène du Ruanda pour la vache, suivant l’âge, les qualités, l’état de cet animal à part.

La langue du Ruanda s’apparente en même temps à la catégorie des langues synthétiques, c’est-à-dire celles qui expriment beaucoup de concepts en peu de termes, et à la famille des langues agglutinantes, ainsi dénommées parce qu’elles accolent à un radical toujours reconnaissable des préfixes, des suffixes dépourvus  en eux-mêmes d’autre signification ou fonction quelconque. La phrase suivante marquera d’un seul coup cette double appartenance aux formes aux formes agglutinantes et aux formes synthétiques : Urabimunzilikanirishiriza qui se traduit ainsi : tu lui rappelleras de ma part, les choses dont nous avons convenues . Douze mots français pour un seul en kinya-ruanda ! Voici, pour les curieux, comment se écompose ce terme, le plus long que nous avons entendu : le radical autour duquel tout converge est zilika : penser ; il donne zilikana, penser avec, réfléchir ; zilikanisha, faire réfléchir (causatif) ; et la dernière partie, l’applicatif : faire réfléchir pour moi. Les suffixes ont donc largement complété le sens primitif. Maintenant le préfixes : U, toi ; ra, futur prochain, bi, complément direct (les choses dont nous sommes convenus) ; mu, lui, c’est-à-dire l’associé ; n,moi (en mon nom). On ne confondra pas cette collection de syllabes avec les mots composés, si usités en allemand, dont un sens complet par eux-mêmes. Ici, seules les trois syllabes zilika possèdent une signification propre ; jamais on n’emploie séparément ni U ni Na ni Isha, etc…

Alors que les vocables de sept ou huit syllabes y foisonnent, les monosyllabes à sens plein, presque seuls éléments du bambara au Soudan français, n’atteignent peut-être pas la vingtaine au Ruanda. Tous les mots indigènes , au Ruanda, se terminent, sauf en cas rare d’élision, par les voyelles : a, e, i, o u. Il n’y a pas d’exceptiopns à cette règle, comme on en trouve quelques-unes en italien.

Nous allons donner la traduction du Pater et de l’Ave Maria.

  • Dawe uli mu ijuru, izina ryawe ryubahwe ; ingoma yawe yogere hose ; icyo utegeka kijye gikorwa mu nsi, uko gikorwa mu ijuru.

Ifunguro lidutunga uliduhe none, ntuzaduhore ibyaha byacu uko na twe tutabihora ababitugirira ; ntuzaduhare ngo dutsindwe n’amoshya ; aliko udukize icyago. Amina.

  • Ndakuramutsa Mariya, wuzuye inema ; uhorana n Mungu ; wahebuje abagore bose umugisha ; na Yezu, umwana wabyaye arasingizwa.

Mariya Mutagatifu, Mubyeyi wa Mungu, urajye udusabira twe abanyabyaha kuli ubu n’igihe tuzapfira. Amina.

Le lecteur estimera sans doute francement barbare la langue qui fournit deux spécimens . Néanmoins, elle offre pour la prononciation et la syntaxe beaucoup moins d’aspérités que l’arabe et le berbère usités dans nos missions de l’Afrique du Nord. Aussi,  après une quinzaine de mois d’efforts sérieux, les étrangers parlent-ils couramment le kinya-ruanda. Les premiers Pères, fixés à Isavi, venaient non directement d’Europe, mais des rives du Nyanza et possédaient déjà la clé du dialecte avec lequel ils allaient avoir à se familiariser. Leurs successeurs, bénéficiant des acquisitions de leurs confrères, aspirèrent à une connaissance linguistique très approfondie. Durant les repas et les récréations, ils aimaient à se communiquer leurs découvertes, parfois discutables, réalisées depuis la dernière entrevue. Pour grossir son vocabulaire, un Père employa jadis un procédé original mais fécond en résultas ; chargé de l’école du poste, il conclut avec ses jeunes élèves très éveillés cette convention : durant la semaine ils réuniraient le plus de mots possibles encore inconnus de leur professeur, et, dans la soirée du dimanche, ils « vendraient » leur collection à un tarif avantageux. Des centaines de vocables s’alignèrent ainsi sur un précieux carnet. Bientôt les objets d’échange se raréfièrent, il fallut élever le prix d’achat. Puis un jour vint où cette collaboration cessa faute de matière suffisante. D’ailleurs, grâce à des hommes âgés et plus désintéressés, un contrôle sévère s’exerçait sur la valeur réelle des termes introduits sur le marché. La connaissance avancée du kinya-rwanda trouve un témoignage non équivoque dans la publication par les Pères Blancs de plusieurs dictionnaires bilingues, dans des ouvrages et des articles d’ethnographie remarqués des spécialistes. Le souci prononcé de pénétrer tous les arcanes de la linguistique a parfois conduit à des situations amusantes. Quelques indigènes païens se rendent à la résidence de Kigali et, chemin faisant, ils mettent au point les arguments qu’ils présenteront au juge du Tribunal. Un missionnaire, passionné linguiste, suit le groupe et essaie de surprendre, ne serait-ce qu’un mot nouveau, quelque tournure encore igni=orée. Soudain i  perçoit une locution encore inconnue de lui. Il se précipite sur le Munya-Ruanda qui l’a émise et, le carnet à la main, il lui pose la question d’un ton impérieux : « Qu’est-ce que tu viens de dire ? » Le pauvre malheureux, interloqué, bien loin de soupçonner que ce Père s’intéresse uniquement à la forme du discours, craignant par ailleurs d’avoir lâché quelque affirmation compromettante, riposte : « Qu’ai-je dit de mal ?» – « Répète tes paroles ! » insiste l’interlocuteur, en brandissant son crayon. –  « Mais je n’ai rien à me reprocher ; nous prends-tu pour des insoumis, des révoltés ; nous n’avons jamais eu d’histoire avec les Européens. » Le missionnaire eut le bon esprit de comprendre qu’il n’enrichirait pas son dictionnaire et arrêta la une altercation mal engagée.

 

2. LA RELIGION DES BANYA-RUANDA

 Le terme : religion, pris dans une acception large,  ne désigne pas cette vertu qui met l’homme en rapport avec le Dieu unique, distinctement connu, mais bien les communications établies par les humains entre eux et un monde supérieur peuplé d’esprits, divins ou non, assez puissants pour intervenir dans les affaires de notre planète et qu’il faut fléchir ou simplement adorer.

Le Dieu unique : Imana

 Le présent chapitre, l’un des plus importants de cet ouvrage, soulèvera sans doute quelques contestations. Il est, en effet, de mode, dans certains milieux, dits scientifiques, à tournure matérialiste, de jeter, en principe, la suspicion sur les écrits des missionnaires chrétiens, catholiques ou protestants, pour peu qu’ils affirment la croyance des Noirs à l’existence de Dieu, de l’âme et de sa survie. C’est qu’à en croire ces penseurs, les préjugés interdisent aux Pères et aux Pasteurs de prêter une oreille impartiale aux sujets près desquels ils enquêtent ou d’interpréter avec sérénité leurs dispositions. Au-dessus des études des envoyés de l’Evangile et les couvrant  pour ainsi dire de son ombre, plane un principe, plus inconscient sans doute que formulé, savoir : la révélation primitive, ayant atteint tous les peuples, chacun d’eux doit conserver des vestiges de la foi monothéiste et des préoccupations spiritualistes relatives à une autre vie. Or ces détracteurs de nos ouvrages décrètent que la révélation primitive proprement dite, ou un enseignement primitif, ressemblent à un rêve de théologien désoeuvré. D’autre part, il est évident, à leurs yeux, que le cerveau d’un Africain ne « sécrète » pas l’idée d’un Dieu créateur. Force est donc, si l’on prétend rester sur un domaine strictement objectif, d’épurer, de rectifier les travaux ethnographiques, si sujets à caution, des missionnaires. Dans un article de l’Anthropos, nous avions jadis traduit Imana par Dieu. M. Lévy-Brühl, l’écrivain bien connu par ses théories sur les primitifs et victime sans doute lui aussi d’un prélogisme indéracinable, crut pouvoir s’inscrire en faux et proposa « forces occultes », pour remplacer l’Etre suprême personnel. M. Lévy-Brühl sacrifie à un préjugé tenace, savoir : il est impossible aux sauvages d’acquérir une idée convenable de la vraie divinité, et ils n’admettent couramment que des « puissances mystérieuses ». Pour mon compte, ajoute le critique, j’ignore le sens du mot Imana, comme du reste M. Lévy-Brühl, mais tant que celui-ci n’a pas prouvé le contraire, je préfère m’en rapporter à la connaissance linguistique de missionnaires, catholiques et protestants, qui vivent depuis longtemps dans le pays où ce vocable est en honneur, d’autant plus que la notion d’un Etre transcendant à tous les autres se rencontre communément en Afrique. » Il nous est agréable d’ajouter que, mieux informé, M. Lévy-Brühl, avec une loyauté qui lui fait honneur, a même, plusieurs années avant sa mort, atténué sinon totalement abandonné ses positions concernant les facultés intellectuelles des non-civilisés.

Que des ethnologues aient la tendance à faire triompher la thèse qui leur est chère, c’est indéniable. Nous avons, en particulier, à l’espoir, un cas qui vient ici fort à propos. Un savant circulait à travers l’Afrique Equatoriale. Arrivé au Ruanda, il demanda à interroger les élèves du Petit Séminaire de Kabgaye. Comme il était digne de toute confiance et qu’il parlait suffisamment le français, l’entrevue fut accordé. Il emmena quelques enfants en dehors de la maison, sur une esplanade d’où la vue s’étendait sur un ensemble de cinq ou six villages. « Voyons, mes petits, leur dit-il, quelle est la divinité protectrice de ces collines qui s’étalent à nos yeux ; d’abord de celle-ci, à gauche ? – Qu’entendez-vous par là, Monsieur ? – Mais vous admettez évidemment que chaque localité du Ruanda bénéficie de la protection d’une puissance supra-terrestre ? – Mais non ; cette croyance est absolument étrangère à nos dogmes. Aucun groupe d’habitations n’est placé sous la dépendance d’un esprit qui lui soit commun. – Je me suis adressé à des enfants trop jeunes, répondit le touriste, votre seule excuse est l’ignorance. Tous les Africains connaissent ces relations mystiques et si j’interrogeais vos parents ils me fourniraient des renseignements concordants avec ceux que j’ai recueillis ailleurs. » L’enquêteur avait donc montré son penchant à la généralisation et il était démuni de cette qualité si recommandée : l’impossibilité scientifique.

Pour nous, nous avons visé à l’impartialité absolue, et, parmi les assertions qui suivent, il n’en est aucune qui ne soit basée sur des textes objectifs nullement sollicités dans un but apologétique ou historique.

Chez eux, pour eux, les Banya Ruanda professent le monothéisme : un seul Dieu Suprême, invisible.

A première vue, un investigateur distrait pourrait croire qu’ils admettent autant de dieux qu’ils emploient de dénominations différentes : Imana, Rugaba, Rulema, Rugira , Gihanga, mais pour peu qu’il analyse les renseignements communiqués, l’enquêteur conviendra que ces noms variés s’appliquent à des attributs, à des fonctions du seul Imana, suivant qu’on met l’accent sur le Créateur de l’univers. De même les Juifs, parfaits monothéistes, désignent Dieu sous les vocables de Yaweh, Elohim, Adonaï.

Imana, le vocable le plus usité, convient par excellence à Dieu ; cependant on l’étend aussi au Roi, aux bovins sacrés, à des bosquets plantés près des sépultures ou des campements royaux, ou même parmi les plus frustes, à hisser ces êtres matériels au niveau de la divinité ?

Dès que ces indigènes, monothéistes chez eux, envisagent des peuples étrangers, amis ou ennemis, ils admettent, sans sursauter devant les absurdités du polythéisme, que chaque groupement ethnique revendique légitimement son créateur à lui. Le Dieu des Européens s’arroge à bon droit une puissance redoutable ; c’est le Mugabo, « un homme avec lequel il faut compter » ! Toutefois, ainsi que nous le soulignerons plus tard, les Banya-Ruanda ne sauraient le reconnaître, l’honorer sans contradiction, sans renier l’Imana national : le Dieu du Ruanda, habitant le Ruanda.

Réduits à la dernière extrémité, les païens ont parfois poussé l’illogisme jusqu’à provoquer des suppliques vers le Dieu des Blancs ; En 1909, par exemple, le  Roi Musinga se tourna vers le Résident allemand de Kigali et vers les missionnaires, leur demandant de vouloir bien obtenir de leur Créateur la cessation d’une sécheresse meurtrière : « Nos faiseurs de pluie, ne cédant ni aux coups ni aux privations, nous refusent les ondées bienfaisantes. Si seulement nous méritions un regard de notre invincible Kibogo (esprit puissant de l’autre monde), mais lui aussi demeure sourd ! Il ne reste plus que le recours à Mungu (mot emprunté au Kiswahili par les Pères pour désigner le vrai Dieu). » Telle était la teneur du message royal. Sans relever cruellement que, d’après les principes en vigueur au Ruanda, notre divinité n’avait aucun droit d’intervenir, sinon tout au plus…dans les cultures des chrétiens, nous récitâmes les oraisons pour les biens de la terre .

L’existence de ce Dieu national, Imana y’i Ruanda, s’impose aux indigènes, non ps tant à cause des preuves découvertes par la raison et fécondées par elle, qu’en vertu de la tradition. Qu’ont donc transmis, sur la nature de cet esprit suprême, les ancêtres des temps lointains ? A vrai dire, de vagues renseignements épars qu’aucun cerveau génial n’a encore recueillis, coordonnés, présentés dans une claire synthèse, en un Credo analogue au Symbole des Apôtres. Tranquilles dans leurs médiocres connaissances théologiques, les Banya-Ruanda, par incuriosité et apathie plus que par manque de loisirs, s’interdisent d’approfondir leur dogmatique.

A défaut d’ouvrages dus à une plume indigène, consultons pour découvrir la théodicée du pays, soit l’onomastique, soit les conversations, soit les exclamations, les proverbes.

Huit jours après la naissance de son enfant, le père lui impose un nom. Or, fréquemment, ces dénominations composites mentionnent un attribut d’Imana. En voici quelques échantillons: des Banya-Ruanda s’appellent  « Dieu le sait », c’est-à-dire Lui seul révélerait si cette frêle créature vivra longtemps; « Dieu voit », sa science sur cet enfant dépasse la nôtre; « Dieu parle », ses desseins sur ce nouveau-né se réaliseront toujours; « Je serai dans le domaine de Dieu partout où j’irai »; « C’est Imana qui,  par sa bonté, accorde l’existence aux hommes »; « Imana est généreux »; « Imana distribue ses libertés »; « Reconnaissez les bienfaits d’Imana »; et cet autre vocable bien suggestif: « Si bo Mana », donné à une fillette mututsi de Kansi: son père traversait des épreuves pénibles et l’avenir lui semblait menaçant – sur ces entrefaites un enfant lui vint, il le nomma : « Ils ne sont pas Dieu » (mes ennemis, après tout, sont des hommes comme moi; malgré eux je réussirai, si Dieu veut bien s’intéresser à mon affaire); une pensée identique transparaît dans cette autre désignation: « Je suis par la grâce de Dieu qui m’a créée et me conserve. » Ni yo nzima: c’est lui le vivant, qui donne la vie. – C’est lui qui commande: Hategekimana. – Hatsindimana: c’est lui qui triomphe, qui accorde le succès. Tous ces noms sont autant d’actes de foi à la divinité ou à quelqu’un de ses attributs.

Quittant le terrain de l’onomastique, utilisons des affirmations amenées souvent dans le cours des conversations, sous forme libre ou sous figure d’axiome. Que de fois retentissent des phrases comme celle-ci: « Imana seul connaît l’avenir…..Dieu a le bras long…On ne possède que ce que l’on a reçu d’Imana…Si Dieu convoque, il faut répondre, car il est l’unique Maître de la vie et de la mort… Quand Imana juge le moment venu de trancher le petit muscle qui retient la vie, inutile de chercher secours ailleurs…Dieu donne libéralement sans exiger de contre-partie… » Signalons en dernier lieu les souhaits prodigués à la fin d’une visite: « Ku Mana, à Dieu;;; restez sous protection d’Imana… puisiez-vous l’avoir toujours pour associé!… »

Ces noms, expressions, proverbes, formules de congé, projettent une lumière suffisante sur l’idée que les Banya-Ruanda se forment de leur Imana: créateur, puissant, partout présent (au moins dans le ruanda), d’une science inégalée, providence, maître de notre destin, d’une bonté qui s’étend à tous ses sujets.

Nous étudieront plus loin le rôle, d’ailleurs très minime, sinon inexistant, qu’on assigne à Imana législateur, juge et rémunérateur. Bornons-nous ici à signaler qu’il punit surtout ceux qui lui manquent de respect à lui personnellement, ceux qui tentent de percer ses secrets ou négligent ses recommandations précises, individuelles.

Telle est la somme de croyances théologiques mises entre les mains des Banya-Rwanda. L’athéisme théorique, la négation de Dieu, compte pourtant des partisans. Voici, à l’appui de cette assertion, un fait qui n’est pas isolé: après une journée de travail chez son chef, un catéchumène, Bilekereho, se voit invité, comme ses camarades, à participer aux petites réjouissances préparées à leur intention. Avant d’attaquer sa portion, il développe un immense signe de croix. L’entourage, entièrement païen, crie au scandale et le maître du logis menace de chasser « le vendu aux blancs », lequel, au moyen de simagrées inédites, vient surexciter chez lui les mânes des ancêtres.

« Eh bien ! ne m’est-il pas permis de glorifier Imana ? réplique le jeune homme.

– De quoi lui es-tu redevable ?

– Pas d’hypocrisie, tu le sais aussi bien que moi: Imana nous a créés tous les deux.

– Absurdité, hurle le mututsi hors de lui. Tu as tes parents, j’ai les miens; quel est donc le rôle d’Imana dans notre apparition dans ce monde ? » Et les témoins de ce dialogue mouvementé d’applaudir servilement, en répétant:  « Et moi aussi j’ai mes parents. »

– Allons, Bilekeraho, qu’il ne soit plus question d’Imana dans cette enceinte ! D’ailleurs , est-ce un homme ou une femme ? Personne ne l’a jamais vu… ? »

Ajoutons que pareille attitude blasphématoire, plutôt rare, scandalise autant qu’elle peine. Ceux qui croient à Imana, l’immense majorité des Banya-Ruanda, songent à l’adorer (gusenga), à le saluer (kuramya), à le remercier (mukesh’Imana). Ils lui adressent des supplications par mode de véritables oraisons jaculatoires: « Ah ! puisions-nous avoir Imana pour nous ! Ah ! Imana y’i Ruanda, viens à notre secours ! (gutabaza, gusaba). » Dans les légendes, mais  très peu dans la vie réelle, des personnages expriment le regret d’avoir violé ses préceptes.

La fréquence de ces élans trahit, chez les Banya-ruanda, un esprit religieux, un certain culte. Toutefois, la routine, la pose, le verbiage, déparent trop souvent ces formules ou d’autres analogues qui éclatent parfois en dépit du bon sens, sinon avec un relent de blasphème inconscient.

Certains paragraphes de ce volume fourniront l’occasion de relever un culte extérieur public rendu aux esprits supérieurs ou intérieurs, culte réglementé point par point par la liturgie. Les indigènes du Ruanda devraient, semble-t-il, se montrer encore plus expansifs, plus généreux à l’égard d’Immanent. Il n’en est rien; aucune cérémonie qui réunisse des groupes compacts même simplement les membres d’une famille. Nous n’avons à mentionner que d’infimes exceptions: lors d’une tournée dans le nord du pays une païenne nous permit de pénétrer à l’intérieure  de sa hutte, voisine du campement; dans cette demeure, par ailleurs banale, nous remarquâmes avec surprise, à gauche de la porte, un meuble insolite: une claie de bambous disposée sue quatre piquets de bois. Notre étonnement n’échappa pas à la vielle, car, prévenant nos questions: « Vous voyez ici, dit-elle, l’autel d’Imana, uruhimbi; c’est là que moi et mes enfants nous nous réunissons pour offrir nos hommages et nos prières au créateur du Ruanda. » Cette coutume pieuse aurait également pris racine de longue date dans le nord au Mulera.

En dehors de ces coins privilégiés, on n’adresse à Imana aucun culte public, aucun sacrifice. La raison de cette indifférence, on la cherchera dans cette persuasion qu’Imana, tout bonté , même bonasse, donc nullement redoutable, n’intervient guère, en réalité, dans les événements pour la marche desquels il délègue esprits, devins, ect… Les légendes populaires, accueilles d’ailleurs avec scepticisme, à l’instar de contes pour ces enfants, ou suspectes parce que trop favorables aux seuls Batutsi, attribuent sans doute à Imana une activité prépondérante indiscutable, mais l’ère de l’extraordinaire, du miracle, se perd dans le passé. Aujourd’hui, le maître souverain disparaît derrière le cours des événements quotidiens.

A chaque instant, au contraire, les Imandwa et les bazimu s’immiscent dans notre existence pour la troubler. Or, les calamités, plus que la succession de jours sans histoire, suscitent l’attention et la crainte. Voilà pourquoi les fêtes en l’honneur de ces esprits brouillons ont supplanté le culte public à l’endroit d’Imana, voire l’ont réduit à néant. N’oublions jamais la tournure surtout pratique et matérialiste des noirs.

Au surpris, d’une manière inconsciente, les Banya-Ruanda rendent un hommage implicite à Imana, lui témoignant leur confiance du fait qu’en obéissant au roi, son substitut visible, en honorant lyangombé, son favori, et en consultant les divins, ses collaborateurs attitrés, ils affirment dépendre totalement de lui. La vie entière du Munya-Ruanda baigne dans une atmosphère religieuse. Pourquoi Imana ne puiserait-il pas sa gloire et son contentement dans une mentalité qu’il a forgée et développée lui-même amoureusement ?

J.J Rousseau et J. Simon demandaient pour Dieu un culte purement intérieur et prohibaient toute manifestation extérieure. Sans qu’ils s’en doutent, les Banya-Ruanda se rencontrent avec ces deux penseurs; Imana ne connaît aucun temple bâti en son honneur, aucun sacrifice, aucune caste sacerdotale, aucun prêtre isolé. Quant au culte intérieur, il se réduit presque au néant.

Nous n’avons pas entendu dire que les gens du Ruanda aient songé à convertir des étrangers en leur inspirant respect et dévotion pour Imana, le dieu de leur pays. Nous missionnaires, n’avons jamais été sollicités d’embrasser les croyances indigènes, comme certains Pères en Kabylie ou au Sahara ont été invités, par les Berbères ou les Arabes, à adopter l’islamisme. Il n’existe d’ailleurs, au Ruanda ,aucun prédicateur, ou professeur officiel, d’une doctrine quelconque, aucune formule qui rappelle un Credo.

Les esprits supérieurs et les esprits inférieurs.

Dans leurs instructions aux catéchumènes ou aux chrétiens, les missionnaires emploient, tour à tour, pour désigner Dieu: Mungu ou Imana, mais sans l’adjonction fatidique « Dieu du Ruanda ». Il suffit, en effet, pour les rendre acceptables, de compléter, de rectifier légèrement les notions indigènes sur le créateur et surtout de promouvoir le culte qui lui revient.

Malheureusement, la religion des Banya-Ruanda s’est laissée envahir, corrompre par les croyances et des pratiques superstitieuses que l’orthodoxie se doit de condamner. Nous voulons parler des Imandwa et des bazimu, esprits supérieurs et esprits inférieurs.

Les Imandwa: esprits supérieurs.

 Les Imandwa sont des créatures d’Imana, des représentants de toutes les races du Ruanda, qui, grandis, héroïsés après leur existence terrestre, ont été transférés dans le monde des esprits avec une place de premier plan. Leur chef Lyangombé, groupe autour de lui, sur le volcan Muhabura, ses anciens compagnons d’ici-bas, une bonne quinzaine: enfants, bergers, chasseurs, domestiques, tanneurs, bouffons, ect…, éléments habituels d’une cour princière. Les nombreuses légendes, les contes qui mettent en scène ces surhommes ne révèlent aucune action d’éclat qui, accomplie par eux en ce monde, ait été en rapport direct avec la divinité, aucune oeuvre, en somme, digne d’en mériter des faveurs spéciales. Le choix d’Imana à leur égard apparaît donc purement gratuit, confirmation éloquente de l’axiome théologique déjà cité d’après lequel Dieu répartit les dons à son gré, sans réclamer d’équivalent, ni même quelque chose d’approchant.

Le rôle glorieux assigné par la providence à ces « bienheureux » consiste à travailler dans le Ruanda au salut des seuls humains qui leur sont consacrés; car, pour les autres, les indifférents, surtout les contempteurs, ils attirent sur eux la vindicte de ces esprits supérieurs dont l’action néfaste s’exerce, soit spontanément, soit à l’incitation des esprits inférieurs, les bazimu.

Les inscrits dans la famille privilégiée, dévouée aux Imandwa, après avoir obtenu d’eux, en ce monde, secours et protection, entrent au sortir de cette vie, en possession du bonheur près de leurs bienfaiteurs. Cette félicité, on le devine, va d’abord et surtout à la satisfaction d’appétits matériels: farniente, copieuses libations d’hdromel, pipes de tabac choisi. Voila l’idéal médiocre présenté aux adeptes de Lyangombé.

Cette conception du bonheur reflète évidemment les préoccupations communes actuelles des Banya-Ruanda. Aussi le lecteur s’expliquera -t- il aisément les minimes succès enregistrés par les Pasteurs protestants Adventistes qui interdisent formellement aux leurs les boissons fermentées, tout comme l’usage du tabac. Un jour viendra, s’il n’est déjà venu, où quelques fidèles de cette secte rigide, une fois familiarisés avec la Bible, uniquement source pour eux des connaissances révélées, s’étonneront d’y découvrir seulement la condamnation de l’ivrognerie et non celle du « vin capable de réjouir le coeur de l’homme ».

Quant au tabac, ils n’en trouveront pas même la mention dans les Ecritures. « Que l’on propose cette double abstention à titre de mortification volontaire, avanceront les néophytes désormais éclairés, passe, mais qu’on ne l’impose pas, comme précepte inéluctable, à toute la collectivité… » Et qui sait si d’aucuns, plus délurés, n’en arriveront pas à s’attribuer le privilège dont jouissent des marabouts particulièrement bénis d’en haut

« Pour rien au monde, confiant un de ces derniers à ses adeptes émerveillés, je ne consentirais à avaler du vin puisque notre Prophète la si sévèrement proscrit; toute fois, je ne veux pas vous laisser ignorer plus longtemps la faveur dont, en considération de mes vertus bien connues le Ciel m’a gratifié : je possède au fond de la bouche un transformateur … à peine le vin contenu dans cette bouteille entrera-t-il en contact avec ma langue qu’il se changera en lait; c’est donc du lait et non cet infâme breuvage qui passera en mon estomac. Et si, par la permission d’Allah, cette boisson produisait en moi les effets habituels de l’ivresse, il vous faudrait voir dans mes discours incohérents et mes gestes désordonnés la preuve des faveurs mystiques, de la pure extase  ! »

Les Banya-Ruanda comptent-ils trouver aussi là-haut les joies intenses promises aux sectateurs de Mahomet? En tout cas, ils s’abstiennent de toute allusion à ce sujet. Ce silence, inexplicable par la simple pudeur, vertu à peine ébauchée chez les païens, autorise à penser que les voluptés proprement sensuelles ne s’intègrent pas dans les vues ultra- terrestres des Banya-Ruanda. Donc, double avantage garanti aux enfants spirituels de Lyangombé: d’abord, le maximum de bien-être compatible avec l’existence actuelle, et à l’arrière-plan, des jouissances remises à une date ultérieure.

En dépit de ces bénéfices, apanage des fidèles aux Imandwa, les indigènes du Ruanda ne s’agrègent pas tous à la secte: raison d’économie (les fêtes d’initiation et les suivantes occasionnent de forte dépenses), crainte d’assumer des obligations dont la violation amènerait des châtiments effroyables, et, pour les délicats, répugnance à subir certains rites franchement grossiers, malodorants. Les Batutsi, en particulier, accusent une vraie tiédeur. Quant au roi du Ruanda, la Constitution lui interdit formellement de s’affilier aux imandwa, ce qui ne l’empêche pas cependant de les glorifier, de les « adoucir » par l’intermédiaire des Mpara, aux quels échoit l’honneur de fournir le Supérieur Général de la famille entière; car, famille il y a, famille fermée, avec son esprit, ses droit, ses devoirs, ses secrets, son vocabulaire mystérieux et ses signes de ralliement, au moins durant les cérémonies.

Nous allons faire la description des cérémonies de l’initiation en transcrivant le récit abondamment contrôlé, de par ailleurs, qu’en a fait jadis un chrétien :« Lors de ma naissance, je parus si maligne que mon père m’imposa un nom susceptible d’éloigner la mort; il m’appela Tshabatwa (la propriété des Batwa), ces êtres méprisés dont le trépas lui-même a horreur. Pour augmenter encore les garanties de longue vie, on promit à ma place que, devenu grand, je ne me préoccupais pas de le réaliser, car l’initiative ne m’en revenait pas. Arrivé à l’âge où nous revêtons le premier habit (9 ou 10 ans), ma mère, désormais veuve, me déclara: « Mon enfant, le temps est venu de te consacrer à un Imandwa, conformément à notre engagement. Le devin pressenti ne met aucune opposition; ton parrain est Nzarubara, il a consenti à t’initier et la cérémonie aura lieu la semaine prochaine. » En attendant le moment fixé, ma mère et d’autres personnes de la famille s’emploient aux préparatifs. On accumule des provisions de bouche, surtout des cruches de boisson fermentée. Enfin voici le jour tant désiré.

« Je vois rôder près de notre hutte de nombreuses connaissances qui me regardent d’un oeil particulièrement sympathique. Mais bientôt une sélection s’accomplit: Le cerbère Binego, au nom des Imandwa, expulse les profanes, car le mystère doit envelopper toute la fête. Je me souviens comme si la chose datait d’hier, du sacrifice qu’on offrit dans notre hutte à l’esprit de mon père et de la procession solennelle qui se déroula ensuite auprès des multiples de notre cour intérieure. Tous, nous supplions les esprits de ne pas troubler notre réunion.

«  Ce rite préliminaire achevé, mon parrain s’affuble des insignes propres à Lyangombé: peau de mouton, peau de chat-tigre, queue de lièvre, épée à double tranchant, emblèmes qui éliminent chez lui le caractère humain et en font le sosie du roi des imandwa. Les autres invités endossent les colifichets liturgiques particuliers à tel ou tel imandwa. Les autres invités endossent les colifichets liturgiques particuliers à tel ou tel imandwa, cessent eux aussi d’être, pour le temps de la fête, de pauvres mortels et revêtent la personnalité céleste de l’esprit supérieur dont ils jouent le rôle. Il faut que vous le sachiez, mon père, cette substitution va si loin que les actes bons ou mauvais perpétrés par ces Imandwa en exercices ne relèvent plus de la justice terrestre et échappent aux représailles ordinaires.

Au début de la cérémonie, je suis un être impur, indigne d’être envahi par l’esprit, incapable de subir sa bienfaisante emprise. Aussi dois-je subir la purification de mes souillures. Nzarubara mon initiateur, m’asperge d’eau lustrale et, de plus ironie écoeurante que j’ai mal comprise, tous les assistants me couvrent d’immondices et m’arrosent de liquides nauséabonds. On m’abandonne alors dans la bananeraie à des réflexions moroses; le froid me saisit et la crainte s’empara de moi. Après un moment, je m’enhardis à me rapprocher de notre cour où les hôtes invités se livrent à de copieuses libations. Je demande humblement à honorer Lyangombé. « Connais-tu les formules ? » me questionna le parrain. « Pas encore, mais le coeur me brûle de les apprendre. » Mon parrain me les enseigna et je les redis à sa suite avec docilité.

« On me soumet alors à des épreuves surhumaines: on m’invite à briser avec les dents l’épée de Lyangombe! A descendre les étoiles du ciel, ect…  Je confesse en tremblant mon impuissance. Mon aveu ne surprend personne, évidement, mais il conduit à une conclusion tragique: « De même, prononce Nzarubara, que tu n’as pu réaliser les prouesses commandées, eh bien! Tu devras te sentir aussi incapable de violer le secret sur ce que tu vois et entends ici. Le moindre bavardage attirerait sur toi la malédiction des Imandwa; en cas d’indiscrétion, puises-tu disparaître tué par le poisson de Lyangombe. » Je frissonnais de tous mes membres ,tant la figure de mon parrain respirait la menace.

« – Tu n’es encore qu’un pauvre débutant, continue alors l’initiateur; aussi je t’appelle Ruzingo, le faible, l’imparfait. Tel est le nom commun imposé à tous ceux qui n’ont pas franchi les autres étapes de la consécration.

« Suit le pacte du sang entre Nzarubara et moi, rite figuratif en réalité, dont la signification profonde laisse entendre que désormais il existe entre ma personne et celle de Lyangombé une union juridique, mystique, gage de sa perpétuelle protection.

Et pour renforcer encore ce pacte, mon parrain et moi nous nous offrons mutuellement de la nourriture. Symbole expressif qu’entre les Imandwa et moi, une alliance se conclut avec obligation bilatérale: de mon côté, piété, respect et dévouement; de la part de mes protecteurs, un secours efficace dans toutes les mauvaises passes de la vie

« Des danses, des  chants, des beuveries clôturent la réunion. Les figurants, hommes et femmes, remettent leur accoutrement de tous les jours; ils sont, de ce chef, redevenus hommes comme auparavant.

« Les nyombyi (oiseaux du matin) chantaient, le soleil n’allait pas tarder à paraître

« J’étais ainsi, conclut Tshabatwa, introduit dans la confrérie dévouée aux Imandwa. Depuis lors, sollicité par l’appât d’émotions religieuses et aussi, pourquoi le cacher ? par l’attrait des festins et les libations de vin de bananes, je ne manquai, par ma faute, aucune des festivités organisée sur notre colline ou dans les environs. Je continuai à participer à ces réunions jusqu’à mon entrée au catéchuménat, époque à laquelle je dis adieu à notre paganisme éhonté et renonçai définitivement à franchir le degré supérieur, celui des confirmés. »

Nombre d’initiés n’aspirent pas à s’élever au second grade. On veille cependant à ce que les parfaits ne disparaissent pas par extinction; eux partis, qui donc initierait les postulats?

Les cérémonies de la confirmation ou « du retour sur le siège » présentent plusieurs aspects nouveaux. On enseigne au ruzingo (imparfait, débutant) des textes de louage, de prières, beaucoup plus développés que ceux de l’initiation; on exécute avec une ardeur accrue, le muhara, cette mélodie dont les européens eux-mêmes admirent le facture; les choeurs sont plus variés, plus exaltants.

Citons deux supplications aux Imandwa particulièrement délicates. D’abord, la prière chantée par une femme sans enfant:

La femme qui honore Lyangombé ne considère pas la beauté extérieure;

des habits rapièces n’enlevant rien à la valeur des sentiments.

Malgré mon âge avancé, je garde encore l’ardeur et l’attrait de mes quinze ans; à me voir danser en l’honneur du chef des Imandwa, ne me prendrait-on pas pour

[une adolescente ?

Allons, excellent Lyangombé, laisse toi toucher;

concède-moi ce que je souhaite avec tant de passion;

donne-moi comme aux autres, de mettre au monde un joli poupon;

de porter sur le dos, dans une peau de mouton très douce, un enfant bien venu,

[sain;

que je puisse, moi aussi, orner ma tête de la couronne de la maternité!

Et le morceau des jeunes:

Je vous présente les Imandwa des jeunes, garçons et fille.

Lorsque, tout à l’heure, je suis allé les prendre pour les conduire à cette fête,

je les trouvais déjà complètement costumés, frémissant de ferveur impatiente.

Tous ces Imandwa enchantent par leur ingénuité et leur sincirité;

ils honorent Lyangombé avec la candeur propre à leur âge;

chez eux nul détour, ils sont la franchise même.

Lors de l’initiation, on s’en souvient, le parain avait conféré à l’élu un nom commun Ruzingo, le faible, le nom encore développé. Le jour de la confirmation, on lui substitue un nom propre. Le figurant de Lyangombé et le confirmé se couchent l’un à côté de l’autre sur une même natte, geste symbolique de l’union mystique parachevée entre l’homme et le roi des Imandwa, puis, d’une voix basse perceptible pourtant aux assistants tenus un peu à l’écart: « Maintenant que tu as grandi, la dénomination d’imparfait ne te convient plus; désormais, dans toutes les cérémonies, tu t’appelleras: voleur émérite, suceur de miel, casse-vaisselle, brise-pierre, ect…. » noms-programmes, révélateurs d’un idéal fort terre à terre.

Le confirmé sort alors de la cour pour commettre quelques larcins dont il apporte le fruit aux pieds du confirmateur. Félicitations, cris délirants de la part des témoins: « Aucun doute ne demeure plus, nous avons devant nous un adulte, un homme mûr, ce n’est plus un enfant. »

La cérémonie va s’achever par la communication des privilèges accordés aux membres parfaits de la secte.

« Regarde, ô confirmé, le pays qui s’étale sous tes yeux; il est à toi. Sur tout son étendue, tu es autorisé à quêter, à voiler, à exiger des offrandes. Malheur à qui te refuserait! Partout tu pourras glorifier les Imandwa et participer en bonne place à toutes les cérémonies en leur honneur. »

D’après ce qui précède, on serait tenté de croire que tout se déroule paisiblement autour du confirmand dont on achève l’instruction; que tous les assistants, sans exception, on les yeux fixés sur Lyangombé et son enfant, admirant, dans le plus profond recueillement, leurs faits et gestes. Il n’en est rien.

A peine le tête a-t-elle débuté que des groupes se constituent dans les coins de la cour intérieure. En même temps que Lyangombé perfectionne son pupille, d’autres Imandwa se livrent à leur inspiration particulière, à leur dévotion spéciale, et établissent, de-ci de-là, de vrais foyer de culte. Un tel honore Binego, un autre Mukasa, un troisième Kagoro, ect… Devant chaque autel, si l’on peut parler ainsi, défilent des priants, exposants chacun des besoins différents.

Parallèlement, d’autres Imandwa débitent des formules de louanges célèbrent leurs propres actions d’éclats, ect… Dans cette fourmilière en pleine activité on se croise, on se bouscule, on s’excite mutuellement. Grâce aux fumées des boissons fermentées, on atteint rapidement un paroxysme religieux impossible à dépeindre. La vraie physionomie d’une  séance de Kubandwa offre donc une grande complexité qui, par moment, dégénère en désordre .

Dorénavant, le fidèle, confirmé ou non, sera admis à présenter ses oblations, ses sacrifices sanglants, à l’Imandwa céleste de son choix. Pour ces actes rituels, il devra rigoureusement reprendre les ornements, les gestes, les attitudes liturgiques réclamés par les esprits. De la part d’un sujet ainsi métamorphosé, honneurs et supplications agissent, croi-t-on, à l’égal des sacrements, ex opere operato, par eux même. En vertu des engagements qu’ils ont souscrits, les protecteurs d’en-haut, obéissants, s’emparent, parfois au milieu d’une vraie transe, de l’âme du dévot, lui transmettant leur force, leur autorité sur les ennemis de sa santé, obéissants, s’emparent, parfois au milieu d’’une transe, de l’âme du dévot, lui transmettant leur force, leur autorité sur les ennemis de sa santé, de sa prospérité, ect…. Voilà, au fond, l’aspect capital du culte Kubandwa: c’est devenir le temple des Imandwa, c’est se laisser posséder par ceux avec lesquels on a conclu figurativement le pacte du sang, mangé des aliments transformants, contracté une sorte de mariage spirituel.

Le culte des Imandwa établit donc des rapports très intimes entre les hommes et les esprits supérieurs, il renforce les relations entre les membres de la caste, de la secte, du moins ceux du Ruanda. Les trois races de cette nation, parce qu’elles se réunissent dans l’enthousiasme pour honorer les Imandwa qui leur sont communs, se compénètrent ensuite un peu plus aisément dans le reste de la vie familiale, sociale et politique. Cet idéal de fusionnement rentre explicitement parmi les objectifs caressés par Lyangombé, car, agonisant d’une blessure causée par un buffle, il ramassa ses forces et cria avec vigueur comme pour être entendu de toutes les parties du Ruanda : « Que tous m’honorent ! que le mututsi m’hono

re, que le muhutu m’honore, que le mutwa m’honore. » Par où l’on voit une fois de plus que toute religion, mise à part d’ailleurs sa valeur intrinsèque, cimente solidement les cellules ethniques, fussent-elles aussi disparates que celles du Ruanda.

Gratifié par les indigènes de leur propre esprit étroitement particulariste, nationaliste, de Lyangombé Munya-Ruanda n’a pas su étendre son regard au delà des frontières, pas plus, du reste, que Imana dont il possède les valeurs et partage la bienveillance envers l’humanité.

Les contrées voisines admettent, il est vrai, des dogmes, adoptent des attitudes rituelles concordant avec ceux des Imandwa du Ruanda, mais ce culte et ces fêtes revêtent une modalité qui les préoccupations et la mentalité régionales. Ainsi on ne sache pas que cette religion, commune sur bien des points, favorise les rencontres internationales; on ne voit pas que par suite du rapprochement mystique, les gens de l’Urundi et ceux du Ruanda soient plus fraternellement unis; on ne signale pas même que les adeptes d’un de ces cultes locaux invitent les voisins à y participer ou se proposent pour se joindre à leurs cérémonies. La raison de ces cloisons étanches entre les peuples, même chaleureux partisans de Lyangombé, tient à ce que tous pèchent par un chauvinisme irrémédiable.

Les esprits inférieurs : Bazimu.

 La religion des Banya-Ruanda va à honorer Dieu, au moins d’un culte individuel atrophié; elle rend des hommages aux Imandwa par un culte extérieur mouvementé, touchant, grandiose et répugnant tour à tour. Mais ces manifestations relèvent uniquement des initiés et non de la totalité de la population. Au contraire, on ne subordonne à aucune condition le culte des esprits, de second ordre, esprits des hommes ordinaires privés de la gloire de l’apothéose. N’importe quel Munya-Ruanda sans nulle inscription à une secte fermée quelconque, entretient avec eux, validement et licitement, des rapports mystiques.

Nous allons d’abord apporter des lumières théoriques sur ces esprits après quoi nous décrirons les relations pratiques que l’on cultive avec eux .

« Pourquoi croyez-vous aux esprits, sans les avoir jamais vus ? » demandait un missionnaire à des indigènes du Ruanda.

« Et toi, vois-tu donc ce Dieu que tu prêche avec tant de conviction ?

– Non, mais tout ce que je saisis autour de moi me démontre le créateur.

– Et nous, nous trouvons aussi des indices irréfutables de l’existence des Bazimu: la faim, la maladie, les fléaux, tout le mal, en un mot, qui nous enserre. Si l’ordre du monde te « dit » Mungu, les calamités nous « disent » les esprits. Désires- tu, ajoutaient-ils, une autre preuve en faveur de leur réalité ? Le sommeils nous met en relation avec eux; toutes les nuits, dans nos rêves, nous communiquons avec nos parents, nos amis trépassés, nous nous entretenons longuement avec eux comme autrefois… D’ailleurs, nous, Banya-Ruanda, nous possédons là-dessus l’enseignement de nos ancêtres. »

La tradition, voilà bien, au fond, la base principale de leur croyance au muzimu. Les premières missionnaires du Ruanda songèrent à traduire par ce mot: muzimu, notre concept d’âme spirituelle, immortelle, source dernière en nous de la vie et des opérations. La Providence, qui a permis d’autres bévues linguistiques regrettables, nous a épargné du moins celle-ci. Aucun indigène ne soutiens la présence ou l’action du muzimu comme tel dans le vivant. Si, au cours d’une chaude altercation, l’un des antagonistes inflige à l’autre l’épithète du muzimu, il entend lui attribuer simplement le caractère acariâtre d’un habitant d’outre-tombe.

Aussi longtemps que nous sommes en ce monde, notre être se compose d’une manière organisée, d’un principe de vie, intimement lié avec elle, et en plus, d’une ombre que symbolise l’ombre produite par nous. C’est par désir d’influencer, au moins indirectement, cette portion-ci de notre personnalité, que le spécialiste pour fractures et foulures demande au patient de courber le torse et frotte d’herbes sacrées la partie du sol sur laquelle son ombre se projette. Après le dernier soupir, le corps, umubili, prend le nom  de murambo; la source de vie, ubuzima, disparaît; quant à l’ombre, igitshutshu, elle s’évanouit comme telle, maais elle, du moins, laisse des traces persistantes: elle se transforme en muzimu, esprit, immédiatement, chez les gens du commun, et, chez le roi seulement, après une série de métamorphoses.

On ne saurait donc, rigoureusement parlant, désigner le muzimu par le terme de désincarné, car, en tant que tel, il n’a jamais été uni à la chair. Lors de leur désintégration, les êtres dépourvus de raison ne produisent pas de muzimu, pas plus qu’un enfant né non viable; celui qui meurt dans la semaine de sa naissance, donc avant l’imposition du nom, engendre un esprit  anonyme. Chose curieuse, il grandira et on lui offrira, non du lait comme aux bébés, mais la nourriture des adultes.

Au muzimu, de sa nature ni tangible ni visible, on suppose cependant des opérations sensibles: il mange, il boit, il se chauffe, pleure, rit même bruyamment. Ce qui contribue à convaincre les Banya-Ruanda que les esprits se nourrissent, c’est qu’au matin on ne trouve plus traces, dans les chapelles,   des aliments offerts la veille. Un jeune observateur, curieux et indépendant, préférait mettre cette disparition sur le compte des fourmis, des rats, des hyène, commensaux très actifs.

Où résident les esprits ? A l’intérieur de la terre, de préférence dans le tombeau, s’ils ont la bonne fortune d’avoir été inhumés, à proximité de l’enceinte où ils ont vécu dans le premier stade de leur existence. D’autres part, les esprits consacrés aux Imandwa jouissent de la félicité près de Lyangombé, tandis que les non-initiés à son culte, surtout les abstentionnistes par mépris, subissent des châtiments dans un volcan non éteint du nord du Ruanda.

Les gens du Ruanda s’expatrient de plus en plus, mais, alors que les catholiques se sent partout chez lui et adresse à Dieu, soit le culte intérieur, en esprit et en vérité, soit le culte extérieur lié à des cérémonies que le prêtre acclimate et effectue sur toute la surface du globe, le Munya-Ruanda, lui, se voit dans l’impossibilité de pratiquer sa « religion nationale », laquelle est en dépendance intime avec tel ou tel lieu déterminé. Comment, par exemple, offrir à distance des sacrifices aux manes des ancêtres errant dans leurs anciennes habitations ou dans les environs ?

Les bazimu, sans distinction, exercent ici-bas une action intermittente. Une comparaison vient d’elle-même: il en serait d’eux comme des anges, fidèles ou déchut, qui accomplissent dans le monde une mission temporaire, avec cette nuance appréciable toutefois, que l’activité des bazimu se plierait presque uniquement à la malfaisance.

A l’actif des bazimu, comme à celui des Imandwa inférieurs, leurs collaborateurs obéissants, le Munya-Ruanda porte tous les maux qui affligent la pauvre humanité. Comme on l’a conclut à leur existence. Les êtres dangereux : lances, flèches, poignards, emprunteraient surtout leur vertu aux esprits, lesquels, aussi bien, pourraient rendre inoffensives les armes les mieux conditionnées.

Parmi les bazimu, les uns inspirent une crainte absolue: ceux qui, par exemple, étrangers au clan, lui ont juré, de leur vivant, une haine féroce, car la passion de la vengeance les accompagne dans l’autre monde et elle s’exercera impitoyable. Les sacrifices apaiseront-ils jamais ces esprits ?

Les esprits issus de la famille, au contraire, ne violeront pas de gaieté de coeur, par principe, leur progéniture restée sur cette terre. En effet, ils l’aiment toujours et s’intéressent à son sort, mais à condition que les enfants continuent à penser aux morts, qu’ils observent toutes les traditions, qu’ils fassent participer les défunts aux fêtes du clan ou de la case. S’ils négligent les ascendants, s’ils violent les prescriptions coutumières, surtout s’ils adoptent des comportements radicalement opposés, alors le muzimu usera de son pouvoir nocif et viendra rappeler à l’ordre les coupables, tout comme autrefois il châtiait avec autorité les insubordonnés, les mauvaises têtes. D’ailleurs, tous les esprits familiaux ne montrent pas des exigences identiques; certains passent pour insatiables alors que d’autres se contentent de peu. Alors qu’on prie Lyangombé d’accorder le succès dans les démarches auprès des chefs, dans les procès, la fécondité dans le mariage, il ne semble pas que les Banya-Ruanda adressent des supplications positives au muzimu; ils lui demandent plutôt de ne pas leur créer d’embarras. Par exemple, au début de l’initiation au kubandwa, ils offrent quelque cadeau au maître de céans, pour qu’il s’abstienne de molester ceux qui se préparent à la solennité.

L’action des bazimu ne s’inaugure que plusieurs semaines après la mort, au terme du deuil gardé à leur intention. Bien que l’on ne fixe pas de limite extrême à existence extra-terrestre des esprits, on s’accorde néanmoins pour réduire leur activité à la durée de deux générations.

L’arrière-grand-père, l’arrière grand- mère n’inspirent plus aucune terreur; comme si les liens avec la parenté s’étaient rompus ou relâchés ou comme si les esprits finissaient par s’accoutumer à leur vie décolorée. De fait, l’indigène assure qu’ils s’adaptent aux conditions imposées par le sort  et en prennent stoïquement leur parti… comme des prisonniers de guerre peuvent accepter la leur derrière les barbelés.

Les bazimu, même ceux d’un clan, ne constituent pas de groupements fermés; chacun mène, à part soi, une existence falote. Cependant, l’esprit domicilié parmi les siens, à l’intérieur de son ancienne maison, « le maître de céans », exerce, suppose-t-on, une certaine emprise sur les bazimu des environs. D’un autre côté, sans posséder sur eux une parcelle de vraie autorité, les bazimu sollicitent les bons offices de leurs compagnons d’infortune pour mener la guerre contre les vivants. De là, dans la bouche du devin, la double déclaration: « Tel esprit, en personne, par lui même, te persécute » ou bien: « Tel esprit en a déchaîné d’autres et ils arrivent en formation de combat (bateye umugongo). »

Toute les habitudes, louable ou vicieuse, qui distinguaient les vivants, leurs manies, leurs goûts, leurs préférences, bref, leur personnalité, se conservent dans le muzimu. Aussi, en vue de les tenir en échec, exhibe-t-on devant sa chapelle ses objets autrefois chers qu’on a mis religieusement de côté. « Après ta mort, murmurait un païens encroûté à l’oreille d’un chrétien, tu seras bien content, n’est-ce pas, de me voir apporter dans la hutte que nous bâtirons à ton muzimu, les médailles, chapelets, croix que tu étales maintenant si fièrement sur ta poitrine2. » Par le même principe, on sert à l’esprit les mets qu’il savourait avec une gourmandise marquée et même… on reconstitue ses fredaines passées.

Désireux d’amadouer un esprit jadis adonné passionnément au vol, son petit-fils propose à un voisin l’originale combinaison que voici: « J’ai l’intention d’offrir, ce soir, un sacrifice à mon grand-père, un rude pillard, tu t’en souviens! En son nom, je me rendrai dans ta propriété, j’y couperai un régime de bananes que je te restituerai dans la suite. Par les cris habituels, induru, tu signaleras ma présence, puis, toi et tes frères alertés, vous me poursuivrez tous ensemble jusqu’au sanctuaire dédié à mon aïeul. » Le programme s’accomplit ponctuellement selon les conventions. Fidèle aux comportements de l’ancêtre, le pieux jeune homme dépose sur l’autel le produit de ses rapines et s’exprime en ces termes: « Grand-père, j’ai suivi ton exemple; reconnais ton enfant, il n’est pas dégénéré; cache-le aux yeux de ceux qui courent à ses trousses et ne suscite pas les embarras que tu avais, selon le devin, l’intention de me créer. »

De ce récit se dégage une double conclusion: d’abord, les bazimu n’ont pas dépouillé leurs anciens défauts; ensuite, on ne leur reconnaît qu’une bien minime perspicacité, insuffisante pour éventer les ruses dont ils sont victimes.

Citons encore quelques roueries typiques, « J’ai passé la nuit entière à tes côtés, affirmera quelqu’un à l’esprit d’un parent, permet moi maintenant de prendre congé, l’heure est venue de me rendre au travail. » En réalité, la prétendue veillée rituelle à duré deux ou trois minutes, à peine, et l’aurore ne luira pas avant huit longues heures!…

On invite un muzimu à se régaler copieusement d’une chèvre immolée pour lui; et, en cachette, à la faveur des ténèbres, on reviendra bientôt la lui enlever…

Au jour de son mariage, une jeune fille commettrait une lourde imprudence en quittant par la porte ordinaire de l’enceinte la demeure paternelle, car, les esprits de la famille, remarquant son départ, la suivraient chez son mari avec une intention hostile. Pour les dépister, on pratique à quelques mètres de là, dans la clôture de branchages, une ouverture qui donnera issue à la fiancée, le tout à l’insu des bazimu…

A un esprit de mauvais humeur, un Munya-Ruanda a offert une chèvre. Si le lendemain il se persuade qu’un autre muzimu est sur le point d’intervenir, notre homme prends la peau encore fraîche de la victime et la porte dans la chapelle du nouvel attaquant, avec ces paroles: « Regarde la chèvre entière que j’ai dépecée pou toi ! » ou encore , avec les mêmes protestations de générosité, il exhibe le crâne de la bête tuée la veille..

Lorsqu’on a offert et égorgé une vache en dehors du village, il est interdit de goûter à cette viande donnée sans aucun retour égoïste. Mais on a déjà passé ce marché avec le voisin: « Pendant la nuit, alors que les esprits sont moins vigilants, tu vendras ce que tu voudras de la viande immolée, de la peau, ect; tu mangeras, tu vendras ce que tu voudras et ensuite, en te dissimulant aux regards des bazimu, tu nous rendras l’équivalent de ce que nous t’avons autorisé à prendre… »

Enfin, le comble de l’impudence! A titre d’aliments, on dépose dans les édicules élevés aux esprits… des crottes de mouton… Cela n’a pas d’importance, déclarait le facétieux donateur d’ersatz, les esprits ne s’en apercevront pas! Si nous devions offrir de vrais haricots, nous nous ruinerons, car, cette année, ils sont chers, presque introuvables !… Les puérilités, les impertinences se glissent, on le constate, dans le culte aux bazimu, généralement correct et même émouvant que nous allons décrire.

On distingue dans le culte aux bazimu le côté positif et le côté négatif.

Le premier consiste à s’abstenir de tout ce qui pourrait vexer les esprits, par exemple: cesser prématurément le deuil prescrit ou écraser volontairement un gros insect muni de deux fortes pinces, nommé la vache des esprits, lequel se creuse des galeries dans le sol et voisine avec eux.

Le culte positif, beaucoup plus important, se subdivise en préventif et en curatif.

Le culte préventif se pratique le jour même de la mort. Aussitôt que l’ombre est censée avoir fait place au muzimu, les parents du défunt déposent dans ses mains une herbe soyeuse, des fruits doux au toucher et de la laine de mouton. Puis ils adressent à l’esprit cette touchante adjuration: « Quand tu reviendras chez nous, que ce soit avec des dispositions symbolisées par ces objets dépourvus de toute rugosité, c’est-à-dire sans le moindre désir de nous écorcher. » Tous les indigènes savent pertinemment que cette supplication ne produira jamais son effet complet sinon par l’adjonction de sacrifices curatifs destinés à apaiser, à tenir en haleine les esprits, toujours enclins à nous causer quelques mal.

Les sacrifices s’accomplissent à toute heure de la journée, suivant la dévotion et la nécessité, soit à l’intérieur de la hutte familiale, soit dans d’autres sanctuaires, les mararo. Ces temples, de dimensions réduites, revêtent des formes variées: paillotes coniques de 1m de hauteur et de 60 cm, de largeur, sur le modèle des habitations ordinaires; abris de style plus modeste encore, quelques branches fichées en terre et réunies à leur sommet; ou même une simple branche, une feuille sèche de bananier. Sur un espace de six mètres, nous avons compté près de quarante de ces édicules.

Le sacrifice le plus simple et le plus souvent repris consiste à asperger de lait ou de vin de bananes le foyer ou les palissades intérieures de la hutte, ou bien encore à jeter dans le feu des grains d’éleusine, de sorgho, dont le crépitement doit solliciter l’esprit du maître de la maison à se réjouir sans ménagement.

Généralement, le protocole exige une mise en scène plus compliquée. D’abord, dans les conjonctures graves, on regardera comme indispensable la consultation chez le devin, conseiller habituel des familles. Lui seul précise sûrement la nature de l’offrande :  « Présentez à tel muzimu sa nourriture préférée; faites l’ostension des objets aimes ; construisez une demeure pour l’épouse de surcroît ; amenez à l’esprit de la grand-mère tous ses petits enfants pour qu’elle les contemple ; l’immolation d’une chèvre; d’un taureau s’impose et d’urgence… »  Le mage ordonne parfois davantage. Un mututsi n’hésita pas à occire quatre ou cinq boeuf pour obtenir la guérison de sa femme agonisante, après quoi… elle mourut.

A la fin de la séance de divination, l’expert éclairera, s’il y a lieu, le client sur les mesures à prendre pour neutraliser les  visées malveillantes que provoqueraient éventuellement chez d’autres bazimu jaloux et vindicatifs les sacrifices projetés.

Une fois nanti de ces renseignements nécessaires, on procédera à la cérémonie proprement dite. L’homme ou la femme (notez que cet acte du culte ne revient nullement, en monopole, à un sacerdoce quelconque) résolu à apaiser les bazimu, qu’il invite en ces termes:  « Lève-toi, allons ensemble mater les bazimu; use de ton influence toute- puissante; que ton intendant favori t’accompagne aussi. » Ainsi épaulé, l’oblateur porte dans ou devant la chapelle du muzimu dénoncé l’objet sur lequel on compte pour améliorer les relations. On immole l’animal, puis on le présente tout entier, ou bien l’on se contente d’un minuscule morceau de viande et, ce faisant, on supplie l’esprit par cette formule presque classique: « Ris aux éclats, sois-nous propice; tu pensais, n’est-ce pas, que nous t’avons oublié, délaissé ? Tu as voulu nous rappeler au devoir par la maladie, les déboires, les insuccès auprès des chefs; nous n’avons pas d’enfants ou nous n’engendrons que pour la mort; regarde maintenant ce que nous t’avons préparé suivant tes goûts; que désormais la paix règne entre nous, cesse de nous chercher noise, accorde-moi l’objet de ma demande, n’interviens pas pour contrecarrer nos entreprises et je reviendrai bientôt satisfaire tes moindres désirs. Lance donc de bruyants éclats de rire; soi-nous propice; seka, gororoka! » Le donateurs s’étend alors de tout son long dans ou devant la chapelle à même le sol; comme pour se laisser imprégner des effluves émis par les bazimu qui en ont fait leur séjour.

Une parti des aliments offerts sera consommée par la parenté, sorte de communion rituelle, susceptible de ramener l’esprit chagrin à des sentiments plus humains.

Dans le chapitre consacré à la divination, nous mentionnons un procédé hardi pour juguler, sans sacrifice, les esprits démontés. Grâce à l’intervention efficace d’un spécialiste, un Imandwa s’est rendu maître d’un muzimu intraitable, puis l’a obligé à comparaître et à révéler les renseignements convoités. Ce service obtenu, le devin enferme l’ennemi d’outre-tombe dans un paquet de roseaux, de chardons, et l’expulse loi du théâtre récent de ces manoeuvres cruelles. Seuls, les bazimu étrangers à la famille subissent un traitement aussi rigoureux; au surplus, cette élimination coûte cher: les honoraires atteignent un niveau décourageant les petites bourses.

Les Sacrifices ou opérations décrits ci-dessus le cèdent en fréquence à d’autres rapports sans apprêts et même sans cadeau, savoir: des conversations avec les esprits. Un missionnaire put, sans éveiller l’attention, car il était chaussé de silencieuses espadrilles, pénétrer une après-midi dans une cour indigène.  « Vous ne sauriez croire, racontait-il à ses confrères, la forte émotion que j’ai ressentie tantôt, à la vue d’un brave vieillard, accroupi, seul, devant la hutte bâtie pour les esprits. Sans témoins, il ignorait ma présense, Il parlait aux bazimu d’une voix modérée, avec une simplicité enfantine, leur transmettait les nouvelles de la famille, du pays. Après quelques phrases, il s’arrêtait pour une courte pause, puis reprenait le monologue…ou le dialogue, comme vous voudrez. Il m’a donné à son insu, une bonne leçon: une terre attitude, sans la moindre affectation, très simple, conviendrait fort bien à nos rapports avec Dieu. Lorsque je me crus permis de l’interpeller, le brave vieillard me répondit sans chercher à s’excuser: Naraganiraga, je conversais familièrement »

Il n’est pas rare que le missionnaire, dans son désir de provoquer à l’émulation les chrétiens récemment convertis et encore quelques peu occupés du culte païen dont le souvenir les hante, leur rappelle les sacrifices jadisconsentis au bénéfice supposé des esprits. Et il demande à ces néophytes de monter pour Dieu, vrai dispensateur de tous les biens, la piété souvent très sincère, puis la générosité effective qu’ils ont témoignées pour des êtres, indignes, ceux-là, de leur respect et de leur confiance.

La divination.

 Saluez le personnage le plus influent du Ruanda: le mupfumu, le devin. Imana, le créateur de la divination et acteur principal toujours indispensable (Haragura Imana, c’est Imana qui révèle l’avenir), aurait pu suffire par lui-même à instruire et à guérir les hommes, mais dans le plan providentiel aujourd’hui en vigueur, aucun Munya-Ruanda n’éprouvera de soulagement à ses maux, en dehors de l’intervention des voyants. L’abstention équivaudrait à un suicide, bien plus, à un vrai mépris pour le bienfaiteur céleste. Le roi lui même, qui est pourtant le représentant le plus authentique de la divinité, se soumet à la règle générale et réclame le ministère de certains devins, tous Batutsi, consacrés, à son service, les Bakongori.

Les devins ordinaires, recrutés dans les deux sexes, sortent et de la classe noble et surtout de celle des Bahutu. En dehors des forêts du Nord et de l’Ouest, leur habitat préféré, les Batwa ne s’adonnent pas à la divination, car leur réputation de menteurs invétérés leur enlève tout crédit…

La coutume exige que les bapfumu aient atteint un âge respectable et qu’ils soient mariés. Cependant, on connaît la consultation couronnée de succès adressée à de tout jeunes bergers par Lyangombé lui-même. Pourquoi Imana, libre de ses dons, ne dispenserait-il pas ses faveurs aux âmes innocentes des enfants ?

D’ordinaire, les devins, indépendants les uns des autres, n’exercent leurs fonctions que dans un secteur restreint, leur propre village. Lorsque les clients diminuent, par exemple à la suite des « défection » des chrétiens et catéchumènes, les voyants n’hésitent pas à s’expatrier dans des contrées plus propices, vierges du contact délétère de l’ Européen. Mais parfois ils risquent gros à quitter leur domicile, soit définitivement, soit pour des tournées comme le montre le fait suivant.

Une devineresse se présente spontanément chez un catéchumènes de Gahogo, et s’offre à lui révéler des mystères intéressants. Celui-ci voulant par prosélytisme, convaincre quelques amis de la fourberie au moins possible de la voyante, les convoque, et à l’instant même la séance commence: « Je suis frappé par l’esprit de mon frère », suggère le catéchumène.

« C’est exact !

– Mais il n’est pas seul », continue le consultant, « il a mobilisé pour son néfaste travail un tel et un tel.

– Parfaitement, ce sont eux qui, de l’autre monde, en veulent à ta vie! »

Une hilarité inextinguible fuse alors, car la devines se avait jeté son dévolu sur les camarades présents, bien vivants. Ramassant alors son matériel liturgique, la « fille d’Imana » parti sans réclamer d’honoraires ,et jurant tout haut qu’on ne l’y reprendrait plus.

C’est qu’en effet le devin prophétise surtout dans son pays, parce que, suppléant en cela aux registres de l’état civil dont on attend toujours la création , il connaît à fond, mieux renseigné parfois que les intéressés eux-mêmes, la généalogie de chaque individu et les ramifications de consanguinité et d’affinité.

Interrogeons les devins, souvent très abordables, sur les mobiles qui les ont poussés vers leur profession. « Moi, dira l’un, ma destinée spéciale m’a été révélée par des rêves. Au Ruanda, nous n’attachons communément guère de prix à ces phénomènes nocturnes; nous répétons même cette phrase passée en proverbe:  « Mentir comme les songes »; mais aurais-je pu négliger les miens, quand, à plusieurs reprises, ils m’indiquèrent la même et invariable direction? Le ciel a parlé, j’ai obéi. Aujourd’hui, très fier d’être le collaborateur d’Imana, j’apprécie à leur juste valeur les marques de respect et de crainte révérencielle qu’on nous prodigue, à moi et à mes confrères. » Admettons « Mon père exerçait ce même métier, souligne un autre, le délaisser eût été marquer de déférence envers mes parents et m’exposer à leur vindicte. » – « Pour moi, confessera sans vergogne un quatrième, la misère à assombri l’origine de mon état; les affaires allaient mal, mon patron me laissait à l’écart, par ailleurs, ni troupeaux, ni champs; alors j’ai flairé des ressources dans la divination grassement rémunérée. Ainsi se justifie, une fois de plus, notre diction : « Le ventre (la faim) explique bien des péchés, bien des décisions. »

Obéissance à l’appel divin, désir de considération, philanthropie, soumission aux traditions familiales et aussi soif des avantages matériels assurés à une profession, en somme, commode, et sans aucun danger, tels sont les buts visés par les professionnels de la divination.

Le travail de « mupfumu » ne s’improvise pas. Soit en famille, soit au dehors, l’ « apprenti devin » s’initie au maniement délicat des instruments, aux règles d’interprétation, puis étudie les formules stéréotypées. Certains ont gagné leur prestige à se mettre prudemment à l’école de praticiens célèbres et, si le mot et la chose étaient connus, leur carte de visite porterait cette indication: X…, Y… , anciens internes de telle clinique renommée. Au Ruanda, il n’existe pas d’école proprement dite de grands ou de petits prophètes. A ce point de vue, on y est en retard sur le Sud-Africain. Plus de 300 sorciers et guérisseurs ont décidé de fonder, à Johannesburg, un établissement où sera enseigné leur art. Les études complètes des candidats sorciers dureront 5 ans, après quoi il leur sera délivré un diplôme les autorisant à exercer. Des examens échelonnés au cours des classes permettront d’éliminer les élèves indignes d’entrer plus avant dans les mystères de la thérapeutique magique. Après un stage aussi prolongé, disparaîtra la race des apprentis sorciers qui tâtonnent longtemps et inventent au petit bonheur des solutions aux problèmes nouveaux.

Les devins croient-ils sincèrement à l’origine divine, à l’efficacité de leurs fonctions? D’aucuns ne feront nulle difficulté d’avouer qu’ils ont exploité la crédulité publique: « Puisqu’on venait me consulter chez moi et que, plus que moi-même, on avait confiance en moi, avouera après son baptême un mage fameux, le coeur me manquait pour repousser mes clients; si je ne les ai pas guéris ni soulagés, je ne leurs ai pas davantage fait de mal… sauf en les délestant des honoraires que je ne leur ai pas extorqués à leur domicile. » Mais les devins qui n’auraient pu « se regarder sans rire » forment la minorité. Le plus grand nombre, de parfaite bonne foi, ont exercé leur art, persuadés qu’ils maintenaient par là des traditions éminemment respectables, sacrées même, dont l’abolition eût amené la défloraison du Ruanda, et les succès obtenus les confirmaient dans leur conviction de réaliser un ministère éminemment utile.

Avant d’apporter des détails sur des modes de divination, signalons les aspects communs à chaque technique. Qu’il opère à son domicile ou à celui du client, le devin n’entre en mouvement que sur présentation d’honoraires appréciables placés bien en évidence à ses côtés, sans préjudice d’ailleurs des suppléments escomptés à la suite d’une réussite particulièrement retentissante.

La consultation emprunte le mode de la conversation. Le client interroge le praticien. Les questions posées varieront, naturellement, avec la matière. Par exemple: « Puis-je, en toute prudence, épouser telle jeune fille ? engager tel procès auprès du roi ou des tribunaux européens? Me faire initier au culte du Lyangombé? Négocier l’achat de telle propriété, de tel troupeau? Quel est l’esprit, quels sont les esprits qui tourmentent ma famille, tuent mes enfants, déciment mon cheptel? Et, cas encore plus piquant, quels avantages ou quels inconvénients m’attirerait le baptême, si la fantaisie me prenait quelque jour de le recevoir? »… Puis le client suggère lui même des hypothèses sur l’opportunité des mesures, des remèdes, des démarches en vue. Et, comme on ne saurait trop se prémunir, il envisage certaines répercussions possibles: « Supposé, dit-il, que j’offre ce sacrifice, que j’adopte tel médicament, ne m’attirerai-je pas des représailles de la part d’esprits jusqu’ici favorables, ect. » La réponse à chacune des parties de l’enquête dépend, cela va dire, de l’affirmation ou de la négation des instruments: car ils « parlent », et on leur parle.

On s’adresse en ces termes au bélier dont on va examiner l’intérieur: « Ecoute , Dieu du Ruanda, Dieu de mouton, heureux, pacifique; je te donne ma salive, sois un mouton favorable: alors je te refuserai aux hyènes et toi me refuseras aux oiseaux de proie, tu me protégeras contre la mort; je te porterai sur la poitrine et toi tu me maintiendras dans le Ruanda, tu seras pour moi un mouton puissant, capable de supprimer les causes de chagrin, tu seras un Dieu beau; porte la grâce sur a tête, que nous trouvions en toi une forte quantité de sang, symbole de ma future richesse, sois-nous favorable, nous conserveront constamment tes os sur notre poitrine, dans l’enveloppe sacrée des amulettes, ect. »

Nous traduirons maintenant la formule qui ne manque pas de fraîche poésie, par laquelle le devin s’adresse à la sauterelle dont il s’apprête à examiner les sauts élégants: « O sauterelle, tu es d’une beauté curieuse, tu es grasse, tu sautilles, comme les petits agneaux, en folâtrant, tu te heurtes partout sans préoccupation, c’est toi qu’on interroge sur les problèmes embarrassants, c’est de toi qu’on attend la lumière, tu es un taureau, tu es une génisse à la queue blanche, tu es la gazelle, tu es l’antilope, tu dis la vérité, tu ne mens pas, tu te trémousses comme le soufflet des forgerons, tu danses au son de la cithare, tu es l’oeil qui voit, l’oreille qui entend, tu es agile, comme l’hirondelle, tu gazouilles comme le plus bavard des oiseaux. »

De toute nécessité, le vrai bénéficiaire de la consultation doit entrer en communication avec les instruments divinatoires, au moyen de sa propre salive qu’il y a déposée directement ou qu’ il fait remettre au divin, dans une feuille d’arbre, mélangée à du lait, à du vin indigène, par un porteur absolument sûr, tant on redoute la substitution en cours de route. C’est cette salive, agent de liaison, que l’on nomme « imbuto », la semence. Il n’y a d’exception que pour la divination par la tête; l’inspiré communique ses lumières, spontanément, sans « imbuto », sans interrogation et sans honoraires préalables.

Voici maintenant la nomenclature des procédés le plus volontaires utilisés par les voyants: divination par la planchette sur laquelle ils projettent une douzaine d’osselets ou de lamelles de fer… divination par la graisse, recueille à l’intérieur d’animaux domestiques et allumée sur un cylindre d’argile; la direction de la flamme fournit les renseignements désirés…, divination par la sauterelle: on étudie attentivement l’amplitude de ses bonds sur des branches rituelles fixées en terre.

A côté de ces modes démocratiques, les Batutsi emploient, à l’exclusion des autres castes, la divination très onéreuse par les poussins , par les béliers et par les taureaux. Ce dernier expédient, en droit, privilège royal, est pourtant usurpé à titre de bravade, par des chefs désireux d’afficher leur indépendance. Dans les trois cas précités, on égorge l’animal et l’on se prononce d’après la présence de nodules graisseux, de ganglions sur les entailles largement étalées ou encore d’après la position, la forme, l’intégrité du foie ou l’état de la vésicule biliaire.

Les techniques suivantes se présentent plus rarement et seulement dans quelques provinces du Ruanda. Dans la divination par « biheko » la divinité s’empare de préférence d’une femme sujette aux crises nerveuses, laquelle est soudain prise de tremblements, de frissons,  se jette à terre et, parmi ces transes, distribue des réponses autorisées. Au lieu d’opérer isolement, ces médiums se groupent souvent, au nord du Ruanda, en congrégations, dont les membres, interrogés pas des clients, servent de truchement au Dieu suprême, dans une mise en scène étudiée, d’apparence terrifiante: agitation du temple (hutte de branchages), émission de vibrations mystérieuses.

Le devin, s’accompagnant d’instruments de musique, exécute des mélodies fascinantes, irrésistibles. L’Imandwa libérateur se présente et on le somme de ligoter tel esprit malfaisant, après lui avoir extorqué ses secrets .

Dans la divination « par la tête », il ne s’agit pas de la physiognomonie, cette science qui se vente de scruter le passé, le présent et l’avenir d’un individu par la considération des seuls traits de son visage. La tête en question est celle même du devin, son intelligence, son ultra-lucide intuition. Le spécialiste observe venir de loin une personne quelconque, puis, à courte distance, il l’apostrophe avant qu’elle ait sollicité ses services: « Comment vas-tu d’un pas aussi tranquille ?

– Quoi donc?

– Pauvres enfants, ils sont sur le point de devenir orphelins; pauvre femme, elle est déjà veuve!

– Mais, je suis bien portant, ma famille aussi!

– Détrompe-toi, la mort est chez vous.

– Et d’où viendrait-elle?

– Elle est amenée par un muzimu, ect… »

Ce mode de divination n’inspire qu’une médiocre confiance; aussi le corrobore-t-on par des moyens plus estimés.

Nous négligeons de parler de procédés moins fréquents, parce que moins révélateurs: divination par les feuilles de certains arbres, par des plantes, par des morceaux de bois taillés, ect.

Les amulettes.

 En même temps qu’il projette de vives clartés sur les mystères présents ou futurs, indique les expédients efficaces pour s’évader d’une situation confuse ou obvier aux dangers imminents, le mupfumu exerce la profession d’apothicaire et délivre des amulettes. Il tire ces gris- gris des matériaux utilisés pour divination: graisse, os de mouton, de poulet, foie, coeur de poussin, nodules ou ganglions favorables, , sauterelles, ect., sont recueillis après l’opération et introduits dans les sachets que le client conservera religieusement et portera sur lui.

D’autres amulettes ont une origine indépendante du matériel de la divination, mais ont pu être recommandées ou vendues par le mage lui même. Il serait fastidieux de dresser une liste infinie de cette pharmacopée où prennent place les objets les plus disparates. Sans le savoir, les missionnaires ont contribué à enrichir ce stick de porte-bonheur. On voyait naguère des païens rôder autour des fours à tuiles; parmi les débris, elles ramassaient furtivement un morceau, de forme bombée, puis le fixaient sur le ventre gonflé de leur enfant (homéopathie!). Quand, pour révéler un tant soit peu ordinaire de table, les Pères allaient, le dimanche soir, à la chasse, ils étaient suivis d’un groupe d’enfants qui, faisant semblant de s’intéresser à la capture du gibier, espéraient surtout rentrer à la maison avec une douille de cartouche: ce cylindre de cuivre avait, dit-on, la propriété de supprimer les éruptions cutanées chez les tout-petits !

Indiquons rapidement quelques amulettes purement indigènes: une mamelle de chèvre placée sur un sein malade enraie l’inflammation, une dent de taupe, portée à proximité de la mâchoire, apaise les rages de dents, des molaires surtout; comme on le voit, on tâche à s’emparer d’un objet présentant des ressemblances physiques avec l’état ou la nature des organes.

Les sacrifices sont la religion, pour ainsi dire, intermittente, passagère; le port des amulettes correspond à une situation religieuse: c’est la religion à courant continu.

Maléfices.  –  Pouvoir occultes.

 Si nous prenons ce mot avec le sens de connaisseur des sorts lancés par les esprits, de connaisseur de l’avenir, de connaisseur du sort réservé à quelque individu, le devin pourrait tout aussi bien se nommer sorcier. Mais, parce qu’essentiellement bienfaisant, le devin ne mérite pas, sans correctif, l’épithète malsonnante de sorcier jeteur de sorts. Celui-ci recourt, soit à des expédients tributaires de la magie noire, grâce auxquels il prétend agir à distance, soit à des substances chimiquement toxiques. Nous signalerons seulement le procédé usité pour inoculer la tuberculose. Un Munya-Ruanda disparaît-il emporte par cette redoutable maladie? Des vieilles femmes prélèvent sur le cadavre des portions de poumons contaminés, pis les sèchent, les réduisent en une poudre fine. Cette poussière est introduite subrepticement dans un chalumeau qui sera présenté traîtreusement à une victime désignée et sans défiance. Peu de semaine plus tard, la dégénérescence s’accuse; celle de la transformation de la chevelure est caractéristique: de crépue qu’elle est naturellement chez les noirs, elle « s’européanise », suivant l’expression courante, c’est-à-dire qu’elle devient lisse, soyeuse comme celle des blancs, le teint se décolore: « Ararozwe, il est empoisonné », chuchote-t-on dans l’entourage.

D’autres techniciens, abashora, détective, revendiquent le privilège de découvrir, grâce à des manoeuvres secrètes, les auteurs de vols cachés, même commis à des distances considérables. Des Banya-Ruanda s’adressent à ces spécialistes, dans le but de mettre la main sur les vrais coupables pour justifier; en se retranchant derrière le verdict officiel du détective, des attaques contre leurs ennemis personnels, au fond innocents. Le lecteur nous croira si nous disons que ces prétendus dépisteurs, connus pour asservir la vérité au plus offrant, inspirent à tous une crainte incoercible.

La culpabilité des détrousseurs s’établit aussi, pense-t-on au moyen d’épreuves qui rappellent les jugements de Dieu si en faveur autrefois. Mais ces tentatives déçoivent parfois ceux qui y recourent. Une femme se plaignait de la disparition de ses bracelets de cuivre et jetait les soupçons sur des voisines. Elle les convoque et les somme de retirer de l’eau bouillante un morceau de fer: « Vous n’avez rien à douter, si vous êtes innocentes, aucune cloque ne se produira sur vos mains. Imitez-moi. » Alors, intrépide, elle plonge sa droite dans la marmite, la retire, mais, quelques instants après, se forme une énorme boursouflure! « Voilà, nous connaissons maintenant la vrai coupable! » s’écrie l’assistance dans un sursaut de fou rire. Les lumières n’avaient donc pas répondu aux espérances de l’accusatrice.

Lorsque, après une sécheresse persistante, de gros nuages s’amoncellent et se dissipent sans verser la pluie tant désirée, fuse, de toute part, cette exclamation irréfléchie sur les lèvres des Banya-Ruanda: « Barayishe; on l’a tuée (la pluie). » Ceux qui possèdent la puissance de l’éloigner ont aussi celle de l’apporter: ce soir les bavubyi. Ils lancent à cet effet, vers le ciel, le contenu de leur bouche garnie d’eau, avec l’espoir que celle d’en haut tiendra à s’unir à celle qui monte. Profession qui nourrit bien son homme, mais combien dangereuse en cas d’insuccès! La mort par le poignard attend l’exploiteur vantard.

Nous sommes persuadés que le lecteur s’intéressera aux détails suivants concernant la mort du « Roi de la pluie », Ndagano, décédé au printemps de 1923. Sa renommée avait été grande, son prestige plus grand encore. Lui disparu, la pluie allait-elle donc manquer ? Pour prévenir ce malheur, les sujets du défunt se mirent en devoir d’accomplir fidèlement le cérémonial traditionnel. Ndagano conserverait le secret professionnel s’il n’était accompagné, dans l’autre monde, par des serviteurs. Un de ses intimes, Shirakera, autrefois son représentant chez Musinga, était tout désigné pour remplir cette fonction de suivant: il servirait de cousin au cadavre royal. On le saisit donc, on l’amène près de son maître et le fils du Pluviator le tue d’un coup de poignard dans le coeur, en disant: « Voilà, ô roi, votre cousin. » On lui coupe ensuite les mains et les pieds, on lui enlève le coeur et le corps est jeté aux chiens en pâture. Cette immolation achevée, on suppose que Ndagano va consentir à se laisser emporter dans sa hutte funèbre dans la forêt. Les individus désignés pour le transfert simulent de grands efforts, tâchent de soulever le hamac qui contient le cadavre de Ndagano, puis les mains et les pieds de Shirakera. Mais en vain! « Le roi refuse de partir, il demande un autre compagnon. » Un autre serviteur subit le même sort que le premier. Enfin une troisième victime humaine est égorgée. Ce n’est qu’alors que la cadavre de Ndagano cesse toute résistance. On l’emporte dans la forêt et subit les métamorphoses dont nous avons parlé à l’occasion du monarque du Ruanda.

Le lecteur s’est, sans doute, demandé si ces multiples pratiques superstitieuses: culte des Imandwa, culte des bazimu, consultation des devins, port des amulettes, produisent réellement quelque effet, suppriment ou atténuent maladie et autres calamités.

On peut affirmer, avant tout examen de cas concrets, qu’à la suite, à l’occasion de consultations, de sacrifices prescrits par les voyants ou de remèdes délivrés, conseillés par eux, il doit se produire des guérisons, des améliorations, sans quoi les indigènes, très près de leurs pièces, délaisseraient en masse des manoeuvres manifestement inutiles. Ils savent bien, par exemple, hiérarchiser les devins selon leurs succès et déserter les officines des incompétents. Les faits sont là. Des maladies s’abolissent, quel que soit le véritable agent de cette suppression: médications complémentaires, en soi actives, repos commandé, peut-être parfois une intervention préternaturelle. Il semble bien difficile de ne pas reconnaître, chez certains guérisseurs, une puissance de suggestion susceptible d’éveiller chez le malade des réactions salvatrices et d’en faire ainsi le meilleur auxiliaire de sa guérison. Certains réussites, dont le bruit se propage rapidement dans le pays, viennent confirmer la croyance des Banya-Ruanda et encourager leur confiance.

Une jeune femme de Mbaré, malgré les ferventes prières adressées par elle et sa famille à plusieurs célestes, se mourait dans les douleurs de l’enfantement. Restait un dernier espoir: l’intervention de quelque Imandwa puissant. Un des fils de la malade s’adresse à son jeune frère, initié de bonne heure, et lui demande de kubandwa Binego. Sans préliminaire, ne consultant que l’urgence du secours, l’enfant revêt les insignes du second de Lyangombé et débite, avec les attitudes appropriées, les formules liturgiques. L’effet est instantané; les cris de joie jaillissent de toute part, lancés par les voisins et les membres de la famille: « L’enfant est né, l’enfant est né! » Un ergoteur discutera bien sur la liaison entre la prière charitable et l’heureuse délivrance: succession pure et simple, causalité réelle? Dans ensemble, les Banya-Ruanda, adoptant sans hésitation la seconde partie de la disjonction, découvriront là un nouveau motif de s’accrocher fidèlement aux traditions religieuses.

Du reste, des insuccès partiels n’enlèvent pratiquement aucun prestige au mage. A qui l’incriminerait d’avoir prophétisé à faux, il opposera sa réponse toute faite: « La mort est invincible, j’ai exercé mon métier comme je le sais (de mon mieux) ; mais le jour fatal est arrivé pour celui dont vous portez le deuil; cette échéance, si on ne la devance pas, on ne la retarde pas davantage; la mort est reine: « ntirutsindwa » : elle n’est jamais vaincue. » Ou bien le devin s’en prendra résolument aux clients coupables de s’être mal exprimés, d’avoir fourni des renseignements incomplets, ou de s’être présentés trop tard. Bref, il ne manque pas d’arguments pour sa justification et conserve généralement son auréole. D’autres, plus rusés, consentent à avouer leur impuissance dans tel cas donné. « N’ishano lidahanurwa » : voilà une calamité dont on ne voit vraiment pas l’explication. Cette déclaration désabusée laisse entendre que les autres solutions répondent parfaitement à la réalité; l’exception confirme la règle.

Nombre de magiciens Banya-Ruanda, très réputés parmi leurs compatriotes, se sont toujours refusés à opérer sous les yeux du missionnaire, moins à cause de sa qualité d’étranger que par crainte de sa perspicacité envers des gens trop simplistes, impuissants à observer sans préjugé les habiles manoeuvres des « spécialistes »?

Les fins dernières

Penché sur un vieillard païen moribond, un missionnaire exploitait toutes les ressources de son éloquence pour le préparer à paraître devant Dieu, en inspirant le désir du baptême. D’intelligence naturellement fruste et maintenant handicapé par l’affaiblissement, le malade saisissait peu de chose à l’exposé religieux. Il ne répondait d’ailleurs que par de courtes phrases, coupées de longs silences. L’idée sur laquelle le père avait insisté: la nécessité de sortir de ce monde dans d’excellentes conditions, de bien mourir, semblait avoir travaillé spécialement l’agonisant, car, à plusieurs reprises, il répéta, dans une sorte de cauchemar: « Nta upfa neza: il n’y a pas de bonne mort; mourir, c’est toujours mourir! »

Tout Munya-Ruanda reprendrait volontiers à son propre compte cette exclamation: « Le trépas est la plus grande des calamités, puisqu’il nous arrache au doux pays où nous vivrons si heureux! »

On a beau multiplier les recours aux Imandwa, apaiser les bazimu, se barder d’amulettes, on quittera cette terre, sur l’ordre d’Imana. « La mort, dit saint Paul, est entrée dans le monde avec le péché, par le péché. » Les Banya-Ruanda ne pensent pas autrement. « J’ordonne, avait dit jadis le trépas, rôdant en quête de victimes, n’ait pas où se réfugier lorsque je le poursuivrai de mes flèches impitoyables. » L’ordre était formel, mais une nouvelle Eve l’enfreignit. Sortie avant l’aurore pour cultiver, elle fut assaillie par la mort qui s’engouffra dans sa nkanda (peau de vache grossièrement tannée qui lui servait de vêtement). Depuis lors, toutes les femmes, compromises par leur soeur imprudente, enfantent des condamnés à mort!

Dans les pays civilisés, malgré des précautions sévères, un assez fort pourcentage de personnes sont enterrées vivantes (5 sur 1000,opinait-on vers 1905). D’après le Dr Huet (Témoignage Chretien, 16 – VII – 48), 1 français sur 500 serait enterré vivant. Mais les médecins légistes refusent de prendre au sérieux cette affirmation. Le cas se vérifie bien plus souvent au Ruanda où l’on manifeste une si grande hâte de se défaire des cadavres.

Un garçon d’une dizaine d’années, Aloys Nturo, considère comme trépassé, avait été porté sur le sommet d’une colline. « Le froid du soir me réveilla, racontait-il, mais que faire? J’étais lié, incapable de me libérer. Dieu permit que passassent près de moi des gens invités à quelque fête dans un village voisin. Je criai de toutes mes pauvres forces et fus entendu. On vint me détacher et l’on me rendit à ma famille, surprise autant que réjouie. » Autrefois, lorsqu’on avait l’intention de déposer loin des habitations les cadavres réels ou estimés tels, on les oignait de beurre rance, on les enveloppait dans une natte que de solides gaillards assujettissaient à une claie de bois et, en quatrième vitesse, ils gagnaient une élévation où ils se débarrassaient de leur fardeau. Ni fleurs, ni couronnes!

Nturo aurait pu se trouver encore plus en mal en point, si suivant un autre procédé, on l’eût jeté avec son attirail au fond d’un précipice. Il s’y serait écrasé et, supposé que par le plus grand des hasards, la chute lui eût laissé un souffle de vie, il eût été, une heure plus tard, déchiqueté par les hyènes.

D’autres localités avaient coutume de déposer leurs morts dans des grottes naturelles où s’accumulaient des ossements dépouillés de leurs chairs par les fauves.

Autre mode de sépulture (aujourd’hui imposé par le Gouvernement européen), plus redoutable encore pour ceux qui ont simplement perdu connaissance: l’enterrement proprement dit. Les parents et voisins d’un malade, regardé comme irrémédiablement perdu, commencent de bonne heure à creuser la tombe, avant même le décès dûment constaté. A la rigueur, le moribond, étendu sur sa natte, entend résonner les coups de pioches, puisque le caveau se pratique dans la cour même de l’enceinte ou à proximité. La fosse, peu profonde, un mètre environ, mesure encore moins en longueur, car au corps encore chaud, muni de provisions de voyage, on imposera la position accroupie, genoux au mention. Tant pis s’il vit encore!

Un jeune enfant fut atteint d’une très grave maladie; dire qu’elle le mena aux portes du tombeau ne suffirait pas, car il pénétra jusque dans l’intérieur… prématurément. On jetait déjà fébrilement sur son « cadavre » des paniers de terre, lorsque le contact de ces mottes humides et dures lui fit esquisser un mouvement. L’opération s’arrête; on extrait le garçon de sa « dernière demeure »… heureusement suivie de beaucoup d’autres; on le réchauffe et il recouvre la santé. Que serait-il advenu, si les assistants eussent récité la formule si en honneur ailleurs: « Que la terre te soit légère »? Toutefois, le choc l’avait littéralement abasourdi; depuis lors, il a cessé de parler et d’entendre. On a changé son nom et celui de Nyamuragi: le muet. Les Pères de la mission de Kanyinya, à l’Urundi, se félicitent de ses services dévoués et intelligents .

Pour enterrer un mututsi, ses sujets et ses clients observent un dispositif particulier. Ils creusent une fosse comme pour la sépulture d’un muhutu mais, arrivé à la profondeur d’un mettre, ils pratiquent une galerie suffisante pour recevoir le corps démesuré du patron. La terre remise dans la première cavité ne touchera pas le cadavre, jusqu’au jour où la voûte protectrice détrempée s’affaissera, rétablissant dans la mort l’égalité entre les races. Sur le monticule funèbre on laissera les paniers utilisés pour le remplissage de la fosse et désormais impropres à tout usage.

Quel que soit le mode de sépulture adopté, le deuil commence aussitôt du disparu. Alors, en témoignage de chagrin, tombe totalement sous le rasoir la chevelure soignée dont les Banya-Ruanda tirent si facilement vanité. Ils suspendent les travaux des champs ou les exécutent seulement avec des instruments de bois, vestige d’une coutume très ancienne; les restrictions sévères se multiplient. La fin du deuil, « l’abandon du noir pour le blanc », fournira l’occasion de fêtes bruyantes d’où la morale ne sort pas sans de sérieux accrocs.

Sitôt que la mort a opéré la transformation de l’ombre en muzimu, celui-ci subit un jugement sur sa vie antérieure. Dévolu à Binego, le second des Imandwa supérieurs, celui même dont le sosie, dans les fêtes rituelles, éloigne les étrangers, l’examen unique porte sur la présence ou l’absence du caractère sacré d’Imandwa. Initié, on est sauvé; profane obstiné, on entend sa condamnation. Non moins dure la position des Imandwa violateurs du secret promis lors de l’affiliation à la famille de Lyangombé, N’entrent d’aucune manière en ligne de compte les autres péchés ni, non plus, les bonnes actions ordinaires.

Décidément ces Banya-Ruanda ignorent toute préoccupation excessive à propos de leur avenir d’outre-tombe, heureux ou malheureux. Si la félicité d’ici-bas les passionne, l’autre, conséquence automatique de l’inscription à la secte de Lyangombé, les laisse insouciants. Quel intérêt pourrait bien, en particulier, présenter la prière, en face d’un salut infailliblement assuré ?

Nous avons déjà souligné le caractère banal de la félicité ultra-terrestre réservé aux Banya-Ruanda. Chose digne de remarque, la cour formée au volcan Muhabura, près du chef des Imandwa et accréditée par Dieu, n’entretient aucun rapport avec celui ressemblerait même de loin, n’a jamais, cela va sans dire, hanté le cerveau de nos indigènes; ils ne s’arrêtent nullement à la pensée que le créateur, Imana, puisse d’une manière quelconque, être pour eux une source d’où dérive leur bonheur.