Ce texte nous fera pénétrer plus avant dans l’intime du Munya-Ruanda, en nous initiant à sa vie intellectuelle, à sa religion complexe et à sa morale médiocre : tous renseignements qui nous permettront de mesure le chemin à parcourir par les indigènes désireux d’embrasser le Christianisme.

Dans son « I promessi sposi », Manzoni avertit consciencieusement ses lecteurs qu’ils peuvent négliger, sans rien perdre de la trame du roman, telle ou telle section susceptible d’intéresser les seuls spécialistes en histoire locale. A l’exemple de cet écrivain, nous signalons comme particulièrement aides les deux chapitres suivants consacrés à la vie intellectuelle et à la langue des Banya-Ruanda. Que les esprits qui ne s’intéressent plus à la linguistique ou  à la psychologie même élémentaire les laissent donc hardiment de côté.

I. LA VIE INTELLECTUELLE DU MUNYA-RUANDA

Chaque individu comprend les événements et y réagit à sa manière personnelle. De même, les peuples ou les groupes de peuples se différencient par leur tournure d’esprit, leurs préoccupations habituelles. A propos des Banya-Ruanda, nous voudrions surtout fournir quelques notes tendant à établir q’étant hommes comme nous, ils obéissent aux mêmes lois foncières de la pensée et du raisonnement, sauf à se distinguer par quelques côtés originaux secondaires.

Les Noirs acquièrent-ils jamais d’idées générales ? Cette question que se posent sans sourire des ethnologues réputés, reçoit, avant tout examen, une solution facile. En effet, comment penser, comment parler avec des notions uniquement concrètes ? Jetons ensuite un regard sur une grammaire kinya-ruanda et nous saisirons l’existence d’une classe pour les abstractions, caractérisée par le préfixe « bu ». Ainsi lisons-nous dans le dictionnaire : ubuntu, bonté ; ubuzima, la vie ; ubute, la paresse ; ububi, la méchanceté, etc… D’ailleurs, les abstraits ne constituent-ils pas l’immense majorité des mots ? A moins d’être particularisés par un article, les substantifs, les adjectifs, les verbes sont bien des termes généraux, traduction d’idées générales. Une autre preuve irréfragable de l’existence de l’abstraction chez les indigènes, apparaît dans l’usage des adjectifs, lesquels s’accordent avec les substantifs de diverses classes. Soit , par exemple : iza, bon. On l’accole avec une quinzaine de préfixes différents : mwiza-baiza (beza), myiza, chyiza, byiza, twiza,rwiza, mayza- (meza). C’est donc que les Banya-Ruanda distinguent nettement un élément commun facilement transportable, applicable à de multiples entités. Qu’est-ce autre chose que de l’abstraction authentique ?

On n’a certainement pas le droit de ranger le Munya-Ruanda dans la catégorie, absolument vide sans doute, des esprits dépourvus de toute logique. Les questions de Critériologie, nous l’accordons, ne le tracassent pas le moins du monde. Pourtant, il distingue parfaitement les différentes poitions de l’intelligence relativement à le possession de la certitude. Il ne confond pas la science : kuzi, kumenya, avec l’ignorance : gutamenya, avec l’erreur : kuyoba, kuyoberwa, ni avec le doute : dushitikanya, ou la probabilité : kukeka ; il met à part la vérité : ukuli, et le mensonge : ikinyoma ; il reconnaît des propositions incompréhensibles : ntibyumvikana, d’autres obscures qui ont besoin d’être élucidées : kufuturwa.

Admettons aussi que la logique savante demeure étrangère au Munya-Ruanda, mais combien dans nos pays civilisés, devraient se ranger à ses côtés ? De même le Noir ne possède-t-il pas le monopole des jugements hâtifs, basés sur une observation insuffisante ou viciée par des préjugés. Il ne se passionne guère pour les raisonnements à lui présentés par les Europ2ens et probablement ne saisit pas toute leur valeur démonstrative…pas plus que beaucoup d’adultes de chez nous.

Pendant une séance de catéchisme, un missionnaire recourt, en vue de prouver l’existence de Dieu, à la comparaison populaire : le monde manifeste une intelligence créatrice comme la fumée trahit le feu invisible entretenu au loin dans une hutte de branchages. Soudain, une fille, simpliste il est vrai, lance tout haut cette réflexion : « Voilà maintenant qu’on nous enseigne la fumée ; nous n’avons pas besoin pour le savoir de fréquenter la mission. » L’espiègle avait perçu les idées séparées mais l’agencement de l’argumentation lui échappait.

Ces mises au point apportées, disons que les éléments du raisonnement ne font pas défaut aux Banya-Ruanda, car ils les puisent dans l’étude des phénomènes naturels et des faits quotidiens. Ils cherchent les causes parfois avec subtilité et concluent sur des indices sûrs à la culpabilité d’un accusé. Comment, d’ailleurs, cultiver la terre si l’on ignore complètement les lois de la nature, fruit de l’expérience ? De même la technique de la forge ne suppose-t-elle pas la connaissance des relations entre le feu et le métal à amollir, entre le marteau et la forme à imposer au fer ? Un prévenu établira son innocence en invoquant l’alibi : je n’étais pas à l’endroit du crime, comment aurais-je pu opérer ? Et les juges l’absoudront, normalement.

La linguistique, de son côté, nous fournit de précieux renseignements sur la capacité du Munya-Ruanda à raisonner. A chaque instant, on surprend sur les lèvres des indigènes les mots suivants : kuko, parce que, ni tsho gituma, car (causalité) ; nkuko, comme (analogie, identité) ; suko, si kimwe, si hamwe, ce n’est pas la même chose ; ntibihulira, ntibihwanye, ne sont pas égaux (différence) ; nuko bimeze, c’est dans leur nature (substance) ; ko, puisque, étant donné que ; nkanswe, à plus forte raison ; lero, donc (formule de conclusion). Kugira ngo, pour (finalité). Ntibigir’isherezo, ça n’a pas de but, de rime (absence de finalité).

Premiers principes, armure de l’argumentation, tout est là pour permettre au raisonnement, privilège de la nature humaine, de se déployer normalement, au Ruanda comme ailleurs, et aussi de dépister les sophismes.

La fausse généralisation, par exemple, on la condamne dans cette formule typique : umukobwa umwe ntatukishe bose : d’une fille répréhensible on ne peut étendre le discrédit sur toutes les autres.

On doit pourtant constater que, plus que chez nous, le rôle attribué aux esprits, aux forces occultes, dépasse largement les limites de l’observation . Le Munya-Ruanda vit perpétuellement dans une atmosphère de crainte provoquée par la perspective de dangers la plupart imaginaires. Voici un bûcheron qui se rend à la forêt ; il a interrogé le devin : « Dis-moi, n’Ai6je rien à redouter du fer de la hache, de son manche, des arbres que j’abattrai, du chemin que je dois suivre, des esprits dissimulés sur la route, de mes camarades de travail, des bazimu, des enceintes que je longerai ? etc…etc..» Si le mage, bon garçon, le réconforte, lui procure des amulettes, le tâcheron s’en va guilleret…jusqu’au prochain péril supposé. Est-il aux prises avec une maladie réelle ? Les soucis du Munya-Ruanda percent encore davantage, mais, dans ces conjonctures, il ne pousse pas la confiance jusqu’à renoncer aux moyens rationnels, à l’emploi des remèdes, internes ou externes, dont l’efficacité objective sert de complément aux forces magiques à lui procurées par le devin.

L’ouvrage du Père Dufays : « Les Enchaînes », donnera au lecteur la possibilité de toucher du doigt l’angoisse qui étreint les Banya-Ruanda durant le cours de leur existence. A lui seul, le titre est déjà puissamment évocateur ; vraiment les indigènes vivent empêtrés dans un réseau serré de prescriptions minutieuses, de craintes superstitieuses, dont le Christianisme seul les libère, à leur pleine satisfaction.

La tendance « mystique », plus accentuée chez les Banya-Ruanda que chez la plupart des Européens, n’en fait pas pour autant un type d’humanité à part. Ces facultés intellectuelles, quelque peu troublées par les sentiments et les préjugés, dans quelle direction vont-ils s’orienter de préférence ?

Sciences exactes ? Les Banya-Ruanda négligent  en fait les sciences exactes ou s’aventurent avec précaution dans le domaine des mathématiques. Condamnés, pour toutes les opérations de calcul, à se servir de leurs doigts, ils ne brassent guère de chiffres astronomiques. A partir de cent, et il n’est pas sûr que ce concept de centaine réponde à quelque chose de bien net, les nombres perdent de leur éloquence précise et, sans parti pris de rire de vous, des vieux vous affirmeront qu’ils ont déjà atteint des milliers d’années. Aucune mesure fixe de longueur, de surface, de volume…Nous avons affirmé, plus haut, l’existence chez les Banya-Ruanda d’abstractions bien authentiques, mais en règle générale, ce qui n’est qu’abstrait ne les passionne guère , par exemple, la table de multiplication qui travaille sur des chiffres abstraits leur semble un casse-tête. On ne commence à s’intéresser aux chiffres que s’ils s’appliquent à des réalités bien concrètes. Et encore n’est-il sûr qu’on devine toujours la tournure du problème. Témoin l’écolier à qui le maître demandait : « Je t’ai donné 9 bananes ; tu en manges 4. Que reste-t-il ? – Les peaux, répond l’enfant sans sourciller. »

Par contre, le Munya-Ruanda, si imperméable aux connaissances purement intellectuelles, évolue à son aise dans la littérature légère, celle des fables de La Fontaine, les animaux jouent un rôle capital dans les productions de l’imagination ; le lièvre, en particulier, se voit attribuer la ruse la plus déliée. Le Munya-Ruanda excelle surtout dans l’Histoire. Il existe à la Cour une corporation au nom suggestif : abachura bgenge, « ceux qui forgent l’intelligence », dont la mission consiste à conserver le récit des événements importants de la nation : successions royales, fastes des monarques, victoires brillantes rempotées par eux. Malheureusement, le souci de plaire aux grands et de capter leurs faveurs conduit à transformer en glorieux faits d’armes des défaites humiliantes. Mais, du moins, les chroniques purement orales, une fois lancées dans le grand public, passent-elles de bouche en bouche sans notables modifications .

Il en est de même des commentaires fantaisistes relatifs aux origines du Ruanda, à la part qu’y ont prise Imana, les Imandwa, les héros nationaux. Sans sacrifier au scepticisme, les Banya-Ruanda n’accordent qu’une créance limitée à ces inventions d’une imagination en effervescence. Mais la forme définitive demeure, elle aussi, garantie contre toute interpolation, prendraient de pareilles affirmations sur la colossale mémoire des Banya-Ruanda, nous rappellerions que, suivant une école littéraire renommée, les œuvres d’Homère, composées au XI e siècle avant notre ère, n’ont été fixées que 3 ou 400 ans plus tard, à l’époque où les écritures commençaient à être couramment utilisées. Ce sont les aèdes qui ont préservé ces chefs-d’œuvre d’un oubli total, en les chantant fréquemment au cours de réunions populaires ou de grandioses cérémonies patriotiques. La forme poétique, la versification rigoureuse, ont facilité évidemment la mémorisation, mais les gens du Ruanda enregistrent avec aisance et reproduisent avec fidélité des compositions où abondent les expressions, les comparaisons originales, empruntées à un terroir bien défini, lesquelles se gravent aussi aisément que les rimes.

Ainsi la vie intellectuelle du Munya-Ruanda rayonne  autour des travaux d’imagination, de mémoire, et déserte les champs des connaissances profondes, précises. Voilà pourquoi le missionnaire, au catéchisme, en chaire ou  dans les établissements d’instruction, s’attache surtout à expliquer la doctrine dont l’enregistrement impeccable sera assuré par une faculté de mémorisation bien développée. En somme, notre indigène, doué d’une mémoire souple, d’une imagination vive, retarde pour les sciences où l’intelligence se réserve la part prépondérante. L’état intellectuel stationnaire et l’absence d’invention chez les indigènes s’expliqueront de préférence par le manque de curiosité. Au lieu, par exemple, d’essayer de découvrir, dans une bicyclette, la cause de la vitesse accélérée, l’origine du mouvement, les Banya-Ruanda se réfugient commodément derrière ce principe : « Ce sont des choses, des trucs d’Européens .» Satisfaits de cette formule paresseuse, ils renoncent de gaîté de cœur à chercher la solution intime du problème posé par ces objets nouveaux pour eux et par leur comportement.

La puissance de son imagination, avec sa tendance à grossir les objets, jointe à la violence des passions et le caractère effacé de la raison, font que le Munya-Ruanda s’emporte sans réflexion, sous le coup de l’impression. On le classerait sans injustice dans la catégorie des impulsifs. Une fois l’accès terminé, le retour au bon sens s’opère facilement… jusqu’à la prochaine poussée des instincts. Nous saisirons un peu mieux cette vie intellectuelle des Banya-Ruanda, lorsque nous aurons pris contact avec leur langue, qui en est l’expression, l’instrument, la condition.