La Religion Imana: Croyance Et Culte In Ruanda Ancien (suite)
{:fr}Les Retributions d’Imana : Le Chatiment De L’Impiété
Comme on a pu s’en convaincre par la parabole précédente, Imana est un maître juste. Mais sa justice ne se règle pas sur le Bien en soi. Elle ne venge que des injures personnelles. Le mérite et le dé- mérite des humains ne sont pesés qu’à la balance des devoirs envers lui et envers ses mandataires, le mwami, les chefs, le père de famille. te péché — icyaba — contre Imana, c’est la désobéissance, la rébellion contre toute autorité, la violation d’un secret divin, de la foi jurée, ou simplement le manque de confiance et les murmures, bref la félonie, qui prend ici un caractère d’impiété, et encore tout ce qui y conduit l’orgueil, l’outrecuidance,le complaisance en soi-même. En revanche, ce qui attire le plus la faveur d’Imana, c’est l’abandon du fidèle serviteur à son maître, accompagné de la défiance en ses propres lumières, expression la moins équivoque de la piété.
Les parents disent à un enfant insubordonné et Opiniâtre « Imana te punira, car il te voit ». Imana izaguhana, irakubona. Et encore : « Imana châtie : il choisit son heure ». — Imana ihora, ihozeLe langage usuel contient l’avertissement suivant à l’adresse dei parvenus suffisants :
Imana t’a comblé, mais n’oublie d’où il t’a tiré. » Imana iraguha, ntiyihaghwa aho yagukuye. Memento quia pulvises. Et voici de belles maximes sur la modestie :
Mieux vaut être loué par Imana que par les hommes : Aho gushimwa n’abantu, washimwa n’Imana.
Ne te complais pas en toi-même, Imana se plaira en toi : Aho kwishima washimwa n’Imana
Les légendes cosmogoniques et ethnographiques, les•contes du folklore, attribuent la misère native de l’homme, les grands désastres qui l’ont frappé, l’inégalité des con-ditions et des races, à des manquements envers baffle, à une désobéissance, généralement à la violation d’un secret Cette infidélité de l’homme, et plus souvent encore de la femme, ce défaut de vigilance, ce moment de défaillance, à été occasionné par l’ébriété, la gloutonnerie, l’inconduite de l’épouse, la paresse, la curiosité. Voici en rac-courci les plus significatifs de ces mythes, colligés par les PP. toupies, Hurel et Pagés.
Le paradis perdu. — Le bannissement de Kigwa, ancêtre des Batutsi, loin de cet Eden supracéleste, où le_Créateur avait installé l’humanité primitive innocente et sou-mise, fut la conséquence de l’indiscrétion de sa mère, Nyirakigwa, qui révéla, sous l’empire de la boisson, la faveur exceptionnelle dont Imana l’avait gratifiée.
« Nyirakigwa eût été la plus heureuse des femmes si elle n’avait été stérile. Elle recourut à Imana pour obtenir de sa grâce ce que la nature lui refusait. Le Père des hommes- Sebantu- se laissa attendrir. Il accorda à sa fille ce qu’elle lui demandait, à condition qu’elle garderait inviolablement le secret du procédé employé pour la rendre féconde. Parole fut donnée. Imana prit alors de la glaise, en façonna un homuncule, l’enduisit de sa propre salive imbuto, la semence génératrice, — et commanda de lé tenir pendant neuf Mois dans un lait toujours frais : au bute de ce temps l’image s’animerait. Ainsi vinrent au monde, Kigwa, son frère Mututsi, sa soeur Nyirabatutsi.
« Hélas ! Nyirakigwa avait une soeur, stérile comme elle, jalouse, on le serait à Moins, du bonheur qui lui était arrivé, qui n’eut de cesse et de repos qu’elle ne lui élit arraché le secret de son inestimable avantage. Longtemps elle résista. Mais une fois, sa soeur l’ayant fait boire avec excès, sa langue se délia. Imana en fut aussitôt informé : il sévit sans retard.
« Les enfants de Nyirakigwa rentraient de la chasse avec leur père, tristes, et penauds, n’ayant rien pris ni trouvé, ce qui ne leur était jamais arrivé jusque-là. Soudain, comme un toit qui s’effondre, la voûte du firmament creva et précipita les enfants dans le vide. Leur mère épargnée, les yeux en pleurs, les suivit du regard par l’orifice dans leur chute jusqu’au Mubari au pays d’en bas, Punie de ion impiété dans sa progéniture. Le mal était irréparable. L’empire du Trépas fruit de la désobéissance. — Le triomphe inéluctable de la mort, cette immense infortune, doit aussi son origine au comportement inconsidéré d’une femme.
« Le Trépas — Urupfu — existait des le commence ment des choses, mais n’avait encore frappé aucune Créature humaine. Imana, le tenant pour le destructeur implacable de son oeuvre, avait résolu de l’abattre. Il lui ferait bonne guerre, le traquant pendant toute une nuit, armé de son arc et de flèches. En conséquence il prescrivit aux vilains de rester dans leurs huttes hermétiquement closes, afin que le vampire, serré de près, ne trouvât nulle part de refuge.
« Or voici qu’une vieille femme, au petit jour, indocile à la consigne; comptant sur la demi-obscurité pour, la de-rober aux regards des passants, sortit clé sa chaumière et se mit à cultiver son verger, cachée dans le feuillage. Soudain, le monstre; dépisté par l’archer divin, surgit devant elle, la conjurant de lui donner asile. Il lui prométtEtit ‘én retour de la cache; elle et sa descendance. Simple d’esprit, elle n’entendit pas l’astuce. Elle remOnta, sous ses aisselles la peau de vache qui lui servait de jupe et le ‘Trépas s’en-gouffra en son sein. Irriana, désappointé et comme découragé de tant de sottise, renonça à la poursuite de son généreux dessein. Depuis lors tout être conçudans les flancs d’une femme naît marqué du sceau de la Mort – Babyara abantu, ali abo gupfa.»
La malédiction de Gatwa. — D’où provient l’assujettissement des serfs bahutu et des esclaves batwa aux nobles batutsi ? D’un péché commis par les ancêtres de deux races inférieures et d’un acte de fidélité de l’ancêtre mututsi.
Imana, en effet, avait amené à l’existence les frères Gatutsi, Gahutu et Gatwa. Il résolut de les mettre à l’épreuve pour connaître lequel des trois méritait de commander aux autres, Il leur confia un soir à chacun un vase de lait, leur disant que le lendemain il viendrait réclamer sCrî dépôt. Le goinfre Gawa n’y tint pas i il vida. d’un trait ion boisseau. Gahutu s’endormit et laissa choir le sien, posé entre ses genoux. Gatutsi tint bon, et, serviteur fidèle, put présenter à son maître, au matin, son gage intact. Le justicier divin fulmine une malédiction contre Gatwa, Comme ailleurs Noé contre Canaan, et proclama le Semututsi seigneur de ses frères. On devine aisément aux motifs intéressés qui l’ont inspiré de quel milieu émane ce mugani tendancieux.
– Une épreuve d’humanité. — Chose surprenante ! Le Ruandais a parfois l’intuition que les offres les plus alléchantes d’Imana doivent être entendues et interprétées selon les normes de la conscience, de l’honnêteté naturelle, clé la justice pure et simple. Son Imana ne pourrait pas réellement vouloir un acte, même propose par lin, qui répugnerait au sens de, l’humanité. S’il fait une invite de cette sorte ce n’est qu’une feinte, une « tentation » pour, 4prouver la droiture native de Sa Créature; et l’on a le devoir de la décliner.La seconde version de l’épreuve des trois ancêtres éponymes, rappelant en quelque façon le jugement de Salomon, est des plus significatives à cet endroit.
Le Créateur fait comparaître séparément les trois frères à son audience, leur présente un nouveau-né, et leur dit à chacun : « Egorge cet enfant et je te comblerai de biens. » Gatutsi dédaigne le salaire d’une infamie, et se dérobe. Gahutu également Gatwa, bourreau né, tire son glaive et fend en deux le marmot. « Maudit sois-tu ! prononce le Salomon suprême. Tu seras le chien de tes frères. Tu te nourriras des reliefs de leur table. » –
Morale : une cruauté froide à l’égard d’un être innocent et sans défense ravale son auteur au rang de la bête et le met au ban de l’humanité.
L’abîme du Kivu enfer de damnés. — La fosse tectonique où dort aujourd’hui le beau lac Kivu est une tombe qu’Imana a creusée pour y précipiter une population en-tière en châtiment de la surprise, par ruse, d’un de ses secrets.
« Le pays jadis était une plaine herbue, où paissaient » une multitude de vaches. Mais cet immense cheptel était condamné à disparaître par extinction, faute de reproducteur pour le perpétuer. Un pasteur noble, vassal du mwami, s’en alla trouver Imana, et lui exposa la commune détresse. Le Seigneur débonnaire lui promit l’envoi d’un taureau, mais à lui seul, et à condition que cette mesure d’exceptionnelle faveur ne serait révélée à personne. De fait la nuit un taureau miraculeux apparaissait dans le kraal de sa demeure, converti en parc à bestiaux, et les vaches vêlaient normalement.
Les voisins jaloux voulurent pénétrer le secret de cette prospérité extraordinaire, et, désespérant de rien apprendre auprès du mari, ils complotèrent de faire parler son épouse. Pendant un séjour du fidèle vassal à la Cour, l’un d’eux s’insinua dans les faveurs de la maîtresse de céans, et obtint de passer la nuit auprès d’elle.
« Tout d’un coup un remuement se fit entendre dans la parc. L’intrus alerté se précipita à l’huis de la hutte, échappant aux étreintes de l’infidèle, qui prévoyait un malheur, et prétextant une irruption éventuelle du léopard.
Il vit le taureau prodigieux, mais au même moment un craquement retentit, la terre s’ouvrit, et toute la région s’effondra dans un gouffre immense. Les eaux voisines jaillirent en déluge et emplirent l’excavation
« Lorsque le noble vacher regagna ses foyers, comptant retrouver épouse et troupeau, il ne vit, au lieu et place des pâturages verdoyants, qu’une nappe d’eau azurée, où; surnageaient quelques îlots. Il comprit. Lui, du moins, fidèle à son secret, il avait la vie sauve. Le mwami, ému du désastre de son troupeau englouti, lui en rendit l’équivalent »C’est ainsi qu’Imana- châtia les perfides du Kivu, com-me Iahveh Elohirn au lac Asphaltite ceux de Sodome et de Gomorrhe, comme le Dieu des chrétiens ceux de la ville d’Ys sur la côte bretonne.
Les Pardons, Le Salut, Les Rémunérations D’Imana.
Ainsi qu’il résulte de ces fables, les misères de la vie, les fléaux, les Maladies, la mort, de n’est pas Imana qui les a positivement voulus. Il n’est pas un Dieu cananéen, un Baal, un Moloch, altéré de sang. Il est, au contraire, tout humanité et bénignité. S’il est amené à sévir pour punir de malencontreux errements, il incline par nature à l’indulgence et au pardon. Il n’est pas insensible aux supplications des malheureux Au terme de l’épreuve docilement subie, il accorde le, réconfort et la récompense. Les traits suivants éclairent cet aspect d’Imana pitoyable.
Le secours d’en–haut octroyé aux bannis de la terre le message du mutabazi. — Lorsque Kigwa, son frère et sa soeur, eurent chuté au Mubari, en expiation du péché de leur mère, ils s’y retrouvèrent nus et dépourvus de tout, comme Robinson Crusoé dans son île.
Après dix jours de souffrances, au rapport du P. Lou-pies, malades, exténués par la faim et le froid, pensant mourir, ils s’adressèrent a leur père céleste : « Imana du Ruanda, prièrent-ils, ayez pitié de nous. Pardonnez-nous » Alors un crépitement de foudre déchira la nue, l’éclair mit le leu aux herbes séches. Vesta était découvert : on l’entretint soigneusement. Peu de jours après le firmament s’entre-ouvrit et laissa pleuvoir des graines, haricots, pois, sorgho, et un fruit, la banane. Encore quelques jours, et tombèrent encore d’en haut une masse de ter, une serpe, une houe. « C’est Imana qui nous envoie tout cela, » dirent les exilés et ils se mirent bravement à la culture.
Déjà dans la contrée végétaient trois familles bahutu : les Basinga, les Bazigaba, outre les Batwa dans la forêt. « Tous ces hommes venaient du ciel, d’où leurs ancêtres avaient été chassés autrefois pour une grande faute. Ils n’avaient pas demandé pardon, et Imana les avait laissés jusqu’alors dans le plus misérable état. » Les nouveaux venus les firent participer à leur abondance.
Enfin, Imana, saisi par les colons du problème de leur avenir et de la perpétuation de leur race, poussa l’indulgence jusqu’à leur dépêcher sur les ailes du ton-nerre un ange Raphaël — on dit ici un mutabazi, — qui leur dit : « Ne Craignez pas. C’est Imana qui m’envoie vers vous. Je serai votre médiateur. Si ce que vous demanderez est bon, Imana vous l’accordera. » Et c’est ainsi qu’ils purent entrer en communication avec leur mère désolée, Nyirakigwa, restée au pays d’en haut, recevoir bélier, bouc, taureau, et leurs soeurs, descendus sur la nuée, et entendre le messager d’Imana proclamer une dispense d’inceste : « Frère et soeur, multipliez-vous, mâle et femelle, multipliez-vous Kigwa et sa soeur, unissez-vous, multi-pliez-vous. »
Ainsi partit au pays d’en bas, sous la conduite des Batutsi, l’humanité réparée, par une grâce d’Imana, riche en miséricorde, accessible à la pitié, qui remet aux enfants la coulpe de leurs parents, mais les tient pour solvable de leur dette en vertu de la ‘solidarité familiale.
Le mutabazi c’est l’aumône d’Imana à la grande misère de ses fils Confiants. Des hommes méchants le clouèrent à un arbre avec des tiges de fer. Mais Imana sécha ses plaies et, le rappela à la vie. Il lui expédia l’orage, qui l’enleva au firmament. « Quand les malheurs fondent sur le Ruanda, écrit encore le P. Loupias, son esprit vient habiter dans le corps d’un des fils du mwami qui devient par là mutabazi et le pays est délivré. Ainsi Gihana, Kibogo.
L’héroique obéissance à Imana récompensée. Imana s’il punit le délit, s’il remet la faute, sait pareillement connaître la vertu, celle surtout qui confine à l’héroïsme. Témoin le trait édifiant que rapporte le P.. Hurel sous le titre : « Jeunes filles allant se faire créer des dents » . Abakobwa bajya kwihangisha amenyo .
« Il y avait, une fois, une orpheline de mère, que sa marâtre traitait en recluse et en Cendrillon. Elle réussit un jour à s’évader de se geôle. Elle se rendit droit aux parvis d’Imana, et le pria de lui fabriquer une belle denture blanche, semblable à celles dont il avait gratifié trois de ses petites amies. Imana, bon prince, accéda à ses vœux, mais il lui imposa en retour la pénitence de ne jamais plus sourire, afin de ne tirer aucune vaine gloire de cette dou-ble rangée de quenottes ivoire; qui auraient si joliment éclairé son noir visage. L’engagement fut pris. Là vaillante’ enfant résista aux objurgations de son père, aux Mauvais traitements de sa marâtre, aux tendres sollicitations de son époux, quand elle fut mariée, surtout au désespoir ctp ses enfants. Deux babys se laissèrent mourir de chagrin, parce que leur mère avait refusé obstinément de leur sou, rire. Et voilà qu’un troisième se condamnait Pour le même motif au même sort. A bout de courage, la jeune femme aux fatales incisives implora la pitié’ de son trop cruel bienfaiteur en des accents poignants « Eh ! quoi? suppliait-elle, Mana du Ruanda ! Moi qui ne t’ai jamais dé obéi, tu ne me sauveras donc pas ce dernier Petit ? Mbese ! Mana y’i Rwanda! ko ntaguhemukiye? ntumpemburire akangaka ? Imana touché et vaincu :« Viens ici, lui dit-il. Regarde tes enfants. Les voilà. Je leur à rendu la vie. Souris-leur maintenant. Va, Souris â tert Mari. Souris à tous. Ta marâtre flambera avec sa ehaurnière. Ses biens je te les donne. » Sitôt dit Sitôt fait. Puis, se tournant vers la fille d’obéissance et son fidèle époux : « Enfantez, multipliez-vous, » proclama-t-il Mubyare, muheke. Et il disparut ».
Le Problème Du Mal, Solution Optimisme, Soumission Passive A Imana ; Atonie Finale.
D’où vient donc le mal, si l’Auteur de toute chose, Imana du Ruanda, indulgent et paterne, a plus de joie à consoler qu’à affliger, à récompenser qu’à punir ? Pourquoi souffre-t-il que ses créatures soient sujettes à tant de misères, de contrariétés, de deuils, et que finalement elles succombent aux coups implacables du Trépas ? Le Rouandais se pose cette redoutable question. La solution générale qu’il lui donne n’a rien de dialectique. Ce n’est ni le pessimisme, ni le dualisme, ni le déterminisme. Ce serait plutôt un optimisme de bon aloi, non raisonné, et d’ailleurs mitigé. Imana ne veut certainement pas le mal de sa créature , mais il laisse le champ libre à la nature, aux bazimu, aux hostilités occultes ; il ne s’interdit pas, au surplus, de châtier lui-même la félonie ou l’impiété.
On a vu que pour certaines écoles de Batutsi les maux inséparables de la condition humaine, la mort notamment sont imputables à un péché d’origine, dont la postérité de ses auteurs subit les conséquences. Mais il faut reconnaître que ces mythes, apparentés dans leur tonalité générale aux récits de la Genèse, ne sont pas populaires. Ils n’ont pas un caractère d’enseignement traditionnel. La plupart des gens les ignorent. On dirait des mythes platoniciens, issus de cercles de rêveurs, peut-être importés de loin.
Pour les gens du commun la loi inéluctable de la mort, loi de nature, se confond avec la volonté d’Imana, sans plus. Les proverbes sont formels sur ce point. En voici quelques-uns.
Celui qui façonne le vase est celui qui le brise : Iyakaremye niyo ikamena,
Nul ne tombe au pouvoir du Trépas s’il ne lui est livré par Imana : Ntawe upfa adatanzwe n’Imana
Le maître de l’heure n’est jamais vaincu :Nyamusi ntitsindwa.
Il nous enlève en ravisseur : Nyamusi yamwibye
A l’appel d’Imana il faut marcher coûte que coûte : Tugomba kwitaba iyo Imana iduhamagaye.
Au reste, une mort naturelle arrivant à son heure ne met pas en question la bonté d’Imana. Il- n’en est pas de même pour une mort brusquée ou prématurée, comme on le verra plus loin.
Quant à la diversité des conditions sociales, à l’inégale répartition des biens et des maux, aux infirmités de naissance, aux accidents de conformation, c’est bien Imana qui en garde la responsabilité, lui qui distribue ses faveurs à qui bon lui semble, et qui dans son oeuvre de création quotidienne a des distractions et des défaillances d’artiste. Si l’enfant qu’il a modelé dans le sein de sa mère, naît contrefait, malingre, médiocrement doué, on dira que « le Créateur l’a manqué » Yaremwe na Ruremankwashi que « le travail d’Imana sent la fatigue » Imana yakuremye inaniwe. Reportant son regard sur sa triste condi-tion, le pauvre gueux constate simplement « Insane ne m’a pas fait comme les autres », Imana ntiyandemye nk’ abandi, tandis qu’aux riches il dira sans haine : « Vous, vous êtes faits de main d’ouvrier ». — Nimwe gusa mwaremwe n’Imana.
Outre ces disgrâces de la nature, il y a les adversités communes : ruines, maladies, deuils, mécomptes, insuccès, morts prématurées, accidents. Ces contrariétés sont tenues parfois pour un châtiment d’Imana offensé, un retour vengeur de la fortune, un verdict de l’équité naturelle. Le plus communément, ils sont attribués soit à la colère des trépassés, soit aux artifices des vivants, les premiers ré-Veillent par mille tracasseries l’attention de ceux qui les négligent, ou ils leur causent des maux par pure méchanceté, les seconds mettent en batterie; pour mûre leurs antagonistes ‘maléfices, sortilèges, philtres. Contre les uns et les autres il y a recours à ces ‘médecins spirituels que sont les bapfumu, ministres entame, qui diagnostiquent le mal et le guérissent grâce aux lumières communiquées d’en-haut. Car, « c’est Imana qui agit, qui éclaire : les bapfumu ne sont en cela que ses instruments.
Haragura Imana, hakiza Imana : aliko abapfumu bakayifasha. Rien de tout cela n’est de nature à faire douter de la bonté foncière d’Imana.
Lorsque la sagesse des devins s’est trouvée en défaut, quand leur panacée s’est avérée inopérante, alors le pa-tient ou ses ayants droit, loin de maudire Imana, déclarent au contraire qu’il n’y a Plus de salut qu’en lui. Peut-être lui a-t-on manqué ? Peut-être venge-t-il quelque offense involontaire et ignorée ? Il ne reste plus qu’à s’en remettre à sa discrétion. « Nous avons tout tenté, dit-on, il n’y a plus d’espoir qu’en Imana lui-même ». — Twagize byose biratunanira, hasigaye ah’Imana. On a l’importune de supplications ». Ugowe, agora Imana. On répète indéfi-niment : « Imana du Ruanda, Miséricordieux, ô toi, le Miséricordieux! Viens à mon aide. Je suis mort. Je n’ai plus que toi. » — Mana y’i Rwanda, we Ayibambe, ayibambe, we Ndapfuye. Ni wowe mfite. Et l’on continue : « Ai-je donc tué un fils à Imana pour qu’il se venge ainsi sur moi ? » Mbese ! hali umwana w’Imana nishe ?
Le mal est implacable. La douleur ne cède pas. La catastrophe approche. Alors, si la situation est vraiment désespérée c’est qu’Imana se détourne et s’éloigne. Au lieu de la bénédiction — umugisha, que l’on escomptait’, c’est la malédiction — kuvuma. On le constate : on l’a-voue. « Je suis un maudit parmi les hommes. – Ndi ruvumwamu bantu, « Imana m’a maudit. » — Imana yaramvumye. On ne proteste pas. On ne se révolte pas. On n’attend plus rien, sinon la mort qui délivre. Au delà c’est une autre existence sans lien de finalité avec la précédente. Rien ni personne n’interdit d’en précipiter l’échéance. Si la chaîne est trop lourde, on a le droit de s’y soustraire soi-même par le suicide ou d’en délivrer. le Patient Par un meurtre. Un parent obligeant, parfois un fils ou une fille,met fin à ses souffrances en lui tordant littéralement le, cou. La conscience d’un fidèle d’Imana ne lui fera aucun’ grief, soit de sortir spontanément de la vie, soit -d’aider un proche, un ami, à déposer un fardeau écrasant. Sa con-dition dans l’autre vie n’en sera aucunement affectée ni en bien ni en mal.
Ainsi Imana cesse d’être une consolation et une espérance juste au moment où consolation et espérance se-raient les plus opportunes. Un acte de résignation volontaire serait vain et stérile La sagesse consiste à sortir de la vie dans l’atonie, sans réaction d’aucune sorte, comme être sans raison, sans y penser.
La Religion De Mana Du Ruanda : Culte Intérieur ; Piété Individuelle
Mais si la foi n’appréhende aucun bien supérieur et impérissable dans l’autre monde, l’espoir en Dieu garde néanmoins sa raison d’être. Seulement son objet reste cantonné dans les limites de la vie présente. La perspective d’une félicité éternelle sanctionnant les mérites acquis dans la vie Présente à renversé aux yeux des chrétiens l’échelle des valeurs. Pour le païen la vie présente ne saurait être sacrifiée à la vie future, puisqu’elle n’en est pas la préparation : elle a sa. fin en soi. Mais Dieu seul a le pouvoir de la. rendre heureuse. Telle est la conception du Ruandais. Elle conditionne la religion envers Imana. Mana du Ruanda sera donc l’objet d’un culte, mais de quel genre de culte ? c’est ce qu’il faut préciser.
Il y a incontestablement un culte intérieur,’ spirituel et individuel d’Imana. On a déjà vu que Mana du Ruanda est non seulement sur les lèvres, mais dans le coeur du croyant. Le païen du Ruanda, comme celui de tous lew temps et de tous les lieux, est pénétré du sentiment de la présence immédiate et universelle de la divinité. Il est intimement persuadé que rien n’arrive dans le monde sans son ordre ou sa permission, que ion propre- bonheur terrestre, présent et à venir, est entièrement entre ses mains. Il se constituera en conséquence son client et feudataire, son fils adoptif et protégé. S’il ne pense pas sans cesse actuellement à son Seigneur suprême, du moins il ne le considère jamais comme quantité négligeable, soit pour l’éliminer de sa vie, soit pour l’insulter ou le nier. Quand le besoin s’en fait sentir, quand l’occasion s’en présente, il prie, et sa prière est, comme la nôtre, ado-ration, action de grâce, réparation, oblation.
Il ne faut pas s’attendre à rencontrer ici des formules consacrées, des psaumes, des hymnes de louange, comme on en trouve en Egypte et en Chaldée, tout au Ruanda est à l’état d’ébauche, d’humble commencement, de rudiments courts de souffle ; le dévot d’Imana ne prolonge pas sa prière au delà d’une invocation, d’une exclamation, d’une oraison jaculatoire, comme on dit en spiritualité. Il n’en sait pas plus long en cette matière, et encore moins, que l’humble mère de Villon, le poète des truands.
Il ne faut pas s’attendre non plus à ce qu’il demande à Imana la grâce de la perfection intérieure. Il ne peut évidement requérir de lui que les biens dont il a idée, et qu’il postule également de ses saints protecteurs, les ancêtres quasi béatifiés de sa maison, savoir : le pain quotidien, une vie longue et pacifique, la protection bienveillante de ses chefs, une nombreuse postérité, le salut et l’affranchissement du pouvoir de ses ennemis, intemporels et temporels, bazimu et ensorceleurs, bref le bonheur tel qu’il l’entend. Aux heures lourdes de la vie, quand il se sent poursuivi par l’infortune, il en vient à demander pardon de fautes connues ou inconnues, et il fait un acte d’abandon total à la miséricorde de son père et seigneur, qui règne sur la terre et dans les cieux. En sorte qu’il n’est pas une des incises de l’Oraison dominicale, si haute que soit leur inspiration, qui, prononcée par lui, répugne à aucune de ses conceptions et ne puisse recevoir de lui un sens acceptable.
Comme témoignage de l’authenticité de ‘tels sentiments il faudrait reproduire ici les invocations précédemment rapportées : le lecteur s’y référera. Une source des plus sûres est la collection des noms théophores que le père donne à ses enfants : ces vocables sonnent comme une devise et une consigne. On s’appellera : Nsengimana « J’adore Imana », Ndayisenga « Je l’adore », Ndamutsimana « Je salue Imana », Nsabiyumva « Je prie quelqu’un qui m’exauce », Ndayisabye — « Je le prie », Ndayisaba « Je l’implore », Yankundiye « Il s’est complu en moi ».
A cette série, dont on composerait une litanie et des stances, il faut ajouter celle des locutions usuelles qui émaillent à tout propos les conversations, telles que :
Twagira Imana! Qu’Imana soit avec nous !
Hasigaye ah’Imana. C’est affaire à Imana de me sauver.
Mana y`i rwanda ! We ! Mana du Ruanda! à mon secours !
Mana y’i Rwanda ! ndapfuye, ni wowe mfite. Mana du Ruanda ! je suis mort ; je n’ai plus que toi.
Untabare, Mana y’i Rwanda! Aide moi, Imana du Ruanda !
Ndaboshywe, umbohore ! Je suis lié, délie-moi !
Mana y’i Rwanda we ! ndawushobora se ?Hélas ! Mana du Ruanda ! Pourrai-je porter ce fardeau ?
Imana yampaye. lmana m’a exaucé !
Iyitampa sinali gukira. S’il ne m’avait pas secouru je n’aurais pas été sauf.
Nakijijwe n’Imana, sinzasubira. Imana m’a sauvé cette fois ; on ne m’y reprendra plus.
Mana y’i Rwanda we ! Ayibambe we ! mufashe ! mukize ! Mana du Ruanda ! aie pitié ! Aide-le ! sauve-le !
Quoique ces souhaits et apostrophes relèvent incontestablement du langage religieux, nous dirions chrétien, il ne faut évidemment pas s’en exagérer la portée relati-ve. Ils sont l’équivalent de nos « A Dieu ne plaise 1 Dieu m’en préserve! Dieu merci ! Grâce à Dieu 1 Pitié, Sei-gneur ! Dieu vous ramène ! Dieu vous garde ! Si Dieu me
prête vie, etc… » Leur vertu dépend de l’accent avec le-quel on les profère. A ne considérer que leur valeur intrinsèque, ils impliquent néanmoins foi et confiance en Dieu. Dans certaines circonstances, ils revêtent leur signification plénière, par exemple, sur les lèvres d’une mère devant son enfant expirant, dans le cas d’une misère sans remède, quand on n’attend plus le salut que d’une intervention miraculeuse d’Imana. Les mythes du folklore nous ont déjà fourni des spécimens de ces adjurations émouvantes, telle la supplication de Kigwa abandonné au Mubari : « Mana du Ruanda I Aie pitié de nous ! Fais descendre sur nous ton pardon ! », celle de la mère aux dents postiches à qui tout sourire est interdit : « Ah! Ma-na du Ruanda! puisque je ne t’ai pas désobéi, pourquoi faire périr mon enfant ? »
Ces cris de l’âme, qui jaillissent spontanément des entrailles de la vie, qui voudrait leur dénier le caractère d’actes de piété individuelle, d’autant plus valables qu’ils sont plus exempts de tout formalisme ?
L’Absence Du Culte Collectif Et Extérieur: Sa Signification.
Cet Imana, objet de foi, d’espérance, d’amour, n’a point d’autel, ni de temples, ni de sacrifices, ni d’emblèmes, ni de fêtes périodiques, ni de liturgie, ni de sacerdoce proprement dit. Encore que les mythes le représentent sous les traits, tantôt d’un Père Eternel, tantôt d’un Père Noël, voire d’un Père Fouet- tard, jamais un artiste ne s’est enhardi à « tailler son ima- ge » dans le bois ou la pierre. Ni les fétiches et les téraphim ne sont ses symboles, ni le sang des prisonniers égorgés en face de l’ennemi ou celui des batabazi, sauveurs du peuple, n’est versé en reconnaissance de son souverain domaine, ni les mana, dont les aruspices inspectent les entrailles pour y lire ses secrets, ne sont abattus en son honneur, ni les viandes, aliments, bois sons, prodigués aux bazimu, ne lui sont offerts. « Le muzmu a son sanctuaire, écrit en kinyarwanda un prêtre rouandais, M. l’abbé Balthazar Gafuku ; Ryangombé a son pot de pombé ; seul lmana, l’Auteur de la vie, Celui à qui on doit tout, le Roi du ciel et de la terre, n’a dans la demeure des Banyarwanda aucun endroit à lui. »
Toutefois il convient de souligner, comme une exception, ne portant, parait-il, que sur deux ou trois cas dû-ment observés, le fait relaté par le P. Arnoux dans les termes suivants : « Au 1VIuléra, les indigènes païens ai-ment à se réunir presque chaque soir au fond de la hutte près d’uruhimbi ; et là ils adressent au Créateur des prières circonstanciées, qui sont la preuve d’un véritable abandon filial d’Imana. »
On relèverait également certains usages généralisés, tels que « l’eau d’Imana », laissée par la ménagère le soir dans l’hydrie à l’intention du potier nocturne. Le plus notable de tous est l’institution d’une sorte de repos dominical tous les cinq jours. Dans certaines provinces cette férie est chômée. Ce n’est cependant pas la pensée d’Imana qui est spécialement évoquée en cette circonstance, mais te souvenir de l’un de ses envoyés, le mutabazi Kibogo.
L’exception confirme ici la règle : Imana n’est honoré d’aucun culte extérieur et ordinaire, soit officiel à la Cour, soit privé dans le clan et dans la famille. Pour quel-le raison ? Est-ce parce que le culte extérieur, tel qu’il est pratiqué au Ruanda, a spécialement pour fin l’apaisement et le service d’êtres irascibles et vindicatifs, les mânes, alors qu’Imana ne connaît ni colère, ni vengeance ? Mais, alors même qu’il n’y aurait aucune rigueur divine à fléchir, il resterait que, la divinité étant détentrice de tout ce qui cause le bonheur des hommes, il y aurait avantage à lui en demander la plus large dispensation par un ser-vice public d’hommages et de voeux. L’explication adéquate de cette singulière abstention réside, nous semble dans l’idée que l’indigène se fait du pacte d’alliance qui le lie à son dieu, ce pacte impliquant une adoption filiale sans charge spéciale de la part de l’adopté, sinon Son oblation totale personnelle.
Imana, en effet, est conçu comme un mwami, un seigneur, opulent et magnifique. Opulent, « il est au-dessus de tout besoin » — n’umutesi « il n’y a aucune nécessité pour lui d’employer les dix doigts de ses mains » n’umudabagizi il n’est pas dans la condition précaire du muzimu, qu’il faut quotidiennement assister, de peur qu’il ne dépérisse et ne se plaigne, lui présenter mets et bois-sons serait le rabaisser au rang d’une simple créature. Magnifique, il donne de son trop-plein sans jamais s’épuiser ni s’appauvrir, et partant ne réclame en retour rien de matériel et de palpable. Les dictons sont formels à ce su-jet. « Si Imana cède quelque cadeau ce n’est pas pour en percevoir le prix. » — Imana iraguba, ntimugura. Il ne s’achète pas. » Ntigulirwa. Quand un shebuja gratifie un mugaragu d’une vache ou d’un troupeau prend-il rien en échange ? Il se contente d’un geste symbolique, d’une touffe d’herbe déposée à ses pieds. D’où la formule : Nimudukurire ubwatsi « Cueillez de l’herbe pour nous », invite à un hommage collectif de reconnaissance, que le bénéficiaire adresse à ses amis. En revanche, le seigneur fait entrer l’obligé dans sa suite, l’attache à son service, le traite comme « son homme »; et celui-ci se voue à lui corps et biens.
C’est sous une telle forme que le Munyarwanda conçoit ses relations religieuses avec Imana du Ruanda, son seigneur, son Nyagasani. Il se tient pour un membre de sa famille, et se doit de se montrer soumis, loyal, dévoué. « C’est folie, dit un adage, de s’insurger contre Imana ». — Nta wagomera Imana. Et encore : a Celui qui résiste à Imana ne vivra pas longtemps ». — Nta wanga Imana uramba. Attachement de principe, strictement requis, mais en soi suffisant.
A n’en pas douter, de telles dispositions s’accomoderaient excellemment d’une prière vespérale de famille, sur le type de celle du Muléra, et encore de manifesta-tions périodiques de clan et de nation, d’autant que les obligations féodales impliquent un service régulier du vassal à la cour de son seigneur. Mais l’absence de ces démonstrations extérieures, n’est pas un signe de désaf-fection ni même de négligence consciente et coupable.
D’autant qu’en prenant soin fidèlement des mânes de ses ancêtres, le Rouandien pense honorer Imana, dont ils sont les sujets et les amis.
Si le mwami, ce pontife, ce suppôt d’Imana, avait ou-vert des temples au Dieu du Ruanda, les régnicoles n’au-raient pas failli à s’y rendre en foule lors, des fêtes et an-niversaires, comme, ils font aujourd’hui dans les temples chrétiens. Le MWEllni nomade, instable, pasteur à peine fixé au sol, n’a pas songé à une telle institution ou ne l’a pas crue opportune. On n’est pas plus royaliste — ou dé-vot — que le roi. Au reste, l’Hébreu des premiers temps, le Grec de l’ancienne Hellade, lorsqu’il avait pris part aux solennités collectives autour de l’arche, ou dans le temple de la cité, ne se sentait-il pas quitte envers la divinité nationale ou poliade ? Pensait-il à instituer une liturgie en son honneur dans sa demeure privée ? Son ab stention en cela pouvait-elle être taxée d’indifférence re-ligieuse ? Ainsi le Munyarwanda reste le religieux cil-mana, même s’il ne réunit pas le soir sa maisonnée dans le ruhimbi pour une prière commune.
Le Caractère De Mana Du Ruanda Comparé A Celui De Jahvé Elohim Des Hébreux.
Qu’est-il en définitive ce mystérieux Imana ? Quel est le trait distinctif de sa nature ? Quel est: l’attri- but premier qui le définit et qui lui vaut son ap- pellation usuelle ? Il n’est pas le Destin aveugle, le Fatum des Ro- mains, ni la Fortune, dont la roue tourne d’elle-même et par caprice, ni la Nécessité inexorable, ni quelque Grand- Tout, loi du monde, indifférente aux phénomènes qu’elle régit, ni un Dieu d’Aristote, moteur immobile, aspiration de tous les êtres contingents. Non, c’est un personnage quasi historique, concret, presque visible et tangible, de, la nature du muzimu et du caractère d’un mwarni. Il. n’est guère conçu que par rapport. à l’homme et du point devue de son gouvernement au Ruanda. Jouissant par dé-finition d’un bonheur inaltérable, il ne tend qu’à com-muniquer à ses fidèles joie, paix, prospérité — ubuhoro n’umugisha. Sa Toute-Puissance, il n’en use que pour ren-dre efficace son mot d’ordre « Croissez et multipliez-vous » , sa science il ne la possède que pour révéler à ses sujets les maux qui les frappent ou les menacent ; son Ubiquité consiste pour lui à se rendre attentif à tous ceux qui l’invoquent , sa Richesse, c’est une corne d’abon-dance, qui sans cesse déborde et s’épanche ; sa Magnani-, mité est toute pardon et pitié. Imana ne veut surprendre autour de lui que des sourires, accordés à son aménité. En bref, s’il est un mot qui le définisse dans son comporte-ment à l’égard des hommes, c’est celui, non de chance en général, mais de Bonne Chance et d’Heureux Destin, Causa laetitiae.
Seulement, par là-même qu’il est « joie de vivre », son action est censée s’interrompre au seuil de la tombe et surtout, au delà, dans cette zone où tout paraît morne et éteint. Il est bien qualifié de « roi des ombres » umwami w’imizimu, c’est logique puisqu’il est l’auteur de tout, et même il veut que les vivants assistent les morts de leur famille. Mais, lui, il ne se plaît qu’avec les vivants ; il ne fait rien pour les trépassés, le Rouandien, ain-si qu’il a été dit, n’ayant aucun soupçon des rétributions de la vie future.
Par certains de ces traits, le Mana du Ruanda rejoint le plus ancien Iahveh Elohim, l’archaïque El Chaddaï , « Dieu des mamelles », des patriarches Comme lui il bâtit un firmament, voûte du monde, sa résidence préférée, et produit toute espèce d’animaux, « le frère et la soeur » comme lui, il est potier et façonne avec de la glaise, ani-mée d’un fluide de sa bouche, des figures humaines, peu près comme lui, il a installé les premiers couples dans un paradis, non en bas mais en haut, vivant dans un commerce familier avec eux, et en a banni leur descendance pour une faute originelle, punissant les parents en leurs rejetons ; dans un même dessein de bonté paternelle, il aurait voulu exterminer le Trépas, ou en ressusciter les victimes, comme lui, il noie dans un déluge des coupables et leurs complices, comme lui, il élit un peuple, exige de lui une allégeance exclusive, sans se mettre en Peine si les nations voisines prodiguent leurs hommages à une autre dénomination divine comme lui, riche en miséricorde, il prend en pitié les forçats de la vie et se-court ceux qui l’implorent, leur envoyant prophètes ou rédempteurs, comme lui, ce n’est point par les trépassés, mais par les vivants, qu’il est loué et servi .
Ce qui le tient néanmoins très éloigné de lui c’est que sa faveur se prodigue aux heureux et aux grands, non aux justes et aux petits, ses disgrâces aux malchanceux, même innocents, plutôt qu’aux criminels véritables. Les fautes qu’il châtie le plus durement sont en soi vénielles, tandis qu’il laisse impunies les plus grièves. Les grandes catastrophes qui ont affligé l’humanité : fin .de l’âge d’or, triomphe du Trépas, inégalité des conditions, calamités et désastres, ne sanctionnent dans son geste que des inadvertances, tout au plus des péchés de fragilité, non des endurcissements de coeur, à la différence du verdict de l’Eden, de la confusion des langues à la Tour de Babel, du Déluge, de l’embrasement de Sodome et de Gomorrhe. Dans la vie pratique, le vol, le brigandage, l’adultère, voire le meurtre, cessent d’être des scélerates-ses dès là qu’ils échappent à la vindicte des lois humaines. Imana les a couverts du manteau de son indulgence. Le péché, sauf celui qui dresse le révolté contre son seig-neur, ainsi qu’il a été dit, se réduit à peu près à I’« insuccès » Imana, comme la Fortune, « aide les audacieux -». Par son amoralité relative, Imana se situe aux antipodes du Dieu des patriarches. L’analyse du nom qu’il porte met en pleine lumière cette déficience constitutionnelle.
Le Nom Divin De Mana. les Imana. Le Mana Mélanisien
Les gens du Ruanda et de l’Urundi appellent habituellement leur Dieu Imana. Chez leurs voisins l’Etre suprême reçoit une autre appellation : Nyamusi— Le Maître du terme – au Bunyabungo, Ruhanga au Bunyoro, Nyamuhanga au lac Victoria – Nyanza, – du verbe guhanga, « produire », – Katonda dans l’Uganda, Léza au Tanganyika, Likubé chez les Banyamwézi. Ici c’est Mana qui a prévalu, réduisant les autres vocables en usage : Rulema, Ruhanga, à la condition de titres ou qualificatifs. Pourquoi le choix de ce terme ? Quelle en est la signification propre ?
Pour en préciser le sens on né saurait mieux faire que de passer en revue les objets auxquels on le prête couramment par communication et de relever de la sorte ses diverses acceptions. Car Mana est devenu un nom commun, d’un emploi assez étendu, s’appliquant à toute une catégorie d’objets, animés et inanimés, qui sont censés rayonner une influence surnaturelle.
Imana l’ancêtre défunt, fondateur du clan, héros éponyme, notamment au Bugoyi, chez les Banyungu, les Banyoni, les Bumbari, dont les mânes sont honorés d’un culte collectif. Imana les deux poteaux qu’il avait plantés à l’huis de la palissade, entourant sa demeure, et qui sont devenus par la suite de grands arbres, un sycomore et une érythrine corail. La cabane et sa clôture ont pu disparaître ; les imana demeurent ! leur ombre légère protège la tombe de l’aïeul et leurs racines plongent dans ses cendres, y puisant une participation à sa survie, à sa dignité, à sa puissance. C’est à leur pied qu’on célèbre son anniversaire par des festins, des sacrifices et des danses, l’interekerano. On raconte que ces arbres animés se métamorphosent en taureaux, types de sa force génératrice, et qu’ils descendent la nuit dans le ravin pour s’abreuver à la source commune du clan.
Imana les anciens bahinza, rois mages, faiseurs de pluie et bénisseurs des cultures, et a fortiori imana le mwami du Ruanda, vivant ou mort, image terrestre de_ Dieu. Imana les arbres de ses anciennes résidences : ibigabiro et surtout les boqueteaux des nécropoles royales les abattre serait sacrilège. Eux aussi, ils s’animent la nuit’ tel le sycomore fétiche de Rusagara au Bwanamukali, reste d’une villégiature de Mutara Rwogéra ; mué en taureau, ce « taureau » du Ruanda qu’est le mwami, il descend au ruisseau de la Migina, au pied de la butte, pour s’y désaltérer. Le mwami régnant s’identifie à ce point avec le Mana du Ruanda que « l’avoir pour soi » twagira umwami, c’est la même chose qu’« avoir Imana avec soi » twagina !mana. Une expression s’emploie pour l’autre.
Imana le taureau étalon d’un troupeau de vaches, principe de sa croissance. Le propriétaire, montrant dit doigt son reproducteur, dira de lui : « Voilà l’imana de mon cheptel ». Ng’iyi imana y’ubushyo bwanjye.
Imana le mouton – Nyabuhoro, – emblème de paix » divine, imana la victime, quelle qu’elle soit, dont . l’aruspice fouille les entrailles ; imana le poussin, dont les viscères révèlent les secrets de l’avenir, connus du seul Imana : ce sont tous des amanama, « choses d’Imana ».
Kamana, « petit imana », l’amulette, bouclier contre le sortilège, imana surtout l’ishyira, le nodule dé graisse blanche, trouvé bien en place sur un repli du mésentère par le sacrificateur : « le mana blanc » imana yeze. – L’aruspice approche ses lèvres de l’oreille du taureau qu’il va égorger. Il supplie : « Tu es un imana de vache, lui dit-il. Sois imana ! » imana y’inka. Ube imana –
Cet ishyira blanc, présage anxieusement attendu, porta en relief le seing d’Imana. C’est l’hiéroglyphe sacré, lisible aux seuls initiés, qui révèle que le sort sera propice et heureux. L’offrant l’enfermera religieusement ‘ dans un écrin de calebasse ou de ficus ; il le portera suspendu, en médaillon à son cou, il le déposera .soigneusement sur une crédence de son appartement privé. C’est le _portebonheur parfait. Lorsque l’ishyira du taureau a dit oui – imana irese, – quand la bête fatidique, dépecée, rôtie à l’air libre, a été consommée en un repas de communion, « à cet endroit même, écrit ‘le P. Arnoux, on plante un sycomore, qui restera pour toutes les générations à ,venir un irnana, auquel personne n’osera toucher ».
Imana les téraphim de clan, Mibungo, la corne magique des Bashobyo à Nyundo imana Kalinga, enseigne du pouvoir royal à la Cour, imana la massue de fer, Nyarushara, que le mwami place sous son traversin la nuit Imana le taurillon et le bélier, qui tirent du tombeau le roi et sa mère à la cérémonie de l’expiation et les ramènent à la lumière, comme il sera conté plus loin.
Imana, aux environs de Tabora dans l’Unyamwézi, la ‘victime animale, offerte en sacrifice aux mânes : on rappelle aussi Ryangombé. Une enquête en Afrique Orientale révèlerait sans doute une aire de diffusion, jusqu’ici insoupçonnée, du terme mana.
Imana même, en Urundi-Ruanda, l’européen, grand personnage, bienfaisant autant que riche, prêtre, médecin, administrateur, qui gratifie, guérit; libère.
Imana mbi, « mana méchant », c’est-à-dire hostile et contraire, l’objet de mauvais augure, le funeste présage, le porte-malheur, et, comme on dit familièrement chez nous, le guignon, la déveine. Cependant cette acception répugne à beaucoup, mana est pris normalement en bonne part, et quand on veut signifier qu’on a été poursuivi par la malchance, on dit plutôt que « l’on a pas eu Mana pour soi » Nta Mana afite. — Car, normalement, avoir Imana kugira buena — et avoir du bonheur — kugira ihirwe, — c’est une seule et même chose.
Ainsi, comme on le voit, l’idée qui s’attache à ce terme de mana est celle d’une force souveraine, irrésistible, mystérieuse et fortuite, qui se dépense et se pr6digue en bénédictidn, paix, défense, fécondité; délivrance, en faveur de ceux qui la captent et se l’approprient.Il paraîtrait donc qu’on a choisi entre autre titre celui de Mana pour désigner habituellement l’Etre ineffable au Ruanda-Urundi, parce qu’il exprimait au mieux et par excellence l’idée particulière que l’on se faisait de Ce Patron, Roi, Patriarche, sous l’égide -et les auspices duquel le pays s’est placé : Mana y`i Rwanda, Mana y’i Burundi.
Or ce nom de Mana,qui a connu sur ces hautes terresdes Grands Lacs une si étonnanté fortune, n’est pas – un mot de la langue. Il est prononcé, comme un vocable du pays, à l’autre extrémité de l’océan Indien, en Papouasie.Làcomme ici, il désigne le « Grand Dieu », L’Ancien desjours », le « Père universel », l’All Fhather, figure dominatrice avec laquelle l’ethnologie et l’histoire des religions sont depuis longtemps familiarisées. Le Mana des Papous fut révélé aux milieux savants d’Europe par l’ouvrage célèbre du Revérerid Codrington : The Melanesians, paruen 1891.Ce ministre missionnaire le définissait « une force diffuse en maint objet divin, absolument distincte de Wu, te force matérielle, et toujours conçue sous une forme concrète et personnelle ». Oui ne reconnaîtrait dans cette brè-ve description nos imana, notre Mana du Ruanda ? La parente logique est manifeste. Est-ce un lien génétique? Le progrès des recherches résoude peut-être un jour cettepassionnante question, qui se relie directement au problè-me plus général de la migration des penples et du chemi-nement des idées à travers le monde habité.
Valeur Religieuse Et Role Social De L’Imanisme
En conclusion, l’Imanisme, doctrine et culte, représente au sein du paganisme rouandien ce qu’on pourrait appeler la haute religion par opposition aux basses superstitions, qui feront l’objet des chapitres suivants. Il met en bonne lumière la toute-puissance, la sagesse, l’assistance et la grâce continue deDieu. Il suscite des sentiments de piété sincèrement hu-maine : révérence, abandon, demande, se traduisant en formules qui rachètent leur briéveté par leur spontanéitéet leur fréquence. Il imprègne le langage courant, cer-tains usages de la vie privée et publique, la poésie, ‘le folklore et l’histoire. Ilfortifie le sentiment de l’uniténationale et rehausse le prestige de l’autorité à tous-ses degrés. Il contribue largement à r euphorie ‘spirituelle, à l’optimisme inné d’un peuple sans souci, gai, mesuré, dont il est le reflet et sans doute l’invention. Fruit, à ce qu’ilsemble, de l’intuition naturelle ou d’une induction sim-ple et spontanée, il plongé ses racines dans la raison et la nature, dans les profondeurs dusens humain, esprit et coeur : en sa substance il est sain et bien venu.
Mais il n’arrive pas à s’élever jusqu’à la notion de l’absolu, et, partant, il n’a qu’une conception relative de l’unité, de la spiritualité, de l’universalité, de la vérité, de l’essentielle justice et bonté de Dieu. Trop débile et trop peu raisonneur pour éliminer les croyances ineptes et puériles, les observances vaines ou sanglantes, luxuriance parasite qui le paralyse et l’étouffe, indulgent sans limite •à la fragilité humaine, à celle des grands et des violents surtout, ne faisant peser aucun poids de discipline et d’observances aux épaules de ses fidèles, il est d’une faible efficacité pédagogique. Il n’a pas eu de Moïse réformateur, comme « école de prophètes », il n’a connu que les médiocres collèges de ses griots.
Tel qu’il est cependant il présente une assise ferme et consistante pour les fondations du plus sublime des édifices religieux. Le message évangélique,a trouvé en lui moins à détruire et même à rectifier qu’à développer et achever. Il ne l’a ni ne déconfit ni désarçonné. Il l’a simplement dégagé et libéré de sa gangue séculaire. Il s’est insinué dans son surnaturel pour lui en révéler le sens réel et l’authentique valeur mystique. Il aréintégré à sa tradition des pratiques d’ascétisme qui s’égaraient sur maint objet futile. Il l’a pourvu de son complément obligé de hautemoralité et de passion pour la justice. Il l’a épanoui dans une atmosphère de pureté et de charité sans rien lui ôter de sa grâce ingénue et de son joyeux optimisme.
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