A l’intérieur des études faites sur l’expansion européenne en Afrique, des historiens de l’Afrique colonisée accordent actuellement une large place au débat sur les réactions des Africains devant le mouvement colonial. Ici, nous voulons nous aussi ouvrir ici une discussion sur ce que furent les réactions de la population rwandaise à l’arrivée des Pères Blancs et à la fondation des premières Missions.

Le mot résistance fait penser aux « mouvements de résistance » qui se sont Organisés dans les pays vaincus à la fin de la deuxième grande guerre mondiale. Fondés sur le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, sur le sentiment national et sur l’égalité civile, ils s’opposaient à la domination étrangère qui limitait la souveraineté de l’Etat. Appliqué aux Nations africaines, le terme de résistance évoque des mouvements qui se sont organisés chez les peuples africains pour s’opposer à l’entrée des Européens et à leur domination. Les Africains défendaient l’intégrité de leurs territoires, l’autonomie de leurs groupes et de leurs Cultures. Leur opposition s’est manifestée de plusieurs façons: la guerre ouverte (exemple de Samory et les Français en Afrique occidentale, la création des sectes religieuses différentes du christianisme et ayant une idéologie politique visant à la libération du noir opprimé par l’Européen colonisateur (exemple du Kibanguisme au Zaïre), etc.

Dès 1900, comme s’ils imitaient les autres peuples noirs africains (nous disons bien: comme s’ils imitaient, parce qu’ils n’étaient pas au courant de ce qui s’était passé ou était en train de se passer ailleurs), les Rwandais s’opposèrent à l’établissement des missionnaires dans leur pays. D’une façon générale, les causes de leur opposition, de leur résistance se fondèrent sur la défense des intérêts vitaux de la Nation: l’intégrité territoriale, les structures de la société. Mais au-delà de ces quelques éléments constituant ce que nous pouvons appeler l’idéologie commune à tout le groupe des Rwandais dans la résistance à l’intrusion et à l’établissement missionnaire, cette dernière varia aussi bien dans ses causes que dans ses formes. Cette diversité tint surtout à la différence remarquée dans la position des individus ou des groupes dans le secteur politique, économique et social qui faisait que les intérêts particuliers à sauvegarder n’étaient pas également mis en jeu par l’arrivée des Pères Blancs. Aussi, allons-nous voir que la résistance de la Cour a différé de celle du peuple, du moins quant â sa forme.

 

  1. Résistance de la Cour

Considérés comme amis, clients, agents de la puissance coloniale allemande, les Pères Blancs furent accueillis avec politesse à la Cour royale. La réception fut cependant mitigée; elle marqua même le début de l’opposition des autorités contre les missionnaires. Mais cette résistance ne parut pas très manifeste aux yeux des nouveaux venus, sauf un peu au chapitre de la fondation de la première Mission à Nyanza ou dans ses environs. Là encore, la Cour ne fut pas catégorique pour s’opposer à l’établissement de la Religion chrétienne dans le royaume car en remplacement de Nyanza, les Pères ont reçu un terrain à 25 kilomètres (à vol d’oiseau) au sud de la capitale. Plus tard ils se virent autorisés de créer leurs Missions à l’est, au nord et à l’ouest du pays.

Toutefois, connaissant l’attitude « farouche » des habitants des régions où furent fondées les premières Missions, nous sommes arrivés à conclure que la Cour voulait se débarrasser des Pères Blancs quand elle leur concédait les premiers terrains sans toutefois montrer clairement ses intentions.

Elle espérait que les prêtres seraient vite découragés devant les populations « inhospitalières » des provinces périphériques. C’était agir en coulisses; c’était une résistance occulte inspirée principalement par la crainte des autorités de se compromettre auprès des représentants de l’Allemagne. Aussi clandestine fût-elle, la résistance de la Cour retient l’attention à cause de la manière dont elle fut menée et à cause de ses deux étapes distinctes qui ont marqué surtout la période 1900-1907.

  1. a) Résistance passive

 « Que les Pères Blancs gagnassent à leur foi Bahutu et Batwa il n’y a pas de grand mal, on ne leur défendrait pas de s’instruire; mais les Batutsi, les grands surtout, le Mwami, la nouvelle foi n’était pas pour eux, ils ne pouvaient pas la suivre, ce serait une trahison « .

Des trois groupes composants de la société rwandaise, seuls les Tutsi se trouvent ici exemptés de la nouvelle Religion ou plutôt obligés de se mettre à l’écart du christianisme. Cette situation peut s’expliquer essentiellement par ce fait que les Tutsi étaient des dirigeants et c’étaient eux, le Mwami en tête, qui tenaient les rênes de la Religion locale. Les fonctions de prêtre les empêchaient par conséquent d’embrasser une Religion étrangère. En plus, étant donné que leur pouvoir reposait sur la Religion, il se serait agi d’une trahison contre eux-mêmes que d’accepter la foi des Pères Blancs. Ceux-ci étaient-ils au courant de ces réalités, en ont-ils tenu compte au cours de leur évangélisation?

Nous avons vu déjà que Mgr Hirth a tenté, mais en vain, de fonder une Mission dans la capitale. Il voulait d’abord convertir les autorités supérieures du pays afin que celles-ci puissent entraîner leurs sujets au christianisme. Cette méthode de conversion avait été mise en application dans le Buganda (en Uganda) où les Pères Blancs sont arrivée en 1879. Là, les Pères avaient été autorisés à se fixer dans la capitale du roi Kabaka Mutesa. Mais aux débuts heureux succédèrent des relations tendues entre la Cour et les Pères. Ceux-ci se virent prisonniers de l’autorité royale et leur action devint très limitée. La suite est connue: le martyre des Baganda.

Une question alors se pose: pourquoi les missionnaires qui gardaient encore frais les souvenirs tristes du Buganda voulaient-ils coûte que coûte trouver un emplacement tout près de la capitale du Rwanda? A notre avis, ils auraient dû craindre de rencontrer des événements semblables à ceux qu’ils avaient connus chez Kabaka. Ils auraient plutôt cherché à s’établir à l’écart du regard de la Cour afin de se sentir libres dans leurs mouvements de contacts avec la population.

Mgr Hirth et ses Pères Blancs souhaitaient le contraire de ce que nous venons d’avancer. Informés sur les causes de la mésentente qui a sévi entre les missionnaires et le roi du Buganda, ils jugeaient qu’au Rwanda, ils étaient loin de se heurter à une opposition vive et sanglante de la part des grands et du roi du pays. En effet, dans le Buganda, les missionnaires catholiques s’étaient disputés le pays avec les missionnaires protestants ainsi que les musulmans. C’est de cette concurrence des religions qu’est sortie la disgrâce des catholiques.

Par contre, le Rwanda restait, jusqu’à l’arrivée des Pères Blancs, terre inconnue de toute propagande religieuse étrangère. Sur un terrain aussi vierge, il était donc possible aux missionnaires catholiques d’expérimenter la méthode de conversion, du cardinal Lavigerie avec beaucoup d’espoir d’aboutir aux bons résultats. Aussi, comprenons-nous pourquoi Mgr Hirth tenait à débuter par la Cour royale. Mais, étant donné que cette dernière était la gardienne des coutumes et traditions du royaume, il nous est difficile de saisir comment elle aurait accueilli aisément la nouvelle Religion et ses exigences. C’est là, nous semble-t-il, une mauvaise tactique, de la part des Pères Blancs. Nous imputons cette erreur de démarche à la mauvaise connaissance de la structure sociale du Rwanda en général, à l’insuffisance de renseignements qu’ils avaient reçus sur la place de la Religion dans ce pays en particulier.

En effet, s’ils avaient su que le Mwami était considéré au Rwanda comme le « Dieu qui s’occupe des humains », qu’il était la fenêtre par laquelle l’Etre suprême contemple le Rwanda, qu’il était, pour tout dire, le grand représentant de l’Invisible, ils n’auraient pas cherché à le convertir directement mais auraient plutôt usé de moyens indirects pour l’atteindre. Ils ont tout ignoré. Ils cherchaient seulement à occuper le Rwanda avant les protestants, il fallait se dépêcher et leur barrer la route. Le meilleur moyen d’arriver à ce but était de gagner à leur avis, la Cour royale. Ainsi, il se dégage qu’en plus de l’application des instructions du cardinal Lavigerie, les Pères Blancs avaient comme seconde raison de tenter de s’établir dans la capitale, la concurrence. Ici, il faut nous souvenir de la compétition qui a accompagné les diverses Eglises chrétiennes qui ont répandu la même Evangile en Afrique centrale. Leur concurrence d’hier se traduit aujourd’hui par la présence de plusieurs professions chrétiennes dans un même pays où il est facile de trouver en même temps des catholiques, des protestants, des méthodistes, etc. Chacune de ces Eglises veut toujours se tailler

la première place auprès des Africains en essayant, dans la plupart des cas, de s’attirer les faveurs des dirigeants. Au Rwanda, c’est ce que les Pères Blancs ont taché de faire sans réussir au début car ils se sont heurtés à une opposition des autorités supérieures.

 Nous devrions nous attendre normalement à une résistance ouverte comme ce fut le cas dans le Buganda et plus tard dans le Burundi où les rois et les chefs ont pris des mesures violentes pour refuser le catholicisme. Nous sommes frappé de constater le contraire au Rwanda. Les Bega et les grands chefs adoptèrent la voie indirecte de fatiguer les missionnaires catholiques et de les pousser à quitter le pays. Malignement, ils se sont opposés aux Pères Blancs, malignement ils leur ont tendu des pièges. Nous qualifions cette façon d’agir, de résistance passive car les autorités supérieures du royaume n’ont pas manifesté leur vraie position à l’égard des prêtres catholiques, mais ont plutôt manoeuvré dans les coulisses.

C’est ainsi qu’après avoir envoyé les missionnaires vers le sud, dans le Bwanamukali, la Cour et son entourage se sont ingéniés à trouver tous les moyens capables de les décourager et de les tenir en échec. Tantôt il s’agit de faire appel aux sorciers les plus réputés du pays, tantôt il faut recourir aux empoisonneurs traditionnels.

« Lwakilimi, mututsi, notre voisin, dans une visite qu’il nous fait, jette devant notre maison « le bras d’un nouveau- né » enveloppé dans des herbes cabalistiques. C’est un « mulozi, sorcier des banyarwanda. Ce mututsi a dû être envoyé par d’autres, peut-être par le roi, car de lui-même, il n’oserait jamais rien faire de semblable. »

Pourquoi la Cour courût-elle à cette procédure pour chasser les Pères? C’est parce que selon la croyance populaire rwandaise, les morts pouvaient revenir sur Terre faire du mal aux vivants, surtout quand les sorciers et les empoisonneurs, seuls capables de les réveiller sans aucun danger, leur indiquaient les victimes à attaquer. La façon dont ces agents vivants procédaient pour orienter les morts consistait à jeter discrètement, surtout la nuit, quelques ossements d’homme devant l’entrée de la maison de la personne à laquelle ils voulaient envoyer le mauvais sort. Tous les os n’étaient pas également dangereux, les plus redoutés demeuraient ceux des petits enfants, car ils obéissaient aveuglément aux directives données.

 

Aussi, pour les Rwandais, le bras de nouveau-né jeté devant la maison des missionnaires était-il censé être capable de les déloger tout de suite où de provoquer leur mort s’ils s’obstinaient à demeurer au même endroit. Réussir ce coup n’était pas difficile, se convainquaient-ils, car il suffisait aux Pères Blancs, curieux de savoir ce que contenait l’emballage en herbes, d’ouvrir pour s’attirer tous les mauvais sorts possibles, surtout les mauvaises maladies: la lèpre, la dysenterie, la folie, la cécité, etc. Cette façon de lutter contre les missionnaires, bien que camouflée, paraissait donc efficace. Le roi et les grands chefs escomptaient ainsi les écarter sans se montrer ouvertement sur la scène.

Mais ils furent déçus de voir les prêtres bien portants au lendemain du geste néfaste. Réactions de la Cour et des grands? Punir le sorcier à cause de son échec et recommencer la manoeuvre ne furent pas leur solution, ils optèrent de changer de tactique: il fallait entre autres choses empêcher la population de se montrer aux missionnaires et ordonner à leurs guides rwandais d’essayer de leur faire dégoûter les régions qu’ils visitaient. C’est ainsi qu’au fur et à mesure que les missionnaires avançaient vers le Bugoyi où ils allaient fonder la Mission de Nyundo, les guides envoyaient des messagers en avant pour dire aux habitants de se cacher et de faire disparaitre les vivres. En plus, ils firent des longs détours si bien qu’au lieu de cinq jours que l’on mettait ordinairement pour se rendre de Nyanza au Bugoyi, à pied, ils marchèrent pendant une semaine et deux jours.

Bien qu’ils continuaient à agir clandestinement pour fatiguer les missionnaires, cette nouvelle façon de les repousser paraissait une tactique efficace devant les détourner de leur objectifs. Il semble qu’après l’expérience de Save et même celle de Zaza, la Cour et les grands avaient sans doute fini par remarquer que les Pères Blancs cherchaient toujours à s’installer sur les collines très populeuses. Cacher les hommes et les vivres revenait à montrer aux prêtres catholiques que la région était déserte.

Ils pensaient que devant ce fait les missionnaires n’oseraient pas se fixer dans un milieu où ils ne verraient aucune figure humaine et où ils ne pourraient pas se trouver de la nourriture.

Dans le Bugoyi, hommes et vivres disparurent dans les cachettes. Par contre, dans le Bwanamukali, les Bega avaient ordonné de mettre à la disposition des missionnaires beaucoup de denrées alimentaires: haricots, régimes de bananes, patates, etc. Dans ce dernier cas, ce n’était pas un geste de bonté car ils avaient recommandé en même temps, qu’il fallait leur refuser du feu afin de les obliger à manger cru tous les jours. Où voulaient-ils arriver avec cette autre façon de lutter contre les Pères Blancs? Par ce geste, ils voulaient leur montrer qu’ils les acceptaient et les aidaient, par le même geste ils pensaient qu’ils ne tiendraient pas longtemps sans prendre des repas cuits. Ils se disaient: – Bazicwa n’amacinya nibakomeza kulya bibisi – « ils mourront de dysenterie s’ils continuent à manger des aliments crus ». A la surprise de la population environnante de la Mission de Save, l’espoir de la Cour fut déçu: les Pères Blancs avaient du feu!

Où l’avaient-ils trouvé? demandaient les uns; nulle part, répondaient les autres. Tous étaient unanimes pour les traiter de magiciens. La vérité est que les missionnaires portaient des boites d’allumettes dans leurs Poches.

La victoire manquée dans le sud allait-elle être obtenue dans le nord-ouest, à Nyundo? Aux yeux des Bega, le succès était sans doute assuré. Ce n’était encore une fois qu’une illusion. Ils n’avaient pas envisagé toutes les possibilités en faveur des missionnaires quand ils ont considéré que les grands détours et la carence de nourriture étaient les seuls facteurs capables de les déterminer à renoncer à la région.

Une analyse des ordres de Nyanza et une interprétation des faits nous a permis de retenir deux éléments qui ont contribué à l’échec du plan royal. Premièrement, les porteurs rwandais n’étant pas au courant de la manoeuvre arrêtée par la Cour (seuls les guides avaient été contactés), ils ne pouvaient pas oser quitter les Pères Blancs de peur d’être punis par les chefs qui les avaient présentés ,aux prêtres. De plus, ces mêmes porteurs savaient très bien que le Bugoyi était une région fortement peuplée. Par conséquent, ils ne devaient pas se dire qu’ils se trouvaient dans un désert mais que les habitants se cachaient à cause de l’arrivée des Pères Blancs. Rwandais qu’ils étaient, ils savaient que peu après leur passage, toute la population sortirait de sa cachette.

Deuxièmement, même si les porteurs avaient ignoré que le Bugoyi était populeux, leur bon sens comme celui des missionnaires qu’ils accompagnaient ainsi que l’expérience de chaque jour les auraient poussés à constater sûrement que la région était habitée et exploitée par des hommes. En effet, ils traversaient des collines parsemées de huttes, ils passaient dans les champs de bananeraies, de haricots, de patates, de tabacs, de maïs, etc. bien entretenus. Comment, devant une telle situation de fait n’auraient-ils pas conclu à la présence humaine dans la région et comment ne pouvaient-ils pas se dire que la population s’était cachée? Dans le Bugoyi comme dans le Bwanamukali, la Cour royale et les grands chefs essuyèrent un échec, La Mission catholique s’installa dans la province.

Mais pourquoi toutes ces manoeuvres de la part des dirigeants? Bien que les missionnaires catholiques s’étaient présentés en pacifiques, les grands Tutsi ne se lassèrent pas de les prendre pour agresseurs au même titre que les Allemands qui les colonisaient politiquement car eux aussi violaient l’ordre interne. Plus est, ils se proposaient de prêcher une nouvelle Religion; ce qui sous-entendait qu’ils cherchaient à supplanter la Religion traditionnelle. Ce dernier fait lui-même aurait provoqué leur expulsion du pays. La Cour et les chefs ne purent pas les écarter ouvertement parce qu’ils craignaient le pouvoir colonial allemand et parce que même une expédition de deux ou trois corps d’armée qui se serait portée contre eux aurait été exterminée, vue l’efficacité et la supériorité de l’arme européenne, le fusil, par rapport à celle des Rwandais. Ceux-ci se .servaient encore de lances, de boucliers, de flèches, etc., équipement fort démodé. Nous croyons que, conscients de leur infériorité militaire, la Cour et les grands chefs ont choisi la voie des attaques clandestines. Nous pensons que dans le cas contraire, ils auraient chassé les missionnaires ainsi que tous les autres Blancs qui s’installaient de plus en plus au Rwanda. Dans toutes leurs manoeuvres, ils ne guettaient qu’un moment propice pour se débarrasser de leur présence.

  1. b) Résistance violente

Les quelques cas de résistance occulte et passive de la Cour que nous venons de voir nous montrent que cette dernière a cherché à écarter les Pères Blancs du royaume mais qu’elle a enregistré des échecs dus non seulement à son plan d’opposition mais aussi à l’infériorité de sa force militaire.

C’est cette dernière situation qui l’engagea en fait dans la résistance clandestine et détournée dans ce sens qu’elle s’ingénia à la fois à repousser les missionnaires et à leur témoigner son « amitié ». Cependant, devant les insuccès, la Cour changea sa tactique: des « dociles » embûches, elle passa aux harcèlements violents et incessants devant faire comprendre aux Pères Blancs qu’ils étaient dans l’insécurité et qu’ils devaient abandonner leurs postes. Comme les hautes autorités n’osaient pas agir ouvertement, leurs manoeuvres s’accomplirent surtout dans l’ombre de la nuit. Le diaire de la Mission de Save rend compte des plans et des attaques de la Cour ainsi que des relations tendues qui furent entre cette dernière et les missionnaires:

« Aussi, Prestani (un catéchiste) nous revient de la capitale disant que les Batutsi et le roi ne l’ont pas reçu comme d’habitude; à peine s’ils le regardaient; un de ses amis de la capitale lui a dit que les « bazimu avaient dit qu’il fallait chasser les Blancs du Rwanda ». Chez le roi, ils sacrifient chaque jour une vingtaine de boeufs peur voir s’ils pourront chasser les Blancs. De là toutes les représailles de ce mois d’août. (..,) 10 août 1904: (…)

On vint nous avertir le soir que les Batutsi vont venir nous attaquer cette nuit; qu’y a-t-il de vrai? Nous nous préparons quand même à les recevoir dignement. »

Toutefois, la Cour et les autorités des provinces n’acceptèrent jamais avoir été à la base des événements qui agitaient les stations de Missions catholiques. Au contraire, chaque fois qu’il était question de troubles à l’encontre des missionnaires, elles présentaient, les premières, les sympathies aux prêtres et imputaient souvent la faute au menu peuple, à l’occurrence les Hutu:

« Kitatire vient nous voir dans la soirée avec un envoyé du roi: nous leur exposons tous nos griefs Ci-dessus et demandons justice au roi pour la prétendue guerre que les Batutsi veulent nous faire; ce n’est qu’une invention des Bahutu, disent-ils. Allons, tant mieux. »

 Et voilà. Les autorités se lavaient les mains et se déclaraient innocentes; après une réponse si évasive, le dossier était fermé et cela pour cause: comment les juges pouvaient-ils poursuivre leur propre cas pour le révéler à leur propre adversaire? Ils se taisaient et poursuivaient leur action. En effet, au sud comme au nord, les attaques de nuit se multipliaient Entre les Missions et les bruits couraient que les missionnaires allaient être tués ou chassés: « On vient nous avertir que Kitatire est chargé de venir nous chasser avec toute la noblesse batutsi. Attendons en paix. »

Les missionnaires purent-ils croire longtemps à l’attitude « amicale » et officielle des dirigeants du pays? Non, Attaque après attaque, les Pères Blancs finirent par se convaincre que c’étaient les Tutsi qui les assaillaient et leur rendaient le séjour de plus en plus difficile. Du jour au lendemain, ils se rendirent compte du double jeu mené par les Tutsi:

« Devant les plaintes contre les Batutsi qui ont pillé les Pères Blancs, le roi a dit qu’il voulait tuer tous (les meneurs de troubles). Toujours les deux faces des Batutsi, extérieurement très aimables, mais en dessous, ils vous prendraient s’ils pouvaient à cause de leur autorité qui est partagée et qu’ils ne pourront jamais souffrir d’étrangers dans leur pays; c’est ce que nous avons fait remarquer à M. Von Grawert et ce que nous lui avons donné comme cause des troubles. Ce sont des Batutsi qui ont fait piller, tuer, etc. et maintenant ils font les zélés en faisant tout tomber sur les Bahutu, quitte à recommencer le mois prochain. Ils doivent rire au fond et dire qu’ils jouent bien les Européens. Leur jeu finira bien. »

Ce jugement très sévère à l’égard des dirigeants du Rwanda témoigne de l’âpreté de leur opposition contré les Pères Blancs, il nous montre aussi jusqu’à quel point les missionnaires se sentaient accablés: attaques et pillages s’alternaient ou tombaient tous au mène moment. Pour pousser leur découragement à l’extrême, les chefs et leur roi jugèrent opportun de persécuter leurs premières ouailles et de les menacer de mort.

Ce fut d’abord une sorte d’intimidation généralisée mais qui ne visait pas nécessairement à l’élimination physique des premiers disciples (chrétiens et catéchumènes) des Pères Blancs. Ce mouvement de départ de la résistance cachée mais violente se caractérisa particulièrement par des ordres formels qui empêchaient les Tutsi, petits et grands, d’approcher les missionnaires. Les ordres spécifiaient que tout Tutsi qui fréquenterait la Mission serait banni de son ethnie et perdrait automatiquement ses droits et privilèges. Le but de cette tactique était d’isoler les Pères Blancs de la classe dominante.

Pour tenir efficacement les Tutsi à l’écart des Missions,les prêtres se virent strictement interdits d’essayer de construire « en pays mututsi », c’est-à-dire les régions du Nduga, Marangara et Buganza, domaines propres du Mwami et des Tutsi. Avec ces mesures, la Cour pouvait se dire qu’elle avait réussi à sauver l’élite dirigeante de la « dangereuse corruption » qui planait sur le pays depuis l’installation des missionnaires et à sauvegarder ainsi la Culture rwandaise sous ses multiples formes.

Sur ce point, la position de la Cour et de ses proches collaborateurs s’explique par le fait que dans leur lutte contre les étrangers en général, contre les Pères Blancs en particuliers, ils recherchaient à garder intactes la souveraineté totale du Rwanda et leur propre autorité. Pour les faire perdurer, il fallait que leurs successeurs immédiats fussent sains et saufs de l’influence extérieure, sans quoi ils se déclareraient incapables de perpétuer la tradition de leurs prédécesseurs, leurs pères, leurs grands-pères et leurs ancêtres lointains.

Mais les autorités remarquèrent de plus en plus que leurs plans étaient déjoués, que leurs propres enfants les contrecarraient dans leur lutte et qu’il devenait difficile de retenir complètement la jeunesse tutsi dans le bercail traditionnel. Elles crurent que l’école de Nyanza dont elles avaient accepté la fondation à la seule condition d’y prodiguer un enseignement profane dépassait ses limites et prêchait l’Evangile. Cela n’était que vrai. Mais l’enseignement religieux se donnait en dehors de l’école, au domicile dans le logis du missionnaire directeur de l’établissement.

Ayant la responsabilité de l’école, les Pères Blancs avaient l’opportunité d’aller et de venir souvent à Nyanza et de résider dans la capitale royale. De là, ils étaient en contacts fréquents avec les pages du roi. Ces jeunes gens, désireux de connaître ce que leurs compatriotes hutu et petits tutsi (il ne leur était pas interdit de fréquenter les salles de catéchisme catholique) apprenaient seuls chez les Pères Blancs, tentaient toutes les chances d’aller voix discrètement les missionnaires:

« Aussi, la journée terminée, certains écoliers faisaient-ils irruption dans la cellule du directeur missionnaire et le pressaient-ils de leur révéler cette doctrine qu’ils n’avaient pas le droit de connaître et dont la science manquait à leur quiétude intellectuelle. En dépit des consignes royales et de la perspective d’implacables répressions, ces fils de patriciens apprenaient leurs prières et les articles du Credo. »

Des soupçons sur leur désobéissance prirent du jour au lendemain forme de Vérité. Les vieux détenteurs de l’ordre traditionnel appelèrent sans cesse le Mwami à punir afin de rayer le mal.

Pour se rendre compte du bien-fondé des dires de ses courtisans, le roi se mit lui-même à surveiller ses pages et les mouvements des missionnaires. Pendant le jour, il entrait à l’improviste dans la salle de cours pour entendre ce qu’on y professait. Le soir, il lui arrivait d’aller jusqu’au logis des Pères feignant leur rendre visite alors qu’en réalité il cherchait à les surprendre en train d’enseigner la religion à ses sujets tutsi:

« Un soir de ces années difficiles pour la religion catholique, il arriva que Musinga entra à l’improviste dans la maison du Père Classe à Nyanza. Le prêtre était en train de s’entretenir avec cinq jeunes tutsi, pages du roi. Le Seigneur aidant, les renégats de la coutume traditionnelle n’eurent que le temps de se glisser sous le lit du missionnaire pour y rester, tremblants, durant toute la conversation entre Sa Majesté et le prêtre. »

Ils devaient trembler effectivement, car pareil manquement aux ordres royaux une fois découvert par l’autorité supérieure, conservatrice et qui agit en arbitre souverain de la vie et de la mort, ne pouvait pas demeurer impuni. D’ailleurs le roi n’était qu’en quête des preuves susceptibles de justifier les plaintes de son entourage et capables de le déterminer à frapper les récalcitrants.

 

Frappa-t-il réellement quelques-uns de ses pages soupçonnés de fréquenter les missionnaires? Des données sur ce sujet restent très maigres.Les Pères Blancs qui sont supposés fournir des renseignements sur ce chapitre n’ont pas laissé beaucoup de documents d’intérêt historique. Cependant, dans quelques-uns de leurs écrits, nous lisons des phrases fragmentaires qui font état du martyre au Rwanda:

 « Quelques âmes de bonne volonté se mettent sans hésiter, à l’école de Bahutu et, bientôt, la nuit, lors de visites du Père, de mystérieux catéchismes se font; il faut se garder des espions. Un jour cependant, le plus ardent est absent; il ne reparaitra plus jamais. A voix basse, on parle de poignard, de marais, et ce n’est que vrai.Plus tard par les témoins même de la mort, nos soupçons seront confirmés. L’ardeur des autres en devient plus grande; ne faut-il pas se hâter et devancer la mort possible ? »

Combien de jeunes tutsi sont-ils morts à cause de leur désobéissance aux ordres royaux et à cause de leur conversion soit à la Religion chrétienne, soit tout simplement aux idées et aux objets européens? Rien ne nous permet d’y répondre d’une manière satisfaisante pour le moment car l’élimination physique de ces jeunes gens se faisait dans le plus grand secret et était couverte par les ténèbres de la nuit. 11 nous manque plusieurs indications : qui ont été tués? Comment ont-ils été tués? Où ont-ils été enterrés? Quelle était leur provenance familiale? etc. Actuellement, nous savons seulement, par les quelques documents que nous avons fouillés, qu’il y a eu des victimes car ceux qui étaient aux écoutes apprenaient que le coutelas – inkota – avait fait son oeuvre » et que certains marais gardent de lourds secrets.