L’Attaque des ” Inyenzi” et les représailles contre les Batutsi de l’intérieur  

  1. Le terme Inyenzi = Cancrelas nous est très familier. Nous résumerons les informations que donne sur le sujet M. Lemarchand dans son livre Rwanda and Burundi, p. 197 ssv. Cet auteur connaît à merveille ce monde des Réfugiés, dont il a interviewé les leaders les plus en vue et dont il détaille tous les mouvements, toutes les démarches en quête d’appuis extérieurs. C’est par lui que nous pouvons apprendre qu’ils se divisaient, à l’époque considérée du moins, en trois sous-groupes ou factions : les monarchistes, les progressistes et les activistes, ces derniers constituant le noyau des combattants. Non seulement il existait un Gouvernement Rwandais en exil, mais encore le nommé Sebyeza avait créé le Parti Social Rwandais (PSR) farouchement opposé à la monarchie en général et à Kigeli V Ndahindurwa en particulier. Lorsque M. Rwagasana décida finalement de se rallier et de collaborer avec la République dans le cadre national, entraînant l’UNAR de l’intérieur dans la même politique, les leaders de l’exil n’eurent pas de termes assez violents pour vilipender ce qu’ils appelaient sa trahison. Etant donné que les Réfugiés constituaient la raison d’être de la considération dont ces leaders jouissaient à l’étranger et des subsides dont certains Etats révolutionnaires les gratifiaient, il fallait bien remonter le moral des différents camps, leur promettant un prochain retour triomphal au Rwanda. Ce que l’O.N.U. n’avait pas réussi à faire en leur faveur suivant leur gré, les hommes de M. Rukeba promettaient de l’obtenir par une attaque irrésistible contre la République Rwandaise. Aussi tous les jeunes gens vaquaient-ils aux exercices de guerre dans tous les camps, ce qui servait à entretenir les illusions favorables à l’action de M. Rukeba et de ses collaborateurs.

808. Avant l’attaque principale des Inyenzi, il y eut plusieurs raids, provenant surtout de l’Uganda, en vue pratiquement de se ravitailler aux dépens des Communes de la frontière Nord. L’attaque des Inyenzipar la frontière du Bugesera, au dire de M. Lemarchand, aurait été imaginée par M. Rukeba en vue de camoufler une escroquerie. Kigeli V lui avait envoyé la somme de 23.000 Dollars en spécifiant l’usage qui devait en être fait. Cet envoi de fonds avait eu lieu en octobre 1963, et la somme, d’une manière certaine, avait été remise au destinataire. Il s’en était cependant servi pour ses propres besoins. Craignant de ne pouvoir en justifier l’usage, il aurait laissé croire qu’il s’en était servi pour l’achat d’armes et organisation d’une attaque d’envergure contre le régime du Rwanda. Voilà un acte malhonnête qui va engendrer de très graves et lugubres effets !

Pour organiser son expédition cependant, M. Rukeba profita d’une circonstance en soi fortuite. Ses tentatives antérieures avaient échoué par l’intervention des autorités du Burundi. Or pour cette fois-ci, au début de décembre 1963, les Gouvernements du Rwanda et du Burundi avaient organisé une Conférence à Gisenyi relative aux accords d’une union économique naguère signés à Addis-Abéba (cfr no 806). La Conférence venait d’aboutir à un échec, parce que le Rwanda n’acceptait pas d’être désavantagé. Le Gouvernement du Burundi en gardait rancune, au point que le Vice-Premier Ministre Dr Masumbuko accusait le Rwanda d’être ingrat, puisque le Burundi venait récemment de détourner de lui une attaque imminente. Nous résumons de la sorte M. Lemarchand, ouv. cit. p. 220-221.

809. Dans cette atmosphère, M. Rukeba pouvait, sans obstacle, tenter sa chance, puisque le Gouvernement du Burundi ferait semblant de ne rien remarquer. Les Inyenzi traversèrent la frontière du Burundi et attaquèrent par surprise le camp militaire Rwandais de Gako, où ils purent piller armes et munitions. Ils s’avancèrent rapidement vers Nyamata, centre de la zone occupée par les sinistrés d’antan ; ils y perdirent un temps précieux à célébrer leur victoire supposée. Mais lorsqu’ils atteignirent le pont de Kanzenze, sur la haute Kagera, ils furent stoppés par les unités de la Garde Nationale accourues de Kigali.

  1. Lemarchand, ouv. cit. p. 223, dit que ces unités étaient commandées par des Officiers Belges. Il n’y a pas de doute que la Garde Nationale comptait, comme encore maintenant, quelques Officiers Belges instructeurs. Sans nier qu’ils pouvaient commander certaines unités cependant, il n’est pas douteux que ce fut un Officier Rwandais de la Garde Nationale qui, commandant l’avant-garde, s’élança sur le pont de la Kagera à la tête de son unité et mit en déroute la formation des Inyenzibien armés et certainement bien entraînés. Le rôle des Officiers Belges en cette affaire semblerait notablement surfait par simple supposition.

Une fois l’avant-garde culbutée donc par les unités de choc de la Garde Nationale, les assaillants prirent aussitôt la fuite, laissant plusieurs morts sur le terrain. Les plus chanceux d’entre eux s’embarquèrent sur des véhicules qui les avaient amenés du Burundi et probablement en partie saisis à Gako ou réquisitionnés en cours de route. Ils abandonnèrent à leur triste sort leurs compagnons moins chanceux et la masse de gens qu’ils avaient mobilisés de force dans la région de Nyamata. Ces derniers, bien entendu, n’étaient armés que d’arcs et de lances. Ceux qui n’avaient pas été fauchés par les armes, au feu de l’action, furent sommés de déposer leurs armes archaiques et de se rendre. Ils furent faits prisonniers et ramenés à Kigali.

810. Pendant ce temps cependant, sous le coup de cette attaque qui n’avait été stoppée qu’à quelques 20 km de Kigali, tout le pays fut jeté dans une terreur panique. M. Lemarchand rapporte, ibd. p. 223, qu’on aurait trouvé sur un Inyenzi tué une copie du plan d’attaque et la liste des Ministres que les envahisseurs comptaient installer au pouvoir. Ceci insinue évidemment le motif de l’arrestation des leaders de l’UNAR et du RADER qui eut lieu immédiatement à Kigali. Mais la supposition est peu probable, puisque les leaders de l’UNAR, et à plus forte raison du RADER, étaient des excommuniés aux yeux des Inyenzi (cfr no 807). Il s’ensuit que, dans le cas où l’existence de ce plan serait réelle, ce ne serait pas nécessaire de le découvrir dans les poches d’un tué : il aurait pu être « perdu » intentionnellement sur les lieux du combat ! Par contre, une autre supposition qui n’est pas plus prouvée, a couru qu’un informateur bien placé et calculateur s’était abouché avec les Autorités Rwandaises et avait fait planer le danger sur les dits leaders.

  1. En toute hypothèse, un hasard qui mériterait d’avoir été machiavéliquement machiné, voulut que les leaders des Partis d’opposition se trouvassent à Kigali, réunis comme à un rendez-vous, le jour de l’attaque des Inyenzi. Certains d’entre eux y avaient du reste leur habitation. Du côté de l’UNAR : Rutsindintwarane, Président ; Rwagasana, Secrétaire Général et Député National : Afrika, Ministre de l’Elevage ; Burabyo, membre du Bureau. Du côté du RADER : Bwanakweli, Président ; Ndazaro Vice-Président ; Karinda, Fonctionnaire au Ministère des Finances.

J’ignore les noms des autres, mais il semble qu’ils furent arrêtés au nombre de quelques 15 personnes. Certains d’entre eux furent « volés » dit-on, c.à.d. arrêtés par machination de leurs ennemis personnels, à l’insu des Autorités responsables. Dans des circonstances pareilles, il est courant de voir se produire des règlements de compte. Tout le groupe ainsi composé fut expédié à la prison spéciale de Ruhengeri, convoyé par des Fonctionnaires Belges de l’aide technique. Une fois arrivés à Ruhengeri, les prisonniers furent exécutés, probablement le 24 décembre. J’ignore s’ils avaient été condamnés par un tribunal militaire d’urgence, en exceptant en ce cas les membres « volés » du convoi. Des rumeurs ont couru que l’exécution fut l’initiative des convoyeurs Belges, pour venger, — disent les uns, les propos injurieux que lesdits leaders avaient naguère déclamés contre l’Administration de la Tutelle ; tandis que d’autres y verraient plutôt l’intention de mettre le Gouvernement Rwandais en difficulté sur le plan international, puisqu’il serait accusé d’avoir massacré les leaders de l’opposition. Ce qui n’est pas douteux est que ces convoyeurs furent bientôt licenciés des services du Gouvernement.

Quant aux prisonniers faits à Nyamata par les unités de la Garde Nationale, ils furent jugés par la Cour militaire et condamnés à mort. Mais M. le Président de la République ne voulut pas en autoriser l’exécution. Ils furent envoyés à la prison spéciale de Ruhengeri. J’ignore cependant s’ils avaient été préalablement graciés et si leur peine a été formellement commuée.

  1. Dans le reste du pays, les populations étaient mises en alerte. Une tentative d’invasion s’était produite, en effet, à la pointe Nord-orientale du Rwanda, venant de l’Uganda. Elle fut repoussée par la Garde Nationale qui lui infligea beaucoup de pertes. — Une autre attaque importante des Inyenziappuyés par les Mulélistes, eut lieu ail Bugarama (Vallée de laRusizi) en direction de Cyangugu, le 1er janvier 1964. La Garde Nationale leur infligea encore ici une cuisante défaite ; les Mulélistes furent sévèrement fauchés. Les Inyenzide ce côté-là avaient réellement fait de l’entraînement. Il semble que leur attaque aux côtés des Mulélistes était destinée à faire encore une fois de -l’entraînement contre la Garde Nationale et de se ravitailler éventuellement en armement. Le même armement des Inyenzi devait être identifié en novembre 1966, lorsqu’ils attaqueront par les voies Nshili(Sud de la Préfecture Gikongoro) et Bweyeye(zone de la forêt axée sur la route aboutissant à Pindura, village en pleine forêt sur la route Gikongoro-Cyangugu).

Par ici, par là, les autorités préfectorales s’arrogèrent le droit du glaive dans cette atmosphère de panique. Elles arrêtèrent de nombreux notables Batutsi et Bahutu notoirement Unaristes et les firent exécuter sans jugement. Ici encore les règlements de compte personnels firent des victimes parmi les personnes non concernées, y compris des Bahutu. Lorsqu’on est bien placé, en effet, quoi de plus simple que d’englober dans le massacre telle personne envers laquelle on devait régler une dette importante, ou est en procès contre un ami, etc ? Ces exécutions sommaires eurent lieu dans les Préfectures de Cyangugu, de Gisenyi et de Kibungo. Ce fut autre chose dans la Préfecture de Gikongoro ! Là ce fut un massacre généralisé dans les Communes des anciennes Chefferies du Bufundu et du Bunyambilili, et dans une Commune de l’ancienne Chefferie du Nyaruguru.

En conclusion, les incursions des Inyenzin’avaient pas auparavant provoqué des représailles que nous sachions, d’ordre ethnique à l’intérieur du Rwanda, et elles n’en auront phis dAns la suite. La catastrophe s’est concentrée sur les seuls raids de décembre 1963.