LE REGNE DE MUTARA III CHARLES RUDAHIGWA.

26ème Roi, du 16-11-1931 au 25-7-19594

 LE RWANDA DEMARRE POUR DE BON

  1. Une réforme administrative étriquée.
  1. Tandis que Yuhi V Musinga et sa mère prenaient le chemin de Kamembe, son fils aîné Rudahigwa était intronisé le 16 novembre 1931, et investi par m. Charles Voisin, Gouverneur du Ruanda-Urundi. Le nouveau monarque étant déjà catéchumène, son intronisation se fit en dehors du cérémonial traditionnel.

Avant d’entreprendre le résumé des faits et gestes de son règne cependant, il convient de jeter un coup d’oeil en arrière pour mieux situer les circonstances dans lesquelles il allait collaborer avec l’Administration mandataire. Nous retiendrons spécialement un événement gros de conséquence, survenu 5 ans auparavant, sous le Résident Mortehan en 1926. Cette année-là, ledit Fonctionnaire décréta que les fonctions de Préfet du Sol =Urnutware w’ubutaka, de Préfet du Gazon = Umutware w’umukenke et de Chef d’armée =Urnutware w’Ingabo étaient supprimées. De quoi s’agissait-il ? L’organisation politique et Administrative de l’ancien Rwanda comportait des éléments complexes qu’un étranger ne pouvait rationnellement comprendre, surtout en toute hâte, â cette époque-là.

Résumons ici notre étude intitulée Le Code des institutions politiques du Rwanda précolonial.

  1. Le pays était divisé en Districts = Ibiti (au sing. Igiti) analogues à la Préfecture actuelle, ou au Territoire de l’Administration coloniale. Chaque District = Igiti (littéralement : piquet de délimitation) était dénommé par son chef-lieu. Avant la délimitation inter-coloniale, le Rwanda en totalisait 24, dont 20, en tout ou en partie, ratent dans les limites actuelles de notre pays. Pour en donner une idée au lecteur, nous avons dessiné une carte à son intention. Il suffit de lui donner les précisions suivantes : 1) Le Mubali à l’Est ne faisait pas encore partie du Rwanda. — 2) Lorsque la limite entre les Districts n’était pas formée de cours d’eau, elle n’est qu’ approximative, d’après les indications de nos informateurs. — 3) Le District de Ngeli a été érigé à partir du pacte de non-agression conclu entre le Rwanda et le Burundi (no 447-448). Autrement les régions de la frontière n’étaient pas soumises au régime des Districts : la Cour n’attendait d’elles que le service guerrier permanent. Ce fut après ce pacte de non-aggression que le District de Giseke engloba les zones des Imvejuru et des Indara, etc., antérieurement exemptes des prestations autres que la défense de la frontière. — 4) Le District de Kiyanja a été créé une année avant la mort de Kigeli IV, par démembrement de Rwamaraba (le Kabagali) et de Giseke (le — 5) Celui de Mabungo s’étendait également sur le Bukamba (actuellement au Rwanda) et sur le Bwishya (actuellement au Zaïre). —6) Celui de Kayenzi (kâ Gisigali), matériellement le plus étendu, couvrait la grande forêt à l’Ouest. — 7) On remarquera que les limites approximatives des 4 Districts du Nord restent ouvertes. Ces zones étaient commandées comme nous l’avons indiqué plus haut (no 418), donc sous un régime tout à fait spécial. — 8) Après la soumission l’île Ijwi, elle fut partagée en deux Districts non dénommés par leur chef-lieu respectif : au Nord aMarambo et au Sud uBweru.
  1. Quelques-uns de ces Districts étaient classés ingaligali =Réserves personnelles ; c’est-à-dire ceux dont le Roi s’était réservé les revenus qu’il gérait directement à son gré. D’autres au contraire constituaient l’apanage des reines, qui en percevaient les revenus. Mais que ces Districts fussent ingaligali ou apanages des épouses du Roi, celui-ci nommait à leur tête deux fonctionnaires : Umutware w’ umukenke = le Préfet du Gazon et Umutware w’ubutaka le Préfet du sol. Le premier était un Mututsi et il avait autorité sur les propriétaires vachers, soumis à la prestation de lait et à d’autres redevances bovines. Le second était un Muhutu qui avait autorité sur les habitants ne possédant pas de vaches. Ceux-ci étaient soumis à la prestation de l’impôt vivrier ikoro, à livrer à la récolte des haricots et du sorgho, et à deux journées de piochage dans le cadre de notre semaine traditionnelle de 5 jours. Le Roi pouvait nommer un seul fonctionnaire cumulant les deux dignités, quitte à les scinder ensuite à volonté.
  1. Comment le District était-il subdivisé ? L’unique échelon administratif de base était igikingi (au pluriel ibikingi). Ce pouvait être une colline ou une superficie englobant plusieurs collines. Ces ‘ibikingi étaient analogues aux Sous-chefferies de l’époque coloniale.

Il y en avait de deux catégories :

a)Les ibikingi dépendant immédiatement de la Cour, à la tête desquels le Roi nommait un fonctionnaire appelé igisonga, (au pluriel ibisonga) = le sous-administrant.

  1. b) Les ibikingi dépendant des Milices, à la tête desquels le Chef d’armée nommait de la même manière les sous-administrants de son ressort. A noter que les ibikingi des Milices n’avaient pas été concédés par la Cour en tant qu’unités administratives : ils étaient institutionnellement des lopins de pâturages attribués à la corporation-bovine (ou armée-bovine) de la Milice. Le sous-administrant était en conséquence préposé initialement à la répartition des pâturages entre propriétaires vachers de la localité, sa fonction administrative étant le corollaire connaturel à la tâche pastorale.

Les ibikingi dépendant de telle Milice étaient éparpillés à travers tout le pays, car la structure des Chefferies de l’époque coloniale était alors inconnue. Et comme l’institution des Milices était supraterritoriale, les habitants de tel igikingi n’appartenaient pas tous à la Milice dont ce dernier dépendait. Il se faisait ainsi que les sujets du sous-administrant relevaient de plusieurs Milices à la fois. La réglementation cependant des ibikingi était en vigueur uniquement dans les zones où l’élevage du gros bétail s’était profondé

ment enraciné. Quant aux régions montagneuses = inkiga, où l’élevage n’avait pas été implanté (dans les Préfectures actuelles de Ruhengeri et de Gisenyi, et en partie seulement de Cyangugu, de Kibuye et de Byumba), les ibikingi étaient inconnus. Dans ces régions-là, l’échelon administratif, de base était plutôt le groupe familial, qui y occupait un territoire homogène, délimité suivant l’occupation initiale effectuée par l’ancêtre éponyme défricheur.

607. Quelle que fût cependant la zone du Rwanda et la nature des ibikingi (ingaligali, apanages des reines, concession des Milices ou territoire familial), le District englobait l’ensemble sans s’occuper de ces distinctions. Pour percevoir les redevances, le Préfet, aussi bien du Sol que du Gazon, s’adressait au sous-administrant ou au Chef Patriarcal de chaque localité et lui imposait le montant en proportion du nombre des habitants, soit propriétaires vachers, soit simples agriculteurs. Une fois que le sous-administrant avait livré le nombre imposé, il retenait pour son entretien l’excédent, à titre de prélèvement = umusogongero, en quantité toujours supérieure à ce qui était imposé par le Préfet du Sol. Pour le préfet du Gazon, en effet, le prélèvement (sur le lait) eût été honteux, comme si le sous-administrant fût un homme pauvre au point de n’avoir pas du lait en suffisance.

Quant au Chef d’armée, il n’avait aucune redevance à réclamer des habitants de son igikingi sur le plan administratif. Il se limitait à la nomination de son subalterne, sauf le cas où il décidait de venir fixer sa résidence dans ladite localité ; en ce cas il n’y nommait plus un sous-administrant ; il en exerçait par lui-même la fonction, et il percevait les prestations coutumières. C’est-à-dire qu’après avoir livré au chef-lieu du District le nombre imposé de redevances, il retenait à titre de prélèvement; comme en eût agi le sous administrant ordinaire.

dans les zones à ibikingi que les Batwa céramistes comptaient les sous-administrants de leur race.

Certains ne manqueront pas d’être surpris en apprenant que des Batwa pouvaient également être investis du commandement. Dans l’étude que nous avons tantôt citée, nous avons donné la liste de 40 Batwa (p. 118), en indiquant en même temps les localités qu’ils commandaient avant la réforme administrative introduite par les Autorités Mandataires. Le dernier d’entre eux, en faveur du-quel le regroupement des Sous-Chefferies avait été réalisé, fut Gisilibobo, qui était Sous-chef dans le Rukoma, autour de son igikingi traditionnel situé à Kagina. Il faut ajouter toutefois que

dignité de Préfet, du Soi ou du Gazon, était inaccessible aux

.’eBatwa, à moins qu’ils ne fussent préalablement anoblis par le Roi. Le fait également de leur dignité de sous-administrant (des ibikingi toujours dépendant de la Cour), ne leur conférait pas les possibilités de partager le boire et le manger avec leurs administrés, Bahutu et Batutsi. Les uns et les autres obéissaient à leur sous-administrant, tout en le traitant socialement comme un paria.

609. Ce qui vient d’être résumé nous fera mieux juger de la réforme in-troduite par le Résident Mortehan en 1926 (dr Historique et Chronologie du Rwanda, p. 24). Au moment où il allait décréter la réforme du commandement au Rwanda, le fonctionnaire Beige ne voyait clairement que cette double structure des ibikingi et des Districts. Le District fut remplacé par le Territoire, tandis que les ibikingi étaient transformés en Sous-chefferies, étoffées progressi-vement par le processus de regroupement, pour aboutir finalement au nombre de 565 à la fin du règne de Mutara LU. Mais entre les deux échelons traditionnels fut placé celui de la Chefferie inconue jusque là. Le Territoire était donc divisé en Chefferies, chaque Chefferie étant à son tour divisée en Sous-Chefferies. Les Chef-feries très nombreuses au début seront également regroupées progressivement pour en arriver finalement à 45 à la fin du règne, tandis que les Territoires seront alors au nombre de 9.

Par ladite réforme, la fonction du sous-administrant était ainsi transformée et revalorisée, tandis que les fonctions de Préfet du

 

608. Et puisque nous en sommes à ces sous-administrants notons que les Batutsi en étaient prépondérants dans les zones à ibikingi, tandis que les Chefs patriarcaux des Familles, des Bahutu, détenaient le monopole dans les régions montagneuses. C’est également

 

Sol et du Gazon étaient réellement supprimées. Elles étaient at-tribuées en partie à l’Administrateur de Territoire, et en partie au Chef de Chefferie.

610. Par la même décision cependant, le Résident décréta malencontreusement que la fonction de Umutware w’ingabo =Chef d’armée, était également supprimée. Or il était évident, dans ce contexte, que ce dernier fonctionnaire était visé sous l’angle des ibikingi : il perdait ainsi le pouvoir de nommer le sous-administrant, et de superviser le commandement des ibikingi, qui n’existeraient plus d’ailleurs.

Or le chef d’armée avait une autre fonction bien plus importante : celle justement de Chef guerrier. L’Européen ne pouvait y songer, car, sa présence dans le pays ayant supprimé les guerres, il croyait que c’en était fini avec les guerriers. Ce qui l’induisait en erreur était que la Milice Rwandaise n’était pas destinée uniquement aux combats : c’était une corporation d’hommes qui, tout en étant à l’occasion mobilisés en commun, avaient des droits à défendre en commun et des devoirs dont ils devaient s’acquitter en commun. Et ce double aspect qui échappait à M. Mortehan ne fut jamais l’objet d’une réforme; il se perpétua, du fait que c’était la vie de tous les jours.

611. Une circonstance vint du reste camoufler complètement le problème : les Chefs d’années, à ce stade initial de 1926, furent les seuls à être promus à la tête des Chefferies nouvellement érigées. Or il faut noter que le titre de « Chef » tout court = Umutware désignait traditionnellement le Chef d’armée. Aucun dignitaire ne pouvait porter ce titre s’il n’avait été investi de pareil commandement. Il s’ensuivait que le quiproquo persistait sous le titre retenu par l’Administration mandataire : là où l’Européen entendait Chef (de Chefferie, échelon inconnu jusque-là), le Rwandais, à cette époque, entendait fatalement Chef (d’armée). En vertu de cette dignité, retenue dans l’appellation même par le réformateur à son insu, la Cour exigeait du Chef les prestations institutionnellement imposées à la Milice, sauf le service d’ost supprimé d’office par la présence européenne. C’est ainsi que, tout en limitant ses fonctions administratives à un territoire déterminé, le Chef restait en contacts supra-territoriaux avec sa Milice,, dont les membres étaient éparpillés par tout le Rwanda. Il réclamait les prestations de la Cour et il réglait certaines affaires concernant le gros bétail de ses sujets. C’était un précédent juridique que personne ne contestait alors et qui allait grandement empoisonner l’atmosphère sociale dans un avenir pas trop éloigné.

b) L’enfance du Roi et sa préparation au trône

612. Lorsque Mutara III fut intronisé, rien ne pouvait encore être décelé de cette situation fraîchement faussée.

Sa mère Nyiramavugo III Kankazi, était fille de Mbanzabigwi frère de Nyirayuhi V Kanjogera. Le nouveau Roi était né à Nyanza dans la 2ème quinzaine de mars 1911. L’époque nous en est indiquée par le fait suivant : lorsque le Chef Kabare arriva de Gisanze à Nyanza, il envoya un messager féliciter sa nièce à l’occasion de cette naissance et annoncer sa prochaine visite avec les cadeaux d’usage. Mais le Chef mourut au cours de la même semaine, le 29 mars de ladite année, sans avoir eu le temps d’effectuer la visite promise.

Rudahigwa se rappelait que dès son jeune âge, sa mère n’abandonna pas son éducation à ses servantes, comme il était d’usage pour les femmes de sa condition. Elle tenait spécialement à éduquer son sens d’observation : le prince, chaque soir avant de se coucher, passait un examen sur tout ce qu’il avait vu au cours de ses déplacements. Ceci incitait Rudahigwa à considérer attentivement les personnes et les choses qu’il rencontrait sur son chemin, car il savait qu’il allait en rendre compte à sa mère. Cela continua jusqu’à l’âge où il se rendit compte que ce lui devenait ennuyeux et un bon soir il refusa de répondre. A partir de ce moment sa mère ne l’interrogea plus. « J’ai compris plus tard, disait-il, que cet exercice prolongé avait été d’une grande importance dans la vie ».

 

613. Il dut entrer très jeune à l’Ecole des fils des Chefs à Nyanza, (no 587), soit au plus tard en 1919-1920, à l’époque où elle était dirigée par Sebiziga (nom rwandais de M.A. Defawe) qui résida à Nyanza du 1 oct. 1917 au 10 mai 1920. Le deuxième séjour à Nyanza du même fonctionnaire, en effet, du 1-4-1921 au 10-7-1921, ne peut entrer en ligne de compte. (cfr Histoire, et Chronologie du Rwanda,

P. 75).

Après le départ de M. Defawe, l’Ecole fut placée sous la direction de Bwanakweli  (M. L. Leenaerts). Autour des années 1923-1924), le prince Rudahigwa termina ses études et devint le Secrétaire de son père. C’était à l’époque où s’amorçait à Nyanza le mouvement d’émancipation vis-à-vis de l’autorité jusque-là incontestée du monarque. Comme il ne jouissait plus du droit du glaive et ne pouvait plus destituer personne à sa guise, tous ceux qui n’étaient pas en faveur à la Cour comprirent que les Européens constituaient une force supérieure de protection. Aussi se coalisèrent-ils en s’appuyant sur l’Administration et sur les Missionnaires. Ceci appartient bien entendu au chapitre précédent, mais nous ne pouvons examiner autrement l’attitude de Rudahigwa qui, nous le savons, était le Secrétaire de son père à l’époque.

 

614. Il resta fidèle à son père isolé dans sa résidence, face à un monde nouveau dont les élites ne s’occupaient plus du monarque. Rudahigwa fut sollicité de se joindre au Parti entièrement rallié à l’Autorité Européenne, mais il s’y refusa. Or le Chef déclaré de ce Parti était Kayondo, son oncle maternel. Sûr que la partie était perdue pour Yuhi V Musinga, devenu ennemi déclaré de la puissante Administration, le Chef Kayondo fit payer cher son refus au prince Rudahigwa.

 

Comme le voulait la Coutume, en effet, les enfants du monarque, avant qu’ils ne fussent apanagés, vivaient des biens que la Famille de leurs mères respectives mettait à leur disposition ; c’était encore le cas pour Rudahigwa, dont la mère était la soeur puînée du Chef Kayondo. Ce dernier cita Rudahigwa devant le tribunal européen et réclama que le prince lui remît ses biens. L’Administrateur européen condamna le prince à remettre au Chef vaches, fiefs et serviteurs réclamés. Le juge ne tint pas compte du fait que tous ces biens étaient, selon la Coutume, propriété du Roi.

Comme le Chef avait cité un nombre de vaches supérieur à la réalité, les fidèles du Roi durent concourir largement à constituer des troupeaux dont le Chef prit possession.

 

615. Ce point devait être rappelé, parce que dans la suite Rudahigwa y attachait une grande importance dans la ligne de son éducation. « Le dénuement dans lequel je dus vivre, expliquait-il, m’a rendu un grand service. Si j’avais continué à vivre insouciant dans l’abondance à ce stade de ma vie, je n’aurais jamais appris à faire tout mon possible pour trouver mes propres moyens d’existence, et j’aurais continué à me bercer des illusions propres à ceux de mon rang qui s’imaginaient que le Rwanda était leur propriété privée ».

Bien entendu, le geste de Kayondo, qui tendait à démontrer que Yuhi V Musinga et son Secrétaire étaient définitivement le rebut de ce monde en voie d’européisation, créa entre les deux hommes un fossé universellement connu. Mais Rudahigwa, même plus tard Roi, étayait ses affirmations (sous forme de serment), par le nom de « Karoli » (Kayondo). Comme quelqu’un lui demandait un jour si ce sentiment était sincère, il répondit : « Oui, il est sincère. Car cet homme m’a fait un grand bien, en m’obligeant, dans ma jeunesse, à prendre conscience de la vie »

 

616. Rudahigwa resta donc des années au service de son père. Il bouda longtemps le mouvement du progrès qui avait entraîné tous les jeunes gens et auquel par la force des choses, s’étaient laissés prendre les Chefs et les Notables, sous l’égide de l’Administration Européenne. Le prince fut dès lors classé rétrograde et il partagea le dédain que l’opinion de tous ces ralliés vouait à son père.

Comme nous l’avons dit plus haut (no 596), la conversion au Catholicisme n’était pas toujours inspirée par les seuls critères religieux. On peut dire en toute vérité que les Grands y étaient en général poussés par des motifs davantage politiques. Aussi un groupe d’amis conseillèrent-ils un jour à Rudahigwa de songer à son avenir, de gagner la confiance des Européens en se convertissant au Catholicisme, à la suite de quoi les Missionnaires deviendraient ses alliés auprès de l’Administration Belge. Il répondit « Moi, me convertir ? Je le suis depuis longtemps. Mon Dieu, c’est mon père ».

617. Mais son père ne représentait plus rien de positif à la tête du pays. L’Administration Européenne songeait déjà à l’écarter et à le remplacer par quelqu’un qui ne fût plus une anomalie à la tête du -Rwanda et qui collaborât loyalement avec le pouvoir mandataire. A cette époque-là, un seul des fils de Musinga était pleinement rallié et était secrétaire à la Résidence de Kigali. Mais l’Administration Belge décida d’en finir avec la séquestration de Rudahigwa, pour le mettre à même de tenter aussi sa chance. Il fut de force arraché à son père et, le 7 juillet 1929, nommé Chef du Marangara-Nduga, deux Chefferies unies à cette occasion. Le poste de Kabgayi, siège alors de Mgr Classe, est situé dans le Marangara. L’Administration plaçait le prince dans le voisinage immédiat du Prélat, comptant sur l’influence qu’il exercerait sûrement sur le nouveau Chef. Yuhi V Musinga, impuissant à conjurer ce danger, recommanda du moins à son fils d’être sur ses gardes vis-à-vis des Missionnaires et de Mg Classe en particulier.

 

618. Une fois libéré de Nyanza, le prince se révéla un homme à la hauteur de sa tâche et capable de jouer le jeu d’une manière personnelle. Il fréquenta Mg Classe au grand jour, lui demandant conseil, et au bout de quelques mois il se déclara catéchumène. Lorsque la nouvelle en parvint à son père, il manda son fils d’urgence à Nyanza et lui déclara : « J’ai appris des bruits suivant lesquels vous vous seriez converti vous aussi ! Est-ce exact ? » — C’est exact » ! répondit Rudahigwa qui s’y était mûrement préparé.

-« Alors c’est fini » ! commenta son père qui n’insista pas davantage.

Le nouveau Chef fit rapidement preuve de bon sens et de maturité politique: Le choix de l’Administration- s’arrêta sur lui. Monsieur le Gouverneur Voisin chargea Mgr Classé, confident du prince, de le mettre au courant des projets en cours. Yuhi V Musinga—nous le savons déjà — fut déposé le 12 novembre et le 16 du même mois le prince Rudahigwa était intronisé, investi par M. le Gouverneur Voisin.

 

e) Les débuts du règne.

 

619. Le nouveau Roi fut donc intronisé sous le nom Mutara III. Nous avons raconté plus haut (no 347) la raison pour laquelle il ne prit pas le nom de Cyilima III. Aucun Détenteur du Code ésotérique ne joua un rôle dans cette intronisation. Le nom de règne lui-même fut indiqué par Mg Classe. Il avait dû prendre ses informations à bonne source pour savoir que le successeur de Musinga serait appelé Mutara.

 

La mère du nouveau Roi n’était pas associée à la cérémonie. Le Gouvernement Belge lui refusa même l’usage des tambours, insignes de la royauté. La Reine mère précédente avait joué un rôle si néfaste auprès de son fils, qu’on redoutait la répétition des mêmes intrigues, si on associait la mère à la dignité royale. Les privilèges de Reine mère ne seront reconnus à Nyiramavugo III Kankazi que quelque temps plus tard, lorsqu’on fut certain qu’il n’y avait plus possibilité du danger redouté. On avait construit pour elle la résidence à Shyogwe, non loin de Kabgayi; de cette manière, pensait-on, elle rencontrerait rarement son fils et ne s’immiscerait pas dans la politique du pays. Mesure peu efficace, en vérité, puisque le Roi et sa mère avaient chacun une voiture et qu’une belle route reliait Nyanza à Shyogwe !

620. Le 15 octobre 1933, le Roi épousa Nyiramakomali, fille du Clan des Abagesera. Ce fut, bien entendu, un mariage coutumier, aucun des deux conjoints n’étant baptisé. Mg Classe tint toutefois à ce qu’il fût explicitement conditionnel, pour éviter des complications ultérieures, au cas où la mariée ne donnerait pas d’enfant au Roi. Signe des temps : l’ex-reine mère, Nyirayuhi V Kanjogera, était décédée à Kamembe le 2 du même mois. Un deuil de ce genre aurait dû être observé coutumièrement durant deux mois, et il comportait l’interdiction absolue de rapports conjugaux. Si le Roi avait tenu à s’y soumettre, il l’aurait pu sans éveiller le moindre soupçon, puisqu’il était célibataire. Il n’avait alors qu’à remettre le mariage à une date ultérieure appropriée. Mais il n’en fit rien, voulant démontrer publiquement que ces pratiques ne l’intéressaient plus.

Nyiramakomali resta à la Cour jusqu’en 1941, année où, richement dotée, elle fut congédiée. Son départ ne posait aucun problème, au point de vue du lien matrimonial, puisqu’il s’était agi d’une union conditionnelle.

 

621. Mais, lorsqu’il fut question de trouver au Roi une autre épouse d’un certain rang, le choix s’avéra difficile, car les candidates possibles étaient toutes baptisées. Aussi Mgr Classe se vit-il finalement dans la nécessité de permettre qu’il prît une chrétienne. Le mariage, cette fois-ci définitif; avec Rosalie Gicanda, fut célébré le 13 janvier 1942. A la suite du mariage indissoluble, le baptême du Roi s’imposait désormais, d’autant plus qu’au cours de son long catéchuménat de 14 ans, il avait montré les signes non équivoques de sa persévérance. Il fut baptisé le 17 octobre 1943. Il choisit les noms de Charles-Léon-Pierre (Charles le Bon, Compte de Flandre, Léon, Patron de Mgr Classe, et Pierre, Patron de son parrain Ryck-mans, Gouverneur Général de l’Afrique Belge). La Reine mère fut baptisée à la même occasion et prit le nom de Radegonde, Reine de France.

 

Le Roi devait mourir sans laisser de descendant. Ce problème préoccupait tout le monde, et il s’en trouva des traditionalistes qui lui conseillèrent de prendre tous les moyens propres à assurer la succession. Il leur répondit : « Je dois donner au Rwanda l’exemple de la fidélité conjugale. Je suis Chrétien et il ne faut pas qu’un mauvais exemple venant de haut ramène le Rwanda en arrière ».

Et comme ils lui objectaient que d’autres monarques Africains n’hésitaient pas à prendre plus d’une femme, tout en laissant le premier rang à la légitime, il répondit « Leurs pays ne sont pas le Rwanda ; peut-être en ferais-je autant si j’étais à la tête d’un autre pays ».

 

d) Le cas de Yuhi V « un Roi déposé » et l’espoir mis en Hitler

 

622. Avant d’aborder le concours que le Roi apporta à l’Administration Belge dans le progrès du pays, je crois qu’il est utile de nous arrêter un peu sur l’attitude de l’opinion du pays à cette époque-là. Lorsque nous considérions plus haut l’isolement de Yuhi V Musinga après l’éclatement initial de l’ordre nouveau, un problème a été laissé dans l’ombre et il convient d’y revenir maintenant.

Dans le Rwanda traditionnel, les Factions politiques opéraient toujours au sommet, au niveau des leaders qui se disputaient le premier rang, les leviers de commande. Quant à la masse, elle ne prenait part à l’action que dans le cas où leurs leaders respectifs .4a mobilisaient pour résoudre le conflit par des luttes armées. En d’autres cas, lorsque le conflit se résolvait au sommet, la Faction triomphante ayant réussi à régler leur compte aux adversaires, la masse voyait arriver les successeurs des vaincus, sans plus.

L’opposition que la Faction de Kayondo menait contre Yuhi V Musinga était de ce genre-là. La « contestation » des jeunes qui amena bientôt l’eau au moulin de cette opposition joua sur le même plan. Après tout, les meneurs de jeu n’étaient qu’une infime minorité, n’atteignant sûrement pas les 1 % de la population. Mais la puissance de cette minorité était irrésistible, parce que l’Administration Beige l’appuyait ouvertement. Le hasard voulut cependant que ce qui devait être la victoire de ladite Faction constitua sa défaite, car Rudahigwa était l’adversaire que les ralliés avaient cru éliminé avec son père.

 

623. II convient d’établir une classification au sein de la « masse », en ce qui concerne la destitution de Yuhi V et l’intronisation de son fils. Je pense que, d’une manière générale, la masse des cultivateurs n’étaient pas formellement intéressée par cette question. Un Roi avait succédé à un autre et il n’y avait plus de problème. Mais il y avait une autre catégorie que nous pourrions appeler porte-parole de la tradition. Celle-ci se composait surtout des Abiru, dont les Familles (Bahutu et Batutsi) appartenaient traditionnellement à divers milieux à travers le pays. A cette catégorie s’ajoutaient les notables, dont la pensée était tournée vers le passé et qui suivaient l’opinion des Abiru. Aux yeux de tous ceux-là, le principe de base était que la dignité royale était inadmissible. Pour eux, Musinga, même déposé, restait Roi et le resterait jusqu’à sa mort. Dès lors Mutara III devenait pour eux un co-régnant, un prince héritier officiellement désigné.

Lorsqu’éclata la 2ème  Guerre Mondiale, un espoir inattendu luisait à leurs yeux et à ceux de Musinga en premier. Cette Faction légitimiste souhaitait la victoire des Allemands, parce qu’elle se rappelait que du temps de leur Protectorat ils n’intervenaient pas dans la politique intérieure du Rwanda. Ces gens croyaient que Hitler remettrait Musinga au pouvoir, et dans les mêmes conditions. Ils soupiraient au moment où il leur serait donné de prendre la revanche sur les adversaires du Roi.

 

L’exilé de Kamembe recevait du reste régulièrement les messagers lui apportant les présents de ses fidèles. Ces messagers arrivaient au marché de Kamembe sous les apparences de commerçants ambulants, faisaient avertir Musinga ; il y envoyait ses gens du terroir, lesquels touchaient en son nom le prix des vaches, qui lui étaient destinées.

 

624. Le mouvement pro-allemand prit de telles proportions que l’Administration Belge en arriva à interdire de prononcer désormais le nom de Hitler et des Allemands. Les intéressés y opposèrent un langage-code : Hitler devint Hitimana et les Allemands (Abadage en notre langue) devinrent Abadaha. On se faisait un malin plaisir à parler de Hitimana et de ses Abadaha jusque sur la place des bureaux de Territoires, et à haute voix lorsqu’un Belge venait à passer. Et le Plus curieux fut la rapidité avec laquelle ces appellations furent connues dans tout le pays.

 

Je me rappelle la réflexion d’un haut Fonctionnaire Belge : « Jus-qu’ici, disait-il, je croyais les Banyarwanda plus intelligents que les Barundi, mais je dois reconnaître que je me suis trompé ! Car les Barundi restent calmes, tandis que les Banyarwanda ne comprennent rien aux directives qui leur sont données » I Evidemment,

 

abstraction faite du sophisme considéré en lui-même, le calme chez les Barundi et l’effervescence chez les Banyarwanda ne pouvaient, de soi, constituer un critère de plus ou de moins d’intelligence, ni d’un côté ni de l’autre, puisque l’opinion des deux pays n’était pas touchée par le même facteur.

 

625. Bref, il pouvait y avoir un danger de troubles au Rwanda, du fait de la présence de Yuhi V Musinga. Aussi le Gouverneur Général prit-il, en date du 18 juin 1940, l’Ordonnance en vertu de laquelle Musinga devait être transféré en Territoire de Moba, au Zaïre. Il fut embarqué de Kamembe le 20 suivant.

 

On peut simplement regretter que le monarque déchu ait été deux 4tis incarcéré à Kamembe, mesure qui n’aboutissait qu’à l’irritation du Rwandais le plus indifférent. Il, aurait fallu le déportes alors plutôt que de l’humilier inutilement, au point que l’opinion des autochtones s’estimât atteinte parce qu’elle considérait cela non seulement comme un signe de mépris pour tout le pays, mais encore comme la manifestation de ce racisme (mépris des Noirs) qu’on reprochait alors aux Nazi.

 

Les tribulations de l’ex-souverain ne cessèrent du reste pas par le fait de sa déportation au Congo d’alors. Sa taille de géant (2m05) lui attira des embarras de la part des populations au milieu desquelles il résidait. Il se répandit des rumeurs suivant lesquelles ce colosse avait été amené dans le pays pour y être proclamé Roi ; que durant la nuit il traversait les airs par sa propre puissance et allait causer avec Mgr l’Evêque à Baudouinville. Bref, la région fut en émoi et le Gouvernement dût incarcérer de nouveau l’exilé, afin d’enrayer ces rumeurs. Il mourut le 25 décembre 1944. C’est à partir de l’annonce de sa mort que, aux yeux de nos légitimistes invétérés, Mutara III devint Roi définitivement.

 

626. Une conclusion s’impose ici sur la durée des règnes. Yuhi V Musinga, détrôné après un règne de 35 ans, mourait 13 ans plus tard ; soit 48 ans après son intronisation. Devenu Roi encore adolescent (no 530), à partir d’une année sur laquelle tout doute est impossible, il peut nous fournir un point de comparaison avec ses 3 prédéces

seurs intronisés soit notablement plus jeunes, soit au seuil de l’adolescence. Il ne semblera pas, par exemple, que les 42 ans du règne de Kigeli IV Rwabugili soient exagérés.

 

e) Le progrès économique et social sous Mutara III.

 

1) La production des vivres, du café et le reboisement.

 

627. La société traditionnelle du Rwanda était d’office coupée de l’extérieur, ne pouvant communiquer avec aucun des pays qui nous entourent. On peut dire que, d’une manière générale, son économie primitive n’avait, en fait d’apport extérieur, que le fruit des razzias; ils ne compensaient pas le temps que l’ensemble des guerriers, pris en bloc, perdaient en ces expéditions. D’autre part, le genre d’importations des produits manufacturés dont il a été parlé plus haut (no 477) ne peut être pris en considération, n’ayant à nos yeux que la valeur d’une simple curiosité.

Non seulement le Rwandais s’habillait en général d’une peau serrée autour des reins, ou d’une étoffe de l’écorce de ficus impuzu, mais encore il ne pouvait régulièrement manger à sa faim. Le pays était au régime habituel de disette, nous a-t-on assuré, et la situation ne s’est quelque peu améliorée qu’à partir de l’époque où la nouvelle espèce de patates douces se fut répandue (no 419). Et encore, à certaines époques, les populations étaient-elles décimées par des famines, à la suite de sécheresses périodiques qui les privaient des pluies saisonnières. Or, laissée à ses propres moyens, la société Rwandaise était dans l’impossibilité de modifier cette situation. Le principe polyvalent de tout progrès fut initialement posé par les Missionnaires qui introduisirent les premiers, par l’école, la connaissance de la lecture et de l’écriture. L’évangélisation elle-même, d’autre part, d’une manière certes indirecte, maïs efficace, joua son rôle éducateur que nous avons souligné ailleurs (no 592).

Pour que le Rwandais pût s’habiller comme nous le voyons de nos jours, la présence Européene permit l’arrivée des commerçants d’abord Asiatiques, qui installèrent leurs magasins dans divers centres. L’article que le Rwanda pouvait exporter, grâce à ces commerçants, était la peau de vache. Dans les débuta, certes, le transport des marchandises se faisait à tête d’hommes, de tous les points du Rwanda à Bujumbura. Mais entre-temps le Gouvernement Mandataire construisait les routes nécessaires et bientôt les camions entraient en lice, permettant la circulation et la répartition moins onéreuse de biens de consommation.

 

628. Dès son avènement, Mutara III avait pris l’initiative de renoncer aux redevances vivrières et bovines que le pays entier devait payer à la Cour. De ce fait même, la part que prélevaient les échelons inférieurs de l’Administration autochtone était abolie. Tout fut remplacé par un impôt additionnel de 1 fr pour le Chef, 2 fr pour le sous-chef et de 0,70 pour le Roi. Ce rachat comportait la prestation de la corvée dite uburetwa, ou deux jours de piochage en faveur des autorités coutumières. Ces réformes s’étagèrent progressivement en 1932-1933. Il faut ajouter que l’Administration mandataire avait déjà entrepris, depuis 1926, le regroupement des sous-chefferies qui, en 1929, devaient compter chacune un minimum de 300 contribuables. De ce fait le nombre des sous-chefs à rétribuer en était amoindri.

 

629. Si cependant les prestations uburetwa étaient supprimées en vue d’accorder plus de temps aux contribuables, afin qu’ils cultivassent en toute quiétude leurs propres champs, l’Administration mandataire prit une décision qui s’avéra efficace : de cultures obligatoires. Dès 1931, soit à. l’avènement même de Mutara III, dans le cadre du plan de politique indigène de M. le Gouverneur Voisin, il fut décidé que chaque contribuable devait entretenir 54 plants de caféiers = kahwa, le sous-chef 250 et le Chef 1000.

C’était le produit d’avenir qui permettrait au Rwandais d’exporter autre chose que les peaux de vaches. En vue d’activer le zèle des autochtones en cette voie, le café fut vendu dans la suite au prix imposé, jusqu’à 25 frs le kilo. Un office spécial sera créé, — l’OCI-RU (Office Café Indigène Ruanda-Urundi) qui contrôlera la qualité du café et présidera à son exportation. Grâce aux prélèvements sur les bénéfices réels, le Gouvernement créera une caisse de compensation qui permettra de verser au cultivateur le prix imposé, en réalité supérieur à la valeur de sa marchandise. Cette politique portera sans retard ses fruits, en faisant développer la culture du café au-delà de ce que ses promoteurs avaient espéré. Chaque contribuable, une foi palpé le prix de sa récolte, ajoutait régulièrement d’autres plants aux précédents.

 

630. La culture du Café était l’un des points du plan établi à l’initiative de Monsieur Ch. Voisin, Gouverneur du Ruanda-Urundi. L’autre point du même plan visait la suppression des disettes et famines dans le pays : le Gouverneur imposa la culture du manioc = umwumbati. Cette plante insensible aux sécheresses et dont les tubercules peuvent rester des années en terre sans pourrir, devint obligatoire pour chaque contribuable. Comme cette obligation des cultures s’étendait également aux cultures traditionnelles (haricots surtout et patates douces), l’alimentation du pays se trouva assurée et stabilisée. A partir de ce moment, et du fait que les autorités veillaient à l’ajoute des lopins aux précédents, le Rwanda fut libéré des disettes et des famines au cours des 12 années qui allaient suivre.

 

631. Or cette campagne des cultures était menée en parallèle avec celle de reboisement. Chaque sous-chefferie devait planter des hectares d’eucalyptus, auxquels s’ajoutèrent sans tarder, beaucoup de reboisements privés d’étendue variable. Ces reboisements, quelle que fût l’intention des promoteurs, allaient bientôt répondre à un besoin inattendu et donner lieu à une industrie nouvelle. Les cases rwandaises, en effet, étaient couvertes d’une espèce d’herbes appelées urukangaga poussant dans les marais. Comme la campagne des cultures avait nettoyé les marais eux-mêmes, bientôt les habitants de beaucoup de régions ne trouvèrent plus de ces herbes pour couvrir les cases qu’ils construisaient. Pour parer à cette pénurie, à partir de l’époque où les reboisements étaient en apport, surgit une légion de briquetiers-tuiliers. Ainsi s’amorça la construction de maisons soit en matériaux durables, soit en pisés couvertes en tuiles. Ces maisons matériellement plus chères étaient en réalité plus économiques, parce qu’on ne devait pas les refaire souvent comme il en allait des cases traditionnelles couvertes d’herbes.

 

2) Sociétés Minières, Colonat et main d’oeuvre.

6

32. Dans ce développement économique et social du Rwanda, il était un autre facteur des plus déterminants, à savoir l’ensemble des Sociétés Minières. Les trois « géants » d’entre elles, dont les activités se continuent encore de nos jours, étaient la MINETAIN, la SOMUKI et la GEORUANDA. Si l’exportation du Café était une source importante de revenus, la récolte n’était limitée qu’à une seule saison par an. Les Sociétés Minières, au contraire, extrayaient toute l’année la cassitérite qu’elles dirigeaient vers les marchés extérieurs. En parallèle avec ces « Trois Grands », il existait des Colons miniers de moindre calibre, dont l’un exportait du Wolfram. Or ici notre attention ne doit pas se limiter à l’apport, en tant que tel, de ces Sociétés et de ces Colons miniers. Il faut considérer en même temps la situation faite à leur Main d’oeuvre. Des dizaines de milliers de Rwandais y avaient trouvé du travail. Non seulement ils touchaient leur salaire, — élément important dans l’éducation du pays, — mais encore ils recevaient une formation professionnelle organisée à çet effet, ou empiriquement acquise par la nature même de leurs occupations.

A cette catégorie spéciale de salariés, il faut ajouter ceux engagés dans les postes Missionnaires, chez les Colons agricoles, dans les Sociétés commerciales de tout échelon, au service de l’Administration aussi bien mandataire qu’autochtone. Pour ce dernier secteur en effet, le pays avait été progressivement réorganisé ; en plus de l’Administration des sous-chefferies, des Chefferies et du Pays, l’organisation Judiciaire était en pleine activité.

 

633. Ainsi donc, dans l’économie nouvelle du pays, les fournisseurs du travail étaient, d’une manière prévalente, des étrangers. L’Administration autochtone, en effet, ne formait à l’époque qu’une section au service du Gouvernement mandataire. Des Rwandais du secteur privé commencèrent cependant à bouger : on vit surgir quelques initiatives qui avaient valeur de signes du progrès en cours. Ces initiateurs, pour l’ordinaire anciens employés dans les entreprises de commerce, commencèrent à s’installer à leur propre compte. Le Gouvernement mandataire seconda ces initiatives en les protégeant de la concurrence du plus fort : il créa à leur intention, des Centres de Négoce exclusivement réservés aux autochtones, avec interdiction donc aux négociants étrangers d’y établir, leurs magasins.

 

3) Enseignement secondaire et santé publique.

 

634. Nous avons déjà plus d’une fois parlé de l’Ecole Officielle de Nyanza (no 587, 596 ssv). Les élèves y achevaient leurs études en 6 ans et l’enseignement s’y donnait en Giswahili, langue alors officielle de l’Administration Européenne. Cette école avait ses préparatoires à Cyangugu, à Ruhengeri, à Gatsibo, à Rukira ; dans ces localités, les élèves passaient en principe 3 ans et ceux qui étaient jugés capables intellectuellement et économiquement, allaient se spécialiser à Nyanza les 3 dernières années. Quant aux deux Ecoles de même niveau à Save et à Kigali, elles avaient été confiées aux Missionnaires ; les élèves pouvaient y terminer les 6 années sans devoir se rendre à Nyanza. Ce sont toutes ces écoles qui donnèrent au Rwanda sa première génération de Chefs et sous-chefs lettrés, exécutant sur les lieux les directives destinées à promouvoir, à ce stade-là, le progrès du pays.

A partir des années 1931, une convention passée entre l’Administration mandataire et les Missions dites « nationales » (c.à.d. dont la Direction supérieure comptait des membres Belges) supprimait ces Ecoles officielles, anormalement réservées aux seuls fils de Chefs et de sous-chefs. Toute l’organisation scolaire était confiée aux Missionnaires, l’Administration se réservant l’Inspection, car elle donnait les subsides.

 

635. Le Petit-Séminaire, depuis 1912 au Rwanda, était le seul établissement qui dispensait l’enseignement Secondaire, du genre Humanités Anciennes, suivant les programmes approuvés par Rome pour ce genre d’établissement. Pendant longtemps, c’était de là que sortait les autochtones parlant Français. Quelques-uns d’entre entrèrent à l’Ecole A.M.I. (Aide Médicale Indigène) de Gitega, qui dispensait un enseignement aboutissant au diplôme d’Infirmier.

 

Le Groupe Scolaire de Butare, en 1929, fut fondé par les R.R. F.F. de la Charité de Gand. Le Rwanda et le Burundi y envoyaient leurs Etudiants, l’un et l’autre pays bénéficiant de la moitié des places chaque 1ère  année. C’était le deuxième établissement de l’enseignement Secondaire, cette fois-ci du type Humanités Modernes. De ces Sections Scientifique, Administrative, et Agricole sortirent les auxiliaires les plus prisés de l’Administration mandataire. Toutes les places disponibles leur furent en principe réservées, ceux qui quittaient le Séminaire ne pouvant plus tenter leurs chances que du côté du secteur privé, car ils n’avaient pas, comme à Butare, reçu une formation spécialisée.

 

636. La Section Médicale de Butare, de son côté, éclipsa l’Ecole A.M.I. qui fut supprimée. Les Infirmiers sortant de Butare, après quelques années de pratique, revenaient à l’Ecole et passaient un examen qui leur méritait le diplôme d’Assistants Médicaux.

 

Le pian était un fléau généralisé ; il fut complètement extirpé par la campagne anti-pianique menée par le Gouvernement autour des années 1935. Cette campagne générale fut complétée par l’entrée en scène des Infirmiers de l’Ecole A.M.I., des Infirmiers ensuite et des Assistants Médicaux du Groupe Scolaire, grâce auxquels le pays fut jalonné de Dispensaires ruraux. En y ajoutant diverses mesures destinées à inculquer les principes d’hygiène (par exemple l’obligation pour chaque foyer de creuser son w.c.) par l’installation ensuite des points d’eau salubre, réalisation du Fonds du Bien-Etre Indigène (F.B.I.), on conclura naturellement à l’amélioration de la Santé publique, dont le signe le plus significatif fut la baisse très sensible de la mortalité infantile.

 

f) L’oppression du contribuable et la Famine de 1943-1944.

 

1) Le travail personnel transposé en corvées vexatoires

 

637.On a essayé de signaler brièvement les principes-levain que l’Administration Belge introduisit dans la pâte rwandaise pour en déclencher le progrès économique, duquel dépend le progrès social. Nous devons revenir ici au revers de la médaille. Nous avons vu (no 628) que les corvées dues aux Autorités avait été supprimées et remplacées par un impôt additionnel, permettant de payer désormais les travailleurs librement engagés par lesdites Autorités. Or il se fit que cet impôt additionnel, pour les travaux d’utilité publique, ne fut pas progressivement adapté au taux des salaires, et qu’il devint rapidement impossible de payer équitablement un travailleur librement engagé. Pour y remédier, on en vint à obliger le contribuable à accomplir les mêmes corvées d’antan au prix d’un salaire imposé, inférieur au minimum requis. L’odieux de l’opération retomba sur le sous-chef : en obligeant ses subordonnés à pareilles tâches, il les mécontentait ; s’il avait été assez courageux pour les protéger d’une manière ou d’une autre, il aurait été coté médiocre par les Autorités, ses Supérieurs hiérarchiques, et s’eût exposé au danger plus ou moins immédiat de révocation. Or la fonction de sous-chef était un gagne-pain fort prisé, auquel aspiraient tous les employés de l’Administration, qui y voyaient le couronnement normal de leur carrière. Il ne pouvait s’en trouver un seul qui osât braver ses Supérieurs : cela eût été un Suicide. Aussi l’opinion générale du pays plaqua-t-il sur ces gens-là le sobriquet de « Ndiyo Bwana = « Oui Monsieur » ! leur unique réponse aux injonctions les plus révoltantes de l’Administration.

 

638. Ceci n’était cependant qu’un aspect du problème. Nous avons vu que pour lancer l’économie nouvelle du pays, tous les contribuables furent soumis à l’obligation de travailler dans leurs propres champs (no 543). La mesure fut certainement bienfaisante et je dois, du moins pour ma part, le reconnaître sans restriction aucune. Mais il arriva bientôt que le contribuable fût obligé d’aller, avec sa femme, cultiver en des endroits fort éloignés du domicile.

L’Administrateur de Territoire et l’Agronome venaient régulièrement en effet, visiter les Sous-chefferies ; le Sous-chef bénéficiait d’une cote de faveur en proportion de la superficie cultivée de son ressort. Une superficie cultivée de moindre étendue risquait de lui faire attribuer une cote défavorable, qui pouvait l’exposer à une révocation plus ou moins éloignée. Or une superficie cultivée ne se remarque mieux que lorsque les champs sont situés dans la même zone. D’où le dérangement imposé aux contribuables.

 

639. Ce travail obligatoire à grande distance de chez soi se développait de préférence à la portée des routes, pour les beaux yeux des visiteurs de marque, qu’il eût été ennuyeux de conduire à l’intérieur des Sous-chefferies, au risque de les obliger à quitter leur véhicule pour cheminer à pieds. On devait leur permettre de filmer des yeux le travail intense du Territoire, sans qu’ils quittassent la route. Le système alla même si loin dans telle Chefferie (Territoire de Nyanza), que la zone inaccessible, faute de piste carrosable, fut laissée à l’abandon et que les contribuables étaient forcés de quitter leurs

propres Sous-chefferies, pour aller cultiver à une journée de marche, dans la zone pourvue de routes où s’arrêtaient les visites de l’Administrateur et de l’Agronome du Territoire. En exhibant ces échantillons accessibles, le Chef laissait croire que c’était partout la même chose et les autorités de la Chefferie étaient bien cotées de confiance.

 

Le summum de pareilles extravagances vexatoires fut atteint dans une Chefferie (Territoire de Byumba) lorsqu’on se préparait, autour de 1943-1944, à fêter les 10 ans de Gouvernorat de M. Jungers. Le mot d’ordre était alors d’offrir à ce haut Fonctionnaire, entre autres cadeaux, la plus grande superficie cultivée du pays. Dans la région à laquelle nous faisons allusion, on dut étaler des étendues immenses cultivées, mais non ensemencées, car le terrain était notoirement improductif, faute d’une préparation

a rationnelle. Pourquoi, dans ces conditions, gaspillerait-on ses réserves de semences ?

 

640. Ainsi le pays, durant des dizaines d’années, devint-il un vaste camp de travaux forcés d’un type nouveau. La notion même du travail devint pratiquement synonyme de corvée, au point que les représentants de l’Autorité eux-mêmes, — aussi bien Autochtones qu’Européens, — l’entendaient sous cette nuance transposée. La preuve : lorsque plus tard le Conseil Supérieur du Pays (composé uniquement de Rwandais, Chefs et Notables, sous la Présidence du Roi) décida la suppression des corvées, l’expression ne visait exactement que ce genre de « travaux forcés ». Or en apprenant cette décision, les représentants de l’Administration mandataire la taxèrent d’usurpation de pouvoirs, alors qu’il s’agissait en fait de ramener le pays à une notion plus saine du travail pour soi. Cette réaction, comme je le souligne, démontrait que pour les Européens aussi de l’Administration le terme corvée était synonyme de travail pour soi. Ainsi le contribuable ne travaillait plus pour lui-même : il vaquait aux corvées pour lui-même.

Ainsi pouvait s’expliquer l’émigration massive des hommes et des jeunes gens valides vers l’Uganda Britannique. On s’en allait chercher du travail libre. Cet exode devint dramatique dans certaines zones du pays, où les jeunes filles durent elles-mêmes émigrer parce qu’elles ne pouvaient plus se marier, tellement lesdites zones avaient été vidées de leurs jeunes gens.

 

2) L’effort de guerre et la Famine 1943-1944.

 

641. La 2ème  Guerre Mondiale éclata sur ces entrefaites. Le Statut du Mandat ne permettait pas aux Belges de lever les troupes au Rwanda et au Burundi. Le pays fut en conséquence invité à prendre part au drame mondial sous une forme d’effort de guerre conforme à son Statut de Mandat. Cet effort de guerre porta sur la fourniture de certains articles, pour lesquels du reste le producteur autochtone recevait en contrepartie un prix fixé par le Gouvernement. De ces articles je retiendrai les deux principaux dont le mode de livraison devait avoir des conséquences publiquement remarquées: les denrées alimentaires et les vaches de boucherie.

Pendant que s’opéraient lesdites livraisons, une sécheresse prolongée désola le pays. Elle se répéta deux années de suite, tandis que les gens étaient obligés de vendre leurs haricots à moins d’un franc le kilo à certains intermédiaires Européens, transporteurs du ravitaillement vers les centres miniers du Congo d’alors, travaillant pour l’armement des Alliés. Les conséquences qui devaient résulter de ce drainage de denrées ne peuvent être isolées de leur contexte : sécheresse prolongée, main d’oeuvre émigrée en masse vers l’Uganda, — et par conséquent une population en proportion d’enfants et de vieux à charge du pays, — corvées harassantes qui occasionnaient une grave perte de temps. A tout cela venait de s’ajouter le fléau des profiteurs de guerre. Les denrées exportées vers le Congo, en effet, s’y vendaient à pas moins de 5 francs le kilo de bénéfice et les possibilités d’achat au Rwanda s’en décuplaient. Conséquence logique de tout cet ensemble : une grande Famine s’abattit sur le pays, qui en avait été préservé au cours des 12 années précédentes. Aucun Administrateur n’osa signaler officiellement la présence du fléau en son Territoire, d’autant plus que les rapports clamaient le bien-être autour des 10 ans de Gouvernorat de M. Jungers. Tel Administrateur de Territoire se rendit chez le Curé Autochtone (Abbé Gallican Bushishi) qui avait signalé par écrit des morts de faim et d’innombrables affamés squelettiques en sa région. Le fonctionnaire le suppliait de démentir sa lettre qui pouvait avoir de graves conséquences. Le Curé répondit : « Je puis écrire à nouveau dans le sens que vous désirez, mais je suis aussi prêt à prouver le bien-fondé de la première lettre » !

 

642. Ce fut une explosion de colère chez M. Jungers lorsqu’il eut appris la réalité de cette Famine qui lui avait été soigneusement cachée. Il avait dû être renseigné certainement par la voie des Missions, car, en montant de Bujumbura, il se rendit dans un poste dirigé par un Abbé (actuellement Mgr Bisengimana), lequel avait peu auparavant envoyé à Mgr Classe un rapport sur le sujet. M. le Gouverneur ayant exigé des preuves, le Curé lui montra la liste des morts de faim qu’il avait enterrés. Ayant acquis sa conviction par une enquête objective, M. Jungers fit immédiatement transférer au Congo le Résident du Rwanda. En quittant le pays, pratiquement « limogé M. le Résident passa par Kabgayi et je l’entendis personnellement dire à Mgr Classe : « Pourvu que ces éclats de tonnerre contiennent aussi de la pluie » en faisant allusion aux éclats de colère dont M. Jungers (qui en était un spécialiste) s’était déchargé sur lui, en reproches en soi très mérités.

 

On vit alors arriver du Congo des centaines et des centaines de gros camions de ravitaillement qui inondèrent de vivres tout le Rwanda en proie à une Famine généralisée. Les postes des Missions devinrent les centre de distribution de ces vivres qui arrivaient à jet continu, au point de constituer des stocks pratiquement inépuisables. Les affamés étant nourris et la pluie survenant entre-temps, le pays se remit progressivement de ce fléau qui l’avait durement ébranlé. Comme bien l’on pense, l’opération corvée s’intensifia encore davantage en vue de rendre pour de bon impossible le retour du fléau.

 

643. Bien entendu, la Famine avait automatiquement mis fin, sur ce plan, aux opérations de nos petits profiteurs de guerre. S’il n’y avait eu que l’achat des denrées, ils s’en seraient sortis indemnes. Mais il y avait l’achat des vaches de boucherie. On ne peut dire que leur acheminement vers les centres miniers du Congo d’alors ait eu quelque influence sur le déploiement de la Famine, puisqu’il n’y a aucun Rwandais qui vit uniquement de lait. Les conditions cependant de ce qu’on appelait euphémiquement achat étaient un scandale qui criait vengeance au ciel. Tous les propriétaires, en effet, étaient obligés, sous peine de saisie d’office, à présenter chacun une belle vache au soi-disant marché de gros bétail, organisé régulièrement dans chaque Chefferie. On inscrivait le nom du propriétaire, on lui prenait sa vache et on lui donnait parfois la somme de 5 francs. Si l’opération avait été réellement une participation à l’effort de guerre, et que chaque propriétaire donnât une seule fois sa quote-part, personne n’y aurait trouvé rien à redire. Mais la réalité était que la victime de ce vol subissait ce genre de détroussement à plusieurs reprises.

 

644. C’était un vol pur et simple, en effet. Les intermédiaires officiels emmenaient leur butin et allaient en vendre le fruit à leur propre profit auxdits centres, où chaque tête de gros bétail ne revenait guère à moins de 5000 francs. Evidemment lesdits intermédiaires n’étaient pas isolés : ils avaient des complices dans l’Administration aussi bien Européenne qu’Autochtone. Mais « tant va la cruche à Peau qu’à la fin elle casse » t Il a suffi que le Territoire d’Astrida (actuellement Butare) reçût un nouvel Administrateur. Qu’un habitant de la Chefferie du Nyakare refusât la pièce de 5 francs et préférât abandonner purement et simplement sa vache au voleur officiel, mais qu’il vînt ensuite se décharger de son chagrin auprès du Curé (le R.P. Mutsaerts) du poste de Kansi. Que ledit Missionnaire en fût révolté et en parlât à qui de droit. L’enquête effectuée aboutit rapidement à l’arrestation de l’Européen et d’un Chef de Chefferie. Un haut Fonctionnaire de la Résidence qui était chargé de l’affaire entendait bien conduire l’enquête jusqu’ au bout, pour atteindre les complices supposés ; mais il fut, sur ces entrefaites, transféré ailleurs à de plus hautes fonctions. Les deux comparses arrêtés furent jugés et condamnés par le tribunal de Bujumbura : l’Européen à quelque 5 ans avec sursis ; le Chef mourut bientôt de mort naturelle en prison : il aurait cru faire tomber un accès de fièvre en prenant en une fois un nombre considérable de pilules de quinine.

 

g) Les Chefs d’armées pêchent en eau trouble.

 

1) La transposition du droit des Milices en contrat de servage pastoral.

 

645. Nous avons souligné plus haut (no 610) comment la réforme introduite en 1926 par M. le Résident Mortehan maintenait pratiquement en place la dignité de Chef d’armée qu’il prétendait supprimer. Nous avons rappelé en même temps que les premiers promus Chefs de Chefferies furent les Chefs d’armées. Lorsque dans la suite tel Chef était destitué et recevait un successeur, les Autorités mandataires, quant à elles, croyaient avoir remplacé un fonctionnaire par un autre, tandis qu’en réalité l’acte de destitution en créait deux, puisque le destitué restait Chef aux yeux de la Coutume. Et pour peu que la Chefferie comptât un nombre élevé de membres de l’armée soumise à son autorité, il jouissait d’une influence morale supérieure à celle de son successeur dans la région. Le Chef reconnu par l’Autorité Belge n’était, en effet, qu’un simple Chef du Soi et du Gazon, représentant en partie une Autorité étrangère dont il faisait exécuter les ordres, tandis que son prédécesseur se situait sur le plan vénérable de nos traditions. Cette situation paradoxale ‘juridiquement inconnue des Autorités mandataires était cependant une réalité pour les autochtones, y compris le Roi. Même sous Mutara III, les Chefs d’armées, après leur destitution de la Chefferie, conservaient le même rang que les Chefs leurs successeurs.

 

646. Du moment que ces personnages destitués n’avaient plus droit au traitement officiel, ils ne pouvaient mener un train de vie proportionné à leur rang que grâce aux prestations de leurs bagaragu ou serviteurs liés à eux par le contrat de servage pastoral = ubuhake. En d’autres mots : ceux détenant les vaches obtenues en une propriété soit du Chef en personne, soit de ses ascendants.

Or il. y avait un moyen très simple d’amplifier le nombre de ces serviteurs : c’était Celui de réduire au même dénominateur les subalternes guerriers. Ces derniers, en effet, ne devaient des prestations qu’à la Cour. Or sous le déclin du règne de Musinga, — la Cour étant en disgrâce auprès des Européens, — les obligations s’étaient relâchées. A son avènement, d’autre part, Mutara III avait remplacé ces redevances par un impôt additionnel et par un « trousseau » du cheptel que les Chefs lui octroyèrent en cotisation.

Pourquoi dès lors ces guerriers seraient-ils exempts de toute prestation ? Pourquoi ne les: plierait-on pas progressivement au rang de contractés en servage pastoral ? Les Européens ne les protégeront pas puisqu’ils ont dans l’idée que l’institution de l’armée a été abolie ; si après cet acte de 1926 ces guerriers ont continué à être subalternes, c’est qu’ils étaient simples bagaragù, dés con-tractés eh servage pastorale. (dr no 41-42).

 

647. Quelques, Chefs s’y prirent habilement : celui qui commandait la Milice A avait, par exemple, dans sa Chefferie des membres des Milices G, M, R, et’ les Chefs respectifs de ces dernières avaient dans leurs Chefferies des membres de la Milice A. Après entente, le Chef de la Milice A livrait ses subalternes guerriers à. ses trois collègues, qui lui cédaient en – échange les leurs habitant dans sa Chefferie. Peu importait que le nombre échangé. né fût pas égal

de part et d’autre : il s’agissait d’un marché forfaitaire dans lequel chacun gagnait. Les subalternes intéressés ne comprirent certainement pas qu’ils servaient ainsi d’instrument à transposer le droit. Ils ne voyaient, quant à eux, que l’avantage immédiat de ne plus chercher un protecteur trop loin de chez eux et de faire leur cour pour ainsi dire à domicile, en rentrant régulièrement chez eux, sans plus être obligés de se faire ravitailler à plusieurs journées de marche.

 

 

  1. Un exemple concret: le Chef Nturo livra au Chef Rwabutogo tous les membres de l’armée Intagarawa qui habitaient dans le Buganza, en échange des membres de l’armée Uruyange habitant le Kabagali. Parmi les intaganzwa de l’Est, il s’en trouva un qui prononça une parole mémorable, le nommé Karekezi, fils de Shamugambira ; s’adressant à son nouveau maître, il dit : «Je vous livre tout ce qui m’appartient, mes enfants et mes vaches, sauf une chose : mon coeur car il appartient et appartiendra toujours à Nturo, mon ancien Chef »

Le même Nturo fit l’échange avec le Chef Kayondo ; le premier recevait les membres de la Milice Impama-kwica habitant la Chef-ferie du Kabagali il cédait au Chef Kayondo ceux de la Milice Intaganzwa habitant toutes les régions du Sud (le Bwanamukali, en Préfecture actuelle de Butare).

 

Mais le nommé Kamugunga, fils de Kabajyonjya, habitant à Cya- mutumba en Chefferie Nyakare, s’y refusa absolument. Se rendant auprès de Nturo, il lui dit: « Espèce de glouton, vous vous permettez de m’échanger comme si j’étais votre vache ? Je refuse ! Je suis votre sujet et ne me soumettrai jamais à aucun autre » ! Il n’y avait aucun moyen légal pour obliger le récalcitrant à obtempérer et il aurait été trop dangereux de faire de la publicité autour de cette protestation. Les deux Chefs n’insistèrent pas et Kamugunga resta ce qu’il était.

 

 

  1. Pareille opération d’échange eut lieu de-ci de –là, mais elle ne fut pas générale. L’essentiel était qu’elle eût lieu, car les subalternes guerriers échangés acceptaient implicitement qu’ils étaient désormais des contractés en servage pastoral. Le Chef qui les avait acquis pouvaient les déposséder de leur gros bétail en cas de conflit, si jamais ils refusaient de prester les services inhérents à ce contrat. Et ce fut ce qui arriva, car c’est à cela qu’on voulait en venir. Une fois cette transaction posée, même les Chefs qui n’avaient pas pro-cédé à l’échange en question profitèrent de ce précédent. Il était bien difficile du reste aux subalternes guerriers de se défendre : ils avaient persisté à faire leur cour chez les Chefs après la suppression supposée de l’institution des Milices. Il était d’autre part un non-sens d’en appeler au Code guerrier traditionnel de manière à se faire comprendre en plein système européennisé.

 

  1. La Milice Abarasa du Gisaka était dans une situation spéciale. A la suite des razzias systématiques dont ce pays-là fut l’objet lors de la conquête sous Mutera II Rwogera, la Cour avait tenu à reconstituer chez eux le cheptel, en leur réservant, au début du règne de Kigeli IV, le butin de trois expéditions successives : celle de Mirama, ainsi que celles des Eaux et du Bumpaka. Le Chef voulait agir comme tous ses collègues du vieux Rwanda, mais il se heurta à l’opposition compacte de ses sujets. Ils en appelaient au droit alors méconnu des Milices, faisant remarquer que leur cheptel venait de la Cour (c.à.d. imbata no 42) et non du contrat de servage pastoral. Le Roi appelé en arbitre connaissait bien l’institution de l’armée, mais il ignorait la formulation du droit auxquels recouraient les Abarasa. (Ce qui montre que, à cette époque, certains Chefs de la jeune génération, qui n’avaient pas pratiqué le système avant la 1ère Guerre Mondiale, étaient souvent de bonne foi). Le Roi prit donc ses informations auprès de ceux qui pouvaient l’éclairer. Tout devenant clair désormais, les Abarasa eurent gain de cause.

 

A partir de ce procès collectif; le Roi réintroduisit les notions dans la pratique des tribunaux. Comme le système du contrat de servage pastoral était en instance d’être supprimé, en effet, et que cette abolition devait s’effectuer par le partage du gros bétail entre patrons et clients, il fut décidé que l’opération porterait sur les vaches relevant dudit contrat, tandis que les imbata (ou propriété bovine personnelle) n’y seraient pas soumis. Bien des injustices cependant avaient été commises à longueur d’années et il n’était plus possible d’introduire quelque forme que ce fût de réparation.

 

  1. En conclusion à la matière traitée en ce paragraphe et en relation directe avec le contenu des n° 603-611 du début de ce Chapitre, nous citerons un passage du Rapport que rédigea en 1958 le Groupe de Travail pour l’Etude du problème politique du Ruanda-Urundi (Rapport p. 14, en tant que document du Parlement Belge, no 342, Sess. 1958-1959). Cet important document est le seul à notre connaissance qui témoigne que les plus hautes instances Belges, d’une manière pour ainsi dise posthume, reconnaissaient enfin le problème jusque-là escamoté. Evidemment, de cette trop tardive prise de conscience le Rwanda ne devait tirer aucun avantage ; mais du moins éprouve-t-on un plaisir intellectuel à voir la vérité finir par être officiellement enregistrée. Le Groupe de Travail 1958 s’exprime ainsi sur ces sujets :

« Au Ruanda, sans doute pour affermir l’autorité du pouvoir central, on alla jusqu’à répartir les attributions locales entre des fonctionnaires différenciés. Le chef de l’herbe avait compétence sur les éleveurs, le bétail, les pâturages. Le chef de la terre s’occupait des cultures et avait autorité sur les agriculteurs. Le chef des formations armées, enfin, avait un rôle à la fois social et militaire.

Les attributions matérielles de ces trois personnages pouvaient se recouvrir partiellement. En outre, leur compétence territoriale ne s’adressait pas généralement à des circonscriptions identiques.

En 1926, le gouvernement du Territoire supprima ces trois charges pour les remplacer, dans chaque circonscription, par une fonction unique. L’organisation militaire coutumière était devenue assez inconsistante du fait de la sécurité qui régnait depuis l’occupation. De ce fait, les nouveaux chefs reprirent bien les attributions du chef de la terre et du chef de l’herbe ; mais celles du chef des formations armées, qui jouait cependant un rôle important dans l’organisation sociale, restèrent dans l’ombre. Que les chefs d’armées anciens aient gardé à l’époque certaines prérogatives ou que leurs fonctions aient été récemment ressuscitées ou re valorisées expliquerait les difficultés rencontrées par quelques jeunes chefs qui, ayant reçu le pouvoir politique, se trouvent confrontés avec les anciens fonctionnaires militaires, présents en coulisse, et toujours — ou de nouveau — puissants ». (Rap. 342, 1958-1959 p. 14).