La présentation d’un contrat privé comme étant une Institution politique de base dans l’ancien Rwanda.  

  1. Comme corollaire à ce qui vient d’être résumé, nous devons ici, sous un autre aspect, revenir à l’institution (no 41 ssv) du contrat de servage pastoral ubuhake. A la suite de la réforme étriquée introduite par Monsieur le Résident Mortelaan en 1926, et à cause des conséquences qui résultèrent de cette décision, par la cupidité des anciens Chefs d’armées, ladite institution envahit de plus en plus le milieu rwandais des éleveurs du gros bétail. Ne s’étant pas lui-même douté de la complexité du problème, le réformateur de 1926 avait en principe induit en erreur les appréciations des générations suivantes des fonctionnaires et d’autres chercheurs Européens sur nos coutumes du passé. A lire la littérature ayant trait au sujet, on relève maintes inexactitudes qu’on pourrait ramener principalement aux points suivants :

 

1) On croirait tout d’abord que ce système de l’ubuhake fut l’institution politique de base dans l’ancien Rwanda.

2) On croirait ensuite qu’aucun Rwandais propriétaire de gros bétail n’échappait à ce système, indûment promu au rang d’une institution politique.

3) On croirait anfin que l’ubuhake était un instrument d’asservissement grâce auquel les Batutsi imposaient une espèce d’esclavage aux Bahutu.

 

1° Pour le premier point, nous ne pouvons que rappeler une chose : l’ubuhake était un contrat privé entre deux individus, dans le cadre duquel le patron donnait certes une ou plusieurs têtes de gros bétail à son client, mais encore s’engageait à le protéger et à l’assister de toutes manières en ses besoins ; en retour de quoi le client s’engageait à prester les services convenant à sa condition. Ce contrat était résiliable à volonté, à l’initiative indifféremment de l’un ou de l’autre des contractants. Il s’agissait d’une coutume d’ordre économico-social, son pendant politique étant l’institution de l’armée.

 

2° Pour le deuxième point ensuite, n’importe quel Rwandais, Mututsi, Muhutu, ou Mutwa, pouvait posséder du gros bétail propriété personnelle, par opposition aux vaches obtenues dans le Cadre de l’ubuhake. Les imbata étaient les vaches acquises soit par son travail personne! (en vendant les produits de son champ ou au prix de son petit bétail) Soit par voie d’alliances matrimoniales, soit par récompense de bravoure ou par partage du butin razzié à l’étranger; soit par don de la part des amis. Ce sont ces imbata qui constituaient la part relevant de l’armée et dont le Chef guerrier était le protecteur. Le propriétaire né pouvait en être destitué que dans deux cas précis : lorsqu’il refusait de répondre à la mobilisation, ou qu’il refusait de prendre part :à là prestation de la palissade royale. Et encore en Ce cas- le Chef ne pouvait-il s’approprier le bétail saisi, qui devait être attribué à un parent non encore marié de la Famille du dépossédé.

 

Il arrivait que telle personne possédant des imbata s’engageait dans le contrat de l’ubuhake pour augmenter Son cheptel: Lorsque ce contrat était résilié, le patron devait reprendre ses vaches. L’affaire était tranchée par le tribunal qui présidait au partage entre – les vaches provenant de l’ubuhake et les imbata. Ce partage était

appelé gucisha igikingisho hagati, (cfr n0 41).

3° Quant au troisième point, à savoir que l’ubuhake fût un instrument d’asservissement, je marquerais mon accord si, à’ partir du moment où ledit contrat étant de sa nature périmé, — la société intéressée en ayant pleinement pris conscience, — telle classe dominante prétendrait le maintenir’ en vigueur. Quant aux époques antérieures où ledit Contrat constituait pour la société une valeur incontestée, un élément répondant, à leurs yeux, aux conditions économiques et sociales de leur temps, je me reprocherais bien de leur prêter les vues propres à mon époque qu’il leur était alors impossible de s’imaginer. C’est le principe que nous avons déjà

 

rappelé (no 496) et que nous estimons être la condition d’un jugement objectif pour un chercheur soucieux d’interpréter les actes du passé en évitant de les présenter comme extravagants.

Les auteurs cependant qui, de bonne foi, ont cru que le contrat de servage pastoral était l’institution politique de base de l’ancien Rwanda, du fait qu’ils en constataient la pratique envahissante, peuvent être excusés, mais en partie seulement. Il restera, en effet, qu’ils ont été superficiels dans leurs recherches en prêtant au passé rwandais l’actualité qu’ils avaient sous les yeux. Ne seront réellement inexcusables que ceux qui, à partir de 1953, ont persisté dans ces vues erronées. Traitant, en effet, de pareil sujet, il ne leur était pas permis d’ignorer honnêtement les deux ouvrages publiés sur la matière (n° 658), lesquels leur eussent suggéré pour le moins des nuances plus justes dans leur jugement. A ce propos, on lira avec intérêt l’article Le Rwanda des Anthropologues ou le Fétichisme de la Vache, dans lequel Mlle Vidal décortique la structure de cette conception erronée. (Cfr Cahiers d’Etudes Africaines, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris, vol. IX, 1969, p. 384-401).

 

  1. h) L’entrée en lice de l’ O.N.U. et le Plan Décennal.

 

1) L’Accord de Tutelle et ses conséquences

 

  1. Dans sa préface au volume qui expose le Plan Décennal, M. Dequae, Ministre des Colonies, nous apprend que la Belgique avait déjà donné son accord sur l’abolition du Régime de Mandat sus le Ruanda-Urundi et son remplacement par l’Accord de Tutelle. Cet Accord fut approuvé par l’Assemblée Générale de l’O.N.U. le 13 déc. 1946. Le Parlement Belge ne devait l’approuver que quelque temps plus tard, par la loi du 25 avril 1949.

 

A cette époque-là cependant, l’Administration Belge locale n’était pas en bons termes avec le Roi, les frictions ayant commencé quelques années auparavant. L’esprit antérieur qui avait soutenu contre Yuhi V Musinga la Faction du Chef Kayondo (no 599, 614) avait progressivement resurgi, appuyé par M. le Gouverneur Jungers. Son plan était d’en arriver à destituer Mutara III et de le remplacer un autre (membre de cette opposition), qui avait bénéficié d’une formation technique plus poussée. Mais on ne pouvait atteindre ce but qu’à la suite d’une propagande appropriée, car le pays n’en était plus à l’époque de 1931. L’aspect le plus voyant de cette propagande représentait Mutara III comme l’adversaire résolu du Gouvernement Belge.

 

Lorsque S.A. le Prince Charles visita le Rwanda et le Burundi en juillet 1947, l’opinion avertie crut attribuer à cette propagande le fait que le Régent de Belgique, reçu par le Roi à Nyanza, vint passer 1a nuit à Astrida (actuellement Butait) et envoya à Mutara III les insignes de Commandeur de l’Ordre de Léopold par une personne interposée, tandis qu’il allait remettre personnellement, la même Décoration à Mwambutsa IV du Burundi, à Murambya. Le monarque du Burundi était représenté, dans le cadre de ladite «propagande, comme l’ami du Gouvernement Belge.

 

  1. Les sentiments que le Roi pouvait avoir alors vis-à-vis du Gouvernement Belge ne pouvaient évidemment être emprunts d’hostilité, mais plutôt d’une crainte servile, car il n’y avait pas alors en vue une solution de sortie. Mais si l’Administration locale pouvait avoir la modestie de ne pas s’identifier au Gouvernement Belge, elle pouvait dire en toute vérité que Mutare III la considérait comme ennemie et qu’il détestait spécialement M. le Gouverneur Jungers qui avait le premier déclenché les hostilités à visage découvert. Le haut Fonctionnaire eut tort, en cela, de sous-estimer l’habileté du Roi et de ne pas tenir compte des éléments nouveaux qui modifiaient la puissance de l’Administration locale.

L’occasion ne tarda pas à se présenter qui permettait au Roi de démontrer que le cheval de bataille du Gouvernement était en l’air. Le Conseil de Tutelle envoya sa première Mission de Visite en 1948, soit une année avant que le Parlement Belge n’approuvât l’Accord de Tutelle. On prévoyait comme une certitude que Mutara III allait accuser le Gouvernement Belge devant la Mission de Visite, tandis que Mwambutsa IV du Burundi était l’avocat assuré. Or ce fut le contraire qui arriva.

 

  1. En apprenant la prochaine arrivée de la Mission de Visite, le Roi trouva que c’était la meilleure occasion qui lui était offerte pour

 

rayer des esprits la propagande engagée contre lui. Une fois que l’Administration eut établi le programme des déplacements que les membres de la Mission effectueraient au Rwanda, Mutara III parcourut toutes les régions visées, expliquant aux Chefs, aux Sous-chefs et aux populations, convoquées à cet effet en assemblées, l’attitude qu’ils devaient avoir devant ces Visiteurs étrangers. Il leur parla à peu près en ces termes : « Nous avons chacun des plaintes contre tel ou tel Belge au Rwanda. Mais au-dessus de ces Européens d’ici, il y a le Gouvernement Belge d’Europe qui ignore ce qui se passe ici. Or ces étrangers qui viennent voudraient que nous nous montrions peu intelligents en disant du mal de la Belgique à cause de quelques Belges qui nous ennuient ici. Mais une fois ces étrangers partis, nous resterons avec les Belges, qui ne manqueront pas de se venger contre ceux qui les auront attaqués devant ces étrangers. Moi-même je me ferai désigner ceux qui nous auront fait passer pour peu intelligents et je les punirai. En conclusion : oubliez tout ce dont vous seriez tentés de vous plaindre, et dites du bien des Belges »

Le mot d’ordre fut suivi partout et le Roi lui-même parla dans le sens indiqué. Comme toutes les prophéties de malheur venaient ainsi d’être bouleversées d’un coup de maître, les ennemis du Roi en furent à l’improviste désarçonnés.

En remerciement de son amicale attitude vis-à-vis du Gouvernement Belge, Mutera III fut invité à visiter la Belgique en 1949, où il reçu un accueil triomphal. Ses ennemis avaient été définitivement balayés.

 

2) Le Plan Décennal pour le développement économique et social du Ruanda-Urundi.

 

  1. C’est sous le Gouvernorat de M. Paillon que fut mis à l’étude le projet d’un Plan Décennal, destiné à intensifier le progrès économique et social du Ruanda- Urundi; Les motifs nous en sont indiqués dans l’introduction à l’ouvrage tantôt cité :

« L’Organisation des Nations Unies place au premier rang de ses préoccupations le progrès politique du Territoire. C’est naturel puisque la raison d’être de la tutelle est de conduire les populations à la capacité de s’administrer elles-mêmes. Toutefois, avant d’accéder à l’autonomie, il faut qu’elles édifient, sur des bases solides et définitives, leur économie ; il faut qu’elles adaptent leur structure sociale aux principes démocratiques ; il faut qu’en s’instruisant et en s’éduquant, elles acquièrent une formation politique suffisante ».

Ainsi le projet mis sur pied embrassait tous les domaines de la vie qu’on n’osait pas, qu’on ne pouvait pas, à l’époque appeler « nationale ». Pour le réaliser, le Gouvernement Belge prêtait 400 millions de francs dix années de suite à investir au Rwanda et au Burundi conjointement. Les Services de Bujumbura (jouant le rôle de Ministères) s’appliquèrent à l’étude préalable des domaines de leur ressort. Certains Services cependant évoluaient bureaucratiquement, sans avoir une idée exacte sur certains problèmes indigènes auxquels ils allaient faire face. Ceci constituait une série d’inconnues qui auraient affecté l’exécution du Plan Décennal. Prénons trois exemples :

  1. 1 Le Chef du Service Vétérinaire, par exemple, s’imaginait que chaque Rwandais faisait pâturer ses propres vaches dans sa propriété terrienne, et que personne ne pouvait y avoir accès sinon avec le consentement de l’intéressé ; que celui-ci pouvait recevoir un prix de ses pâturages au besoin. Il ignorait complètement qu’à côté des ibikingi échelon administratif, qui avaient été visés par la réforme antérieure (no 606), il y avait une institution homonyme des ibikingi = droit de pâturage, conférant à tel individu le droit sur la propriété de ses voisins. Que, après la récolte, le propriétaire du champ ne pouvait y faire pâturer sans le consentement dudit ayant droit.

Une fois, en pleine Séance du Conseil de Gouvernement, à Bujumbura, (19-4-1951) l’un des membres de ce Conseil signala cette anomalie ; il souhaitait qu’elle fût supprimée, de manière que le propriétaire fût entièrement maître chez lui, même au point de vue pâturages. Le Chef de Service protesta de la méprise du Conseil-ler, en se référant à ce qu’il croyait être la vérité. Ce fut au tour du Conseiller d’être étonné d’une pareille ignorance dans le chef

 

d’un tel Fonctionnaire. Le Président du Conseil (le Gouverneur) voulant mettre fin à la discussion entre les deux membres, demanda son avis au Roi du Rwanda sur le sujet. Evidemment la réponse laissa comprendre que ledit Fonctionnaire était dans l’erreur. Et il avait mis sur pied la partie du Plan de son ressort, sans se douter d’une brèche aussi significative.

 

  1. 2° L’étude que nous avons tantôt citée, le Code des Institutions politiques du Rwanda précolonial a été rédigée à cette époque-là, justement pour que, si on le voulait bien, on pût au moins soupçonner les anomalies qui s’étaient perpétuées, faute d’avoir attiré l’attention des autorités compétentes. Mis au courant de l’existence du manuscrit, M. le Gouverneur Pétition voulut en prendre connaissance. Il le confia au Chef du Service des AIMO (chargé de la Politique). Le Fonctionnaire le rendit au Gouverneur en lui donnant la conclusion suivante : « L’auteur est un ignorant des réalités de l’ancien Rwanda, auquel il prête des institutions de son invention !» Mr le Gouverneur ne resta pas longtemps perplexe : il décida d’organiser une enquête par tout le Rwanda pour se faire une idée exacte sur l’objet du litige. M.J.J. Maquet, alors Chef du Centre de l’I.R.S.A.C., fut chargé de lire le manuscrit et d’en tirer un certain nombre de questions sur lesquelles porterait l’enquête projetée. Mr Maquet dressa une liste de 100 questions, portant sur les points essentiels du manuscrit. Le Roi fit dresser une liste des vieux qui avaient vécu pleinement l’ancien régime ; l’enquêteur devait les rencontrer successivement aux endroits où rendez-vous leur avait été fixé ; on peut dire, sans figure, que tout le pays fut consulté. Cette enquête donna la matière du livre plus haut cité : « Le système des Relations sociales dans le Ruanda ancien ».

Le contenu du manuscrit fut confirmé sur toute la ligne. On ne put évidemment savoir comment le Chef de Service s’expliqua après ces résultats. Mais il était prouvé que ses matériaux pour le Plan Décennal péchaient par maintes brèches sur des points très importants.

 

659.3° Une autre aventure en ce sens devait se faire jour avec un certain éclat. Certains points faibles du Plan Décennal concernant notre pays étaient visibles à l’oeil nu pour les Rwandais. En vu d’y porter remède en temps utile, avant la Session du Conseil de Gouvernement qui devait discuter de l’ensemble du Plan, le Roi convoqua une Session Extraordinaire du Conseil Supérieur du Pays (Sept. 1950), cette fois-là élargi pour y inclure des personnes dont l’avis était désiré.

 

L’un des points les plus préoccupants inséré dans le projet du Plan Décennal était la répartition des Vaches par Territoires. Le projet prévoyait le déplacement des Vaches excédentaires vers les Territoires qui en avaient moins. Le moindre des ennuis, aux yeux des Services Gouvernementaux, était le déplacement des propriétaires vachers qu’on prétendait forcer de la sorte à aller s’installer dans les zones qu’ils n’avaient pas envie d’habiter.

 

Le Conseil Supérieur du Pays, dans sa Session Extraordinaire, fit remarquer que ce déplacement des bovidés disperserait dans les quatre coins du pays les bagaragu relevant du même patron. Etant donné cependant que l’intérêt général primait, le Conseil proposait tout simplement la suppression du contrat périmé de servage pastoral. De cette manière chaque Rwandais deviendrait libre et se fixerait n’importe où avec le cheptel qui lui appartiendrait désormais en propre. D’autres propositions, telle la suppression du droit de pâturages, tendaient à modifier tel ou tel article du, Plan Décennal, formulé de façon peu heureuse pour le Rwanda.

 

  1. Lorsque le document du Conseil Supérieur du Pays parvint aux Services de Bujumbura, les Chefs de ces « ministères » firent à M. le Gouverneur un rapport, prétendant que le Conseil Supérieur du Pays rejetait purement et simplement le Plan Décennal. On peut facilement s’imaginer la réaction de M. Pétition. A l’ouverture de la Session du Conseil de Gouvernement, il éclata en reproches adressés au Roi du Rwanda, qui, comme il convenait, garda le silence. A la fin de la Séance, il aborda le Gouverneur et lui demanda s’il avait réellement pris connaissance du Rapport de Nyanza. Le Gouverneur qui en ignorait jusque-là la teneur exacte réclama le texte. Après l’avoir étudié et apprécié ses propositions

 

positives, il donna, à la Séance suivante, l’exemple peut-être unique en son genre, en demandant au Roi publiquement pardon des paroles qu’il avait prononcées auparavant et en louant le travail très positif que le Conseil Supérieur du Pays avait réalisé. Le contrat de servage pastoral était dès lors condamné ; il ne restait qu’à fixer les modalités de sa suppression, qui sera réalisée par l’arrêté du 1 mars 1954. Encore une fois, aucun témoin ne put enregistrer les explications ultérieures entre le Gouverneur et ses Chefs de Services. En tous les cas, ceux qui avaient assisté aux réactions successives de M. Pétillon étaient émerveillés. Homme puissant d’intelligence, mais de très petite taille, il se montrait un géant sur le plan humain. Son activité durant tout ce temps de préparation était telle, du reste, qu’il donna lieu à un verbe nouveau : pétillonner = disparaître dans la brousse sans laisser d’adresse et, manches retroussées, déboucher à l’improviste là où on l’attendait le moins.

 

  1. Les programmes d’investissements du genre de notre Plan Décennal sont d’une importance telle, qu’il serait superflu de devoir même le souligner. La réussite dépendra cependant du soin avec lequel ces programmes auront été préparés et seront exécutés. En ce qui concerne notre Plan Décennal, nous ne pûmes connaître l’inventaire des résultats atteints au bout de la période décennale, qui coïncida avec les péripéties de l’Indépendance et les soubresauts des troubles graves au Rwanda. On ne peut, en conséquence, apprécier dans quelle mesure bien des inconnues auraient influencé la réalisation de ces programmes. Ces inconnues peuvent se ramener aux points suivants :

1° Nous supposons que la population du Rwanda et .du Burundi était en réalité approximativement recensée. Préoccupation exemplative portant sur un seul point : que valent au départ, pour le Service de l’Enseignement, les statistiques des enfants en âge de scolarité ?

2° .Il était certes avantageux d’être assuré que, 10 ans durant, on disposera d’une somme déterminée. Mais les premiers investissements modifient progressivement la situation par les résultats déjà obtenus.

Ces résultats ont été certes approximativement prévus ; mais il serait incroyable d’échelonner valablement cette prévision à 10 ans- de distance. Nous pensions qu’il eût été plus rationnel de fractionner la période pour avoir deux Plans Quinquennaux ou Trois Plans Triennaux.

3° Les exécutants de la base, au niveau des Territoires, devaient se rendre en congé en Europe tous les 3 ans et temporairement être remplacés. Or en principe chacun assure la direction suivant ses propres capacités, ayant ses propres convictions qu’il entend .ire partager à ses collaborateurs de toutes les catégories. De ces changements de direction, on peut penser que l’exécution d’un Plan Décennal serait à plusieurs reprises perturbée et désorientée.

4° Un défaut capital : les populations bénéficiaires du secteur autochtone n’ont pas été activement associées à la réalisation du Plan. Certes, M. te Gouverneur Pétillon s’est dépensé pour expliquer le Plan aux dirigeants autochtones et autres élites convoqués à cet effet en plusieurs points du pays. Mais, de la part de ses inférieurs, aucune forme de propagande appropriée ne fut entreprise, en vue d’inviter telles catégories d’activités à tendre progressivement -à tel niveau de production d’une année à. l’autre. On peut assurer, que l’immense majorité des populations ne sut même jamais qu’il y ait eu un Plan Décennal en exécution. De cette manière, il s’agissait d’une affaire entre Techniciens Européens s’efforçant de hisser le Rwanda et le Burundi à un certain niveau économique et social, tandis que la masse y collaborait à son insu.

3) Les balbutiements du système électoral.

 

  1. Bien avant l’époque où la Mission” de Visite fut envoyée sur place par le Conseil de Tutelle, la 2ème Guerre Mondiale avait affecté l’opinion du -Rwanda. Sans s’en rendre compte, en effet, les Européens avaient largement contribué à semer les idées de l’Indépendance par la propagande qu’ils amplifiaient contre l’occupa-lion de leur mère patrie par les Nazi. On nous répétait sur tous

 

les tons qu’il est immoral qu’une nation imposât son autorité à une autre. En vertu du Statut régissant le Mandat, le Gouvernement Belge ne pouvait certes lever des troupes dans le Rwanda et le Burundi. Mais des centaines de Rwandais, soit émigrés pour travailler en Uganda (no 640), soit partant du Rwanda dans cette intention, se firent enrôler dans l’Armée Britannique de l’Afrique Orientale. Quelques-uns même furent acheminés jusqu’en Inde, en Birmanie, et même plus loin. On en rencontrait qui revenaient au pays après avoir assisté à l’Indépendance de la Birmanie et qui, comparant l’état de ce pays à celui du Rwanda, affirmaient que notre pays lui était supérieur sur plus d’un point.

Lorsque la Mission de Visite nous arriva, d’autre part, certains de ses membres ne se gênèrent pas pour faire démocratiquement des déclarations publiques, qui firent le tour du pays. Visiblement les idées démocratiques faisaient leur chemin.

Le Gouvernement Belge ne pouvait persister dans le système antérieur face à ce courant mondial qui secouait toutes les Colonies. Aussi l’un des objectifs du Plan Décennal était-il de faire évoluer les populations du Rwanda et du Burundi dans les idées politique menant à l’autonomie.

 

  1. C’est dans cette atmosphère que fut préparé le futur Décret du 14 juillet 1952, destiné en principe à constituer comme le couronnement des réformes antérieures. Ce Décret n’offrit cependant pas au Rwanda les améliorations qu’on en attendait. Il légalisa plutôt la dictature contre laquelle s’insurgeait l’opinion de nos élites. Au cours déjà de son élaboration, des voix s’élevèrent pour signaler aux Autorités les conséquences graves qu’entraîneraient certaines stipulations du document en préparation, mais rien n’y fut modifié. Dès son entrée en vigueur, après le 4 juillet 1952, les responsables Rwandais réclamèrent en vain certaines modifications.

Ce Décret créait des Conseils, dont les membres étaient en apparence élus : un Conseil de Sous-Chefferie, un Conseil de Chefferie, un Conseil de Territoire et un Conseil Supérieur du Pays. –

Le document décrétait qu’à la base, — à l’échelon Sous-Chefferie, — étaient électeurs les Notables dont la liste serait dressée par

le Sous-chef et approuvée par l’Administrateur de Territoire. On voit immédiatement que ces « Notables » seront en principe les hommes du Sous-chef et en majorité des Battis. Aucun opposant au Sous-chef ne figurera en conséquence sur la fameuse liste. Ces « électeurs » devaient choisir le Conseil de Sous-chefferie, — un Conseiller par tranche de 500 habitants, — et le Président était d’office le Sous-chef.

Une fois constitué, le Conseil de Sous-Chefferie devait désigner parmi ses membres des délégués qui iront désigner le Conseil de Chefferie. Tous les Sous-chefs étaient membres de ce dernier en face d’un nombre égal d’élus privés, et le Président était le Chef de la Chefferie. et Conseil de Chefferie déléguait à son tour parmi ses membres un nombre égal de Sous-Chefs et de Conseillers privés, qui allaient élire le Conseil de Territoire. A cet échelon, les Chefs de Chefferie sont d’office membre (en tant que Présidents à l’échelon Chefferie), et c’était parmi eux que le Conseil constitué devait élire son Président.

Le Conseil Supérieur du Pays se composait de membres élus par les différents Conseils de Territoires, de 6 Chefs élus par leurs Pairs et de cooptés représentant certaines catégories d’extra-coutumiers. En étaient membres d’office les Présidents des Conseils de Territoires (les Chefs y jouissaient donc d’une majorité absolue) et le Roi en personne en assumait la Présidence.

 

  1. L’énumération est fastidieuse, certes, mais elle permet au lecteur patient de déceler l’astuce. Il serait surprenant qu’une Administration organisant tout à sa discrétion, favorisât même symboliquement la démocratie, dont le spectre aurait l’air de contrebalancer la toute-puissance de l’Autorité Gouvernementale. L’agencement de ces échelons favorise, en effet, l’Administration Mandataire sous un paravent d’élections sur lesquelles jonglera le Rapport à présenter à l’O.N.U. En fait il n’y a, dans ce système, qu’un

 

seul et unique électeur, le Sous-chef Celui-ci, en plus de ce privilège qui lui est octroyé, dispose d’une arme efficace extra-électorale : il accuse, juge et punit. Il n’y a donc aucun danger que l’un ou l’autre des « Notables » élus en arrive à penser autrement que son unique électeur de base. Et tous ces droits concentrés dans le Sous-chefs le sont au superlatif à l’échelon du Chef de Chefferie.

On pourrait développer des raisonnements analogues sur chaque échelon de ces Conseils. Arrêtons-nous, pour finir, à la Présidence du Conseil Supérieur du Pays. Le Roi devait gravement gêner les discussions par sa simple présence. Il était impossible que son opinion fût entièrement voilée ; et même si cela avait été possible en séance, ce ne l’eût pas été en tractations de coulisses. En siégeant d’autre part à ce stade de bagarres, il perdait son rôle d’arbitre.

 

  1. Quelques 5 années plus tard, certes, Mr le Gouverneur J.P. Harroy devait rendre une Ordonnance (5 février 1957) corrigeant quelque peu cette disposition du Décret (art. 24e). Désormais le Gouverneur désigne un Vice-Président parmi les membres du Conseil Supérieur du Pays. En vertu de cette nouvelle décision, le Roi n’était plus obligatoirement tenu à. prendre part aux séances du Conseil. Notons également que lors des élections de 1956, le même Gouverneur a usé du pouvoir que lui reconnaît l’avant-dernier alinéa du même article, de « déterminer les modalités selon lesquelles il est procédé à l’établissement de la liste des Notables de la Sous-chef-ferie». Mr Harroy fit alors établir ladite liste, non plus par le Sous-chef, mais par les contribuables invités massivement aux urnes. Ce fut une amélioration appréciable. Elle laissait malheureusement intactes les anomalies des échelons supérieurs. Ainsi agirait un médecin qui se limiterait à étendre de l’onguent sur les pustules d’un malade dont l’état alarmant exigeait une opération urgente.

 

  1. I) Le « Rwanda-Urundi » à l’heure du Plan Décennal

 

  1. Nous avons exposé progressivement et les principes générateurs de l’évolution du Rwanda, et les éléments délétères qui, soit d’une manière endémique, soit passagèrement, en perturbant l’harmonieuse intensification. Tout cet ensemble a été limité aux agents opérant à l’intérieur du pays. Or le Rwanda, à partir du temps où la Belgique le prit en charge, n’existe pas en tant que pays : c’est une partie du « Ruanda-Urundi ». Les programmes du Plan Décennal nous permettent justement de considérer finalement la signification de ce trait d’union innocemment tracé entre les deux noms, pour symboliser l’inexistence juridique de deux réalités. Au point de vue international, en effet, il n’y avait ni un Rwanda, ni un Burundi, mais un seul et unique territoire fantôme, inexistant pour les autochtones, répondant au nom artificiel du « Ruanda-Urundi ».

 

  1. Bien longtemps avant l’arrivée des colonisateurs, le Rwanda avait 4ermement installé le régime d’une monarchie absolue, tandis que le Burundi avait fixé le sien d’une monarchie confédérale. Cette double forme laisse deviner qu’il devait y avoir de part et d’autre des institutions fortement différenciées et qu’il pourrait s’en trouver de carrément disparates. Lorsque le législateur Belge s’attelait à la réforme de ces institutions, il s’en tenait scrupuleusement à la superstition du juridisme dont est imprégnée la Culture Européo-Américaine. Il ne pouvait légiférer pour le Rwanda seul, ni pour le Burundi seul : les Décrets et les Ordonnances législatives devaient constituer un seul et même chapeau sous lequel les deux têtes étaient obligées de s’abriter.

Il est certain que le Rwanda avait besoin de réformes et que justement le Burundi n’avait pas besoin de celles-là ; ce dernier pays avait plutôt besoin de certaines autres, égaiement précises, mais dont le Rwanda n’eût su que faire. Ils devaient plutôt en recevoir d’identiques, parce qu’ils étaient fictivement un unique et même territoire. Le législateur n’était tout de même pas entièrement aveugle : il tâchait de concevoir les réformes, de manière à remédier à certaines conditions communes ; ce qui ne l’était pas il le laissait pourrir la situation, puisqu’il n’y avait que les indigènes à en pâtir.

Dans son discours du 1er  déc. 1958, à l’ouverture de la Session du Conseil Général (l’ancien Conseil de Gouvernement), Mr le Gouverneur J.P. Harroy laissa entendre que le Gouvernement

 

Belge préparait une réforme radicale des institutions existantes et accorderait un certain pouvoir délibératif aux Conseils Supérieurs des deux pays. C’est cette éventualité qui aurait été la solution idéale depuis la fin de la 2ème Guerre Mondiale. Le Gouvernement tuteur avait reconnu à la Coutume la force de loi, dont les Autorités autochtones étaient les interprètes. Or ces Autorités Autochtones ne pouvaient adapter légalement la Coutume aux cas nouveaux, ni par abrogation, ni par modification, car le même tuteur ne leur avait pas accordé le pouvoir délibératif, ne fût-ce que sur ce seul point très pratique.

 

  1. Comme on le constate donc, nous ne pouvons pas nous étonner de voir, par le truchement supplémentaire du « Ruanda-Urundi », que les institutions périmées ou mal adaptées soient devenues une autre source d’abus criants en notre société.

Nota : La différenciation cependant, puisque nous parlons de cela à propos du Plan Décennal, était alors souhaitable uniquement sur le point précis de la législation autochtone. Quant à la vie économique des deux pays, rien n’eût été plus désirable que de les voir rester intimement liés. Et ce serait encore peu de choses au stade où en est l’Histoire de l’Humanité ; les deux, préalablement unis, devraient encore s’incorporer économiquement• à d’autres unités de phis grand calibre. En ce sens le partenaire le plus indiqué en raison d’un passé commun et surtout en raison de son potentiel économique, serait le Zaïre dont les deux pays partagent la langue internationale.

 

  1. j) L’état des Confessions Religieuses de 1932 à 1958.

L’action des Vérités religieuses et l’action du Missionnaire.

 

  1. Nous avons déjà mentionné les Confessions Chrétiennes dans l’ordre de leur installation au Rwanda (no 554, 585, 591). Nous avons vu dans la suite le rôle important joué par les Missionnaires, sur le plan politique, dans les affaires du pays, surtout à partir de l’arrivée des Belges en 1916. Dans l’action des Missionnaires nous devons distinguer deux choses : l’influence de tel Homme, liée aux principes de sa propre Culture d’origine, et l’influence de la Religion qu’il prêche, en la contredisant parfois dans les actes. Soulignons cette distinction entre les deux aspects :

La Religion prêchée par le Missionnaire n’est pas une idéologie politique, ou autre. C’est un ensemble de Vérités, objet certes de connaissance, mais davantage ferment de vie, qui convertit le mode antérieur de penser et d’agir. Un ferment mélangé avec la pâte en convertit l’état : une fois provoqué le phénomène de la fermentation, ce qui était de la pâte est converti en pain, ce qui était du jus de banane est converti en cidre. La matière ainsi convertie n’est plus, en son être, ce qu’elle était avant la fermentation et l’état nouveau lui confère de nouvelles propriétés, principes de tout autre effets.

 

C’est, d’une manière analogue, ce que nous appelons la conversion en la personne qui, de bonne foi, a accepté les Vérités de la nouvelle Religion. Il n’est plus, en son être, ce qu’il était antérieurement. En conformité avec son nouvel état, il pense et il agit en converti. Or ce phénomène de la conversion n’est lié à aucune politique ni à aucune Culture : il peut se réaliser indifféremment chez le colonisateur et chez son colonisé ; ou bien au sein de la Culture des astronautes au même degré que chez les Pygmées. Il s’ensuit que le phénomène de la conversion ne présuppose nullement les principes des connaissances propres à la Culture dont le Missionnaire est issu. Le seul présupposé nécessaire en est la connaissance des Vérités Religieuses et encore dans la mesure proportionnelle aux capacités concrètes du converti.

 

  1. Le Missionnaire, de son côté, est un homme concret, appartenant à une Culture déterminée, qu’il considère comme supérieure sous certains rapports à celle du pays qu’il vient évangéliser. Dans le contexte de la colonisation, il est solidaire des représentants gouvernementaux de sa propre Culture : ils agissent de concert, aussi bien sur le plan de l’enseignement scolaire que sur celui du relèvement de l’économie, laquelle conditionne l’évolution sociale et politique. Tous ces aspects constituent justement le réseau des bienfaits qu’un pays comme le nôtre doit à la colonisation.

 

 

L’homme n’est pas un pur esprit : il est un composé de l’âme et du corps. L’évangélisation de l’homme total exige donc que le Missionnaire ne néglige pas tous ces domaines du temporel. La question serait qu’il ne se pose jamais en adversaire de ses ouailles, dans telle circonstance où la politique de ses compatriotes gouvernementaux serait en opposition injuste avec l’intérêt des autochtones.

 

Il serait cependant impossible que chaque Missionnaire, en tant qu’individu, pris en particulier, soit assez réfléchi pour établir une distinction nette entre la Religion elle-même et l’enveloppe culturelle dans laquelle il l’exprime. Il devra donc s’en trouver fatalement qui sera davantage animé des sentiments du prestige culturel que de ceux ayant trait à la Religion. Mais quelle que soit, en fin de compte, l’attitude de tel ou tel Missionnaire, c’est la présence de l’ensemble qui évangélise. Tel individu peut contredire dans les faits ce qu’il proclame dans les paroles, mais le converti pourra le juger sans songer à lâcher les Vérités religieuses qu’il a acceptées. Dans certaines circonstances, en effet, l’attitude des convertis, fidèles aux Vérités reçues, délaissées en pratique par un tel qui les prêchait, devient un argument apologétique de poids. On se rend mieux compte alors que la conversion est l’action de Dieu qui agit à l’occasion de la présence du Missionnaire, et que ce n’est pas ce dernier qui convertit formellement.

 

  1. Dans l’appréciation de l’oeuvre Missionnaire au Rwanda, nous ne devons pas perdre de vue ces considérations si succinctement résumées. L’action intérieure de la conversion est cependant inaccessible à notre observation. La masse de ceux qu’on appelle les convertis comporte des adhérents non réellement convertis, qui se sont ralliés extérieurement en vue de s’assurer des intérêts temporels. Ils auront été alléchés par le rôle politique du Missionnaire. Nous l’avons déjà souligné plus haut (no 587, 616). Il n’empêche cependant que nous devons considérer tout cet ensemble en bloc pour affirmer, sans crainte d’erreur ni d’objection, que l’oeuvre Missionnaire fut déterminante dans l’évolution du Rwanda, chaque Confession y ayant apporté sa quote-part en proportion de ses effectifs et de ses moyens d’action.

2) L’évaluation des effectifs.

 

  1. L’Eglise Catholique venait certainement en tête. A l’avènement de Mutara III, Mgr Classe, oracle incontesté dans la politique du pays, dirigeait le Vicariat Apostolique du Rwanda. Les événements ultérieurs les plus marquants de son Episcopat furent le Sacre de son Coadjuteur Mgr Déprimoz, le 19 mars 1943, et le baptême du Roi le 17 oct. de la même- année. Mgr Classe mourut à Bujumbura le 31 janv. 1945, date à laquelle son Coadjuteur prit en mains la direction du Vicariat Apostolique du Rwanda.

 

Ce fut en 1952, que le Vicariat fut scindé : Mgr Déprimoz restait à la tête du Vic. Apost. de Kabgayi, tandis que celui de Nyundo passait à Mgr Bigirumwami, premier Evêque autochtone de toute l’Afrique Belge. Il fut sacré dans la cathédrale de Kabgayi, le 1er  juin, jour de la Pentecôte, par Mgr Déprimoz, en présence de Mgr Sigismondi, Délégué Apostolique du Congo Belge et du Ruanda-Urundi.

 

Ce fut enfin en 1955 qu’à Mgr Déprimoz démissionnaire succéda Mgr Perraudin, sacré à Kabgayi le 25 mars 1956 par Mgr Bigirumwami, geste hautement symbolique dans les Annales de l’Eglise Missionnaire.

 

Les Frères de la Charité avaient fondé le Groupe Scolaire de Butare en 1929. Entre-temps les Ecoles secondaires s’étaient multipliées grâce au renfort de nouvelles Congrégations : Pères Salésiens, Abbés du Clergé séculier Fidei Donum, Frères des Ecoles Chrétiennes et Frères Maristes. En tout 63 Missionnaires exclusivement voués à l’enseignement et apportant à l’Eglise du Rwanda le concours de leur spécialité.

 

Dans l’immédiat après-guerre, d’autre part, une nécessité s’était fait jour. Il fallait organiser l’enseignement secondaire pour filles, afin que les jeunes gens ayant achevé ce cycle pussent fonder des foyers bien assortis. Aussi fit-on appel aux Congrégations Féminines. En plus des Soeurs Blanches antérieures, on recourut aux Dames Bernardines, aux Soeurs Auxiliatrices du Purgatoire, aux Dames de l’Assomption et aux Soeurs Pénitentes : un total de 236 Religieuses.

 

Les Soeurs autochtones Benebikira (Filles de la Vierge) n’étaient que 43 en 1931 ; elles étaient en 1958, au nombre de 215, vouées à l’enseignement primaire des filles. Les Frères autochtones, les Joséphites, qui ne faisaient que commencer au début du règne, étaient en 1958 au nombre de 85.

Les 15 Postes de Missions en 1931, — dont 5 dirigés exclusivement par les Abbés Rwandais, — étaient passés à 57 ; sur ces derniers, 43 pour le Vicariat Apostolique de Kabgayi, et 14 pour celui de Nyunclo. Les 69 Missionnaires d’alors étaient devenus 137, tandis que les Prêtres autochtones Rwandais avaient passé de 17 à 110. Les Catéchistes étaient passés de 1160 à 2516.

 

La masse des Catholiques baptisés, en 1931, étaient de 69.119, avec une réserve de 100.000 Catéchumènes. Les chiffres étaient respectivement de 563.900 et de 265.226 an 1958 ; soit un total de 829.127 sur une population de 2.452.737 (rapport de 1957). Autre point de repère pour l’estimation globale : 43 sur 45 Chefs ainsi que 530 sur les 565 Sous-chefs étaient Catholiques en 1958.

  1. En ce qui concerne les Confessions Protestantes, seule la C.M.S. (les Anglicans), après les postes antérieures de Gahini, Kigeme et Shyira, avait fondé celui de Shyogwe, au Marangara. Auparavant aussi, le Rwanda et Je Burundi étaient compris dans le Diocèse de l’Uganda, avec siège à Kampala. Un Evéque Auxiliaire dirigeait les Anglicans des deux pays. Il résidait à Buye, près de Ngozi au Burundi.

Nous n’avons pas pu disposer des statistiques concernant l’état de cette Confession en 1931. Et encore le Rapport du Gouvernement Belge en 1958 (p. 176) ne donne-t-il qu’un seul total pour le Rwanda et le Burundi ensemble, soit 46 Missionnaires, 26 Pasteurs autochtones et 93.848 adeptes, sans spécifier s’il s’agissait des seuls baptisés. Au Rwanda, 2 Chefs et 26 Sous-chefs appartenaient à cette Confession en 1958. Quant à la Société Evangéliste Belge, elle maintenait toujours ses postes de Kirinda, Rubengera et Remera. Elle totalisait alors 11 Missionnaires et 5.918 adeptes. Entre-temps étaient arrivés au Rwanda les Baptistes installés à Runyombyi, au Buyenzi, en 1939, et les Méthodistes à Kibogora au Cyesha, en 1943. Mais nous n’avons aucune donnée sur l’état de leurs Chrétientés à l’époque.

Les Adventistes du 7ème Jour, enfin, n’avaient toujours au Rwanda que les trois poste de Gitwe, Rwankeli, et Ngoma. Le même Rapport du Gouvernement Belge ne nous fournit, pour 1958, que les statistiques groupées du Rwanda et du Burundi, soit 32 Missionnaires et 120.733 adhérents, encore une fois sans spécifier s’il s’agissait uniquement des baptisés. Parmi les Sous-chefs du Rwanda, 5 appartenaient alors à ladite Confession. Celle-ci, comme on le sait, n’accepte pas d’être considérée comme une branche du Protestantisme. C’est pour cela qu’elle n’a pas adhéré au Comité des Missions Protestantes. Tels étaient, en proportions générales, les effectifs des Confessions Chrétiennes au moment où le règne de Mutara III touchait à sa fin.

 

  1. k) L’état de l’opinion rwandaise avant et surtout pendant les années 1958-1959.

 

1) Le jubilé du Roi et le début du conflit inexpiable.

 

  1. L’année 1956 ramenait le 25ème anniversaire de l’avènement de Mutara III. Ce jubilé d’argent fut solennellement célébré à Nyanza, où le Roi des Belges s’était fait représenter par M. Ryckmans, parrain de Mutara III. Les fêtes se répétèrent ensuite à Kigali en présence de la Mission de Visite du Conseil de Tutelle, le 29 Septembre 1957. Une souscription avait été lancée pour faire face aux frais de ces festivités que l’on voulait aussi grandioses que possible. Les Sociétés Minières et Commerciales oeuvrant dans le pays y souscrivirent sans résiner. Une fois toutes les factures réglées, le Comité des fêtes présenta au Roi un reliquat de loin supérieur à un million de francs. Le Roi décida que cette somme servirait à constituer un Fonds de Bourses en faveur des jeunes Rwandais capables d’aller faire leurs études à l’étranger. Le Comité fut aussitôt mis sur pied pour gérer le « Fonds Mutara III »

 

  1. L’intention du Roi manifestait un nouvel état d’esprit : il avait antérieurement obtenu un fonds considérable pour l’érection d’un Collège ; le déblaiement du terrain était déjà achevé à Gatagara, lorsque d’autorité le Gouverneur du Ruanda-Urundi arrêta les travaux et transféra le fonds à Bujumbura pour y créer le Collège du Saint-Esprit. C’était à l’époque où l’Administration Belge projetait, de loin, de constituer Bujumbura en une enclave de Statut international, juridiquement détaché du Burundi. Le premier pas en ce sens, croyait-on, eût été l’érection de cette ville en Commune, la seule du Ruanda-Urundi. Lorsque le projet vint en discussion au Conseil de Gouvernement, l’Administration dut y renoncer, du fait qu’aucune voix autochtone ne l’avait agréé. (Cfr Conseil Général du Ruanda-Urundi, 6-9 janv. 1958, Vol. 1, Séance du 9, p. 1-17). Les Barundi s’y étaient opposés pour conjurer le démembrement projeté de leur pays, et les Rwandais parce qu’ils n’acceptaient pas que la capitale de leur pays se trouvât à l’étranger. C’est dans le cadre de ce plan à longue échéance que le Collège prévu à Gatagara, à l’initiative du Roi, avait été transféré pour constituer l’un des ornements de la future enclave de Bujumbura. Lorsque le Roi décida la création du « Fonds de Bourses », il manifestait son intention de court-circuiter la politique qu’un personnage important du Rwanda avait laissé percer, tandis que s’activaient les travaux à Gatagara, déclarant à qui de droit : « Instruisez-les et ils vont sous peu vous bouter dehors ».

 

  1. A partir de ces années-là, entre le Roi et les représentants de la Belgique avait commencé à se développer un double jeu à peine voilé. L’entrée en lice de l’O.N.U. laissait entrevoir, en effet, une issue de rechange ; l’Indépendance devenait une possibilité tangible. Le Roi se leurrait de pouvoir l’obtenir pour son propre compte et en faire bénéficier le Rwanda qu’il continuerait à gouverner sur le mode traditionnel. Comptant sur l’attachement atavique que lui vouait la masse, il ne faisait pas attention aux Partis politiques qui commençaient à s’esquisser sous l’impulsion des Européens.

C’était l’un des buts avoués du Plan Décennal, et personne d’éclairé ne pouvait ne pas souhaiter l’accélération de ces mouvements, qui permettraient au Rwanda de balayer toutes les anomalies sociales dont il a été longuement question au long de ce chapitre. Le jeu s’esquissa bientôt et l’on put entrevoir l’atout sur lequel les deux Autorités entendaient s’appuyer en sens opposé : c’était les Bahutu. Lorsque, par le truchement du Conseil Supérieur du Pays, le Roi fit supprimer les corvées (no 640), il entendait mettre de son côté l’opinion des masses contre l’Administration, qui avait introduit et soutenu le système des travaux « forcés ».

  1. En devenant moins maniable, le Roi et les Chefs qui le suivaient remettaient en question les principes de co-domination, que M. Aloys Munyangaju a qualifié de pacte tacite entre Batutsi et Belges (cfr XVème Sess. de l’ONU, 4è Commis. 1066è Séance du 29 nov. 1960, no 39, p. 410). Il s’agissait bien d’un pacte tacite, en effet, à l’époque de sa mise en pratique, n’avait pas les possibilités (l’être explicitement formulé, faute d’interlocuteurs valables du côté rwandais. Il s’agissait de ceci : l’Administration tutrice concédait aux membres d’une ethnie minoritaire le monopole du commandement et de tous les emplois, pour que cette ethnie devînt, — c’était la nature même des choses, — un fidèle et loyal instrument de domination coloniale. En cette qualité, ladite ethnie pouvait indéfiniment jouir du monopole. L’éventualité de l’Indépendance qui ne pouvait être envisagée dès le début, n’annulait pas la condition assurant le monopole : pour rester en place, cette minorité devait sagement recevoir de l’Administration tutrice un Statut qui ferait pratiquement du Rwanda une colonie indépendante.

 

  1. Or cette minorité était inconsciente de sa vulnérabilité : elle n’avait jamais eu la possibilité de s’introspecter et de prendre conscience d’être une minorité. Aussi à l’époque stratégique des Indépendances se laissa-t-elle griser et eut-elle la naïveté de croire que l’O.N.U. était une entité de structure statale à politique monolitique, au lieu d’être, comme elle l’est en fait, un aggrégat de politiques nationales parfois sourdement, sinon farouchement, opposées. Dès que ces prétentions d’une indépendance indépendante se firent jour, les Représentants de la Culture Européenne ne pouvaient se résigner à être éliminés sur toute la ligne par cette minorité ; ils songèrent dès lors à mettre sur pied un instrument de rechange, dont la présence à la tête du pays, croyaient-ils, leur permettrait de garder la haute main sur les affaires du Rwanda. Il fallait en conséquence éliminer cette minorité, en s’appuyant sur la majorité des Bahutu. Ces derniers furent choisis parce que, écartés systématiquement de la vie publique depuis quelques 30 ans, on sous-estimait leur potentialité manoeuvrière.

 

679 .Les Leaders Bahutu dont on croyait pouvoir se faire l’instrument entendaient au contraire se servir des Européens comme un instrument. Leurs Leaders se recrutaient surtout parmi les anciens Séminaristes que, nous le savons (no 635), l’Administration avait refoulés dans la nature en réservant tous les emplois aux élèves du Groupe Scolaire. Or, comme la suite des événements allait le montrer, ces leaders dont les capacités manoeuvrières étaient sous-estimées, grâce surtout à ce préjugé qui voilait efficacement leur tactique, prouveraient bientôt que la Culture Rwandaise est une et que se débarrasser des Batutsi on se rabattant sur les Bahutu, c’était tomber de Charybde en Scylla.

2) L’accélération des idées politiques et l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958.

  1. Le système électoral installé dans le pays, avec tous ses défauts que nous avons soulignés plus haut (no 663, 664), servait grandement à faire prendre conscience des réalités politiques. Nous avons rappelé qu’en date du 4 août 1956, Mr le Vice-Gouverneur Général J.P. Harroy avait quelque peu corrigé l’anomalie de la base (no 665), mais qu’aux échelons suivants les anciennes anomalies restaient intactes, et rendaient par le fait même inefficace la correction survenue. Les résultats de la consultation populaire (30 sept. 1956) démontrent clairement combien le système installé était foncièrement immoral. Sur les 6.501 Bahutu (66,72%) et les 3.223 Batutsi (33,08%) élus à l’échelon Sous-chefferie, en passant par une proportion presque honnête aux échelons Chefferie et Territoire, on aboutissait à un Conseil Supérieur du Pays composé d’un seul Muhutu et de 31 Batzasi. (Cfr Rapport de la Commission d’Enquête au Rwanda, en 1960, p. 14).

Il est à peine croyable que les fonctionnaires de l’Administration tutrice, les seuls et uniques responsables de l’anomalie, — puisque seuls législateurs et initiateurs attitrés aux principes démocratiques, — soient restés impassibles et satisfaits de tels résultats. Dans le cadre des luttes qui s’amorçaient, on est en droit de se demander, s’il ne s’agissait pas là d’un moyen prémédité propre à accaerer le pourrissement de la situation au détriment des Batutsi.

 

  1. Ce fut en mars 1957 que fut publié le document intitulé « Un Manifeste des Bahutu », par lequel les auteurs protestaient contre le monopole des Batutsi dans les domaines politique, économique et social, et réclamaient du Gouvernement l’émancipation des Betu sur tous ces plans. Le texte du document, avec à sa suite un autre intitulé « une mise au point » émanant du Conseil Supérieur du Pays, figure comme Annexe 1 au doc. T. 1346 de la Mission de Visite du Conseil du Tutelle, 1957.

Monsieur Grégoire Kayibanda, en juin de la même année, fonda le Mouvement Social Hutu qui avait pour objectif la démocratisation des institutions. Le 1er novembre suivant, Mr Joseph Gitera fonda un mouvement similaire, l’Association pour la Promotion Sociale de la Masse (APROSOMA), avec bientôt comme organe, une feuille polycopiée : Ijwi lya Rubanda rugufi = la Voix du menu peuple. On peut dire avec vérité que Mr Gitera, avec ses expressions parfois outrancières, remua plus que tout autre l’apathie atavique de la masse. Il se livra à sa propagande, souvent en propos trop hardis, mais toujours avec bonhomie ; il marchait dans la voie que désirait l’Administration, et de ce fait il ne pouvait redouter aucune forme de représailles. En fin de compte cependant, l’Administration, qui croyait avoir trouvé son homme, dut déchanter, car le leader avait en pratique une idée spéciale de la vérité : pour lui, celle d’hier était tout autre que celle d’aujourd’hui et de demain ; il ne pouvait en conséquence être remorqué dans une direction déterminée. On le verra bientôt manifester cette tendance lorsque l’APROSOMA sera devenue un Parti politique :il en modifiera la dénomination en celle de Rwanda-Union en vue de matérialiser ainsi une doctrine nouvelle ; ensuite, lorsque s’imposera à son esprit la nécessité de collaborer intimement avec les Européens, le Parti deviendra Unafreurope. Ces changements n’allaient pas sans désorienter les adhérents ballotés d’une appellation à l’autre, au point que quelques-uns de ses lieutenants agacés provoqueront une scission pour revenir à la dénomination initiale, APROSOMA, qui avait déjà été fortement implantée.

En toute hypothèse cependant, le pays s’acheminait irrésistiblement vers la prise de conscience que, dès le début de son action, le pionnier Gitera avait pressentie et annoncée un jour en vaticinant : « La torche que j’ai allumée ne s’éteindra plus »

 

  1. Tout ce bouillonnement d’idées et la faveur que la bagarre, en attendant verbale, rencontraient visiblement chez les Européens, ne pouvait laisser le Roi indifférent. Aussi convoqua-t-il les leaders Bahutu les plus autorisés (30 mars 1958) et format-il une Commission spéciale des Relations sociales au Rwanda, composée par moitié de Bahutu et de Batutsi, dont le rapport devait figurer à l’ordre du jour du Cotise Supérieur du Pays (9-12 juin 1958). Le Roi était d’avance décidé à attirer l’attention de ce Conseil sur l’existence réelle du problème soulevé par les différents documents des leaders Bahutu, principalement sur le plan du commandement et des fonctions publiques.

La convocation de cette Session Extraordinaire du Conseil Supérieur du Pays causa probablement du dépit dans les milieux de la Tutelle, si nous nous référons au petit fait suivant : quelques jours avant l’ouverture de la Session, un haut Fonctionnaire de l’Administration discuta avec le Roi sur le fameux sujet. Le Fonctionnaire conclut en disant : « Pour moi, il n’y’a aucun problème réel » (J’étais présent quand cela fut dit).

 

Le Roi tomba d’autant plus facilement dans le piège, que l’immense majorité du Conseil Supérieur du Pays n’entendait pas mettre en cause la situation privilégiée de ses membres. Les discussions escamotèrent les problèmes, surtout politiques, au point que le Roi conclut les travaux par une déclaration niant l’existence du problème (racial dans sa pensée) mais sans aborder les solutions qui s’imposaient du problème politique, économique et social, pour la proclamation desquelles le Conseil avait été convoqué.

 

  1. Ce fut dans cette atmosphère que le Roi se rendit en Belgique dans le cadre des manifestations de l’Afrique Belge lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles. Le succès remporté par les équipes rwandaises servint à mettre davantage le Roi en vedette. Il reçut des invitations extérieures qu’il accepta sans en référer au Ministère des Colonies ; il s’ensuivit des frictions inévitables. Ainsi se rendit-il à une invitation au Danemark, ce qui semble n’avoir pas créé des difficultés remarquées. Il n’en fut pas de même au sujet d’une invitation en Allemagne : le Ministère se fâcha et annula le voyage en décommandant les places réservées par voie aérienne. Le Roi riposta à l’affront en accomplissant le voyage par train. Il y aurait eu d’autres interventions en ce sens, que le monarque prit pour des tracasseries inutiles. Le Ministère aurait complété l’ensemble en intimant au Roi l’ordre de rentrer immédiatement au Rwanda, avant le temps prévu par son programme. Il s’y serait refusé et on lui aurait coupé les subsides. Il y aurait répondu en prolongeant ostensiblement son séjour en Europe à ses propres frais. Tout ceci explique comment à son retour au pays il avait complètement changé d’attitude à l’égard des autorités de la Tutelle.

 

  1. Du moins le dernier séjour en Europe avait-il modifié les vues politiques du monarque. Il avait enfin compris que le Rwanda à venir ne pouvait plus être gouverné selon le mode ancien, mais qu’il faudrait régner dans le cadre des Partis politiques. Aussi se proposa-t-il de jeter les bases d’un Parti national, dont le Président serait un Muhutu. Ce fondateur désigné, M. Côme Rebero, fut certainement contacté et donna son accord. Le Roi parcourut tous les Territoires, tenant des réunions en soi privées, mais qu’on pouvait qualifier de meetings politiques, au cours desquels il insinuait l’idée du grand Parti national à mettre sur pied. Il faut reconnaître cependant qu’il estimait incompatible avec sa dignité le fait d’appartenir à ce Parti, ou d’y jouer un rôle formel quelconque. Il entendait simplement préparer les esprits à l’inéluctable

existence des Partis et à la nécessité d’un grand Parti national, dont les Dirigeants seraient les intermédiaires entre lui et les masses populaires.

Cette action du Roi a été incidemment abordée par la Commission Belge d’Enquête 1960 (Rapport n° 32, in fine, p. 31).

3) L’Autorité tutrice annonce la riposte

  1. Il ne s’agit plus ici de l’Administration tutrice locale, car elle ne fait qu’exécuter la politique arrêtée par le Ministère des Colonies à Bruxelles. Lorsque M. le Vice-Gouverneur Général J.P. Harroy proclame le retournement complet des principes sur lesquels jusque-là reposait la politique Belge, il n’est que le porte-parole de ses Supérieures.

Au point où nous en sommes arrivés, la situation au Rwanda s’est continuellement développée, le Autorités autochtones accentuant leur opposition à la Tutelle. Elles ont cru peut-être que l’inaction apparente de l’Administration tutrice était un signe d’une résignation impuissante. En réalité cependant, la Tutelle fourbit ses armes et s’apprête à déclencher la contre-offensive. L’adversaire comptait triompher grâce à l’unité nationale alignée contre l’étranger, l’occupant. Mais, par une manoeuvre que l’adversaire n’avait jamais imaginé dans ses plans de bataille, cet étranger, cet occupant, va provoquer la fission au sein de cette unité nationale, si bien que les molécules libérées vont épouvantablement s’entrechoquer, désintégrant ces autorités autochtones, et réaliser un nouvel équilibre dans des conditions complètement différentes. Tout cela nous est annoncé dans un document très important, grâce auquel les événements qui vont suivre peuvent s’expliquer aisément.

 

  1. La Commission Belge d’Enquête 1960 (Rapport p. 20) a quelque peu dénaturé le grand discours de M. Harroy en le résumant d’abord à l’excès, et surtout en appliquant au Rwanda seul l’extrait de son choix. Le lecteur peu averti croira, par exemple, que de 1955 à 1957, les Autorités avaient destitué au Rwanda jusqu’à 152 sous-chefs. La mesure, si elle avait été bien vraie, eût peut-être été bénéfique, pour ce laps de temps de 2 ans. En réalité cependant, M. Harroy affirme textuellement que la destitution eut lieu avec l’aide des Band, se référent ainsi aux deux pays (cfr Conseil Général du Rwanda-Urundi, Session du 1 au 4 déc. 1958, p. 8). En reprenant la même citation, la Mission de Visite de l’O.N.U., malgré le même équivoque matériel, était dans la vérité, puisque son Rapport (no 127, p. 17) portait sur le Rwanda et le Burundi à la fois.

 

  1. En faisant cependant abstraction de cette erreur portant sur les 152 sous-chefs destitués, on se garderait bien de dénier à la Commission d’Enquête 1960 le droit d’interpréter les intentions de M. Harroy et de considérer que très intelligemment comme toujours, ik avait uniquement visé le Rwanda, mais de manière à ne prêter le flanc à aucun reproche, puisque le nom du Burundi apparaissait sporadiquement dans ce morceau qui mériterait d’être transcrit en entier, p. 6-12. Au long de ces pages, en effet, M. Harroy prenait le contre-pied de la déclaration de Mutera III qui avait dit qu’il n’y avait pas de problème, et répondait d’autre part au Conseil Supérieur du Pays qui avait dit qu’il ne fallait plus parler de Batutsi et des Bahutu et qu’il fallait les considérer tous comme Rwandais. Jugez-en par les extraits suivants :

« 1° Ma première affirmation sera qu’il y a un problème. Assurément, comme on peut le dégager d’une déclaration du Mwami Mutara, est-il simpliste et dangereux de l’intituler sans nuance : le conflit Tutsi-Hutu.

Mais il y a un problème indéniable, en ce pays d’inégalités des conditions, auquel il est nécessaire d’apporter des solutions. Il y a un problème de paupérisme généralisé qui touche des masses numériquement beaucoup trop importantes de la population, avec, chez ces masses économiquement très faibles, une conviction, qui semble s’accentuer chaque année, d’oppression politique, sociale et économique de la part d’un certain nombre des représentants de leurs autorités locales…

« 2° Cette situation une fois reconnue, les chiffres font alors apparaître que, état de fait, le groupe social des Tutsi détient un pourcentage très élevé de ces postes officiels dont les titulaires peuvent se rendre coupables d’abus, et que, d’autre part, le groupe des Hutu forme l’immense majorité des masses pauvres où se situent les victimes de ces abus.

« 30 Ici apparaît alors l’écueil contre lequel pourrait venir buter une argumentation qui se veut rigoureusement objective. Faut-il, vu ce qui précède, admettre que le passé nous a légué et que l’administration belge n’est pas parvenue à éliminer une caste Tutsi opprimante, exploitant la masse Hutu sans défense ? Ou devons-nous plutôt reconnaître que l’état actuel des choses permet encore, au Ruanda-Urundi, comme dans beaucoup de pays du monde, malheureusement, que la classe paysanne soit insuffisamment à l’abri des exactions de certains représentants locaux de l’autorité, un état de fait seulement, et non une structure politique reconnue, agissant en sorte que la plupart de ces représentants indignes appartiennent au groupe anthropologiquement Tutsi

L’Administration Belge a toujours opté pour la deuxième branche de l’alternative. Elle s’est toujours efforcée, en tutrice de tous les habitants du pays, de traquer les abus partout où elle les repérait, mais nullement de s’attaquer aux Tutsi en tant que tels…

« 4° Et elle n’est pas moins persuadée qu’il n’eût guère aidé jusqu’ici de choisir la voie que d’aucuns préconisent et de substituer délibérément et systématiquement en tous lieux des chefs, Juges et moniteurs Hutu aux titulaires Tutsi. Outre que cette politique eût été le signal d’une violente et légitime réaction d’un important et méritoire groupe autochtone contre l’autorité tutrice, outre qu’elle n’eût probablement que remplacé une injustice par une autre, outre qu’elle eût risqué d’allumer une guerre civile qu’il fallait éviter parce que absolument inutile, outre qu’elle eût ainsi erronément consacré que le problème était racial et non un simple mésusage des pouvoirs locaux, une telle attitude se serait par surcroît jusqu’ici heurtée à l’insuffisance des cadres Hutu, où les Belges, — tout homme de bonne foi le reconnaîtra, — eussent été bien en peine de découvrir en nombre suffisant des éléments de valeurs…

« 5° Je proposerai ensuite de nous mettre d’accord sur la terminologie « Tutsi » et « Hutu » et sur l’emploi qu’il y a lieu d’en faire. Les malentendus, en effet, sont souvent le fruit d’une discordance de vocabulaire.

D’aucuns aimeraient bannir totalement les mots de nos conversations. L’idée est généreuse. Elle vise à éviter toute cause d’émiettement de la nation Rundi, de la nation Rwanda. Mais trop de pudeur, mal employée, peut nuire, Le fait reste incontestable qu’aujourd’hui, — j’insiste ; aujourd’hui, — des hommes qui se disent Tutsi, qui sont Tutsi, composent en énorme majorité les groupes dirigeants du pays, possèdent en proportionnellement énorme majorité les richesses immobilières et mobilières de ce territoire.

Pourquoi, dès lors, puisque, — qu’on le veuille ou non, — le mot reste d’usage courant dans le langage de chaque jour, n’admettrions-nous pas dans nos lignes de conduite générales, que la masse du peuple est Hutu, j’ajouterais même volontiers et Twa, et qu’il y a lieu de l’aider comme telle? Nous voulons enrichir les gens des collines. Nous voulons aussi leur donner leur chance de faire entendre leur voix dans les conseils, de compter des leurs parmi les chefs, sous-chefs, juges, moniteurs. Pourquoi, dès lors, nous refuser en leur ôtant leur étiquette, véridique, de Hutu, la possibilité à tout le moins de les compter ?…

« 6° Mais où je rejoins ceux qui, comme les Bami et les Conseils Supérieurs, demandent la plus grande prudence dans la consécration inutile de ce qui est malgré tout une discrimination, c’est dans l’emploi du mot dans les textes réglementaires, voire dans les documents d’état civil. La législation doit évidemment donner à tous les citoyens les mêmes droits. Aucun régime n’est concevable qui donnerait des privilèges à certains en vertu d’une appartenance à une race ou à un groupe ethnique…

«7° …Nous voulons nous occuper particulièrement aussi de la promotion sociale et politique du peuple, si sympathique et encore si malheureux de nos innombrables collines, laissez-moi, Messieurs, continuer à étiqueter ses constituants comme étant des Hutu, pour que je puisse savoir, par un comptage officieux mais néanmoins susceptible d’être chiffré, combien d’entre eux, grâce à nos efforts, ont réussi à entrer dans les écoles, dans les conseils, dans les cadres des autorités politiques, administratives ou judiciaires. Et soyez convaincus que je serais le dernier à faire mauvais usage de cette franchise de dénomination et à la laisser se détériorer en ferment de division sociale interne.

« 8° Pour le surplus, il ne restera plus qu’à parachever la disparition du facteur que j’évoquais naguère, selon lequel les pauvres gens, les Hutu puisqu’on ose maintenant les appeler par leur nom, ne disposaient point jusqu’ici d’élites aptes à les représenter valablement et surtout habilement. Les écoles sont également ouvertes à tous. Nous veillerons à faire régner l’équité sous ce rapport par un régime de bourses d’études, de gratuité scolaire ou de prêts d’honneur qui mettra à armes égales devant l’enseignement moyen et supérieur tous les garçons et filles doués de ce pays…»

II est regrettable qu’on doive tronquer ce grand discours et n’en extraire que les passages jugés les plus chargés de signification. Il serait d’autre part superflu de commenter ces quelques paragraphes que nous venons de transcrire, car chacun comprend, du premier coup peut-être, la portée réelle de cette nette prise de position, solennellement proclamée à l’ouverture du Conseil Général du Ruanda-Urundi. Par la bouche de son plus haut représentant, le Gouvernement Belge venait de lancer un grave avertissement à la race minoritaire qui paierait la facture de ses propres fautes et de celles de l’Administration tutrice, laquelle en avait été complice à longueur d’années.

4) Un fait nouveau : le Conflit avec des Hommes d’Eglise.

  1. Le Roi était rentré au Rwanda vers la fin d’octobre 1958. La situation alla s’amplifiant dans le même sens dans les premiers mois de 1959. C’est dans ces premiers mois que se cristallisa un fait nouveau qui était resté plus ou moins diffus au cours des deux, années précédentes, à savoir le conflit ouvert entre le Roi et les siens d’une part, et une proportion considérable d’hommes d’Eglise catholique d’autre part. Il est naturel que, vivant sa vie réelle dans un milieu donné, le Prêtre ou le Religieux vibre à l’unisson de la société au sein de laquelle il vit. Si la nature de son Ministère l’oblige à une discrétion telle qu’il doive être au service de gens appartenant à des Partis opposés, il n’en reste pas moins vrai qu’en son for intérieur il aura fait son choix, concernant tels problèmes publiquement débattus à travers le pays. Mais il serait incroyable que chacun des Prêtres et Religieux, pris individuellement, soit assez perspicace et parvienne à mener prudemment sa barque au milieu de la tempête, Certains pourront y réussir et d’autres devront probablement échouer, soit complètement, soit sur tel ou tel point.

Toutefois, pour comprendre la réaction, il faut se rappeler qu’aucun laïque n’aime que l’ecclésiastique s’oppose à lui sur un plan qui ne soit spécifiquement d’ordre religieux. Il peut certes souhaiter que l’ecclésiastique soit son allié, c’est naturel, parce que, en ce cas, il se croirait dans une position canonisée. Celui, toutefois, qu’un ecclésiastique combat sur un plan jugé profane, n’estime pas pour autant que sa position est damnable. Il juge, en effet que l’ecclésiastique s’est fourvoyé. Il peut égaiement réagir ainsi sous le sentiment, fût-ce imprécis, du subconscient, que 1′ ecclésiastique doit être l’homme de tous, lié par son état à ne faire du tort à personne, à ne nuire à personne.

 

 

  1. Au cours de ce chapitre nous avons essayé de reconstituer les principes générateurs tant du bien-être et du progrès, que des malaises qui cheminaient parallèlement au Rwanda. Nous avons étalé tour à tour la cupidité de tels Chefs et Sous-chefs, leur manque de clairvoyance et de désintéressement dans l’accomplissement de leur devoir d’état, sans taire l’intervention, ou la non-intervention, coupable chez l’Administration tutrice. Or pendant tout ce temps, le long de toute la période où s’organisait et s’installait l’oppression des contribuables, et où le Rwanda était fébricitant de tant d’anomalies, les hommes d’Eglise, qui menaient pratiquement la politique du pays de concert avec l’Administration tutrice, se pâmaient d’aise à la vue des statistiques effarantes et galopantes des baptêmes, savourant l’influence bienfaisante que le Roi et les Chefs, grâce à leur filiale obéissance, permettaient à l’Eglise d’exercer sur la société rwandaise. Le couronnement en fut hautement célébré lorsque, le 27 octobre 1946, le Roi consacra le Rwanda au Christ-Roi, se servant d’une formule d’ailleurs de haute élévation religieuse, (dont on peut lire de larges extraits dans le supplément que le P. Nothomb ajouta au livre Le Rwanda ancien et moderne, du Chan. de Lacger, p. 672-673).

 

  1. Mais à partir de 1957, des hommes d’Eglise commencèrent à changer le fusil d’épaule : ils s’apercevaient finalement que ce Rwanda des triomphes religieux étalait en fait de tristes réalités. Mieux valait tard que jamais.

Au cours de cette année-là, les Evêques du Rwanda et du Burundi adressèrent à leurs Chrétiens une lettre collective pour le Carême. Ils y dénonçaient toutes les formes d’injustices sociales certes, mais ils affirmaient en même temps, devant l’Administration tutrice, la légitime aspiration des autochtones à une participation de plus en plus grande à la gestion de la chose publique. Dans l’ensemble, ce que les Evêques entendaient redresser était certainement repérable aussi bien chez les autochtones que chez les Européens. De ce fait, vu que les principes et les applications s’adressaient aux deux pays et pouvaient s’entendre de n’importe quelle catégorie des Fidèles, l’enseignement ne pouvait donner lieu à des commentaires passionnés.

 

  1. Il n’en fut pas de même lorsque, pour le Carême 1959, Mgr Perraudin publia, cette fois-ci tout seul, la lettre destinée à ses ouailles, ayant pour sujet la Charité. Les auditeurs de cette lettre en conclurent beaucoup plus que le sujet traité par l’Evêque. Le P. Nothomb (op. cit. p. 715) le dit en termes voilés, s’exprimant ainsi :

« Le carême de cette année 1959 fournissait à Monseigneur Perraudin l’occasion d’adresser à toutes ses ouailles une lettre importante sur la charité, dont les répercussions dépassèrent de loin le précédent de 1957 ».

Dans les milieux Rwandais d’alors, enfiévrés par la propagande politique, et surtout parmi ceux sensibilisés â. la lutte culturelle en cours, ce fut la rupture psychologique. Pour comprendre les motifs de cette interprétation passionnée, prenons le passage suivant choisi par le P. Nothomb (ibidem p. 716) :

« Dans notre Rwanda, affirmait-il, les différences et les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de races, en ce sens que les richesses, d’une part, et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains d’une même race. Cet état de choses est l’héritage d’un passé que nous n’avons pas à juger. Mais il est certain que cette situation de fait ne répond plus aux normes d’une organisation saine de la société rwandaise et pose, aux responsables de la chose publique des problèmes délicats et inéluctables »

Ce texte est passé à l’Histoire, publié qu’il est clans un ouvrage aussi important qui est virtuellement à la portée de tout le mon- de. Il est en conséquence loisible à quiconque de l’interpréter.

1° En ce qui me concerne personnellement, je retiendrai la phrase suivante « Cet état de choses est l’héritage d’un passé que nous n’avons pas à juger ». J’estime, au contraire, que ce passé, à quelque stade qu’on l’envisageât, devait être jugé, non pas certes dans un mandement de carême, mais dans l’esprit de quiconque s’apprête à prononcer une sentence sur son lourd héritage. Faute de condamner en connaissance de cause, on s’expose à de graves méprises. Ici, par exemple, le texte met les méfaits au compte d’une ethnie, alors que deux en étaient solidairement coupables : celle qui jouissait du monopole inadmissible, et celle qui lui en avait fait un fief. Notre jugement serait-il juste si nous attribuions les méfaits des inondations uniquement à l’hydrogène, en feignant d’en disculper l’oxygène, l’autre composante de la molécule d’eau ?

2° Venons-en maintenant aux auditeurs de 1959, en ce Rwanda d’alors en fiévré. Il est hors de doute que les hommes alors en place, et le Roi en tête, considéraient l’exposé doctrinal comme un prétexte ; ils estimaient qu’en réalité la lettre, en reprenant parfois textuellement les idées de M. le Gouverneur, tendait à mettre à la portée de la masse le texte que M. Harroy avait exposé solennellement devant le Conseil Général à Bujumbura, et qu’enfin de compte elle tendait à cautionner la légitimité des luttes ethniques. En ce qui me concerne personnellement, j’estime que, pour le fond, l’Evêque avait entièrement raison. Cependant, vu les remous en cours qui avaient résulté du discours de M. Harroy, et qu’une lutte politico-culturelle était déclenchée entre Européens et certains autochtones, je crois que, dans cette situation délicate, un mandement collectif, avec 1a signature surtout de l’Evêque Rwandais comme en 1957, eût estompé peut-être certaines réactions négatives.

 

1) La mort du Roi

 

  1. L’attitude du Roi après son retour d’Europe, en octobre 1958, ne manqua pas de causer quelques inquiétudes. On trouvait que, contrairement à son habitude, il semblait ne plus tenir compte de la présence de la Tutelle.

L’un de ses actes qu’on peut juger inconsidéré fut le projet qu’il forma de faire un voyage aux Etats-Unis. Lors de son séjour à Bruxelles, durant l’Exposition Universelle, des invitations lui avaient été faites en ce sens, pour qu’il allât promener en ce grand pays ses équipes de danseurs et de batteurs de tambours. Il fut pour le moins étonnant que son Conseiller Européen, représentant de l’Administration tutrice, lui signifiât son accord. Il s’agissait pourtant d’un projet irréalisable, aussi longtemps que le Rwanda n’aurait pas accédé à l’indépendance, car l’accord de Monsieur le Conseiller n’avait aucune valeur, la décision définitive devant venir de Bruxelles.

 

Le Roi revint bientôt à la réalité et renoua les relations d’antan avec ses supérieurs administratifs. Il passa sincèrement aux actes et s’aboucha sans retard avec M. Preud’homme, Résident du Rwanda. L’entrevue de réconciliation formelle ne put malheureusement avoir lieu, car le Roi devait mourir à la date fixée pour le rendez-vous.

Ce changement d’attitude dut être rapidement remarqué, puisque le Rapport de la Commission d’Enquête 1960 signale le fait en ces termes : « Cependant les dernières semaines de sa vie, le Mwami Mutara III changea d’attitude envers l’Administration Belge. Certains interpréteront ce changement comme une ruse politique ; d’au–ires l’attribueront à une prise de conscience des dangers que ferait courir au Rwanda une attitude carrément hostile à l’Administration tutélaire, alors qu’il régnait déjà de graves tensions au sein de la population ». (no 28, p. 23).

 

La Mission de Visite de l’O.N.U. 1960 reprend la même constatation (Rapport, no 147, p. 20). Ce fut sur ces entrefaites que le Ministre des Colonies, M. Van Hemelryck arriva à Bujumbura le 15 juin 1959. Tous les Administrateurs chefs de Territoires du Rwanda, invités à un colloque extraordinaire, se trouvaient là, sauf celui du territoire de Gisenyi. Ils tinrent ostensiblement un Conseil important avec le Ministre et les hauts fonctionnaires de Bujumbura. Les témoins de cette rencontre insolite en conclurent que la politique à appliquer au Rwanda était l’unique sujet du colloque.

 

  1. Pendant qu’il préparait sa rencontre avec le Résident du Rwanda, en vue de sceller explicitement la réconciliation, le Roi descendit à Bujumbura le 23 juillet, sur une invitation. Personne ne put nous préciser de qui elle émanait, car M. le Vice-Gouverneur Général Harroy était en congé en Belgique, tandis que son Adjoint, le Commissaire Provincial Tordeur, se trouvait en tournée dans le Sud du Burundi. Le Roi avait dans son programme de rentrer Nyanza dans la matinée du samedi 25 du même mois. Mais il envoya un télégramme le 24 pour annoncer qu’il remonterait dimanche, le 26.

Il y avait ces jours-là à Bujumbura des Sénégalais d’un certain rang, qui tenaient à le rencontrer, et ce fut peut-être la raison pour laquelle il avait modifié la date du retour à Nyanza. Il les rencontra à l’Hôtel Paguidas, où il devait les recevoir à déjeuner. Les laissant là pour un moment, il se rendit chez son Médecin traitant. Ses invités, en compagnie de son secrétaire, l’attendirent un peu plus d’une demi-heure environ. Mais au bout de ce temps ils apprirent qu’il venait de décéder, ce 25 juillet.

Les circonstances de ce décès donnèrent lieu à des commentaires en soi compréhensible. (cfr Rapport de la Commission d’Enquête 1960, p. 24-25 ssv) Le P. Nothomb (op. cit. p. 718) s’en fait l’écho en ces termes :

« Quelles que furent les explications fournies par la Faculté et par le Service officiel d’Information, les bruits les plus fantaisistes et parfois les plus absurdes se mirent à circuler et à faire la conquête, aussi facile que’ criminelle, de milliers d’esprits trop crédules. On alla même, et avec persistance, jusqu’à accuser, non seulement la Puissance Tutélaire, mais encore le Vicaire Apostolique de Kabgayi d’avoir provoqué, ou du moins d’avoir comploté le décès du Monarque. De tels bihuha (faux bruits) et de telles calomnies, qui n’avaient, faut-il le dire, pas la moindre espèce de fondement, firent un tort incalculable à l’Eglise Catholique ».

 

  1. 694. Nous avons évidemment assisté à tous ces événements et nous avons été témoins de tous ces remous de l’opinion. Mais ce que le P. Nothomb n’a pas remarqué, c’est que le fondement de ces bruits, même pour les gens réfléchis, avait été le fait de l’Information officielle.

1° Si en ces milieux gouvernementaux on avait gardé le sang-froid et qu’on eût diffusé des communiqués rapportant les faits d’une manière uniforme, peut-être les choses se seraient-elles passées autrement I Or le Ir communiqué (ibidem, p. 718 en note) disait ceci : «Le 25 juillet vers 11 h. du matin, le Mwami a eu une conversation normale avec son médecin traitant à Usumbura, dans le cabinet de celui-ci. Au moment de quitter le bureau, il s’est soudainement senti mal ; le médecin s’est précipité pour le soigner et a fait appeler immédiatement ses collègues. Plusieurs médecins ont essayé pendant deux heures à ranimer le Mwami ; ce fut en vain. Le Mwami s’est éteint à 13. H. »

2° Cette version ne concordait pas avec ce que racontait d’abord l’Infirmier Congolais qui avait été témoin oculaire de l’événement. Sa version à. lui qui se répandit rapidement à Bujumbura et de là au Rwanda, fut ensuite confirmée par une émission de la Radio ..officielle. Il disait que le Roi s’était effondré à la suite d’une piqûre administrée par le médecin. Et ce fut cette version qu’adoptèrent les membres de la Commission Belge d’Enquête 1960. Le Rapport de cette commission, en effet dit ceci :

« Le 25 juillet 1959, le Mwarni Mutara III, après avoir assisté à Usumbura à la présentation du film « Les Seigneurs de la Forêt », se rendit chez son médecin traitant ; une piqûre d’anti-biotique lui fut administrée et il décéda peu de temps après ». (no 29, p. 24).

Le passage fut adopté textuellement par la Mission de Visite de l’O.N.U. 1960 (Rapport no 148, p. 20).

3° Le texte rapporté par le R.P. Nothomb est grandement coupable par l’omission de la piqûre d’antibiotique, que les autres vont signaler. Quant au texte du Rapport de la Commission d’Enquête 1960, il résumait à l’extrême celui que le Service officiel d’Information publia le 28 juillet, dans le no 127, édition spéciale de RU-DIPRESSE, exclusivement consacré à la mort du Roi et aux événements qui ont entouré ses obsèques. Il va sans dire que ce texte-ci était en pratique inaccessible au grand public, car RUDIPRESSE était gratuitement distribué aux membres des organismes officiels Nous ne pouvons de ce fait ne pas citer le passage en question :

« Le Mwarni Charles Mutara Rudahigwa était descendu à Usumbura le vendredi 24 juillet 1959. Dans la soirée il assista, avec grand intérêt, à la projection du film « Les Seigneurs de la Forêt », tourné l’an dernier dans le nord du Rwanda notamment, à l’initiative du Roi Léopold III.

 

Le samedi, 25 juillet, au cours de la matinée, après avoir conversé avec des amis, dans un établissement d’Usumbura, le Mwami Mutara rendit visite à son médecin traitant, le Dr Julien Vyncke pour une consultation. Après examen, un antibiotique d’usage courant lui fut administré. Comme il en avait l’habitude, le Mwami conversa assez longuement encore avec le docteur qu’il tenait manifestement en grande estime. Il évoqua notamment, les projets de voyage en Europe pour le mois d’août, voyage qu’il comptait mettre à. profit pour étudier de nouveaux problèmes intéressant le Ruanda.

Vers midi, comme il quittait son hôte, le Mwami se sentit mal à l’aise et rentra s’asseoir dans le cabinet du docteur. Une paralysie faciale se déclara rapidement, tandis qu’une transpiration abondante se manifestait. Devant ces symptômes d’une hémorragie cérébrale, le Dr Julien ‘Vyncke intervint énergiquement contre une subite perte de connaissance de son illustre client. Voyant ses efforts vains, le Dr fit appel immédiatement à ses collègues présents. Le malade fut transporté d’urgence au service de réanimation. Mais les longs efforts, où toutes les ressources actuelles de la médecine furent prodiguées, restèrent vains. Entre-temps, les derniers Sacrements lui avaient été administrés par le R.P. Van der Ven, appelé d’urgence. Peu après le Mwami Charles Mutara Rudahigwa du Ruanda n’était plus ». (no 127, p. 10)

 

On peut reprocher au rédacteur une entorse à la vérité : il a craint de révéler que les projets de voyage étaient pour l’Amérique. On ne pouvait s’y rendre sans passer par l’Europe, certes, mais l’entorse se comprend aisément dans la perspective de l’Administration tutrice.

 

4° Parlant de ce décès, le Représentant Spécial du Ruanda-Urundi au Conseil de Tutelle s’exprimera à son tour en ces termes, le 14 juin 1960, lors de la 1112ème Séance de la XVIème Session :

« Le 25 juillet 1959, le Mwarni Mutara succomba à. Usumbura à une hémorragie cérébrale. La nouvelle de sa mort se répandit immédiatement dans le pays et la propagande politique fit s’accréditer dans plusieurs régions qu’il avait été empoisonné ». (Cfr Suppl. au Rudipresse, no 181, 23 juil. 1960, p. 5).

Ce n’était évidemment pas dans « plusieurs régions » seulement, mais dans tout le Rwanda-Burundi que ces bruits avaient été répandus. Il existait bien d’autres versions encore qu’il ne convient pas de citer, du fait qu’elles n’ont pas été insérées dans des écrits que je sache. La contre-offensive du côté Européen en déversa du reste d’autres à son tour, leurs auteurs ne se doutant pas de la sorte qu’ils renforçaient davantage l’hypothèse de l’empoisonne-lent (1). Ainsi la supposition aberrante d’un Abbé que « le Roi s’était suicidé » (cfr Mission de Visite de l’O.N.U. 1960, n° 33, p. 5). Il faut, en conclusion, reconnaître que ces bruits ne furent pas inventés de toutes pièces par le public autochtone. Les gens, même les plus réfléchis, ne pouvaient ne pas être frappés par des communiqués et des racontars inconciliables de sources européennes. Il était fatal qu’on en tirât les conclusions du genre que l’on sait.

  1. A ces interprétations raisonnées, bien entendu, vinrent se greffer des imputations imaginaires et fantaisistes, dans un milieu ataviquement habitué à n’attribuer un décès qu’à l’intervention maléfique d’un empoisonneur. Nous abandonons, quant à nous, ces imputations, en tant que telles, à l’actualité d’alors. Nous en retenons simplement le fait que de leur brassage résulta des réactions et des raidissements qui donnèrent lieu à des actes commandant certaines lignes de faîte que l’Histoire glanera au fur et à mesure que le recul du temps les cristallisera et permettra d’en saisir la portée. Bref, la mort de Mutara III jeta l’opinion dans une confusion inextricable.

 

  1. On comprendra sans peine que, dans ces conditions, il ait été question d’une autopsie pour déterminer la cause exacte du décès. La Commission Belge d’Enquête 1960 (Rapport, p. 26) signale le problème comme ayant fait l’objet d’un examen au Conseil Supérieur du Pays. Cette instance aurait conclu les débats par la négative. La Mission de Visite du Conseil de Tutelle venant au Rwanda la même année, après la Commission d’Enquête, a certainement été induite en erreur en enregistrant que l’autopsie fut demandée par l’Administration Belge. (Rapport sur le Ruanda-Urundi, no 150, p. 20). Elle a, par contre obtenu la meilleure information lorsqu’elle marqua que l’autopsie fut écartée à la suite du refus de la Reine mère. Le Conseil Supérieur du Pays ne fit que se conformer à l’avis ainsi exprimé.

Il y avait deux partis opposés en cette affaire. Ceux qui réclamaient l’autopsie désiraient obtenir la preuve indéniable de l’empoisonnement. Ceux qui s’y opposaient leur objectaient : « N’est-ce pas aux mêmes médecins Européens que vous allez recourir ? Etes-vous à même de procéder aux analyses et de découvrir le poison » ? Les autres rétorquaient qu’ils feraient appel au médecin Missionnaire Adventiste de Gitwe. Comme les discussions se prolongeaient, les opposés recoururent finalement à la Reine mère, lui faisant remarquer que si l’autopsie avait lieu, alors qu’elle était la seule personne capable de l’interdire, elle montrerait par là qu’elle partageait les rumeurs d’empoisonnement : que dans ce cas elle se serait rangée parmi les ennemis déclarés des Européens ».

Il est à croire qu’elle pensait personnellement à l’empoisonnement, mais elle n’eût certainement pas accepté de se faire attribuer publiquement les dires incontrôlés du vulgaire. Mais je pense que le terme lui-même employé en notre langue pour traduire autopsie (litt. égorger, ou dépecer) était de nature à la faire frissonner. Aussi s’y opposa-t-elle énergiquement.

Les Détenteurs du Code ésotérique, avec leurs conceptions démodées, voulaient que le Roi Mt enterré à Rutare, localité traditionnellement réservée comme cimetière des Mutara entre autres. Mais il fut décidé qu’il serait enterré à Mwima, où il avait décidé d’élever un mausolée pour y faire transférer les cendres de son père et s’y ménager lui-même sa dernière demeure. Les traditionalistes se rangèrent à cette décision prise en conformité avec le projet que le défunt se préparait à réaliser.