LE REGNE YUHI V MUSINGA.

 

DES EVENEMENTS DE RUCUNSHU A LA RELEGATION. 25ème Roi, de 1897 à 1931 

  1. Les débuts du règne et la visite de Ramsay, Fonctionnaire Allemand.
  1. Tandis que la Cour séjournait à Rwamiko, une autre résidence se construisait à Runda près Gihara (no 122), car c’est là que devaient avoir lieu les cérémonies d’intronisation. Si pendant ce temps certains survivants du Parti vaincu étaient massacrés, la Cour en agissait autrement vis-à-vis des Détenteurs du Code ésotérique, parents de ceux qui étaient morts à Rucunshu ; il fallait les rallier, car on avait besoin d’eux. Il fallait spécialement trouver un Mwiru compétent, connaissant bien le rite de l’intronisation, parmi les parents de Rutikanga, fils de Nkuliyingorna. Toute intronisation royale, en effet, sous peine de nullité, devait obligatoirement être présidée par un représentant compétent de cette Famille. Un messager spécial de la Cour alla chercher Mabare fils de Nkuliyingoma (no 363,2), qui accepta sans difficulté de jouer le rôle qu’on’ attendait de lui. Il fut reçu avec d’autant plus d’égards, qu’on le devinait à cette époque réticent. Se sachant le plus recherché parmi ses collègues présents, il ne craignit pas de mettre rudement à sa place Ruhinankiko qui s’était permis de lui suggérer ce qu’il fallait faire dans les cérémonies à venir. Il fut également le premier à proposer que Musinga fût intronisé sous le nom de Mibambwe (no 529), pour harmoniser la situation nouvelle avec les règles du Code ésotérique. Comme cependant les vainqueurs tenaient au nom de Yuhi, lui, partisan de Mibambwe IV comme l’était son frère Rutikanga, n’insista plus, en se disant intérieurement : « Tant pis pour eux ! Ayant tué le Roi légitime, ils n’ont qu’à continuer à se fourvoyer » ! — Nous avons appris tout cela par son neveu Sezibera, qui fut son élève et confident.

L’intronisation de Yuhi V Musinga eut lieu dans les premiers mois de 1897. Sa mère Kanjogera, abandonnant son nom dynastique antérieur de Nyiramibambwe, devenait Nyirayuhi V, la seule qui ait jamais régné dans de telles conditions. Né lors de l’expédition du Gikore, le nouveau monarque devait être âgé de 17 ans environ.

  1. Tandis que la Cour se trouvait encore à Runda, on vit arriver une importante caravane d’Européens. Il s’agissait du Capitaine Ramsay, Chef du District d’Ujiji, qui venait reconnaître le Rwanda compris dans sa zone (Kandt, Caput Nili, p. 264). Le Capitaine Ramsay lui-même dans son Uha, Urundi und Ruanda, (extrait du rapport provisoire, Kolonialblatt p. 177-181), nous détaille son trajet. Il traversa la Kagera à la chute du Rusumo, longea la rivière vers l’amont, reconnut les lacs Sake et Mugesera le 7-3-1897 ; il traversa la rivière pour arriver au Bugesera le 17 du même mois. Il reconnut ensuite le confluent de la Kanyaru et Nyabarongo qu’il y traversa et arriva le 20 mars à Runda, qu’il appelle la capitale du couronnement. Il est reçu par Mpamarugamba) dont il estime l’âge à 35-40 ans et qu’il croit être Yuhi. Le voyageur affirme qu’il contracta avec le roi le pacte du sang, chose surprenante lors même qu’il s’agissait de Mpamarugamba ; il fait accepter à ce dernier le régime du Protectorat et lui laisse un drapeau Allemand. Il quitte Runda le 22 mars et se dirige vers le Sud, visite Giseke l’ancienne résidence royale située dans le Busanza ; il traverse le Bwanamukali, côtoie le massif du Nyakizu et déter-mine que la Kanyaru et la Nyabarongo ont leurs sources dans les montagnes des Bisi, et retourne au Burundi. Après le passage de l’Allemand, la Cour se déplaça de Runda à Kamonyi où elle célèbre aussitôt le cérémonial préparatoire à la fête des Prémices. Ce cérémonial avait toujours lieu au mois de Werurwe (mars-avril).

Pendant que la Cour séjournait à Kamonyi, le pays commença à manifester ses sentiments légitimistes en refusant sa soumission au nouveau monarque. Toutes les régions du Nord, qu’on appelle Inkiga (pays montagneux), c’est-à-dire les Préfectures actuelles de Gisenyi (moins le Kanage), de Ruhengeri et de Byumba, se déclarèrent contre celui qu’elles considéraient comme un usurpateur. Cette révolte se manifesta par le refus de payer les redevances vivrières et autres dues annuellement à la Cour et par le fait de chasser les Chefs qui s’étaient déclarés pour Yuhi V Musinga. Il n’y eut pas de soulèvements armés qui eussent menacé d’attaquer le centre du pays. La Cour qui voulait s’imposer d’abord au centre ne crut pas nécessaire de riposter par une expédition punitive, qui aurait été prématurée.

  1. Mais une autre affaire, qui devait avoir de graves conséquences, s’amorçait à la Cour même. Le prince Balyinyonza, frère de Mibambwe IV, nous le savons déjà, avait été partisan de Musinga. Or parmi les vainqueurs était le Chef Rutishereka qui n’en était pas enchanté. Ayant été l’obligé de Mibambwe IV qu’il avait trahi, il se disait que le prince Balyinyonza finirait par venger son frère. Il attendrait que Musinga prît en mains les affaires du pays, pour le pousser à tuer les meurtriers de ses frères, en vue de se rendre propices leurs mânes. Ceci pouvait être considéré comme une certitude. Le Chef, qui n’avait pas la conscience tranquille, voulut se débarrasser du prince dangereux à ses yeux. Il commença en conséquence à l’accuser auprès de la Reine mère, et il était soutenu par son grand ami le tout-puissant Kabare. « Balyinyonza, disaient-ils, est frère de Rutarindwa ; donc il est intronisable. Or Musinga est un fils unique ; il suffirait que Balyinyonza le fasse assassiner, et on serait obligé d’introniser l’assassin. Il faut en conséquence supprimer le prince » !

Mais le prince Balyinyonza, au moment de son initiation à la secte des Imandwa avait eu Ruhinankiko pour parrain. Ce dernier le défendait avec âpreté, et il s’ensuivit une inimitié inexpiable, entre lui et le Chef Rutishereka ; comme Kabare soutenait son ami, les vainqueurs de Rucunshu se divisèrent en deux Partis farouchement opposés.

  1. Un incident de soi bénin procura à Ruhinankiko une alliée de grand poids. Nous savons déjà que la princesse Karira , fille de Mutara II, était la belle-mère de Mibambwe IV, à qui avait été donnée la main de sa fille Kanyonga (no 521). Or cette Karira, femme du Chef Bushaku, était l’amie intime de la Reine mère, avec laquelle elle vivait inséparablement à la Cour. Un jour donc, Karira appela à haute voix son serviteur Mwumvaneza, nom qui signifie : Vous-comprenez-bien. Et le Chef Rutishereka qui était présent, se permit de faire la réflexion au sujet de ce nom : « Est-ce que vous comprenez bien réellement ? La princesse Karira comprit l’allusion dans ce sens-ci : « Votre fille a refusé d’abandonner Rutarindwa et préféré mourir avec lui, plutôt que de se soumettre à Yuhi V Musinga. Comment ne sentez-vous pas la nécessité de vous éclipser de la Cour ?» Dès ce moment Karira jura une haine inexpiable au Chef et se rallia au parti de Ruhinankiko.
  1. Mais pour faire du tort à Rutishereka, il fallait neutraliser son ami Kabare. Ce dernier avait été le pilier du Parti de Musinga et, après la victoire de Rucunshu, jouissait d’une autorité sans bornes, qui en faisait pratiquement le Régent du Pays. Pour le neutraliser, on l’attaqua par cette puissance même. Le Parti de Ruhinankiko et de Karira lui consacra une forme de propagande imprévue : dès que la Reine mère donnait lui ordre à l’un ou l’autre membre de ce Parti, il disait : « Je vais vous obéir sans retard ! Mais je vais d’abord en dire un mot à Kabare, pour que cela ne se retourne pas contre moi » ! La Reine mère finit par se fâcher ; les ennemis de Rutishereka firent progressivement comprendre à la Reine mère que l’autorité de Kabare était supérieure à la sienne. A partir de ce moment, le Chef Kabare fut écarté des conseils, la Reine mère voulant faire sentir au pays que l’autorité suprême appartenait à elle seule. Ce fut à ce stade des intrigues que , sur le conseil de Ruhinankiko , le prince Balyinyonza sollicita son congé pour se rendre dans la région du Rukalyi, en vue d’inspecter les anciens fiefs, dont il avait été investi, de son frère Karara tué à Rucunshu. Il s’y rendit avec son jeune frère Burabyo, dont il était le protecteur.

b) La révolte du prince Muhigirwa.

  1. Lorsque la Cour se trouvait encore à Runda, le prince Muhigirwa, toujours malade du pian, envoya des cadeaux de soumission et renouvela ses sentiments de loyal attachement au nouveau monarque. Le messager était Mudebeli, son échanson. La Reine mère lui recommanda de dire au prince qu’il devait envoyer à la Cour son fils Muhunguyishoni. Après les fêtes de l’intronisation, il envoya de nouveau deux vaches laitières, une bréhaigne, une peau de léopard et une défense d’éléphant. Mais cette fois-là son messager était Makabuza, fils de Murinzi qui, en son for intérieur, était partisan de Mibambwe IV. Ces présents furent présentés à la Reine mère par l’intermédiaire de son frère Ruhinankiko et ils furent agréés avec méconnaissance. Elle envoya dire au prince : « Etant donné que vous êtes malade, envoyez-moi votre fils Muhunguyishoni, afin que j’aie le plaisir de lui prodiguer les faveurs qui vous sont dues ».
  1. En rentrant auprès de son maître, Makabuza lui tint un langage tout différent : « Vos présents ont été refusés, lui dit-il. Les vaches ont été livrées aux Batwa qui les ont tuées à coup de lances, tandis que la peau de léopard et la défense d’éléphant ont été découpées à coups de serpettes. La Reine mère et ses frères m’ont dit : « Maintenant le pouvoir a passé au Clan des Abega, plus aucun Munyiginya n’aura la vie sauve » ! Parmi les notables qui entouraient le prince, il se trouva un, le nominé Rutabagisha, fils de Rwamukinduzi, pour douter de tels propos proférés par de tels personnages devant un homme de cette condition. Il proposa au prince d’envoyer son fils, en disant : « Ils n’oseront tout de même pas faire du mal à un jeune enfant. Peut-être votre retard à l’envoyer aurait-il fait une mauvaise impression » Makabuza s’opposa énergique ment à ce conseil et fut soutenu par ses collègues qui avaient entière confiance en lui. Par malheur anivèrent le même jour des rescapés de Rucunshu, dont Gasore fils de Ndwanyi, Mulima, Mulimabigondo, Murumanga et Litararenga celui-ci fils de Ruhwehwe. Peut-être étaient-ils de connivence avec Makabuza ! Ils répétèrent au prince les mêmes propos et le supplièrent de relever le Clan dynastique dont il restait le seul espoir en face du Clan des Abega qui avait décidé de supprimer les représentants les plus en vue du Clan régnant.

Le prince ne douta plus, ne prit aucune autre précaution et se jeta dans la bagarre avec l’impétuosité qu’on lui connaissait. Il intronisa son fils Muhunguyishoni sous le nom de Rugwe II, appellation cependant qui n’était pas dynastique.

  1. Muhigirwa, grand guerrier, était un adversaire dangereux. Il entendait mobiliser tout le Rwanda contre Yuhi V Musinga. Il envoya ses deux fidèles serviteurs Rwamanywa et Rukwavu auprès du prince Balyinyonza, qui se trouvait au Rukal3ri, lui donnant l’ordre d’appeler aux armes les régions du Buganza, du Bwanacyambwe et du Gisaka, pour attaquer la Cour de Kamonyi en venant de l’Est, tandis qu’il attaquerait lui-même du Sud, entraînant toutes les régions du Nduga, centre du pays dont il connaissait les réticences vis-à-vis du nouveau Roi. Et pendant que tout cela se tramait, la Cour ne se doutait de rien. Elle en fut informée par deux sujets de Muhigirwa, Serutwa et Runiga, deux membres de la Compagnie Intera-rubango (no 511, de la Famille Abahebyi).

Ils avaient un procès contre l’un des favoris de Muhigirwa, et le prince laissait traîner les choses en longueur, ne voulant pas mécontenter son homme. Informés de sa révolte, les deux hommes en profitèrent pour se présenter à la Cour s’y faire connaître, avec l’espoir de se faire rendre d’autant phis facilement justice.

Les deux hommes risquèrent d’être livrés au bourreau, sous l’inculpation de calomnie contre le prince en une matière aussi grave. Mais ils réaffirmèrent la nouvelle avec assurance, proposant d’en-voyer quelqu’un pour vérifier avant de les exécuter. Un serviteur de Kabare et un autre de Rutishereka leur furent adjoints, avec ordre de retourner vers le Sud et de se rendre compte de la vérité. Ils revinrent en toute hâte trois jours plus tard, pour annoncer que le prince était en route vers Kamonyi. Aussitôt la Cour dépêcha Kanyonyomba, fils de Ndarwubatse, et Kanuma fils de Byabagabo, respectivement Chefs du District de Giseke (en bordure du territoire du prince) et Commandant de la Milice Impama-kwica (dont le Chef Kayondo était mineur). Ils étaient chargés de former comme une avant-garde d’urgence, afin que les populations du Busanza et régions voisines sentissent que la Cour restait très vigilante en cette affaire.

  1. La puissance guerrière du Muhigirwa était redoutable ; aussi la Cour mobilisa-t-elle un grand nombre d’armées, envoyées en toute hâte avec ordre d’établir les campements dans les localités Mbazi, Kabuga, Kibabara, à la frontière de la zone dépendant du prince. On se disait, en effet, que si le prince parvenait à sortir de son territoire, il entraînerait le centre du pays à sa suite et la situation s’en aggraverait davantage. S’étant attardé lui-même pour l’organisation de son expédition, le prince se laissa devancer ; lorsqu’il arriva à la frontière de son territoire, dans les localités Nkima, Sovu, Nyanza, il trouva que la grande expédition de la Cour lui avait déjà barré passage et il fixa lui aussi ses campements en face des adversaires.

Tout redoutable qu’il était cependant, le prince Muhigirwa était grandement vulnérable. Lorsqu’il avait reçu de son père la Milice Nyaruguru, il avait abusé de sa situation de prince, et s’était emparé des territoires voisins commis à la garde d’autres armées, et avait incorporé ces dernières à la sienne propre : les Abashumba, enlevés à Rugagaza, fils de Ruhezamihigo, de la Famille des Abamanuka et les Indilira enlevés au prince Cyitatire, son demi-frère, lequel avait reçu en compensation le commandement des Imvejuru. Or l’élite des Nyaruguru appartenait à la Famille des Abasigaye, descendants de Nyarwaya-Nyamutezi (petit-fils de l’éponyme Nsigaye), tandis que les élites des Abashumba étaient membres de la Famille Abamanuka, La tactique de la Cour consista en deux décisions importantes : 1) déposséder Muhigirwa et le faire savoir

2) ne pas engager le combat dans l’immédiat, pour permettre à ses successeurs de prendre contacts avec les guerriers sur lesquels le prince comptait.

  1. Pour l’efficacité du premier point, qui était le plus important, les Nyaruguru furent donnés à Kampayana, fils de Nyantaba. Les élites de cette Milice étaient ses oncles, ses cousins, ses neveux, Le calcul réussit à merveille, car ces gens apprirent avec plaisir que le commandement de la Milice était rendu à leurs Maison.

Pour les mêmes raisons les Abashumba furent donnés à Kabera, fils de Rugagaza ; tous ses oncles, cousins et neveux, élites de l’armée, ne pouvaient rester insensibles à la restitution de ce commandement à leur Chef patriarcal. Les Indilira furent rendus à Cyitatire, prince aux manières douces, qui les ramenait à la Maison du prince Bicundamabano, fils de Mutara II. Le prince Cyitatire était, en effet, fils de Bicundamabano, que Kigeli IV lui avait enlevé pour en faire le sien. Par cette triple manoeuvre, le prince Muhigirwa était en l’air, ses guerriers n’étant plus disposés à combattre pour lui contre l’intérêt de leurs Maisons respectives qui avaient joui traditionnellement du commandement que la Cour leur restituait.

Durant tout le temps que les deux adversaires campaient face à face, la propagande faisait rage parmi les sujets du prince révolté. Chacun des nouveaux investis avait des rencontres nocturnes avec les meilleurs guerriers du prince. Un accord intervint : les nouveaux investis durent promettre que le territoire de 1VIuhigirwa ne serait pas envahi ; dès qu’il serait battu à la frontière de son commandement, les armées de la Cour se retireraient immédiatement. Les guerriers du prince obtenaient l’autorisation d’engager une bataille de pure forme, un baroud d’honneur, pour abandonner finalement 1e prince à son sort.

  1. Les événements se passaient au mois de juin 1897, car le sorgho était en épis mûrs. Dès que les Chefs nouvellement nommés estimèrent les contacts au point, le signal de l’attaque fut donné. Seule l’armée Inzira-bwoba, sous le commandement du Chef Mbanzabugabo, dit Bikotwa, fils de Rwamiheto, (n° 417) fut durement maltraitée par la Compagnie Intera-rubango, du prince révolté (n° 511). Le Chef Mbanzabugabo les avait rencontrés à Sovu, et il y laissa quelques dix tués sur le terrain. Il allait lui-même être tué, lorsque l’armée Impama-kwica qui le suivait vint obliger les Intera-mbango à se replier. Le nommé Munyarubindo de la Famille Abahebyi avait voulu l’abattre d’un coup de lance, mais son cousin Kilimwubukombe, fils de Rusine, l’en empêcha en lui recommandant de l’abattre d’un coup de glaive, parce que ce Chef avait naguère injurié Rubindo fils de Rusine, qui était le lieutenant de Muhigirwa dans le commandement des Intera-rubango. C’est en se rapprochant progressivement du Chef acculé, que Munyarubindo manqua son coup, car alors débouchèrent du champ de sorgho les guerriers qui sauvèrent la vie à Mbanzabugabo.
  1. Le baroud d’honneur convenu coûta huit morts du côté de Muhigirwa, dont le fameux Mutwa Sintakura de la Compagnie Ishabi ; d’abord fait prisonnier, il fut tué par Nyagatoma, fils de Gashonga, au grand mécontentement de ses compagnons d’armes ; puis le nommé Rwahunde fils de Biratuganye, de la Compagnie Intera-rubango qui tomba raide mort dans la fuite, peut-être d’une crise cardiaque ; les Mémorialistes disent qu’il succomba à la soif, ce qui semblerait singulier. Le nommé Kampayana, fils de Ngabonziza, mourut quelques jours après à la suivie d’une blessure en soi bénigne sur la jambe ; une flèche lui avait été décochée par le nommé Rwubahuka, fils de Muyenzi, de l’armée Uruyange. Devant cette même Milice tombèrent également Bikamata, tué par Sahaha fils de Bukwege, (et frère de Sebaganji, n° 518), ainsi que Rubuci de la Famille des Abakwobwa et Rukaburambuga du Clan Abega.

Le Mutwa Karayenga tomba devant l’armée Imvejuru. Celle-ci avait formé sa colonne à partir de l’actuelle ville de Butare, avec l’intention d’attaquer directement Nkima, quartier général du prince Muhigirwa. Ce fut pour éviter l’encerclement ainsi esquissé que les défenseurs du prince, qui fuyaient devant les colonnes venant d’en face, se sauvaient sans revenir à Nkima.

  1. Se- voyant ainsi abandonné par ses guerriers qui l’adoraient auparavant, le prince se serait écrié : «O peuple du Rwanda ! tu es menteur !. il n’y a que le coeur d’un chacun qui ne le trompe pas » Il essaya de fuir, mais il constata que l’armée Imvejuru lui barrait déjà passage. Il fut enfin délogé de sa résidence par l’arrivée des Milices qui venaient de mettre les siens en déroute. Comme il se retirait en décochant par intermittence des flèches contre ses poursuivants, le nommé Nyoni fils de Mpamo, le blessa d’une flèche au mollet. Mais ordre fut donné de ne plus le serrer de ‘près, et tous les guerriers cheminèrent des deux côtés et derrière lui, sans l’attaquer. Il comprit alors que ses adversaires l’invitaient à se suicider. Alors il fixa sa lance devant lui et se jeta dessus. Les Chefs s’approchèrent alors et constatèrent son décès. Ils donnèrent aux guerriers l’ordre d’arracher sur place les herbes et de recouvrir son cadavre. Comme il avait été convenu, les armées s’en retournèrent de là, sans pillage ni incendies.

Muhunguyishoni (Rugwe II) fut fait prisonnier à Nkima même et conduit à la Cour. Il n’y avait Pas moyen de le sauver, du fait qu’il avait été intronisé. Il fut envoyé dans le gouffre de Bayanga, au Bugesera, tandis que le cadavre de Muhigirwa était secrètement enterré au Burundi. Les Chefs s’en retournèrent à Kamonyi, sauf Kampayana fils de Nyantaba, Kabera fils de Rugagaza et le prince Cyitatire, qui restaient pour prendre possession de leurs fiefs respectifs.

La Cour ne parvenait cependant pas à s’expliquer la volte-face du prince Muhigirwa. Le nouveau Chef Kamhayana était chargé de faire une enquête à ce sujet. II ne mit pas beaucoup de temps à identifier le coupable Makabuza, de la Famille Abahondano. Une fois la vérité connue, toute la Famille fut condamnée à l’extermination.

  1. c) Le mouvement déclenché par Muhigirwa continue : Muyaga y’Abateke
  1. Tandis que les armées se précipitaient au plus pressé, contre le prince Muhigirwa, ses émissaires venaient de semer l’esprit de révolte à l’Est. Le prince Balyinyonza, qui savait parfaitement que sa situation à la Cour était précaire, s’engagea dans le plan que lui suggérait le puissant révolté du Sud. Mais Balyinyonza prit peur et perdit la tête, semble-t-il, lorsqu’il vit que le Gisaka ne voulait pas le suivre : l’armée Abarasa sollicitée ne voulait pas se mêler de ces affaires dynastiques du Rwanda.

Voulant même ne se compromettre en rien, ils arrêtèrent la reine Muserekande (no 408) avec son fils le prince Biregeya qu’elle avait eu de Kigeli IV ; les deux quasi-prisonniers furent envoyés à Ka- monyi sous bonne escorte, afin que la Cour décidât de leur sort.

Mais entre-temps Rwamanywa, le fidèle émissaire de Muhigirwa, avait fait du bon travail. Non seulement il avait mis le Bwanacyambwe en ébullition, mais encore il avait décidé les légitimistes du Nord (Préfecture de Byumba) à sortir de leur attitude passive.

Le bien nommé Mutwewingabo = Tête-des-armées, de la Famille des Abateke (descendants de Mateke, souche de Rubunga, no 58, 147), mit sur pied une armée irrésistible, recrutée autour de Nyabishambi. Il déclencha un mouvement qui fit boule de neige et qui porta l’appellation de Muyaga y’Abateke = le Vent-impétueux des Abateke. Ces guerriers farouchement décidés déferlèrent sur le Buriza, incendiant les habitations de tous ceux qui reconnais-saient l’autorité de Musinga. Les sinistrés se regroupèrent dans les localités Cyinzuzi (Commune actuelle de Mugambazi, Préfecture de Kigali) chez le Chef Biganda, et à Jali (no 400) chez le Chef Gihana, fils de Gacinya (celui-ci fils du prince Rwabika, fils de Yuhi IV) Les guerriers de Mutwewingabo n’osèrent pas attaquer Cyinzuzi, pour ne pas risquer de se faire battre ; ils poussèrent leurs incursions jusqu’à Masoro (Commune actuelle de Rutongo) où était la résidence de Nyamashaza, soeur de la nouvelle Reine mère. La grande dame périt dans l’incendie de sa résidence.

Sur ces entrefaites, Muserekande et son fils Biregeya arrivèrent à Nyamirambo, dans la ville actuelle de Kigali ; leur escorte fut maîtrisée par les habitants du Bwanacyambwe qui s’emparèrent des deux, prisonniers et les conduisirent auprès de Mutwewingabo. Le révolté s’en réjouit fort : « Je me battais pour venger Mibambwe IV, dit-il, mais maintenant je trouve un fils de Rwabugili que je vais introniser contre Musinga ». Il s’empara du tambour Muhabura qui se trouvait au Karambo sous Rukore (no 147), où son ancêtre éponyme Mateke avait été commis à la garde de Yuhi II Gahima II.

  1. Tous ces événements de l’Est constituaient une menace imminente pour Kamonyi. Aussi des messagers furent-ils envoyés d’urgence pour alerter les armées qui étaient au Sud contre Muhigirwa. Ils rencontrèrent en route les Chefs qui rentraient après la victoire. Les armées ne s’arrêtèrent même pas à. Kamonyi : elles traversèrent la Nyabarongo contre les révoltés de l’Est. L’armée Abarasa qui avait été mobilisée entre-temps se dirigeait déjà vers le Buyaga. Les autres furent formées en trois colonnes et commencèrent les combats à partir de Cyinzuzi, de Nyabisiga et du Busigi. Toute la zone de l’actuelle Préfecture de Byumba comprenant le Buyaga à. l’Est e Buberuka à l’Ouest, fut le théâtre de combats généralisés. Finalement ceux de la Cour l’emportèrent et refoulerent Mutwewingabo vers sa région de départ. Les derniers combats eurent lieu autour du marais de papyrus de la Murindi. Mutwewingabo fut tué, ainsi que ses associés Nyandera (qui se suicida pour ne pas être fait prisonnier) et Rusingizandekwe. Muserekande et son fils ne furent pas retrouvés : on affirme que, pour ne pas être faits prisonniers, ils s’étaient suicidés par noyade dans le marais de papyrus appelé Gacamahembe. Le grand Mwiru Mwaruguru (n° 482) qui fuyait avec eux, fut fait prisonnier.
  1. La même expédition, sur proposition du Chef Rnhararamanzi, obliqua plus à l’Ouest et attaqua Basebya, chef des Pygmées appelés Ibijabura, habitant dans l’îlot de Rutangira, au sein du marais mouvant du Rugezi. Ce Mutwa qui était membre de la Milice Abashakanba, avait également refusé sa soumission à Musinga et ravageait les régions environnantes, dont le Buberuka que commandait ledit Ruhararamanzi. Les Batwa ne tuèrent alors que deux guerriers : Kinigisha, fils de Rugombashinjo (Milice Impama-kwica) et Rwangampuhwe fils de Mutazibiza (Milice Abarasa). Basebya ne perdit de son côté que deux Batwa : Miseso, tué par Kanani fils de Mpfuwontuma, serviteur de Biganda, et Hunya tué par Kajura fils de Biture. Basebya fut battu et se réfugia vers Kabale (en territoire du Kigezi actuellement en Uganda) et l’expédition rentra à Kamonyi, ayant définitivement mâté la révolte.
  1. Ce branle-bas général avait fait perdre la tête au prince Balyinyonza qui essaya de passer la frontière, en compagnie de sort frère Burabyo. Arrivés à Cyinjojo (Commune actuelle de Kinyami, Préfecture de Byumba), ils furent arrêtés par Sahaha fils de Rugangazi. Ils les amena en prisonniers (avec une ficelle au poignet droit) ainsi que leur cousin Nyankwerere fils de Rutezi. Leurs autres compagnons ne furent pas traités en prisonniers. Ils furent amenés à Kamonyi et la Cour leur fit enlever la ficelle du poignet. Ils furent confiés au Chef Kampayana, pendant que leur procès était engagé en leur absence à huit clos. La connivence du prince avec Muhigirwa ayant été constatée, Balyinyonza et Burabyo furent condamnés à la noyade dans le gouffre de Bayanga, au Bugesera où les conduisit Semihare fils de Nyagashi, Chef de la Milice Abakemba. Quant à leur cousin Nyankwerere, il fut exécuté par le même Chef dans le confluent de la Nyabarongo et de la Kanyaru où son cadavre fut noyé.

Le Mwiru Mwaruguru fut condamné à être noyé au Buberuka dans le gouffre de Nkonde réservé aux Détenteurs du Code ésotérique. Un autre prisonnier de marque, Rwamanywa, l’émissaire du prince Muhigirwa, fut soumis à des tortures rafinées, qui durèrent trois jours à Kamonyi. D ne poussa pas un seul gémissement, à la grande admiration des spectateurs ; mais on fut obligé de l’exécuter finalement, parce qu’il répondait aux tourments par des insultes graves à la Reine mère.

Celle-ci, pour venger sa soeur, fit périr un nombre incalculable de notables du Buriza et du Bwanacyambwe, supposés avoir été en relations avec Mutwewingabo et Rwamanywa.

d) Exécution de Rutishereka. Visite du Capitaine Béthé.

  1. A la suite de la mort du prince Balyinyonza, le Chef Rutishereka pouvait s’estimer satisfait, bien que cette condamnation fût davantage liée à l’affaire Muhigirwa qu’aux accusations antérieurement distillées à la Reine mère. Mais il avait tort d’en être satisfait, car si ses intrigues n’avaient pas ébranlé préalablement Balyinyonza, ce dernier n’aurait pas prêté une oreille attentive à la suggestion de Muhigirwa. Et puis, même en faisant abstraction de Balyinyonza, une opposition mortelle avait été déclenchée entre les Partis Kabare-Ruhinankiko : elle devait suivre son cours normal.

Sur ces entrefaites, Rutishereka fut chargé de faire construire une résidence royale à Munanira près Rugobagoba (Commune actuelle de Musambira, Préfecture de Gitarama) où la Cour séjournerait en quittant Kamonyi. La résidence une fois achevée, on fixa le jour de son inauguration. Mais Ruhinankiko, qui avait supplanté Kabare dans les faveurs de leur soeur, avait son plan mûrement orchestré. Il y avait des sentinelles qui gardaient la nouvelle résidence avec soin, pour empêcher qu’un malfaiteur ne vînt y jeter de mauvais sorts avant l’inauguration. Or ces sentinelles étaient des hommes choisis par Ruhinankiko en personne. La veille donc du jour de l’inauguration, au cours de la nuit, ces mêmes hommes, exécutant les ordres reçus, badigeonnèrent de kaolin les piquets-colonnes de toutes les cases ; ils firent également du feu dans le centre de chacune d’elles. Tout cela devenait un signe qu’y avait été accompli une cérémonie de culte aux esprits des morts.

  1. Le lendemain matin, jour fixé pour l’inauguration, les gardiens de la résidence envoyèrent un délégué auprès de Ruhinankiko, pour lui dire : « Au cours de la nuit, le Chef Rutishereka est arrivé avec ses fils ; ils nous écartèrent et nous ne fîmes aucune résistance, car c’était lui qui avait présidé à l’érection de la résidence. Eux étant repartis, nous constatâmes ce qui venait de s’y passer Ils y ont accompli une cérémonie en l’honneur de quelque défunt que nous ignorons » t Feignant de tout ignorer, Ruhinanldko ne voulut rien en dire à la Reine mère sans y avoir dépêché des notables de la Cour pour vérifier si les dires de ce délégué étaient fon-dés. Cette fois il alla tout raconter à la Reine mère, qui voulut entendre ensuite- le témoignage des notables. La conclusion fut que le félon de Rutishereka y avait peut-être intronisé son ancien maître Rutarindwa. « La question serait de voir maintenant sur qui il entendait faire retomber le crime » ! conclut Ruhinankiko. Et le pauvre Rutishereka ignorait tout de cette machination.

L’ordre fut finalement donné de se mettre en route. La Cour se dirigea sur Munanira, contourna la résidence qu’on devait inau-gurer en ce jour et alla camper à Gitwiko (Commune actuelle de Nyamabuye). Ce fut le premier signe de la disgrâce de Rutishereka. Il s’en rendit compte, mais ne sut pas où donner de la tête, car son grand ami Kabare n’était plus consulté, ni mis au courant de rien.

  1. Ce fut à Gitwiko qu’arriva une caravane imposante d’Européens, dont le principal fut dénommé Gahiza (déformation de Kaiser), à savoir le Capitaine Bethe. Il était accompagné de 3 autres Européens et de 200 soldats Africains. Dans son ouvrage déjà cité (vol. II, p. 35), M. le Chanoine de Lacger dit que le Lieutenant von Beringe visita la Cour à Gitwiko. Il devait sans doute faire partie de la caravane. Quant au Capitaine Bethe, il ne cite parmi ses compagnons que le Premier-Lieutenant von Grawert.

Le Capitaine Bethe, en effet, nous raconte lui-même, dans son Bericht iiber einen Zug nach Ruanda (extrait de Kolonielatt, 1899, p. 6 ssv) le but et le trajet de sa tournée. Celle-ci s’effectua au Rwanda du 13 mars au 3 mai 1898. Il était chargé de l’Adminis-tration du District d’Ujiji qui, comme il a été déjà dit, compre-nait le Buha, le Burundi et le Rwanda. Il désirait reconnaître la frontière Nord du Rwanda, laquelle, à cette époque-là, suivait encore le lo Sud jusqu’au 300 Est, point d’où elle filait en ligne droite jusqu’au sommet du volcan Muhabura. Le Capitaine traversa la Kagera à la hauteur du Rusumo, aperçut deux lacs orientaux du Gisaka (qu’il semble confondre avec ceux signalés déjà par Ramsay, no 531). Obliquant vers l’Ouest il côtoya la rive Sud du lac Muhazi qu’il contourna par sa pointe occidentale pour re-monter vers Ngange et Mwendo, autour de Muhura. De là il piqua tout droit vers le confluent de la Kagera et la Kagitumba, s’engagea dans le Mpororo et suivit la frontière d’alors jusqu’au volcan Muhabura. Il tenta même de l’escalader, mais un brouil-lard épais à la mi-côte l’obligea à rebrousser chemin. Il fut le pre-mier Européen à voir les lacs Baiera et Ruhondo, reconnut les chutes de Ntaruka et du Rusumo près Kabona qui déverse les eaux du Rugezi dans le lac Bulera. Il descendit alors vers le centre du pays. Il visita la Cour à Gitwiko, certes, mais chose étonnante, iI n’y insiste pas. De là il retourna au Burundi par le Bugesera ou par le Mayaga, car iI y entra par les zones commandées par les Chefs Muhini et Busokoza.

La Cour séjourna à Gitwiko depuis le mois lunaire de Werurwe jusqu’à celui de Kamena (fin mars — début avril à juin), car elle y accomplit les deux cérémonies des Prémices. Ce fut immédiatement après la fête des Prémices début juin que la Cour alla inaugurer la nouvelle résidence construite entre-temps à Mukingo (no 153). Le Dr. R. Kandt (Caput Nili, p. 264) y arriva lui-même et y séjourna du 14 au 19 juin. Durant ce séjour, R. Kandt ne traitait qu’avec le grand favori du moment Ruhinankiko, qui se faisait accompagner invariablement de son neveu Rwidegembya. Il nous apprend (ibd.) que le fantôme de Biregeya hantait en ce moment les esprits. Comme ce prince n’avait pas été capturé, en effet, la rumeur publique disait qu’il était encore en vie et qu’il attendait son heure pour se manifester au grand jour.

  1. Nous voici donc à Mukingo en 1898. Ce fut en cette localité que Ruhinankiko donna le coup de grâce au Chef Rutishereka. Il lui fabriqua deux autres chefs d’accusation : 1) Le Chef aurait dit ceci : « Pourquoi n’aurais-je pas combattu à Rucunshu poux la cause de Musinga ? N’est-il pas mon fils, puisque je suis l’amant de sa mère » ? (Ceci devait de ce fait irriter la Reine mère et annuler, en son esprit la reconnaissance qu’elle devait à Rutishereka). 2) Nous connaissons déjà le notable Rugambarara fils de Buhoma (no 457) qui habitait dans le Butama, face à la frontière du Bujinja. Il était membre de l’armée Abarasa ; celle-ci avait été donnée à Rutishereka après la mort de son fils Rwayitare tué à Rucunshu (n° 522). Ce Rugambarara venait de remplacer son Chef dans le commandement de ladite armée au cours de la dernière expédition contre Mutwewingabo. Conscient des événements qui se préparaient, il ne résista pas aux sollicitations du grand favori Ruhinankiko, de peur que son refus ne l’enveloppât dans la Catastrophe imminente de son Chef. Ruhinankiko, par la domesticité de la Cour, se fit livrer l’étui dans lequel on posait les chalumeaux de la Reine mère. L’étui fut donné à Rugambarara, qui sollicita aussitôt une audience secrète de la Reine mère. « Voici votre étui et vos chalumeaux, dit-il ; mon chef Rutishereka me les a confiés à l’effet de les présenter à un magicien du Bujinja qui s’en servirait pour vous envoûter ! Considérant cependant que vous êtes ma Souveraine, j’ai décidé de ne pas lui obéir, d’avance certain que vous me protégerez efficacement contre ses représailles éventuelles»
  1. Les intrigues en étant arrivées à ce point, le Chef Rutishereka vint solliciter l’autorisation de se rendre en ces domaines à l’Est de la Nyabarongo, car depuis la mort de Kigeli IV il était constamment resté à la Cour. Feignant d’ignorer que le Chef avait déjà sollicité son congé, le notable Kaningu (no 497), d’accord avec Ruhinankiko, se présenta à la Reine mère : « Savez-vous ce qui se trame ? dit-il : le Chef Rutishereka va bientôt solliciter son congé pour se rendre à l’Est de la Nyabarongo ! Tout à été arrangé : il va intro-niser un autre Roi, peut-être Biregeya ! Si vous le laissez s’en aller, pensez au sort de ceux qui vont être tués en le combattant » !

La riposte de la Reine mère ne se fit pas attendre : le lendemain le Chef, était arrêté avec tous ses fils et parents se trouvant à la Cour. Tous furent livrés au bourreau, sauf Rutishereka et son fils Rutarindagira. Leur qualité de Détenteurs du Code ésotérique empêchait de verser leur sang dans le pays. Les membres absents de la Famille furent proscrits et massacrés partout où on les trouvait.

  1. Le Chef bénéficia d’une séance d’explications publiques devant la Reine mère. « Je me suis dévoué à votre cause, dit-il ; vous savez que Rutarindwa m’avait sauvé la vie, tandis que son père voulait me tuer. Le même Rutarindwa m’avait grandement enrichi en me nommant comme son successeur à la tête de l’armée Abashakamba et je pouvais vivre en paix jusqu’à la fin de mes jours. Mais j’ai préféré l’abandonner pour vous servir. C’est maintenant la récompense que vous m’en donnez » ? — Et la Reine mère, cyniquement : « Et vous avez continué vos trahisons ! Vous me rappelez que Rutarindwa avait été votre grand bienfaiteur, qu’il vous avait sauvé la vie et vous avait enrichi ? Puisque vous avez trahi un tel bienfaiteur, qui pourrait désormais se fier à vous »?

Le Chef et son fils Rutarindagira furent mis à la torture du lien. On alla ensuite les tuer par strangulation sur l’emplacement de la maison incendiée du Chef, à Ngwa, non loin de Mukingo. De cette manière, sur le plan magique, on pourra symboliquement considérer qu’ils sont morts dans « leur domicile ». Leurs cadavres furent ensuite jetés dans le gouffre de Nkonde, au Buberuka, réservé au Détenteurs du Code ésotérique.

Le Chef Kabare, naguère si omnipotent, assistait impuissant à la catastrophe. Le jour de l’arrestation, le Chef Nturo, ami intime de Rutarindagira, fut gardé à vile toute la journée, mais il fut re-lâché le soir. Les commandements de Rutishereka furent scindés : Ruhinankiko s’attribua l’armée Abarasa, tandis que les Abashakamba étaient donnés à Sebuharara, fils de Rwamhembwe (no 371, 399) qui reprenait ainsi le fief de son père.

e) Les massacres s’amplifient. La relégation du Chef. La fondation de Nyanza et l’arrivée des premiers Missionnaires.

  1. Après l’exécution du Chef Rutishereka et des siens, la Cour quitta Mukingo, passa 8 jours à Bweramvura (no 365), et vint finalement résider à Mwima, ancienne résidence de Kigeli IV (no 368). Ruhinankiko s’attela alors à la tâche qui lui tenait à coeur : ruiner complètement le Parti de Kabare et enrichir le sien des fiefs enlevés à ses victimes. A chaque partisan de Kabare on trouvait un prétexte approprié.

Ainsi le Chef Cyuma, fils de Mucumbi, de la Famille des Abacu mbi, fut proscrit avec toute sa parenté. Il se trouvait chez lui à Kayanga, dans le Bwanacyambwe, lorsque Nyamashaza fut tuée par les guerriers de Mutwewingabo. On l’accusait d’avoir été de connivence avec Rwamanywa, le fameux émissaire du prince Muhigirwa. Ses commandements furent attribués à Cyaka fils de Bihutu (celui-ci fils du prince Nkusi). Le Chef Kanyonyomba, fils de Ndarwubatse, fut proscrit avec toute sa parenté ; ses commandements passèrent à Kayondo, fils de Mbanzabigwi et neveu de la Reine mère. Le Chef Bikotwa fut condamné à mort et exécuté par une expédition de l’armée invejuru, sous le commandement du prince Cyitatire. Motif de la condamnation : lors de la mort du prince Muhigirwa, le Chef Bikotwa, du bout de sa javeline, avait touché k cadavre du prince en lui adressant des paroles de mépris. Ses commandements furent donnés à Kaningu (no 490) un Muhima fait prisonnier encore enfant et élevé à la Cour. Ce fut en 1899 que la Cour se transféra à Nyanza, en face de Mwima.

  1. Sur ces entrefaites arrivèrent à Nyanza quatre Européens, demandant de se fixer définitivement dans le pays. C’était Mgr Hirth, Vicaire Apostolique du Victoria Nyanza Méridional, circonscription qui englobait le Rwanda ; il était accompagné des RR. PP. Brard et Barthélemy et du R.F. Anselme. Ils furent reçus par Mpamarugamba fils du prince Mutijima (fils de Yuhi IV) en consturne royal. Les consultations divinatoires l’avaient désigné pour recevoir ces étrangers comme s’il était le Roi, celui-ci ne pouvant se montrer à ces véhiculeurs éventuels de mauvais sorts. Sur suggestion de Ruhinankiko, Mpamarugamba leur accorda l’autorisation de se choisir un emplacement dans le Sud du pays, comme ils en avaient exprimé le désir. Le prince Cyitatire, Chef des Imvejuru, et Kampayana Chef des Nyaruguru reçurent l’ordre de les accompagner et de leur concéder, au nom du Roi, le terrain qu’ils auraient choisi. La réception eut lieu le 2 février 1900. Ayant fixé leur campement à Mara, les nouveaux venus sillonnèrent d’abord la région et choisirent Save qui fut occupé le 8 du même mois.
  2. Ce fut à cette époque que, sous prétexte de faire échec au Chef Cyoya du Burundi, (no 520) qui aurait menacé la frontière, Ruhinankiko parvint à se débarrasser de son frère Kabare. Celui-ci reçut l’ordre d’aller fixer un camp des Marches à Irango, dans le Bugesera. C’était une relégation déguisée, car sa présence à la Cour constituait une gêne pour son frère. Le temps que Kabare passa à Irango fut l’apogée de la puissance de Ruhinankiko.

Il rappela de Save le Chef  Kampayana et le fit arrêter. Celui-ci, partisan de Kabare, devait être éliminé ; prétexte mis en avant : il avait épargné certains membres de la Famille des Abahondano (no 542) au mépris des ordres formels de la Cour. Le malheureux, en sa qualité de Détenteur du Code ésotérique, fut jeté dans le gouffre de Nkonde, au Buberuka (no 552). Quant à son ami Nyagatoma, fils de Gashonga, il fut exécuté à Nyanza. Le commandement des Nyaruguru passa à Kayijuka, jeune frère de Kampayana, qui, lui, était de la Faction au pouvoir. Le nouveau Chef ne manqua pas de massacrer les survivants de la Famille Abahondano dont un membre, Makabuza, avait été la cause de la révolte du prince Muhigirwa. L’exécution de Karampayana et l‘investiture de Kayijuka eurent lieu à l’époque du grand deuil rituel de la Cour (no 154,3), soit en mai 1900.

  1. Ici le Diaire de Save nous le confirme : le bruit ayant couru que le prince Cyitatire faisait bande avec les Missionnaires contre le Roi, ils demandèrent à la Cour de leur envoyer deux hommes jugés sûrs qui verront bien qu’ils sont des Blancs de Yuhi et non de Cyitatire. Ruhinanldko y envoya deux Chefs de sa confiance : Kayijuka et Kaningu. Le Diaire place ces événements au mois de mai 1900, confirmant ainsi les données des Mémorialistes. Il nous confirme également, au cours de ce même mois, la présence de Kabare au Bugesera où il serait à guerroyer contre le Chef Cyoya du Burundi.

Ce fut au mois de juillet de cette aune-là que le Roi dut finale-ment se montrer aux Européens. Le Dr Kandt qui a eu cet honneur en fait part aux Missionnaires de Save. Les Européens avaient progressivement appris la vérité sur, l’identité de Mpamarugamba, et le fait que le Roi était encore un adolescent. Le Dr R. Kandt se présenta un matin à Nyanza, en menaçant : « Que l’on m’amène encore Mpamarugamba et je l’abats immédiatement, lui qui veut se faire passer pour le Roi. Je veux voir immédiatement Yuhi en personne » ! Et on fut obligé d’obtempérer. A partir de ce moment le rôle de Mpamarugamba prit fin.

f) Le Gisaka déclenche la deuxième phase des troubles. La disgrâce de Ruhinankiko et le retour de Kabare au pouvoir.

  1. Nous avons vu que lors des troubles qui marquèrent le début du règne, en 1897, le Gisaka était resté calme, et que les Abarasa, alors commandés par Rugambarara, fils de Buhoma, lieutenant du Chef Rutishereka, avaient pris part à l’expédition contre Mutwewingabo. Nous venons de voir également qu’à la mort de Rutishereka, Ruhinankiko s’était adjugé le commandement de cette armée. Il était représenté dans son commandement par son fils Kanyamiganda.

Ce fut en 1901 que le nommé Rukura, descendant de Kimenyi IV Getura, vint du Bushubi et se proclama souverain du Gisaka. Comme il était soutenu par un Européen Anglais appelé Kanamuzeye = Monsieur le Vieux, qui campait à Rukira et achetait les vaches qu’il envoyait en Uganda, tout le Gisaka accepta le prétendant, à l’exception de quelques notables tels Rugambarara et Gashugi fils de Rugomwa. Rukura se disait porteur d’une lettre du Gouvernement Allemand qui l’autorisait à prendre le pouvoir.

Le poste missionnaire de Zaza venait d’être fondé le 1 novembre 1900 par le R.P. Barthélemy. Les Abarasa conseillèrent au prétendant d’aller à Zaza montrer cette lettre aux missionnaires. Il se présenta à Zaza, escorté des notables de l’année et présenta au R.P. Barthélemy un billet jadis livré par le Capitaine Béthé, nommant Rukura un nyampara (subalterne) de Kigeli. Il avait eu tort de vouloir devenir Roi alors que la Cour ne l’aurait même pas accepté comme Chef ou moins. Le Missionnaire lui ordonna de repasser immédiatement la frontière pour ne pas causer des troubles dans le pays. Rukura obtempéra sans discuter, car pour lui, comme pour tous les indigènes, un Européen était un Européen.

K.anyamiganda fils de Ruhinankiko, qui avait accompagné Rukura à la mission dans l’intention d’essayer de plaider devant l’Européen, fin heureux de s’entendre dire par le Supérieur du poste : Vous Kanyamiganda, continuez à commander, car votre autorité vient de Musinga » !

L’armée Abarasa s’était trop compromise dans l’aventure pour que les choses en restassent là. Le Chef Sebuharara, à la tête de ses Abashakarnba, fut envoyé au Gisaka pour diriger une expédition punitive. Le Diaire de Zaza nous apprend que l’expédition était en cours en mars 1901. Les Abarasa, à l’approche de l’expédition, se réfugièrent en masse au Burundi avec vaches, femmes et enfants. Les combats furent réduits au strict minimum, seule l’arrière-garde ayant pris contact avec Sebuharara, au passage du marais impraticable de Rwagitugusa.

  1. Le Lient. von Grawert (Bwana Digidigi) monta de Bujumbura avec sa troupe pour se rendre compte de la situation, au mois de mai de la même année. Entre-temps Rukura était retoumé au Bushubi, mais les autorités Allemandes l’arrêtèrent et le jetèrent en prison à Bukoba. Von Grawert l’y fit chercher, et l’interna à Bujumbura, d’où il sera plus tard relâché, définitivement guéri de ses prétentions dynastiques. A la fin du règne de Kigeli IV, le Chef Cyoya avait fait du Burundi une incursion au Bugesera où il avait razzié beaucoup de vaches. Profitant de son déplacement, von Grawert l’attaqua et razzia quelques milliers de vaches qu’il vint remettre à Musinga. Ce butin inattendu fut attribué en fief à l’armée Impama-kwica.

Cet acte de von Grawert faisait suite à une réclamation de la Cour du Rwanda. L’Autorité Allemande rendait ainsi justice d’une manière très indigénisée, dans l’esprit de l’époque. L’armée Abarasa qui avait fixé sa résidence dans le voisinage du Chef Cyoya, ne fut certes pas inquiétée par von Grawert, mais il en reçut une délégation à laquelle il recommanda de se réconcilier avec Musinga. Il en informa la Cour d’autre part, lui recommandant l’amnistie. L’occasion de cette réconciliation était sur le point d’être of-ferte aux fugitifs qui en profitèrent aussitôt.

  1. Ces troubles du Gisaka, en effet, furent suivis de nombreuses condamnations à mort, dont furent victimes les notables accusés d’avoir accepté l’autorité de Rukura. Après l’exécution de Rugambwa et de Rukenene, descendants du Chef Mushongore (n° 317, ssv), la Cour convoqua le nommé Mpumbika, sous-chef de la localité même de Zaza. Ne doutant pas du sort qui l’attendait à Nyanza, il s’en ouvrit aux Missionnaires qui lui conseillèrent de descendre à Bujumbura se mettre sous la protection des Autorités Allemandes. Le Lieutenant von Beringe l’envoya à Nyanza avec une lettre de recommandation. L’Allemand demandait à la Cour qu’après deux mois de présence à Nyanza, Mpumbika devait rentrer chez lui. Il était accompagné d’environ 40 hommes. Comme personne à la Cour ne pouvait reconnaître ni la nature ni le contenu de la lettre, Mpumbika fut aussitôt arrêté et mis à la torture. Il ne fut pas tué, parce qu’on savait qu’il venait de voir le grand Européen de Bujumbura, mais 14 de ses compagnons furent impitoyablement massacrés. C’était en octobre 1902 (cfr Diaire de Zaza).

Informé de ce qui était arrivé, Von Beringe monta de Bujumbura à Nyanza, réclama qu’on lui montrât Mpumbika. Celui-ci fut présenté à l’Européen, mais il craignit de lui dire toute la vérité, car il ne pouvait accuser la Cour devant un étranger. Rien n’y fit cependant, car l’Européen avait tout appris. Il imposa à Yuhi V Musinga une amende de 40 vaches et une semonce publique appropriée. L’humiliation fut à son comble ! C’était la toute première fois dans l’Histoire qu’un monarque du Rwanda subissait pareil affront. Ceci se passait le 3 janvier 1903, après une enquête de deux mois sur l’affaire Mpumbika.

  1. Quoique relégué loin de la Cour, le Chef Kabare n’y était pas tout à fait absent. Il serait trop long de raconter ici les moyens qu’il y employait, ses meilleurs agents étant recrutés parmi les Dames de la Cour, servantes de la Reine mère. Ruhinankiko était hautain et taciturne, inaccessible, tandis que Kabare était affable et d’accès facile. Ruhinankiko était redouté, il n’était pas aimé. Dès qu’il se permit de commettre cette faute impardonnable de l’affaire Mpumbika, ce fut le déchaînement à Nyanza. On s’en allait disant : « Si c’était Kabare qui secondait la Reine mère dans le commandement du pays, pareille humiliation ne se serait pas produite ». On -se rendait compte, en effet, que la Reine mère n’accepterait lias un autre qui ne soit l’un de ses frères, surtout dans les tractations avec les Européens.

L’armée Abarasa saisit la balle au bond : elle dépêcha une délégation à Nyanza, pour expliquer qu’ils avaient naguère fait bon accueil à Rukura, dans le but d’échapper à la cruauté de Ruhina-nkiko La Reine mère recommanda à la délégation d’aller faire rentrer les Abarasa et envoya Kanuma, fils de Byabagabo (no 517) pour les recevoir à la frontière. Tout ceci se fit par-dessus la tête de Ruhinankiko qui n’était pas encore formellement destitué, mais qui était désormais tenu à l’écart des affaires. Kanuma était chargé d’amener à Nyan72 les Compagnies officielles de l’armée Abarasa, afin qu’elles y fassent purifiées par l’eau lustrale =icyuhagiro, de leurs actes antérieurs et fussent ainsi officiellement réintégrées.  Avant l’arrivée des Abarasa, Kanuma était nommé leur Chef, et le Chef Kabare rappelé du Bugesera. Il revenait au pouvoir en janvier 1903.

g) La nouvelle vague de massacres. Le désastre de Rwata près Gahabo. 

  1. Lorsque nous examinons la situation du pays au retour de Kabare, nous constatons une chose : Ruhinankiko avait organisé le pouvoir avec habileté. Son propre Clan des Abega était face à face avec le Clan dynastique des Banyiginya. Comme il était déjà sûr du premier, il avait grandement choyé les Banyiginya, en leur accordant plus de commandements qu’à son propre Clan. L’opinion du pays avait certainement attribué les événements de Rucunshu au Clan des Abega (no 536) qui aurait eu l’intention de supplanter les Banyiginya. L’exécution de Rutishereka et des siens pouvait donner l’impression que l’opération préméditée voyait sa première mise à exécution. Mais Ruhinankiko fit en sorte que sa Faction recrutât ses meilleurs soutiens parmi les Banyiginya.

Du côté des Abega, ses meilleurs piliers étaient Rwidegembya, fils de Cyigenza et Kayondo fils de Mbanzabigwi. Il faut savoir que Cyigenza et Mbanzabigwi avaient la même mère que la Souveraine, tandis que Ruhinankiko et Kabare (dont la mère était Urujeni, fille de Yuhi IV) n’avaient simplement que le même père avec elle. On comprend dès lors que Rwidegembya et Kayondo avaient leurs petites entrées auprès de leur tante, et qu’ils constituaient de pré-cieux atouts entre les mains du grand favori.

Du côté maintenant des Banyiginya, nous avons vu au cours du récit, que Ruhinankiko avait investi Sebuharara (no 552), Cyaka (n° 553) et Kayijuka à la place de son frère Kampayana (no 555). Parmi ceux qu’il n’avait pas lui-même investis, il s’appuyait surtout sur les trois frères de Kigeli IV : Rwabirinda, Chef des Impala au Kinyaga, Rukangamiheto Chef du Mayaga et Kanya-ngemwe Chef des Nyakare. Sans entrer dans plus de détails, la Faction de Ruhinankiko paraissait le Parti des Banyiginya. Et c’est cette circonstance qui allait donner bien des soucis à Kabare à son retour au pouvoir. Il s’appliquera sans doute à l’anéantissement de ce Parti, et la politique d’équilibre pratiquée par Ruhinankiko en sera davantage soulignée. L’élimination de ses partisans une fois achevée, en effet, le Clan des Banyiginya ne sera plus représenté que par des personnages de moindre importance, sans grande influence dans la politique du pays.

  1. Le Diaire de Save, en date du 27 janvier 1904, (soit une année après l’éviction de Ruhinankiko), nous apprend que Kabare, suivant la rumeur publique, voudrait massacrer Ruhinanldko et les plus en vue de ses partisans. — Mais ces derniers ne cédèrent pas du terrain au gré de leurs ennemis. Ils ont eu l’habileté de transformer ces luttes politiques en une opposition farouche entre le Clan des Abega (représenté par Kabare) et celui des Banyiginya auquel appartient le Roi. Le monarque en a été habilement informé et le Chef Kabare le sait. Comme il a cependant juré de venger ses partisans massacrés au cours des 8 années précédentes, il va méthodiquement supprimer les obstacles et parvenir à ses fins.

Ses adversaires qui ne sont pas novices en ce métier de luttes politiques ont eu l’habileté de gagner à leur cause la Compagnie Indenga-baganizi= Dépasseurs-des-hésitants, la jeune Milice en formation à la Cour. Ces jeunes gens totalisent quelques centaines de membres et le Roi est leur compagnon d’armes : il est membre de ladite Compagnie. Ils aiment tous leur Roi qui le leur paie en retour. Ils sont tous attachés au Chef Sebuharara et ils ont ouvertement répudié l’autorité de leur Chef hiérarchique, Ruharamanzi, du seul fait qu’il était partisan de Kabare. Ils ont même obtenu du Roi la promesse que si quelqu’un osait tuer l’un ou l’autre d’entre eux, le monarque le vengerait. Et Kabare sait tout cela. Ils ont même ourdi un complot pour assassiner Kabare et ses lieutenants, si jamais il osait toucher à quelqu’un d’entre eux. Ils se sont finalement constitués en une organisation « contestataire » appelée Amajugu = les Grelots, parce qu’ils parcouraient Nyanza en agitant des grelots, en signe d’apposition à Kabare.

  1. Kabare et ses conseillers décidèrent d’éliminer cet obstacle, qui les mettait dans l’impossibilité de gouverner le pays à leur guise. Les pères de ces jeunes gens furent priés, un à un, d’envoyer leur fils en « vacances » chez eux. La plupart des pères obtempérèrent à l’injonction de Kal3are. Ceux qui s’y refusèrent furent destitués de tous leurs biens, ce qui obligea les jeunes gens à s’en aller « en vacances » faute de ravitaillement. Dans l’espace de deux mois au plus, Nyanza était vidé de ces terribles adversaires et Kabare se trouvait face à face avec les adultes de la Faction opposée. Rwidegembya et Kayondo avaient entre-temps reçu de la Reine mère l’ordre de se détacher de Ruhinankiko et de se joindre à Kabare ; et ils avaient aussitôt obéi, « adorant ce qu’ils avaient brûlé ».
  1. Ce fut seulement en janvier 1905, — nous apprend le précieux Diaire, que Ruhinankiko, Kayijuka et leurs amis furent destitués de tous leurs commandements. Le 8 janvier, le Roi envoya un messager auprès des Missionnaires de Save, pour leur apprendre que Kayijuka était destitué et que Rwamanywa, fils de Milimo, (no 524) devenait son successeur. La précaution était compréhensible, car Kayijuka avait été jusque-là le représentant du Roi auprès de ces « Européens ». il ne fallait pas qu’il pût les fréquenter encore et se les rendre favorables. Son collègue en cette représentation, le Chef Kaningu (no 553) était de son côté destitué ; ses commandements étaient scindés en deux : l’armée Indara passait à Rwasamanzi, fils Ntizimira (no 441 ssv), tandis que celle des Inzira-bwoba était donnée à Rugerinyange, fils de Ndangamyambi (no 407), qui reprenait ainsi le fief de son grand-père, le prince Nkoronko.

Le commandement des Impara enlevé au prince Rwibirinda passait à Rwidegembya, fils de Cyigenza ; les Nyakare étaient donnés à Sezikeye fils de Nturo (un membre du Clan dynastique de la Famille Abaka), tandis que le prince Kanyangemwe qui en était dépossédé passait au Burundi où il devait terminer ses jours. Le prince Rukangamib.eto, que ses ennemis terrifiaient par la menace de la crevaison des yeux, passa également au Burundi et son commandement fut donné à Rutebuka, fils de Katabirora (no 478) de la Famille des Abasyete (no 229). Cet épouvantail de la crevaison des yeux n’était peut-être pas une menace vaine, car cette peine devait être infligée à l’ex-Chef Kayijuka, en février 1906. Il avait réussi à échapper à toutes les recherches, se cachant en bordure de la frontière du Burundi. Croyant ensuite que l’orage était passé, il s’était présenté à la Cour où il fut arrêté. La peine de mort fut écartée, parce qu’il restait l’un des meilleurs connaisseurs du Code ésotérique (no 446).

  1. Kabare eût voulu livrer Ruhinankiko au bourreau, mais il ne pou-vait obtenir le consentement de leur soeur. Il en avait été de même lorsque, quelques années plus tôt, Ruhinankiko avait triomphé du nouveau grand favori. Du moins la Faction de Kabare s’appli-qua-t-elle, depuis 1905, à massacrer les partisans de Rabinankiko, dans le bût avoué d’égaler le nombre des leurs que l’ex-favori avait livrés au bourreau durant ses 8 années de pouvoir. Ces massacres n’atteignirent cependant pas les membres en vue du Clan dynastisque. Le Roi, quoique n’ayant pas encore pris en mains les affaire du pays, — ce qu’il ne parviendra du reste jamais à réaliser, sa mère l’ayant tenu en tutelle jusqu’au bout, — gêna grandement Kabare et ses partisans dans leurs plans. Il laissait clairement voir qu’il était mécontent des exécutions machinées contre les membres de son Clan. Bien informés de cette attitude, les vainqueurs se disaient : « Lorsqu’il aura pris personnellement le pouvoir, nous• serons exterminés à notre tour si nous le mécontentons maintenant. « La Reine mère eut l’attention attirée sur ce danger à venir et n’osa plus condamner elle-même ceux qu’elle aurait voulu supprimer.
  1. Mais tout de même Kabare aurait souhaité tuer le Chef Cyaka, fils de Bihutu. Or ce Cyaka était cousin du Chef Sebuharara, et ils étaient liés au point qu’on ne pouvait toucher à l’un sans atteindre l’autre. Ce Sebuharara était très populaire et personne ne songeait à l’éventualité de sa condamnation. On tenta tous les moyens pour le séparer de Cyaka, mais Sebuharara ne voulut rien entendre. Les deux cousins furent finalement dépossédés de leurs commandements respectifs, l’armée Abashakamba (de Sebuharara) passant à Rwangeyo fils de Nyilindekwe (celui-ci petit-fils de Yuhi IV) tandis que le fief de Cyaka était donné à Rwubusisi fils de Cyigenza, neveu de la Reine mère. Sebuharara fut relégué à Buhoro près Reramacu (Commune actuelle de Musambira, Préfecture de (Gitarama), localité où se trouvait sa résidence principale. Quant à Cyaka, il était relégué à Kayanga, également chez lui, sur la rive sud-occidentale du lac Muhazi. Cette simple relégation constituait, aux yeux de Kabare, un grave échec, car Sebuharara, ne tarderait pas à remonter la pente et à devenir un danger. Comment s’en débarrasser ?

L’un des hommes de Kabare, jusque-là ami de Sebuharara, promit de donner une solution à ce problème. Kabare lui promit que s’il y réussissait, il lui octroierait une récompense de son choix. Le traître se rendit à Buhoro où il arriva mystérieusement la nuit, prétextant que sa visite ne devait être aperçue de personne, car il y allait de sa vie. Il venait dire à son ancien ami : « Ayant si longtemps vécu dans les milieux de la Cour, vous vous laissez ainsi jouer ? On vous a éloigné pour vous tromper provisoirement et laisser s’endormir la sympathie dont vous êtres l’objet. Mais sous peu, — c’est chose décidée, — si vous n’êtes pas tué, .vous serez condamné à la crevaison des yeux, pour vous mettre définitivement dans l’impossibilité de devenir un danger contre le Parti de Kabare »

  1. Sebuharara tomba dans le piège, prit contact avec Cyaka par des messagers ; une fois leur plan au point, Sebuharara se révolta ouvertement, quittant son lieu de relégation pour se rendre à Kayanga chez Cyaka. Aussitôt l’armée Abashakamba se mit en branle pour se ranger sous les ordres de son ancien Chef aimé ; les notables du Parti Ruhinankiko qui se sentaient menacés en firent de même. Les deux cousins décidèrent de passer la frontière en force, à l’exemple de leur arrière-arrière-grand-oncle le prince Semugaza sous Yuhi IV Gahindiro (no 282 ssv). En apprenant la nouvelle, Kabare et ses partisans jubilèrent : ils avaient obtenu beaucoup plus qu’ils ne pouvaient espérer. En se révoltant et en décidant de s’exiler, les deux cousins se mettaient hors la loi et on pouvait désormais les massacrer. Kabare chargea de cette affaire le Chef Rwatangabo, fils de Nzigiye et Sahaha fils de Rugangazi (celui-ci commandait alors en second les Abashumba du Mutare no 291), ainsi que son propre lieutenant Mpetamacumu, fils de Karuranga.
  1. Lorsque Sebuharara se mit en route vers la frontière du Nord, il se heurta d’abord à la Compagnie Abahig=i les Triomphateurs, de l’armée Ndushabandi, du Chef Rwatangabo. Cette Compagnie avait son camp à Rwata près Gahabo (no 295), où elle attendait les événements. Ce jour-là de la première rencontre, les Abahigi furent battus. Sebuharara voulut continuer sa route, mais son cousin Cyaka s’y opposa. « Si nous partons aussitôt, dit-il, on croira que nous avions peur ; nous devons rester ici et attendre que les Abahigi reviennent et soient de nouveau battus et reconnaissent leur défaite.» Les émigrants passèrent la nuit dans le camp ennemi, festoyant en consommant la grande quantité de cidre et d’hydromel qu’ils y avaient surpris en dépôt. Il faut noter que Cyaka était secondé, dans sa thèse, par un espion qui cheminait provisoirement avec eux : Kagonyera fils de Nyagashi. Il commandait une forte Milice aux confins de la zone, a suppliait d’attendre ce renfort qui /l’était pas à négliger. E prétendait que ses guerriers étaient déjà en route pour le rejoindre. Il quitta le camp vers le soir, sous prétexte d’aller à la rencontre de ses hommes, mais en réalité pour aller se concerter avec le Chef Rwatangabo. Kagonyera ne revint plus vers ceux qu’il avait leurrés : son râle avait été de les retenir sur place, pour que les renforts envoyés à Rwatangabo arrivassent en temps utile.
  1. Mpetamacumu avait mobilisé tout le Buganza, aussi bien les com-battants officiels de l’armée Uruyange que la masse des populations. Toute cette masse devait monter vers l’actuel Gabiro et, au cours de la nuit, obliquer vers l’Ouest de manière à se constituer en barrière infranchissable au Nord de Rwata, L’armée Abashumba, de son côté, sous le commandenient de Ryagaju, fils de Sahaha, devait attaquer le camp de Rwata en venant du Nord, de concert avec les Abahigi battus la veille.

La première attaque fut déclenchée à l’aurore par une Compagnie des Abashumba. Les Abashakamba ripostèrent, croyant qu’ils lut-luttaient contre Ies Abahigi, la Compagnie la plus aguerrie de la zone. Ils se détrompèrent au lever du jour, en reconnaissant qu’il s’agissait des Abashumba. Les Abahigi ne s’engagèrent que le matin, au moment où les adversaires étaient fatigués. Mais les émigrants espéraient encore qu’ils s’en tireraient malgré l’erreur initiale qui les avait poussés à s’engager sans se ménager. Ce fut en ce moment qu’ils virent arriver les Uruyange sous le commande-ment de Mpetamacumu, derrière lesquels venaient une masse compacte dont le demi-cercle infranchissable coupait tout passage vers le Nord. L’élite des Abashakamba succomba sous le nombre, tandis que Cyaka, ivre-mort pour avoir trop festoyé la nuit, se suicidait en mettant le feu à la case dans laquelle il se trouvait. Sebuharara se décida enfin au même genre de suicide ; en se rendant dans la case, il disait mélancoliquement : « Et dire que si nous avions -continué le voyage hier, nous serions maintenant bien loin » ! Ce fut une grande catastrophe pour le pays. L’événement eut lieu en 1905.

  1. L’alternance des Factions ennemies, depuis Kigeli IV surtout, avait abouti à une expérience et Kabare décida d’y mettre un point finsl. Il voulait maintenir sa Faction définitivement en place et ne plus permettre aux vaincus de se relever. Ces derniers, y compris le groupe de Sebuharara qui avait pensé s’exiler, laissaient dans le pays des parents et des enfants. Ils se disaient, quant à eux : « E viendra un temps où nos enfants devenus grands reconstitueront notre Parti à la Cour et iis nous vengeront ». Le premier souci de Kabare fut d’écarter cette éventualité : fit décréter par la Roi lue ni les enfants ni les parents des dernières victimes ne pourraient plus désormais entrer dans la résidence royale. Motif : il y avait danger d’y introduire avec eux les esprits de leurs parents tués, qui pourraient déchaîner leur vengeance contre la personne du monarque. Cette décision mettait les personnes visées dans l’impossibilité d’approcher utilement le Roi et la Reine mère surtout.

La princesse Karira, que nous avons vue au début des luttes comme le pilier du Parti de Ruhinankiko (no 533) fut atteinte par cette mesure et elle dut quitter la Cour. Son mari, Bushaku, était particulièrement visé par Kabare qui aurait voulu le tuer, ou du moins le destituer. Mais Bushaku commandait la province du Bugoyi où était situé le poste militaire de Gisenyi et il avait réussi, en temps utile, à s’assurer la protection explicite des Allemands. La Cour avait été avisée que personne ne toucherait à Bushaku. Mais l’administration Européenne alors inexistante, vue le sta-tut de Protectorat qui permettait au pays de jouir de l’autonomie interne, ne fit rien en faveur des autres victimes de Kabare.

  1. Et pendant que la Cour s’amusait à ce jeu de massacres, les Anglais, les l3elges et les Allemands dépeçaient le Rwanda. Les premiers tenaient à posséder une part du fantomatique Mfumbiro, dénomi-nation que Stanley avait accolée au volcan Muhabura, en raison de son voisinage avec la province du Bufumbira. Pour les trois colonisateurs, il s’agissait du territoire Rwandais sis autour de nos gigantesques volcans. Les Allemands tenaient certes au principe des frontières naturelles et de l’unité linguistique, considérations que les Belges trouvaient stupides. Après de multiples conférences à Bruxelles et à Berlin, les Allemands finirent par céder. Que leur importaient toutes ces jongleries, puis qu’ils préparaient une guerre grâce à laquelle ils cueilleraient, comme un fruit mûr, les territoires situés entre leur Afrique Orientale et leur Caméroun Ce fut ainsi que le Rwanda perdit le tiers de son territoire, sa frontière ayant été orientée vers les Volcans considérés comme une limite naturelle. Ce démembrement négocié par les Chancelleries fut perpétré sur le terrain par la Commission intercoloniale en 1910. (cfr Roger Louis : Ruanda-Urundi 1884-1919, Oxford 1963, surtout p. 41-97 J. Weltpolitik : Le Congo Belge et la Weltpolitik 1884-1914, Bruxelles 1962, p. 226 ssv ; Jentgen : Les frontières du Ruanda- Urundi et le régime international de tutelle, Bruxelles 1957, p. 12-33).

Et Kabare, Chef réel du Rwanda, qui avait dicté ses volontés au pays depuis 8 ans, sans possibilité pour lui d’être renseigné sur le malheur survenu, mourut le 29 mars 1911.

h) Evénements graves au Nord du pays. Le prétendant Ndumgutse. Exécution de Rukara et du Mutwa Basebya.

  1. Durant les années où la Cour était occupée par le règlement de comptes entre Factions, le Mutwa Basebya (no 545) ne perdit pas son temps ; à la tête de sa bande de Pygmées Ibijabura =les Patageurs (parce qu’ils vivaient dans le marais mouvant du Rugezi) terrorisa le Buberuka et toute la zone du Kibali et du Bukonya (les deux dernières régions étant dans l’actuelle Préfecture de Ru-hengeri). Comme sa bande aurait compté tout au plus une soixan-taine de Pygmées, il attaquait la nuit, incendiait et massacrait, puis livrait le pays au pillage, car en plus de ses guerriers il se faisait accompagner de bandes plus nombreuses de Bahutu avides de profiter de ses expéditions. Il évitait les régions habitées par les Batutsi au Sud de sa zone d’opérations, et ne s’approchait pas trop du Bugarura, du fait que les Missionnaires y avaient établi la poste de Rwaza.

Lorsque Kabare eut repris le pouvoir, une expédition punitive fut envoyée contre Basebya. Etant donné le petit nombre de ces Pygmées, une seule Compagnie, les Indenga-baganizi en formation, fut envoyée sous le commandement de Ruhararammanzi, Chef du Buberuka. Elle était soutenue sur place par les guerriers des Chefs Biganda et Gashamura. Ce devait être autour de 1909. Les Pygmées tuèrent un certain nombre des assaillants, mais ceux-ci par-vinrent à obliger Basebya à se réfugier de nouveau dans le terri-toire actuel du Kigezi. Cette expédition semble avoir provisoirement mis fin aux déprédations de Basebya.

  1. Mais sur ces entrefaites surgit un prétendant, Ndungutse, dont le nom véritable était Birasisenge, qui habitait à Bugwangali dans la région du Mutara. Il avait été pendant longtemps serviteur de Rukara, fils de Kanuma, celui-ci que nous connaissons déjà, fils de Byabagabo, depuis peu promu Chef de la Milice Abarasa (no 560). Les rumeurs populaires disaient que Muserekande avait eu deux fils : Biregeya, de Kigeli IV, et Ndungutse qu’elle aurait eu de Mibambwe IV Rutarindwa. Voulant profiter de ces rumeurs, Birasisenge se donna le nom de Ndungutse. Après plusieurs aventu-res dont les récits en font le héros, il arriva à Ngoma aux abords du marais mouvant du Rugezi. Son serviteur Kagesa alla lui ame-ner Basebya, le Chef des Pygmées. Basebya le considéra comme le vrai fils de Rutarindwa et donc le Roi légitime. Toute la région du Buberuka le reconnut comme tel. Le prétendant voulait dispo-ser d’un collège de Détenteurs du Code ésotérique. Il envoya chercher Bwimba à (Gatonde au Bukonya (Préfecture de Ruhengeri) ) ; Bwimba lui envoya son fils Ruvogo. Il fit venir de même Mwijuka, fils de Mirembe (no 66), qui habitait à Gihinga (Commune actuelle de Nyarutovu en la même Préfecture) ; il invita Musana, mwiru-roi de Huro au Bumbogo (Commune actuelle de Musasa, Préfecture de Kigali), qui lui délégua son fils Mukiga. Ces Biru qui ne connaissaient rien du Code ésotérique lui suffisaient, car il n’en savait pas davantage qu’eux ils lui taillèrent des tambours, et à partir de ce moment il désigna le nommé Rwananiye comme commandant en chef de ses guerriers. Tous les fidèles de Musinga fu-rent attaqués, leurs habitations furent incendiées dans le Buberuka, et l’expédition atteignit le Burnbogo jusqu’au Kiziba près Bugaragara.
  1. Le Lieutenant Gudovius (Bwana Lazima) qui était à Kigali, apprit la nouvelle. Il vint avec sa troupe et ne trouva que les restes des incendies, les assaillants s’étant retirés. L’Allemand envoya dire à Yuhi V Musinga qu’une expédition devait être organisée, qui seconderait ses soldats. Celle-ci se composa officiellement de la Compagnie Iziruguru= les Palatins (la 2ème de la jeune Garde royale) et le commandant en chef fut Rwubusisi, fils de Cyigenza.

Au lieu cepandant de s’en aller en attaquant directement l’adver-saire, comme en agissaient les autres expéditions, celle-ci, de par la volonté du Lieutenant Gudovius, fixa un camp de Marches — urugerero à Burenga près Sayo. Le stationnement fut si prolongé que des commerçants Asiatiques .r.’inrent y fixer des magasins pour vendre principalement les étoffes, et que l’adversaire Ndungutse lui-même s’y habitua au point que ses domestiques et familiers se rendaient dans le camp, attirés par la présence desdits magasins. Il avait été défendu à Rwubusisi d’attaquer ; il devait attendre le signal de Bwana Lazima. Tout ceci dura depuis 1911 jusqu’au début d’avril 1912.

  1. La raison de cette attitude expectante était la suivante : les Missionnaires avaient fondé le poste de Rwaza en 1903, en plein dans la région turbulente du Murera. Parmi les Missionnaires qui s’y trouvaient en 1910 était le R.P. Loupias, surnommé Rugigana. Or les deux Chefs Patriarcaux des Abarashi (no 417), à savoir Rukara fils de Bishingwe (du Gahunga) et Sebuyange (du Kabaya), étaient en procès à la Cour, au sujet de la limite de leurs territoires respectifs. Rukara perdit le procès, et Sebuyange proposa au Roi de déléguer Rugigana (R.P. Loupias) pour la publication de la sentence, parce qu’il était le seul à pouvoir en imposer à Rukara. Au reçu -de la lettre venant de la Cour, le Père accepta la mission que le Roi lui confiait. lorsqu’il arriva sur les lieux, il s’éleva une altercation entre lui et Rukara, sans que, en toute vérité, l’on puisse dire que la faute venait de ce dernier, ni que le motif eût quelque rapport avec l’objet de la mission confiée au Père. En toute hypothèse, il s’ensuivit une vive querelle au cours de laquelle le Missionnaire fut tué, non pas par Rukara même, mais par deux de ses parents, dont le nommé Manuka, dont nous tenons certaines de ces informations.

Ne pouvant rien attendre de bon du côté de Musinga, Rukara se réfugia chez le prétendant Ndungutse. Le domaine des Abarashi fut devasté par une expédition vengeresse déclenchée par les Allemands pour faire sentir à tous qu’il en coûte trop cher de tuer un Européen.

  1. Quelques temps après, le prétendant Ndungutse entreprit un voyage à travers les régions du Nord qui avaient reconnu aussitôt son autorité. Arrivé à Rwaza, il proposa aux Missionnaires de transmettre en sa faveur aux autorités Européennes, — cette fois-ci Kigali avait été fondé en 1908, — la proposition de garder la neutralité entre lui et Musinga. Il lui fut répondu : « Nous ne pouvons pas parler en votre faveur aux autorités Allemandes, alors que vous protégez chez vous celui qui a tué notre frère » Ndungutse comprit que pour gagner la faveur des Européens, il devait leur livrer Rukara. Il s’y ajoutait du reste que ce Rukara lui avait un jour craché une vérité difficile à supporter. Entendant une fois Ndungutse affirmer qu’il était fils de Mibambwe IV Rutarindwa, l’autre lui dit : « Ecoutez bien ! j’ai vécu à la Cour de Rwabugili et je connais tous les princes, y compris les fils de Rutarindwa. Je ne vous ai jamais aperçu à la Cour. Mangeons ensemble le pays en toute tranquillité, puisque nous en sommes là, mais n’inventons rien » Le prétendant oubliait du reste, au dire de ceux qui l’ont connu, qu’il pouvait être plus âgé que celui dont il se disait le fils.
  1. Par l’entremise d’un émissaire appelé Ruhinankiko, un Mututsi sincèrement rallié à lui, Ndungutse amorça les pourparlers avec Bwana Lazima, en vue de livrer Rukara à la « vengeance » européenne. Voilà la raison pour laquelle l’expédition avait été condamnée à l’inaction : le Lieutenant Gudovius attendait d’abord qu’aboutissent les pourparlers en cours. Il avait cependant demandé aux Chefs d’envoyer ‘auprès du prétendant un espion qui fournirait d’utiles informations. Le chôix était tombé sur Rusingizandekwe et son parent Bigemana, celui-ci fils de Murindwa, à qui nous devons le récit détaillé de ces événements. Le premier habitait à Byumba et disposait d’une Compagnie fameuse appelée Abaranga-myambi= Ceux-qui-font-se-dévier-les-flèches. Il était relativement voisin de Ngoma, résidence de Ndungutse. Son ralliement feint avait les apparences d’être’ tout naturel et le Mutwa Basebya, qui était le principal personnage de cette Cour, présenta les deux nouveaux venus sans cacher son contentement. « Puisque nous gagnons ainsi les Abaranga-myambi, dit-il à Ndungutse, alors il n’y a plus de doute que nous triompherons de Musinga, car il s’agit là de foireux guerriers » ! Sur le conseil de Ndungutse, Rusingizandekwe fut prié de rentrer chez lui pour ne pas découvrir son jeu, et de laisser sur place son sujet Bigemana. Ce dernier communiquait avec Rwubusisi, Chef du camp, par son serviteur Kabego. Lorsque celui-ci arrivait, Rwubusisi l’envoyait à Kigali pour tont raconter à Bwana Lazima ; puis il revenait à la Cour de Ndungutse avec du ravitaillement pour son maître, car le va-et-vient du messager était supposé nécessaire au ravitaillement.
  1. Finalement ledit Ruhinankiko acquit la certitude que Bigemana était un espion et le dénonça à Ndungutse. Ce jour-là Rukara fut ‘arrêté et Conduit à Kigali sous une bonne escorte accompagnant Ruhinankiko chargé de livrer le prisonnier. Mais ce jour-là aussi Bigemana fut arrêté et désarmé ; Ndungutse lui dit « Vous êtes accusé d’espionnage et c’est Ruhinankiko qui est votre accusateur. Dès qu’il reviendra de Kigali, vous plaiderez ». La nouvelle et de l’arrestation de Rukara, et de celle de Bigemana, fut annoncée au camp de Rwubusisi par le même Kabego. Alors – le Chef -délégua à Kigali Rusingizandekwe et un Muhutu appelé Mudungu, pour tout rapporter à Bwana Lazima. Il lui faisait dire : « Si ce Ruhinankiko rentre de Kigali, Bigemana sera certainement exécuté » ! L’Allemand répondit : « Puisque Rukara est livré, nous allons partir en guerre et sauver notre Bigemana » Avant de se mettre en route, le Lieutenant retint longtemps Ruhinankiko, en le leurrant d’un message de remerciement qu’il préparait pour Ndungutse.
  1. La marche de la troupe de l’Allemand avait été préparée soigneusement : il avait fait construire un camp à Bweramvura près Kabuye, un autre à Remera des Abaforongo et un troisième à Mugenda. Quelques jours avant le départ de la troupe de Kigali, les autorités voisines de ces trois camps reçurent l’ordre d’y entreposer des denrées alimentaires, du cidre et de l’eau, et d’établir des barrières infranchissables autour de ces localités, ne permettant à aucun voyageur de s’approcher des camps. La troupe quitta Kigali à la tombée de la nuit, arriva à Bweramvura et passa la journée suivante strictement à l’intérieur, sans laisser deviner sa présence. Il en fut de même les deux nuits et les deux journées suivantes à Remua des Abaforongo et à Mugenda. Arrivé là, Bwana Lazima envoya à Rwubusisi au camp de Burenga le nommé Nyampeta, originaire de Shangi, interprète de sa fonction, connaissant le Giswahili. Accompagné bien entendu de plusieurs porteurs, il devait livrer à Rwubusisi d’innombrables écharpes d’étoffes que chaque guerrier devait nouer autour de la tête. Par ce signe, Bwana Lazima reconnaîtrait les siens au moment de l’attaque. Il faisait savoir à Rwubusisi le jour et le moment de l’attaque contre Ndungutse. Au jour dit, un peu avant l’aurore, les guerriers du camp devaient se trouver à la digue du marais de Genda où ils attendraient Bwana Lazima ; et ils chemineraient ne parlant qu’à voix basse pour ne pas alerter la Cour de Ndungutse.
  1. Rusingizandekwe et Mudungu avaient été dirigés de Kigali vers le camp, avec mission d’annoncer que l’expédition se ferait sous peu. Le fidèle Kabego, serviteur de Bigemana fut retenu dans le camp, afin qu’il se rendît ensuite auprès de son maître avec toutes les précisions attendues. Lorsqu’arriva Nyampeta, Kabego revint à Ngoma où son maître était gardé prisonnier. Il lui annonça que l’attaque aurait lieu à l’aurore ; mais il lui apprit également que chaque guerrier portait une écharpe d’étoffe autour de la tête, et que quiconque n’en portait pas serait considéré comme partisan de Ndungutse. Sur le conseil de son maître, Kabego passa la nuit à la digue de Genda. A l’arrivée des guerriers du camp, il sortit de sa cachette et demanda une écharpe pour son maître et pour lui-même. Fidèle au rendez-vous, Bwana Lazima arrivait avec un autre Européen à l’heure indiquée. Kabego vint avec eux dans l’avant-garde.
  1. Bwana Lazima qui ne voulait pas manquer son coup, fit d’abord cerner la résidence par sa troupe armée de fusils. La résidence descendait de la colline et atteignait le marais du Rugezi où une sortie de sécurité avait été aménagée. Dès que la troupe eut été placée le long de la palissade jusqu’à la fameuse sortie qui donnait accès au marais du Rugezi, Kabego s’introduisit dans la cour antérieure en appelant Bigemana. Celui-ci était gardé dans la case principale ikambere et ses « geôliers » étaient autour de l’âtre, lui étant étendu sur sa couche. Kabego lui disait : « Levez-vous et confiez-moi le message, car je suis déjà en retard sur le lever du soleil » A ce signe convenu, Bigemana se leva et, à la surprise de ses gardes, s’empara d’un bouclier et de deux lances qui appartenaient à l’un d’eux ; il les menaça en disant : « Que celui qui se hait se lève et je l’abats » II sortit aussitôt et Kabego lui tendit son échar-pe. H aperçut en même temps le Lieutenant Gudovius appuyé contre l’un des battants de l’enclos. N’osant pas sortir, car ils croyaient Bigemana embusqué à la sortie de la case, les « geôliers » crièrent que Bigemana s’échappait. Entendant ces cris, Ndungutse sortit de l’une des cases intérieures, armé d’un bouclier et de deux lances. Débouchant sur la cour précédant la case principale, il aperçut l’Européen, à qui Bigemana dit : « Le voilà, c’est lui Ndungutse » Ndungutse rebroussa chemin et le coup de révolver tiré contre lui ne l’atteignit pas. Mais le Lieutenant le poursuivit.

Ndungutse se dirigea tout droit vers la sortie de sécurité pour s’échapper par le marais du Rugezi. Mais il trouva que la sortie était gardée par un soldat. Il tenta d’escalader la palissade ; mais en ce moment le Lieutenant l’atteignait. Le prétendant fut abattu d’un coup de révolver qui le descendit au pied de la palissade C’était le 13 avril 1912.

Basebya avait son camp dans le voisinage de son maître. La Compagnie Iziruguru l’attaqua et les Pygmées se dispersèrent sans avoir engagé un combat sérieux. Ils étaient probablement terrifiés en entendant les coups de feu qui continuaient à retentir à la résidence du prétendant. Les courtisans tentaient, en effet, de se sauver de la résidence et étaient tués par les soldats. D’autres ayant refusé de sortir des cases, les Rwandais proposèrent de les incendier, mais Bwana Lazima et son compagnon Européen s’y refusèrent ; ils donnèrent simplement aux soldats l’ordre de tirer sur les cases.

  1. L’expédition partit de là et parcourut toutes les régions ayant reconnu Ndungutse. Arrivé à Rusarabuge, Bwana Lazima aperçut sur le lac Ruhondo les aborigènes qui fuyaient en barques, croyant quant à eux que tout était dit. Mais ils furent tous noyés à coups de fusils.

 Le Chef Rwubusisi, ne prenait pas part à cette expédition punitive. Il était resté à Ngoma, chez Ndungutse, chargé par Bwana Lazima d’arrêter Basebya et de le lui amener. L’Allemand se hâtait vers Ruhengeri pour le jugement de Rukara. Celui-ci avait été amené de Kigali puissamment escorté sous le commandement du soldat gradé de nom de Mirambo. Il fut condamné à la pendaison ; mais pendant qu’on le conduisait au supplice, les mains serrées par une chaîne, il parvint à tirer la baïonnette du soldat qui le précédait et à la lui enfoncer dans le cou. Il tenta ensuite de s’enfuir, mais il fut aussitôt criblé de balles avant d’être pendu agonisant.

Après cette exécution, Bwana Lazima promena sa troupe et les guerriers de Rwubusisi à travers le Bushiru, le Buhoma, le Bwanamwali, le Bugoyi, revenant vers l’Est par le Bukonya chez Bwimba (no 573) et chez Irangare fils de Nubaha. Toutes ces régions, théâtres de combats acharnés, furent vaincues et incendiées. Dans la région du Kibali ne fut attaquée que la Famille des Abaseso, tribu hautement belliqueuse, qui harcelait les convois de l’Autorité Allemande se rendant de Kigali à Ruhengeri par le Butnbogo Ce fut pour ce motif de représailles, sans relations avec l’objectif général de l’expédition, .que cette seule zone du Kibali fut attaquée.

  1. Bwana Lazima avait en vue une autre affaire à régler dans la région même du Kibali. Il y rencontrait le Chef Rwubusisi amenant le fameux Basebya prisonnier. Comment cela s’était-il passé ? Comme nous venons de le signaler, après la mort de Ndungutse, Rwubusisi était resté à Ngoma. Se servant du nommé Mihayo, fils de Gaceba et serviteur de Rwidegembya (celui-ci grand-frère de Rwubusisi), le Chef avait pris contact avec Basebya. (Mihayo lui-même s’appuyait sur un Muhutu Nyemera, rallié depuis longtemps à Basebya). Rwubusisi envoya Milayo dire à Basebya : « Il ne peut être possible pour vous de rester dans le pays sans vous soumettre au Roi. Maintenant qu’il n’y a plus d’espoir pour vous, je voudrais que nous nous rencontrions entre nous, puisque l’Européen est parti. Je me propose de rentrer à Nyanza avec votre parole ». Basebya lui répondit par le même Mihayo : « J’accepte de vous rencontrer, mais à condition que vous soyez accompagné de deux autres Batutsi seulement, tandis que je serai escorté de tous mes guerriers » ! Rwubusisi accepta la proposition. Au jour convenu, Basebya se présenta à l’endroit du rendez-vous et Rwubusisi l’y rejoignit escorté de deux Batutsi, Burengero fils de Linguyeneza, neveu de feu le Chef Rutishereka, et Karinganire fils de Kanyamugara.

Le Chef avec ses deux compagnons causaient avec Basebya sur un petit plateau borné aux deux bouts par des pitons de médiocre élévation. Sur l’un des pitons étaient groupés les guerriers Pygmées au complet, tandis qu’à l’opposé se tenaient les porteurs de bagages qui suivaient le Chef dans ces déplacements. Mihayo, l’intermédiaire, se rendait de temps en temps vers les porteurs des bagages pour, chercher de l’hydromel que dégustaient les 4 grands personnages en tractations politiques. Au signal convenu, Mihayo retourna vers les porteurs et donna l’ordre de se tenir prêts.

  1. Ces porteurs étaient, en effet, des soldats méconnaissables sous leur déguisement d’habits rwandais. Parmi les bagages il y avait des paquets de nattes dont la longueur cachait les fusils. Dès que tout fut prêt, Rwubusisi saisit Basebya, au poignet et lui déclara qu’il l’arrêtait. Le Pygmée éclata de rire et cria vers ses guerriers : « Ce Mututsi est fou ! Imaginez-vous qu’il déclare m’arrêter » !. Ces guerriers se déployaient menaçant, lorsque la fusillade éclata et les dispersa. Immobilisé dans une claie en planches et porté en cette posture à tête d’homme, Basebya gémit : « On me parlait de Rwidegembya, de Ruhararamanzi, de Gashamura, de Biganda, mais cela ne m’impressionnait pas. Seulement, lorsqu’on prononçait le nom de Rwubusisi, j’en éprouvais instinctivement du malaise, et voici que c’était lui qui finirait par me couper le trophée »

Il fut jugé et immédiatement fusillé à Kajwi (Commune actuelle de Nyarutovu). Il avait tellement tué des gens dans cette région du Kibali, que les aborigènes convoqués en grand nombre à cette occasion, se jetèrent sur son cadavre et le découpèrent en menus morceaux ; ils emportèrent qui une oreille, qui un doigt, qui un morceau quelconque de l’épiderme, la troupe ne parvenant pas à leur faire lâcher prise. Ils allaient symboliquement annoncer à leurs parents tués que la vendetta avait été assouvie. C’était le 15 mai 1912, soit au 32ème jour après la mort de Ndungutse.

Cette exécution couronna l’expédition et mit fin aux troubles dont le Rwanda était fébricitant depuis les événements de Rucunshu. La fièvre légitimiste avait duré 15 ans. Et sans l’intervention des Allemands en faveur de Yuhi V Musinga, rien n’eût empêché les choses de continuer leur cours.

  1. La Première Guerre Mondiale ; le Mandat Belge et la limitation des pouvoirs du Roi.
  1. Nous en arrivons ainsi à l’époque où allait se déclencher la 1ère Guerre Mondiale= Ivita, à laquelle le Rwanda prendra sa très petite part. A cette époque, l’oeuvre des Missions s’était progressivement intensifiée. Après la fondation de Save et de Zaza en 1900 avaient suivi celle de Nyundo en 1901, de Mibirizi et de Rwaza en 1903. Kabgayi était enfin établi dans le centre du pays en 1906, suivi de Rulindo en 1909 et de Kansi en 1910.

Entre-temps était venue se fixer au Rwanda la Société Protestante de Bethel, qui avait fondé le poste de Kirinda en 1906, puis celui de Zinga au Buganza en 1907. Ce dernier poste devait être abandonné tandis que la même Société fondait Remera au Rukoma en 1912 et Rubengera en 1913. En date du 12-12-1912, le Rwanda était séparé du Vicariat Apostolique du Victoria Nyanza Méridional (no 554) et uni aux deux pays du Burundi et du Buha (l’actuel Uha en Tanzanie) pour former le Vicariat Apostolique du Kivu (premier de ce nom). Son Exc. Mgr Hirth était transféré du Vicariat Apostolique du Victoria Nyanza Méridional à la tête de la nouvelle circonscription.

  1. A cette époque cependant, il s’était passé un événement très grave, inaccessible alors au public intéressé du Rwanda : la délimitation intercoloniale achevée en 1910. On voyait à cette époque des Européens parcourir la périphérie du pays, mais leur nationalité était « l’Europe » aux yeux de nos Rwandais. On ignorait alors les visées territoriales entre Allemands, Anglais et Belges. Ce sera seulement au moment de la 1ère Guerre Mondiale et surtout à cause d’elle, que le Rwanda commencera à y voir clair. Jusqu’en 1916, le pays ignorait qu’il avait été démembré et que le tiers de son territoire avait passé partie à l’Uganda, et partie au Congo Belge. Le fait le plus caractéristique à cet égard fut l’arrestation de l’un des meurtriers du R.P. Loupias (no 575). Elle fut opérée par un fonctionnaire Rwandais de la région de Rucuru (Rutshuru): ignorant que son commandement se trouvait désormais au Congo Belge, il envoya le prisonnier à son ancien Chef hiérarchique, le prince Nyindo, fils de Kigeli IV. Celui-ci, alors Chef du Bufumbira, ignorait de son côté qu’il avait passé sous l’autorité Anglaise. Aussi expédia-t-il le prisonnier à Yuhi V Musinga, qu’il croyait être toujours son Roi, ignorant que son ancien Souverain était désormais englobé dans l’Afrique Orientale Allemande. Ce devait être soit fin 1915, soit début 1916. Le Roi livra le prisonnier aux Autorités Allemandes. Les choses avaient changé d’aspect : le prisonnier fut mis en liberté parce qu’il avait assassiné un « Fran-çais », et qu’il n’était plus question pour les Allemands de punir les tueurs de leurs ennemis.
  1. Les Allemands avaient ouvert à Nyanza l’école des fils de Chefs en 1907. Comme on devait s’en apercevoir plus tard, l’école fut certes fondée pour fournir au pays des dirigeants sachant lire et écrire, et parlant le Giswahili, langue officielle de l’Afrique Orientale Allemande. Mais cette école formait en même temps de futurs soldats pour le conflit qui se préparait. Les exercices militaires et le maniement du fusil y occupaient la part prépondérante de programmes.

Lorsque la Guerre éclata et que les Allemands ouvrirent les hostilités contre le Congo Belge en occupant l’ile Ijwi, Yuhi V Musinga fut sollicité de fournir des combattants. Mais la Cour hésita à s’engager en cette guerre entre Européens. Le Chef Rwangampuhwe fils de Nkangura. (no 506) rappela de nouveau les dernières volontés de Kigeli IV et le fait qu’en les négligeant on avait abouti à l’hécatombe de Shangi. Comme il était cependant impossible de ne pas obtempérer à la demande des Autorités Allemandes, la Cour finit par trouver la solution : on fournirait des combattants, mais sans Commandant en chef Rwandais. De cette manière, les combattants ne formeraient pas une expédition « rwandaise ».

Le premier contingent tout préparé se composait de membres de la Garde royale, prélevés sur les Compagnies Indenga-baganizi et Iziruguru, qui avaient retenu davantage les exercices militaires que les leçons de lecture à Nyanza. Ils furent dirigés sur le front de Gisenyi, au Bugoyi, où ils allaient du reste se distinguer grandement. Comme des Chefs s’y rendaient à leur suite, ce secteur de combats s’encombra de guerriers armés à l’indigène qui se morfondirent à l’arrière sans aucune utilité, deux ans durant. Les Allemands recrutèrent d’autres combattants qui furent postés à Gatsibo, où les Chefs Rwubusisi et Nturo les soutenaient de leur présence inopérante.

  1. Le front de Gisenyi se tint sur ses positions tout le temps que les Belges secondaient les Français dans la conquête du Caméroun (1914-1915), tout en préparant l’offensive contre l’Afrique Orientale Allemande. Lorsque tout fut prêt, le Commandant en chef Belge, Général Tombeur, déclencha l’offensive le 18 avril 1916. Au Sud du lac Kivu, le Colonel Olsen, après s’être emparé de l’île Nkombo, occupa Cyangugu et s’avança dans la direction de Kigali. Sur le front de Gisenyi, le Colonel Molitor, laissant sur place une partie de sa brigade, contourna les volcans par l’Uganda et descendit par Gatsibo en se dirigeant sur Kigali. Ayant bousculé le camp Allemand de Gatsibo, il atteignit la pointe occidentale du lac Muhazi le 30 avril et occupa Kigali le 6 mai.

Entre-temps, le commandant du front Allemand, Bwana Tembasi (Wintgens) avait évité l’encerclement qui le menaçait et décroché de Gisenyi, talonné par les troupes congolaises que le Colonel Molitor avait laissées sur place. Nos combattants auxquels échappaient complètement les magiques moyens de communication utilisés par les Européens, étaient irrités de devoir quitter leurs positions et de battre en retraite devant un ennemi qui n’avait même pas attaqué. Wintgens qui se dégageait rapidement laissa au Roi un drapeau blanc qu’il devait faire hisser dès que les Belges arriveraient en face de Nyanza, lui assurant que par ce moyen sa capitale ne serait pas bombardée. Ce drapeau sera hissé sous une pluie de balles, tandis que, bravant le tir dru qui s’abattait sur la capitale, le notable Senyakazana, fils de Mushyo, s’avançait en agitant un autre drapeau blanc vers les troupes congolaises. Arrivé en vue du commandant Belge, il le lui présenta, l’assurant qu’il n’y avait plus d’Allemand à Nyanza, et le tir cessa.

  1. Parvenus à Nyanza dans leur retraite, sous le commandement de leurs Officiers Allemands, les soldats Rwandais Indugaruga, s’étaient présentés au Roi et lui avaient dit : « Vous allez être témoin de nos exploits, car nous ne permettrons pas aux Belges d’entrer dans notre capitale » Musinga leur avait répondu : « Le plus brave d’entre vous sera, à mes yeux, celui-là seul qui va se retirer le premier de ma capitale. Nous ne pouvons pas changer ces combats entre Européens en guerre entre les Belges et moi. Partez donc immédiatement ; mais une fois arrivés à la frontière du Rwanda, rendez (-aux Allemands leurs fusils et rentrez ici. Il ne faut pas que les Belges nous considèrent comme leurs adversaires » ! Les soldats Rwandais n’attendirent même pas que les combats se livrassent à la frontière : ils entassèrent leurs fusils à Buhimba, à une faible distance de Nyanza. Ils se glissèrent la nuit dans Nyanza déjà occupé par les Belges. Le Roi leur fournit les habits en pagnes, pour ne pas attirer l’attention des Belges par le costume militaire.
  1. Dans l’immédiat après-guerre, les Anglais s’entendirent avec les Belges pour démembrer à nouveau le Rwanda, en lui amputant d’un territoire d’environ 5.000 km2 : le Gisaka dans sa totalité, le Buganza au Sud et au Nord du lac Muhazi, le Mutara et une partie du Ndorwa. Les Anglais voulaient cette zone en vue de leur ligne ferrée qu’ils projetaient de construire, allant du Cap au Caire. L’accord du démembrement fut signé le 30 mai 1919, par le Ministre Orts pour la Belgique et Lord Milner pour l’Angleterre. Par la décision du 21 août de la même année, le Conseil Suprême des Alliés approuva l’accord intervenu. (cfr Jentgen : ouvr. cité, p. 33-39 ; — Roger Louis : ouv. cit. p. 242 ssv).

Pour cette fois-ci, cependant, le Rwanda trouva un avocat en la personne du R.P. Classe, alors Vicaire Général de Mgr Hirth. Il mit au courant la Cour qui ne pouvait se douter de rien et se fit donner l’autorité nécessaire pour plaider en sa faveur. Par son rapport du 20 février 1920 et ensuite par son mémoire du 4 octobre 1921, il fit en sorte que le Gouvernement Belge fût enfin parfaitement éclairé sur les inconvénients d’ordre politique qu’entraînait l’accord Orts-Milner. Les deux Gouvernements Belge et Britannique négocièrent entre eux l’abolition de cet accord ; ils s’adressèrent en ce sens au Conseil de la Société des Nations qui approuva, le 31 août 1923, le retour au Rwanda du territoire dont il avait été amputé. (cfr Jentgen : ouv. cit. p. 39 ssv ; L. dé Lacger : am. cit. p. 471-483).

Le Burundi fut moins favorisé en ce moment précis : il perdit le Bugufi, soit qu’il n’était pas préparé à comprendre ce qu’était pareille amputation (car la délimitation antérieure ne l’avait pas touché), soit parce qu’il ne disposa pas d’un avocat éclairé, connaissant bien la situation.

j) L’opposition du Roi à l’ordre nouveau ; des Martyrs non enregistrés.  

  1. Les troupes du Congo Belge avaient pris une part déterminante à la défaite des Allemands en Afrique Orientale. Pour reconnaître ces services à la cause des Alliés, ceux-ci, en plus du droit de ports francs à Dar-es-salaam et à Ujiji, aux deux extrémités de la ligne du chemin de fer reliant l’Océan Indien au lac Tanganyika, détachèrent de l’Afrique Orientale Allemande les deux royaumes du Rwanda et du Burundi et les confièrent en Mandat au Roi des Belges. Ce fut le 20 octobre 1924 que le Parlement de Bruxelles approuva ce Mandat international sur les deux pays. L’autorité Belge qui occupait le pays depuis le départ des Allemands, n’avait pas attendu cette approbation pour enlever au Roi le droit du glaive dont il abusait. 11 lui avait été retiré en 1917. Il lui avait été interdit en plus en 1923, de révoquer à volonté les Chefs et autres Notables dont les commandements relevaient de la Cour.

Il serait cependant naïf de croire que le Roi ne continua pas à supprimer discrètement ceux qui lui déplaisaient et à déposer certains dignitaires. Les intéressés ne savaient pas encore le changement survenu et le monarque s’y prenait en ce cas d’une manière appropriée. Il n’y renoncerait effectivement que lorsque les Rwandais auront progressivement pris conscience de leurs droits.

A l’époque où nous en sommes arrivés, les Missionnaires Allemands de Bethel avaient dû quitter le pays : ce fut en 1919 que la Société Evangéliste Belge vint occuper les postes naguère fondés par leurs coreligionnaires expulsés.

Au cours de la même année 1919, les Adventistes du 7ème Jour fondaient le poste de Gitwe, et en 1925 la C.M.S. (Anglicans) celui de Gahini au Buganza.

  1. Le Statut de Mandat ayant succédé à celui de Protectorat, le Roi ne pouvait se résigner à l’intervention directe dans les affaires intérieures, par laquelle les Belges le privaient de son pouvoir absolu. Aussi leur opposa-t-il une stérile hostilité, leur refusant sa collaboration.

Il se rendit compte, d’autre part, que le progrès du Christianisme menaçait de l’intérieur son autorité. Il est un fait que l’Evangile, dans un cas comme le sien, constitue un ferment irrésistible de ‘émancipation intérieure, donnant à l’individu la prise de conscience de son droit face à l’oppression du plus fort, du fait que sa morale met en lumière la vertu de justice. Le Roi ne s’y trompa du reste pas un instant. Il souffrit d’abord que le menu peuple pût se convertir, mais il interdit aux nobles d’embrasser la Religion nouvelle. Il établissait cependant une certaine distinction entre les Confessions chrétiennes « Les plus dangereux, disait-il un jour à ses Détenteurs du Code ésotérique, sont les Catholiques, parce qu’ils ont, d’une part, la pratique du sacrifice offert à Dieu par les Prêtres, et que d’autre part ils relèvent d’un Chef supérieur unique, oui est leur Roi en somme ».

  1. Aussi favorisa-t-il ouvertement le Pasteur Adventiste, appelé Munnyeri (Meunier), fondateur de Gitwe, s’en servant pour contrebalancer l’influence des Catholiques qui commençait à se manifester à Nyanza. Il autorisa ledit Pasteur à venir prêcher publiquement à la Cour, obligeant tout le monde à se présenter et assistant lui-même à l’instruction. Il n’avait aucune intention de se convertir, ni de permettre à ces hommes d’embrasser la doctrine du Prédicant. Il entendait signifier à ses courtisans qu’il réprouvait de la sorte la doctrine des Catholiques. Ne se contentant pas simplement de ce geste, il s’attaqua à ceux qui s’étaient ouvertement déclarés Catéchumènes. Il y eut même de vrais Martyrs ; leurs exécutions se faisaient discrètement la nuit, comme toutes celles qui eurent lieu à cette époque où le droit du glaive avait été retiré au monarque. Les bourreaux étaient ses hommes de confiances qui, pour rien au monde, n’auraient pu trahir. Les cadavres étaient glissés dans le marais aujourd’hui asséché, mais alors mouvant, dans le voisinage de la capitale. Les rumeurs incontrôlables répandues à cet effet laissaient croire à l’opinion que ces exécutés s’étaient exilés à l’étranger. On cite parmi ceux-là le nommé Rukwaya, dont nous ignorons l’identité complète.
  1. Au sujet d’un seul de nos Martyrs, le nommé Rwabwera, il est possible de se prononcer valablement. Il était fils de Nyilinkwaya (celui-ci fils de Giharamagara, no 321-405), et par conséquent neveu de la Reine mère. Sa conversion était une honte pour la Famille. Aussi la Reine mère tenta-t-elle de le faire renoncer à la Religion ; n’y parvenant pas, elle fit torturer le jeune homme en sa présence et ne le lâcha que mourant. On le transporta en hamac jusqu’à Zivu, près de Save, où habitait son père. Il mourut quelques jours après, des suites de ses tortures. Grâce à un serviteur fidèle de la maison qui alerta un Chrétien, il avait exprimé le désir d’être baptisé avant de mourir. Ce fut l’Abbé Joseph Bugondo qui, prévenu de ce désir, se rendit sur place et lui conféra le baptême. Comme l’Abbé Bugondo était encore Diacre et qu’il fut ordonné Prêtre le 27 juin 1919, l’événement dut avoir lieu pendant les grandes vacances de l’année précédente, soit en juillet-septembre 1918. (Le Diacre était, en effet, en vacances à Save). Le baptisseur ne sut rien sur le malade, car la Famille gardait un secret absolu à ce sujet, pour ne pas compromettre la Reine mère auprès des Européens.
  1. Ces Catéchumènes clandestins du début avaient eu finalement un soutien contre lequel le Roi ne pouvait rien : le Chef Rwabutogo, fils de Kabare. Le successeur de ce dernier, en 1911, avait été son fils Nyantabana. Celui-ci mourut bientôt de tuberculose. Son jeune frère Rwabutogo s’était converti au Catholicisme et se trouvait, comme clerc, au service de l’Administration Belge. Le Roi voulut l’écarter et désigna Itete, fils de Rwabizambuga, comme tuteur du fils mineur de Nyantabana. Lorsqu’il présenta à l’Admnistrateur de Nyanza le tuteur désigné, l’Européen éclata en reproches cinglants : « Comment ! Vous, Musinga, c’est Kabare qui vous a donné votre dignité, et maintenant vous écartez son fils pour le remplacer par l’un de ses serviteurs dans le commandement de son armée » ? Itete fut écarté par l’Administration et le commandement des Uruyange fut attribué à Rwabutogo, en attendant que le fils de Nyantabana atteignit sa majorité. Ce fut ainsi que, pour la première fois, un grand personnage gagné à la Religion des Européens tenait tête impunément à son Roi.

Entre-temps, le Rwanda avait été érigé en Vicariat Apostolique en 1922, et son Evêque était Mgr Classe (no 590). Il avait l’air de ke s’en mêler en rien, mais il s’était réservé personnellement la …direction de ces Catéchumènes de NyAn7a, modérant leur ardeur et leur conseillant de ne pas se découvrir avant d’être en nombre suffisamment élevé. Grâce à la connivence de l’Administrateur de Nyanza, qui était à la fois le Directeur de l’Ecole des fils de Chefs naguère fondée par les Allemands, Mgr Classe délégua à la Capitale le nommé Thaddée Gishoma, fils de Makoma, ancien Grand-Séminariste, qui reçut la fonction d’Instituteur. Les catéchumènes encore clandestins se réunissaient à la résidence du Chef Rwabu-togo et T. Gishoma leur donnait là l’instruction pendant la nuit.

  1. Chose paradoxale : ce fut la faveur témoignée par le Roi à Monsieur le Pasteur Meunier qui mit fin à la clandestinité des adeptes Catholiques. Les prédications dudit Pasteur, en effet, avaient lieu l’après-midi du jeudi, moment où les élèves de l’Ecole officielle avaient congé. Ils devaient eux aussi assister comme tout le monde à. l’instruction, et quiconque manquait au rendez-vous s’exposait à être frappé par le Roi en personne. Comme le Pasteur les haranguait régulièrement pendant deux heures et plus, ces centaines de jeunes gens en eurent rapidement assez. Pour se débarrasser du ‘Pasteur, ils se déclarèrent tous publiquement Catholiques, mais par espièglerie seulement, sans prendre la chose au sérieux. Ils organisèrent une espèce de manifestation : il venaient à la Cour et se mettaient à genou dans la cour précédant la case principale de la Capitale, priaient et chantaient, en se moquant en fin de compte de la Religion. Le Roi eut la malencontreuse idée de déclarer que la farce avait trop duré, et qu’il en avait assez de ces bruits de prières et de chants religieux. Les manifestants organisèrent des processions autour de la résidence royale en chantant le cantique de l’invocation au Saint-Esprit. Ils disaient en riant : « Il nous menace ? Que peut-il désormais faire contre nous, puisque les Européens sont là pour nous protéger » ?
  1. Or ils étaient « noyautés » par les vrais Catéchumènes clandestins, conseillés par Rwabutogo et par T. Gishoma. Devant cette « folie » collective, ce fut au tour du Roi et de ses courtisans âgés à avoir peur. Ces jeunes gens composaient 4 Compagnies en formation à la Cour, répondant au nom générique et, pour ce cas-là, symbolique de Incogoza-bahizi = les Démoralisateurs-des-rivaux. Le Roi commenta mélancoliquement : « Ce sont maintenant les Incogoza-bahizi qui viennent de détruire mon habitation »! C’était vrai : ces centaines de jeunes gens, fils de la première noblesse du pays, sans s’en rendre explicitement compte, venaient de bousculer le tabou traditionnel et d’aiguiller en principe le pays sur des voies nouvelles où le Roi n’avait plus à imposer unilatéralement ses volontés. Ces manifestations commencées par espièglerie se terminèrent par l’entrée massive au Catéchuménat. L’exemple de la Cour fit boule de neige : tous les jeunes gens alors en formation guerrière un peu partout à la Cour des Chefs, apprenant les événements de Nyanza, se convertirent à. la même époque. C’était autour des années 1925.

Etant donné que ces jeunes gens allaient bientôt remplacer leurs pères dans les divers commandements, ils allaient déclencher un mouvement de conversions qui portera l’appellation de Tornade à partir des années 1933. Avec le recul du temps, cette vogue du Catholicisme à la mode ne fut certainement pas, pour les débuts, bénéfique à l’Eglise du Rwanda. Dans beaucoup de cas, en effet, il s’agissait plus d’adhésions politiques que de conversions au Christianisme. On voulait souvent se faire bien voir soit du Chef, soit de l’Administration Européenne qui favorisait visiblement le Catholicisme. Quant à la masse du peuple, il était tout naturel de faire comme tout le monde, sans aucune référence aux critères de la véritable conversion.

k) La déposition de Yuhi V Musinga par l’Autorité Mandataire.

  1. Il serait trop long d’entrer ici dans les détails et le lecteur se rend compte de l’abondance exceptionnelle des faits. Nous devons donc nous limiter et abréger cette période de 6 ans, allant de 1925 à 1931. Déjà avant la mort de Kabare en 1911, Yuhi V Musinga avait l’âge voulu pour gouverner, mais il était trop soumis à sa mère pour exercer pleinement son métier de Roi. Il ne put que s’opposer à la proscription des Chefs et notables de son Clan, en attendant wtjue vînt le seconder d’une façon inattendue, et pour lui indésirable, l’intromission de l’Autorité Belge dans les affaires du pays. Il entendait, quant à lui, arrêter l’extermination méthodique des siens, mais en tâchant d’exterminer lui-même ceux qu’il jugerait opportun de supprimer.

Il arriva, entre-temps, que le Roi se déclara ouvertement contre les successeurs politiques de Kabare. Sa mère finit par adopter cette ligne de conduite. Comme la lutte était, d’une manière obvie, contre les représentants les plus en vue du Clan des Abega (celui auquel appartenait Kabare et la Reine mère elle-même), toutes les femmes de Musinga, proches parentes de Kabare, furent congédiées de la Cour. Cet acte de divorce collectif fut l’ceuvre de la Reine mère en personne, dont le Roi avait définitivement accepté la tutelle.

  1. Or les continuateurs du Parti de Kabare avaient à leur tête le Chef Kayondo, qui était très intelligent. La Cour avait commis l’erreur capitale de se créer une Faction d’opposition dans la ligne traditionnelle, comme si elle était encore à même de condamner à mort. Les Européens étaient là et le Parti d’opposition eut l’habileté de s’en servir à bon escient. Le Roi eut la malchance, par surcroît, d’avoir affaire à un Fonctionnaire Européen qui manquait de doigté et dont les activités, certainement en opposition avec la politique souhaitable vis-à-vis du Roi, favorisa au maximum les objectifs de cette opposition. Et ce fut ainsi que le Roi et ses partisans renforcèrent leur politique haineuse contre le Gouvernement Belge. Cette haine alla s’accentuant, au rythme des succès que remportait l’opposition contre l’autorité du Roi. Le mouvement des conversions, auquel nous venons de faire allusion, apporta une contribution appréciable à la politique de l’opposition. Il serait superflu de dire que le Chef Kayondo et les siens se montrèrent plus que bien disposés à l’égard des Missionnaires et favorisèrent grandement la conversion des jeunes gens en formation guerrière à leurs cours respectives. Ces diverses circonstances, ne firent qu’ac-centuer la haine du Roi contre le Catholicisme et ses Missionnaires.
  1. Le Parti hostile au Gouvernement Belge, qui se groupait autour du Roi, fut ensuite dispersé, par suite d’abord des réformes introduites dans l’administration du pays. Tous les Chefs et sous-chefs devaient résider dans leurs commandements respectifs et ne plus vivre indéfiniment à la Cour. Intervint ensuite la riposte directe de l’Administration Belge contre les dignitaires qui marchaient dans la ligne de Yuhi V Musinga. Son principal conseiller, le Chef Gashamura, fils de Rukangirashyamba (no 499) fut même relégué au Burundi en 1925 et y termina ses jours.

Voilà donc le Roi définitivement confirmé dans sa haine contre les Européens en général et contre le Gouvernement Belge en particulier. Il ne pouvait être question, dans ces conditions, de penser à quelque forme que ce Mt de collaboration. Nous en sommes à l’époque où les premiers élèves des Ecoles officielles de Nyanza, de Kigali, de Ruhengeri, de Cyangugu et de Rukira, venaient se mettre activement au service des Autorités Belges, en qualité de clercs de toute catégorie. Immédiatement leurs pères respectifs, Chefs et sous-chefs, adoptèrent une politique de sagesse que l’Administration Européenne avait partiellement inaugurée : ils se démirent successivement et firent nommer leurs fils à la tête de leurs commandements. Ils estimaient que ces jeunes gens, sachant lire et écrire, et parlant couramment le Giswahili — langue alors officielle de l’Administration, — pouvaient avantageusement traiter avec les Blancs.

  1. Ce fut en ce moment que les Dépositaires du Code ésotérique osè-rent dire au Roi : « Vous constatez que vous ne vous entendez pas avec les Belges et qu’ils affaiblissent votre autorité dans le pays. Pourquoi ne feriez-vous pas comme les Chefs ? Nommez donc votre futur successeur et faites-le introniser. Il traitera plus avantageusement avec les Européens, tandis que vous resterez maître du Karinga, régnant avec votre fils. La tradition vous y autorise, puisque des monarques, dans certaines circonstances, ont intronisé des co-régnants » Le Roi trouva la suggestion opportune, mais il en parla à sa tutrice, la Reine mère. Elle s’y opposa énergiquement, alléguant que les Rois au nom dynastique de Yuhi ne régnèrent jamais avec leurs fils.

Le vrai motif de ce refus reposait cependant ailleurs : aucune Reine mère ne pouvait, selon les prescriptions du Code ésotérique, ni avoir les cheveux blancs, ni voir le règne de son petit-fils. La mère de Yuhi V a pu éluder le premier obstacle, en se faisant régulièrement arracher les cheveux blancs au fur et à mesure qu’ils apparaissaient. Elle avait même fait, en son temps, des hécatombes parmi les cuisiniers de la Cour craignant qu’on ne l’empoisonnât si bien que la case-cuisine de Nyanza reçut le nom de kilyana= mangeur d’hommes. Mais il n’y aurait rien à faire contre l’éventualité de cette intronisation envisagée de son petit-fils.

  1. Le Roi signifia ce refus à ses conseillers, en disant : « Ma mère s’y oppose ! Elle a cependant un corps comme moi : nous en subirons ensemble les conséquences » ! Les Dépositaires du Code ésotérique en furent très étonnés : non seulement la conclusion du monarque ne résistait pas aux arguments contraires, — puisqu’il s’agissait de l’intérêt supérieur de la Dynastie et non des ennuis éventuels pour tel ou tel individu, — mais encore il était inconcevable que le Roi parlât à une femme en ces matières relevant du secret-tabou. Voyant qu’il n’y avait plus rien de positif à opposer aux événements graves du temps, ils se décidèrent à se replier et ils abandonnèrent le Roi à son propre sort. Ce fut ainsi que, aux environs de 1928, le Roi resta entièrement isolé et que le pays s’engagea résolument dans sa nouvelle voie sans plus s’inquiéter de la présence de son monarque. Les choses en arrivèrent au point où les anciennes cérémonies de la Cour, et même le battement du tambour des audiences, se pratiquèrent symboliquement en secret, en présence de quelques obscurs fonctionnaires restés là à l’instar de reliques auprès du monarque naguère puissant. Son règne avait virtuellement pris fin.

Yuhi V Musinga fut déposé le 12 novembre 1931 et exilé à Kamembe, dans les abords immédiats de centre urbain de Cyangugu. Sa caravane, en compagnie de sa mère et de ses femmes, quitta Nyanza le 14 du même mois, à la veille de la fête de la Dynastie belge.