LE REGNE DE MIBANIBWE IV RUTARINDWA• 1895-1896

UN ROI CONTESTE

  1. Introduction : le point de vue de l’autre.

 

  1. Une précision préliminaire doit retenir ici notre attention : Mibambwe IV Rutarindwa ne figure pas sur la liste des Rois du Rwanda. Pour les raisons que nous indiquons ici et en conclusion de ce Chapitre, nous n’avons pas cru devoir en faire le 25ème parmi les monarques de la lignée. Ceci n’est pas le fait de notre préférence personnelle, mais plutôt le souci d’une présentation objective de la documentation que nous interprétons.

Une disposition du Code ésotérique déterminait, en effet, qu’il devait y avoir un Roi unique par génération. (En d’autres mots, aucun monarque ne pouvait engendrer deux Rois véritables). Que si, un Roi était intronisé, et que l’un de ses frères se levât pour prétendre à la même dignité, il devenait nécessaire que l’intronisé et le prétendant Plaident pour dégager la vérité. Etant donné cependant que la dignité royale était une affaire au-dessus des humains, les deux ne pouvaient plaider que devant Dieu, au moyen des arcs (luttes armées). Alors Dieu portait sa sentence en indiquant comme son véritable élu celui à qui il donnait la victoire. Le vaincu était ainsi démontré comme un intrus, un menteur. Aux yeux donc des Détenteurs du Code ésotérique, Mibambwe IV, dont le père naturel n’était pas un Régnant, avait été, aux yeux de Dieu, un usurpateur ; pour eux, sa défaite l’avait clairement démontré.

  1. Quant à nous autres qui examinons le fait, si nous le jugions selon notre logique étrangère au principe magique des acteurs, j’estime que nous en transformerions la vérité historique, en nous prononçant dans un sens qui ne tiendrait pas compte du leur. Ce point de vue est, à mes yeux, très important. Il est évident, en effet, que si nos ancêtres avaient eu la même conception du monde que nous actuellement, qu’ils eussent donc agi suivant la nouvelle logique que nous avons acquise par nos contacts avec la Civilisation Européo-Américaine, tels de leurs actes, pour ne pas être extravagants, n’auraient jamais eu lieu. C’est pourquoi j’estime que, pour rester dans la vérité objective, force nous est de les interpréter selon leur propre point de vue, au lieu de substituer nos propres conceptions actuelles au principe générateur de leurs actes qui relevaient d’une logique magique, différente de la nôtre actuelle. Voilà pourquoi, pour rendre pleinement intelligible l’affaire de Rucunshu, je dois la considérer dans son cadre connaturel et admettre que, pour les acteurs, Mibambwe IV était un intrus, comme fi en aurait été de Yuhi V Musinga s’il n’avait pas triomphé. En conséquence, faisant abstraction des conceptions en cours dans la Culture Européo-Américaine, je suivrai ici la conception Rwandaise qui, en vertu du principe traditionnel alors indiscuté, qu’ aucun monarque ne pouvait avoir deux successeurs légitimes à la fois, exclut Mibambwe IV de la liste des Rois.
  1. Les débuts du règne et la cristallisation des Partis.
  1. Lorsque Kigeli IV Rwabugili se rendait au Bunyabungo, au cours du dernier mois de sa vie, il s’était arrêté à Kiyanja (Commune actuelle de Masango, en Préfecture de Gitarama), pour inaugurer la résidence royale que venait d’y construire le Chef Bayibayi, fils de Buki et frère de Munigankiko (no 445). Ce fut en cette localité qu’il fit exécuter son dernier condamné à mort, le nommé Ntambara, fils de Rubindo, sous l’inculpation d’avoir cherché à l’empoisonner. Une fois annoncée la mort du Roi, Mibambwe IV et sa Reine mère adoptive, ainsi que tous les enfants de Kigeli IV se rassemblèrent à Kiyanja, la résidence de récente inauguration, en vue d’y accomplir le cérémonial du deuil et celui de la purification. Tous les Chefs du pays, bien entendu, s’y donnèrent rendez-vous, pour assister à l’avènement solennel du nouveau monarque. Il était certes déjà connu, puisqu’il avait été intronisé depuis 5 ans ; mais les détenteurs du Code ésotérique devaient compléter les rites de l’intronisation, pour que le co-régnant prit seul en mains les affaires du pays.
  1. Après le cérémonial de purification, mettant fin à l’état de deuil, la Cour se déplaça et se fixa provisoirement à Gatovu, localité très voisine de Kiyanja. En ce lieu fut accomplie la vengeance rituelle contre le « malfaiteur » qui avait causé la mort du Roi. La victime désignée fut Bayibayi, fils de Buki, accusé d’avoir jeté un mauvais sort sur la résidence de Kiyanja qu’il était chargé de construire. Il fut exécuté avec ses deux fils Rukemanganizi et Binigimpara, ainsi qu’avec son neveu Gakarama, fils de Kamuzinzi (celui-ci fils de Buki), tombé à la bataille de ku-Buntubuzindu (no 424).
  1. La légitimité de Mibambwe IV était cependant déjà ouvertement contestée, en raison des considérations dont il a été plus haut question (no 377, 449-455). Le mouvement, comme du juste, était parti des milieux des Détenteurs du Code ésotérique. La Reine mère adoptive, qui souhaitait régner avec son propre fils, y disposait de deux représentants entreprenants, ses demi-frères Kabare et Ruhinankiko (no 452). Ils avaient gagné, à la cause de leur neveu Musinga, non seulement Rutisherelca, qui était en même temps Chef de l’armée Abashakamba (no 463), mais encore et surtout Rukangirashyamba, fils de Kanyamuhungu, premier personnage en dignité dans le pays après les Régnants (no 388).

Etaient pour la légitimité de Mibambwe IV, le grand-intronisateur Rutikanga, fils de Nkuliyingoma (no 410, 494) et Kibaba, fils de Ndungutse (no 446), Gardien en titre du Karinga. Toutes les raisons opposées à la légitimité de Mibambwe IV étaient sans valeur aucune aux yeux de ces derniers, du fait que la volonté de Kigeli IV avait force de loi abrogeant les dispositions contraires. Ils avaient, de leur côté, Bisangwa, fils de Rugombituli, Chef de la Milice Ingangura-rugo et Mugugu, fils de Shumbusho, Chef de la Milice Abarasa. Leur parti comptait surtout sur le prince Muhigirwa. Chef de la Milice Nyaruguru, la plus forte de toutes à l’époque.

  1. C’est autour de ces personnages de premier plan que se groupaient respectivement les membres des deux Factions. Les adversaires de Mibambwe IV développaient du reste un argument nouveau, capable de détacher de lui le plus possible de Détenteurs du Code ésotérique. Cet argument était le suivant : la mère de Ruganzu II Ndoli était du Clan des Abakono. Elle périt de mort violente, et son fils grand guerroyeur, mourut de la même façon. La mère de Yuhi III Mazimpaka, du même Clan, périt également de mort violente, et son fils, le seul Roi devenu fou, fit couler le sang du pays à flots. La mère de Kigeli IV, du même Clan, mourut mêmement, et le règne de son fils fut au superlatif « sanglant », au point qu’on ne pouvait trouver une Famille du pays dont il n’ait pas tué au moins un membre. La mère du Mibambwe IV, du même Clan avait péri de la même manière, et on pouvait redouter ce que le règne de son fils imposerait au pays. Or le testament de succession, établi par Mutara II, accordait le règne suivant à ce même Clan qui, manifestement, avait un sang de malheurs !
  1. Une information qui nous vient de Ruhinankiko, bien placé alors pour le savoir, nous a expliqué le comportement du Roi à l’époque que nous abordons. Avant son intronisation comme co-régnant, le prince Rutarindwa était un homme alerte et décidé. Mais progressivement, après son intronisation, il devint indécis et hébété, au point de ne plus être capable de se résoudre à un parti. Cette déchéance mentale que ses adversaires considéraient comme une punition immanente contre l’usurpation de sa dignité, en arriva au point que les chiques en firent leur victime préférée et le couvrirent de plaies dégoûtantes.  A l’époque où nous en sommes, les oracles divinatoires avaient désigné l’Aède dynastique appelé  Rubumba pour soigner ces plaies, en compagnie de son fils Majangwe, qui nous a détaillé le cérémonial qu’ils exécutaient en cette opération. Au fur et à mesure que la déchéance s’accentuait, Mibambwe IV grossissait d’une manière surprenante, au point que la marche lui devenait pénible, et que, pour satisfaire aux besoins naturels, ses domestiques creusaient des latrines dans la case même où il logeait.

L’explication de cette déchéance aurait été la suite du fait que le monarque avait été « drogué » à longueur d’années. Il avait bêtement pris au sérieux la relation fictive établie entre lui et sa Reine mère adoptive ; celle-ci qui préparait les voies à l’intronisation de son propre fils, donnait régulièrement à Mibambwe IV du cidre mélangé avec un jus nocif = ibifutero ayant la propriété de faire tomber dans l’hébétude. Ceci n’est pas extraordinaire, car de nos jours encore on peut constater pareils effets. Kigeli IV Rwabugili avait été témoin de l’infirmité dont était frappé son co-régnant. Aussi avait-il déjà désigné d’autorité l’un des trois fils de Mibambwe IV qui devait, dans un proche avenir, lui succéder.

  1. C’est dans ce cadre que se produisit en principe le changement de camp du Prince Muhigirwa. Celui-ci se rendait parfaitement compte de l’ampleur du complot qui était en train de se développer. Il donna à Mibambwe IV ce conseil : « Pour éliminer d’un seul coup le danger de luttes armées, donnez l’ordre d’arrêter et d’exécuter immédiatement les Chefs Kabare et Rutishereka. Que le commandement de l’armée Uruyange, celle de Kabare, soit donné à son neveu Nkangabeshi, fils de Nyamushanja (no 428), et celui de l’armée Abashakamaba à votre frère Karara ». Le Roi répondit : « le ne puis faire cela, car la Reine mère en serait contristée » ! Le prince Muhigirwa comprit qu’il n’y avait plus rien à espérer, et que la partie était d’avance perdue, du fait que les opposants continuaient à gagner du terrain.

La Cour quitta Gatovu et s’installa à Nyamagana (dans la Commune actuelle de Kigoma, en face de Nyanza). Le Chef Kabare, qui n’entendait rien négliger en cette phase du complot attira son, neveu Nkangabeshi dans un guet-apens et le fit assassiner par strangulation. Mibambwe IV qui y perdait un fidèle partisan et qui n’ignorait pas où était le coupable, n’osa même pas soulevez l’affaire.

  1. Le Chef Mugugu, fils de Shumbusho, avait été l’un des grands favoris de Kigeli IV Rwabugili (no 438). Fort de cette faveur royale, il avait obtenu le commandement du Gihunya et de l’armée Abarasa succédant ainsi au Chef Kabaka, pour devenir l’intermédiaire commercial entre son monarque et le Bujinja (e 460, 476). Or Kigeli IV avait établi une résidence royale à Sakara, chef-lieu de tout le Gisaka. Il en apanagea sa femme préférée Kanjogera. Mugugu qui y voyait une concurrence, refusa l’entrée de son territoire à la Reine, et, le Roi ne voulant pas intervenir contre le Chef, Kanjogera dut renoncer aux revenus de son fief. Rien ne laisse voir si l’incident fut l’origine ou bien la conséquence de l’inimitié entre le Chef et la future Reine ibère ; mais cette inimitié était connue de tout le monde.
  1. Ce n’était donc pas par hasard que le Chef Mugugu devint l’un des piliers du Parti soutenant la cause de Mibambwe IV. Il savait parfaitement que la Reine mère chercherait à le supprimer. Se basant elle-même sur le fait de leur inimitié et arguant de sa nouvelle dignité, la Reine mère harcelait Mibambwe IV pour lui arracher la condamnation de Mugugu, mais en réalité en vue de décapiter le Parti adverse. Sachant ce qui l’attendait, vu la stupidité du monarque, Mugugu sollicita de lui une audience au cour de laquelle il lui offrait une très belle vache. « Cette vache, lui dit-il, n’est pas destinée à solliciter un fief quelconque. Je vous l’offre comme préambule à un conseil utile que je voudrais vous suggérer. Mon sort est réglé : je dois mourir, en apparence en raison de l’inimitié bien connue ayant existé entre la Reine mère et moi : mais on veut en réalité vous priver d’un partisan de poids. Mon conseil est le suivant : lorsque vous m’aurez abandonné à la vengeance de cette femme, que mon commandement passe à votre frère Karara, afin que l’armée Abarasa reste fermement de votre côté » — Le Roi lui répondit qu’il se trompait sur son sort, l’assurant qu’il ne pourrait jamais l’abandonner, puisque ce serait se mettre lui-même en danger.

Notons que le prince Balyinyonza, frère-puîné du Roi, avait abandonné ce dernier et se trouvait être membre du Parti de Musinga. Il croyait se mettre en sûreté, tandis que les ennemis de son frère l’employaient pour leur propagande. Ignorant les règles du Code ésotérique, il ne pouvait savoir que la défaite de son frère entraînerait sa propre perte, en raison du principe de subsidiarité qui faisait de lui un intronisable (no 450) Seuls les princes Karara et Burabyo étaient restés fidèles à leur grand-frère.

  1. C’étant déplacée de Nyamagana près Nyanza, la Cour se fixa à Nyundo près Bunyogombe (Commune actuelle de Tambwe, en Préfecture de Gitarama). Ayant appris par ses informateurs qu’il serait bientôt arrêté, le Chef Mugugu sollicita son congé et se rendit à sa résidence de Bulima (en la Commune actuelle de Ntongwe, Préfecture de Gitarama). Il voulait éviter une arrestation à la Cour, avec tortures, données en spectacle à ses ennemis. Le faible Mibambwe IV s’était, en effet, laissé arracher la condamnation de son fidèle défenseur. Le Roi s’imaginait qu’en accédant aux désirs de « sa mère », Il atténuerait la tension existant alors et gagnerait du temps pour consolider sa position. Bientôt une expédition, sous le commandement de Rwideganbya, fils de Cyigenza, était envoyée à Bulima pour tuer le Chef Mugugu et les siens, Le Chef attaqué engagea une bataille suicide, de l’intérieur de sa résidence préalablement barricadée, car il s’attendait à l’événement. Lorsque les défenseurs succombaient sous le nombre, ils mirent le feu à la résidence et prérirent dans les flammes. Le fils de Mugugu, appelé Rwangarinde, resté à la Cour, y fut livré au bourreau. Mibambwe IV qui, décidément, ne comprenait rien à la situation, accéda à la suggestion qui lui était faite et donna les commandements de Mugugu à l’un des opposants les plus en vue, Rwayitare, fils de Rutishereka. Il pouvait croire amadouer ainsi efficacement et désarmer ses adversaires. La mort de Mugugu affaiblissait doublement la position du monarque, puisque son successeur était du Parti ennemi.
  1. L’expedition contre las Belges campant à Shangi.
  1. De Nyundo, près Bunyogombe où venait d’être célébrée la fête des Prémices, la Cour se transféra à Giseke (Commune actuelle de Rusatira, Préfecture de Butare), localité que nous connaissons déjà (no 358). Ce fut là qu’un serviteur du prince Rwabirinda, Chef du Kinyaga, vint annoncer à la Cour que des Européens avaient envahi le Rwanda et s’étaient installés à Shangi. Le Roi convoqua un conseil des Chefs pour aviser de ce qu’il fallait faire. Rwangampuhwe, fils de Nkangura, Chef de l’armée Abakera-mihigo = les Radieux-pour-les-hauts-faits, qui était en même temps détenteur du Code ésotérique, écarta l’éventualité d’une expédition, en rappelant que le Roi Kigeli IV avait interdit de combattre les Européens, ordonnant de les, recevoir amicalement (no 481, 484). — Les Chefs Kabare et Rutishereka, au contraire, ainsi que leurs partisans, s’opposèrent à cette interprétation. « Les oracles divinatoires obtenus par un Roi, dirent-ils, ne peuvent lier leurs successeurs ; ceux-ci peuvent adopter des décisions parfois identiques et parfois différentes, suivant ks circonstances. Quant au cas des Européens de Shangi, on ne pouvait pas hésiter : il fallait les  combattre, puisqu’ils se sont présentés, non en voyageurs ni en amis, mais en conquérants. Ne se sont-ils pas fixés dans le pays sans avoir même annoncé à la Cour leur arrivée » ?
  1. Cette position fut adoptée par les Chefs du complot, dans l’intention de faire retomber sur le Roi le poids du mauvais sort que les oracles divinatoires du règne précédent avertissaient d’éviter. Dès que l’expédition fut décidée, Misyano que nous connaissons déjà, originaire du Busumbwe, en la future Tanzanie (no 478), essaya d’y placer son avis, que personne ne sollicitait d’ailleurs. Sa sentence a été retenue en son Kinyarwanda douteux : ijungu ntigwanywa. On ne combat pas les Européens » ! Il lui fut moqueusement  répondu : « Chez vous, oui ! Quant à nous, nous le pouvons bien » !

Le commandant en chef de l’expédition fut le prince Nshozamibigo, fils de Kigeli IV. I1 était accompagné de 12 Chefs, dont le prince Muhigirwa et le  Chef Bisangwa, celui-ci commandant de la Milice Ingangura-rugo. La Cour ayant appris que ces étrangers de Shangi n’étaient qu’une poignée, ne tint pas à  mobiliser sur une grande échelle. Parmi ks Chefs qui accompagnaient k prince Nshozamihigo, seuls Muhigirwa et Bisangwa disposaient chacun de Compagnies en nombre suffisant sur le pied de guerre. On estimait que cela suffisait amplement.

  1. L’Expédition de Shangi eut lieu en juillet 1896. I1 n’y a aucune raison de mettre en discussion cette date indiquée par le Chanoine de Lacger dans son ouvrage Le Ruanda ancien et moderne, vol. p. Î5-26). La question est de savoir ensuite le nom de l’Officier Belge auquel nos Rwandais allaient se mesurer. Ledit auteur affirme qu’il s’agissait du Lieutenant Sandrart, qui aurait été alors à la poursuite des mutins de la colonne Dhanis. L’auteur avait ainsi adopté l’information antérieurement avancée par le R.P. Pagés dans son livre Un royaume Hamite au centre de l’Afrique, p. 196. Cette opinion a été acceptée encore dans la suite par les Fonctionnaires de la Tutelle qui rédigèrent l’étude parue sans date, intitulée Historique et Chronologie du Rwanda, p. 13.
  1. Disons dès l’abord, quant à nous, que la présence du Lieutenant Sandrart à Shangi est absolument insoutenable, Il s’agissait du reste de deux Lieutenants au lieu d’un seul. Nous constatons, en effet, que durant l’année 1896, les Lieutenants Long et Deffense fondèrent à l’Est du lac Kivu Ies postes dénommés Lubuga et Luakilimta. (Cfr La Force Publique de sa naissance à 1914, p. 187).

Lubuga n’est autre que Shangi, tandis que l’autre poste, situé sur la 2ème parallèle Sud, est Musaho. Cette dernière fondation eut lieu cependant après l’expédition de Shangi. Nos Mémorialistes ont retenu qu’à cette époque des Européens vinrent camper dans le Bwishaza (où se trouve la baie de Musaho) et visitèrent la résidence royale de Rubengera.

On remarquera que le nom de Lubuga était celui du Chef de la Milice Abiru, laquelle a donné son nom à la zone qu’elle défendait le long de la Rusizi. Tandis que le nom Luakilimta est une déformation de Rwabirinda fils de Mutara II et Chef de la Milice Impara, laquelle a également donné son nom au territoire qu’elle protégeait, et dans lequel se trouve la localité de Shangi.

  1. Nous venons d’affirmer que la présence du Lieutenant Sandrart à Shangi, en 1896, est absolument insoutenable. C’est que, en effet, il avait été tué le 13 sept. 1895 à la bataille de Ngangu, par les révoltés Batetela (ibidem, p. 367 ; Bibliographie coloniale Belge, vol. II, coll. 832-833). Il n’avait pas encore été affecté aux opérations engagées dans la zone Tanganika-Rusizi-Kivu. Or il est exclu qu’il y ait eu à l’époque qui nous occupe, deux Lieutenants homonymes de ce nom, dont l’un serait mort l’année précédente et dont l’autre aurait accompagné Long et Deffense à la rive orientale du Kivu. Ne serait-il pas du reste étonnant que, s’il y avait été, les documents eussent conspiré à taire son nom, tout en citant ceux de ses compagnons?.

L’année même où fut tué le Lieutenant Sandrart, son jeune frère Constantin fut certes engagé à la Force Publique et participa, pendant trois ans de suite, à la campagne de répression contre les Ba-tetela, sur les lieux mêmes où son frère avait été massacré (Bibliogr. colon, belge, ibd. col. 833). Mais le cadet ne pouvait être déjà Lieutenant à la Force Publique dès 1896 ; il semblerait même qu’il ne le fut pas dans la suite, si on se réfère aux ouvrages autorisés que nous venons de citer.

Nous devons en conclure, en conséquence, que nos guerriers s’attaquèrent aux deux Lieutenants Long et Deffense, et que la mention de Sandrart en cette affaire est une erreur évidente, puisqu’il avait été tué une année avant les événements. Son intervention supposée à été sûrement introduite par la présence au Rwanda de son neveu, le Résident Georges Sandrart.

  1. Le prince Nshozamihigo, commandant en chef de l’expédition, fixa son quartier général dans le voisinage de Shangi. Il chargea son frère Muhigirwa et le Chef Bisangvva de former l’avant-garde et d’attaquer les premiers. Bisangwa s’avança avec la Compagnie Ibisurnizi = Lutteurs-en-corps-à-corps, la 3ème de sa Milice. Quant au prince Muhigirwa qui entendait en finir rapidement, iI y alla avec trois Compagnies : celle de Batutsi appeléeIjuru = le Firmament, celle de Bahutu appelée Intera-rubango = les Projetteurs-de-javelines et celle de Batwa nommés Ishabi.

La première rencontre eut lieu au lever du soleil. Les assaillants réussirent à tuer quelques Noirs du camp et l’alerte fut donnée, Les armes à tir rapide eurent sans peine raison du nombre. En quelques instants, les Rwandais subirent des pertes supérieures à toutes celles qu’on avait jamais enregistrées au cours d’une seule bataille. Décidément les Européens s’affirmaient dans les faits tels qu’on en avait parlé : ils étaient invincibles. Si la Compagnie Ibisumizi perdait beaucoup d’hommes, la plus éprouvée de toutes était sans conteste la Compagnie ljuru du prince Muhigirwa. Il faillit du reste lui-même être tué, cas une balle lui emporta la coiffure guerrière et glissa heureusement sur la tête en l’égratignant sans plus.

  1. Le Chef Bisangwa tenta de regrouper les fuyards de sa Compagnie pour revenir à l’attaque, mais il n’y réussit pas ; il venait de se passer en un instant quelque chose d’inouï : nos héros trouvaient qu’il n’y avait aucune honte à fuir devant pareilles armes. Ne pouvant l’admettre pour son propre compte, le Chef Bisangwa se dirigea vers le camp, suivi de son serviteur dévoué, appelé Serubyogo. Il rencontra le prince Muhigirwa qui fuyait sans esprit de retour. Le Chef l’interpella : « 0 fils de Rwabugili ! vous osez fuir » ? — Le prince répondit : « Même si le Roi en personne se présentait, je lui avouerais que je fuis. Je ne combattrai plus jamais les Européens : ils viennent, en quelques instants, de me déposséder de ma belle armée que je ne tenais cependant pas d’eux » A quoi Bisangwa répliqua: « Fuir de l’étranger, cela je le comprends, car alors on rentre au Rwanda. Mais fuir du Rwanda, où voulez-
vous qu’on aille vivre ? Le dicton dit : Qui a bu du lait de la Cour le rembourse par son sang !I Si je ne puis pas vaincre les Européens, je ne retournerai pas à la Cour dire au Roi que je les ai fuis sur le sol même du Rwanda !. » Ayant dit cela, il s’avança au suicide vers le camp, tandis que le seul Serubyogo l’accompagnait portant l’arc et le carquois. Quelques instants plus tard le Chef tombait frappé d’une balle au front, et le même projectile abattit le fidèle serviteur.

513. La nuit du lendemain, le Mutwa de Cour appelé Busyete, fils de Sumirana, arrivait à Giseke où se trouvait le Roi. « Comment ! vous ici ? lui demanda le Roi ; n’avait-on pas affirmé que vous étiez parti pour Shangi » ? Il répondit : « Je suis parti pour Shangi, oui et s’il en revient un autre survivant, il vous donnera plus de détail sur le désastre » ! Le jour suivant arrivait Nshozamiliigo avec les Chefs et Notables qui l’avaient accompagnés, sauf le prince Muhigirwa qui avait traversé directement la forêt du Rugege pour arriver chez lui. L’expérience était faite : Kigeli IV avait eu raison de recommander que les Européens fussent reçus amicalement.

514. Le Roi dépêcha immédiatement trois notables : Ihangu, fils de Muvunyi, Minega fils de Senyamisange (frère du Chef Rubuga, no 367, 509) et Semusaro fils de Sebatara (no 472, 480). Ils se rendirent à Shangi pour remettre aux Européens les Cadeaux du monarque, et leur dire de sa part : « La Cour vient d’apprendre que le Chef Bisangwa, de sa propre initiative, a osé attaquer votre camp. Le Roi s’en attriste et désapprouve l’initiative dudit Chef, car il ne désire qu’une chose : recevoir amicalement les Européens et vivre en paix avec eux ».

Au reçu de ce message, les Européens demandèrent que le monarque envoyât immédiatement à Shangi les Chefs Rwabirinda et Rwidegembya pour l’y représenter. Ces deux fonctionnaires commandaient justement les provinces sises le long de la rive orientale du lac Kivu. Les Européens envoyaient en même temps au Roi des ballots d’étoffes en signe d’amitié. La Cour reçut ces cadeaux avec un grand soulagement, car on s’attendait à ce qu’ils passassent aux représailles. Les deux Chefs réclamés furent immédiatement envoyés à Shangi, tandis que les cadeaux de ces étrangers furent noyés dans la Kanyaru, parce qu’ils provenaient de gens à l’égard desquels le Rwanda avait une vendetta sur la conscience, après le massacre qui venait d’avoir lieu.

d) La défection formelle de Muhigirwa ; l’opposition brave publiquement le Roi.

515. La mort du Chef Bisangwa, venant après celle de Mugugu à quelques mois de distance, mettait en l’air le Parti de Mibambwe IV. Le Roi donna les commandements de Bisangwa à Sehene, petit-frère du disparu, un notable jusque-là sans relief. En ce qui concerne la Milice Ingangura-rugo, naguère si attachée à Bisangwa, son successeur n’avait ni l’envergure ni l’autorité voulue pour se faire accepter, surtout à cette époque des Factions irréductibles. Aussi sa dignité ne fut-elle qu’une simple fiction.

Il n’y avait plus d’autre obstacle devant les opposants que le seul prince Muhigirwa. Or, séjournant alors à la Cour après l’affaire de Shangi, il contracta la maladie du pian, qui ne lui permettait pas de résider auprès du Roi. Il sollicita son congé pour rentrer se faire soigner chez lui. Considérant cependant qu’avec la disparition de Mugugu et de Bisangwa la cause de Mibambwe IV était pratiquement perdue, il s’aboucha avec la Reine mère, qui lui donna un rendez-vous nocturne. Le nommé Ruzigaminturo, fils de Semuzima, qui était le porte-pipe du prince, nous a assuré qu’il l’accompagnait seul pour cette entrevue, bien qu’il dut se tenir un peu à l’écart. Le prince, en raison de sa maladie, se tenait derrière une palissade de l’enclos, tandis que la Reine mère était à l’intérieur pour éviter d’être contaminée. Le prince annonça à la Reine mère qu’il rentrait chez lui, mais qu’il embrassait désormais la cause de Musinga. La Reine mère, comme il se devait, remercia le prince et lui fit des promesses appropriées. Comme le dénouement approchait à grands pas, Mibambwe IV disparaîtra sans avoir eu connaissance de cette défection. Il enverra des mes

sagers Muhigirwa, le pliant de lui expédier ses Compagnies sous le commandement de l’un de ses lieutenants, et ne comprendra pas pourquoi le prince faisait la sourde oreille.

  1. La défection du prince Muhigirwa se produisit à Bumbogo près Gutamba (Commune actuelle de Kigoma, en Préfecture de Gitarama), où la Cour s’était fixée en quittant Giseke. Ce lieu fut témoin d’autres événements par lesquels les opposants narguaient publiquement l’autorité de Mibambwe IV.

Il est un personnage que nous avons rencontré en 1873, — soit 23 ans auparavant, — Muhamyangabo, fils de Byabagabo, successeur du Chef Rwampembwe (no 401). Après que la Milice Abashakamba l’avait rejeté pour passer sous le commandement du prince Rutarindwa, ce fonctionnaire avait été nommé à la tête du District de Kigali, sous les ordres cependant de la Reine Nyirandabaruta (no 408). Dans la suite le District passa au prince Rutarindwa ; Muhamyangabo fut maintenu dans sa fonction, sous les ordres de Musomandera, femme du prince, qui résidait au chef-lieu du District. Cette femme eut cependant des démêlées avec Muhamyangabo et finit par en faire prononcer la peine capitale par son mari désormais Roi. L’arrestation de Muhamyangabo eut lieu à Bumbogo. Il fut condamné à mort avec son frère Ndabahimye, et son fils Majuguli. Pendant qu’on le conduisait au supplice, il prononça une parole devenue célèbre : ndi aamakoma, ngiye gusasira amakombe =je suis feuilles (vertes) de bananier, je vais servir de litière au dépècement des taureaux — C’était dire en termes imagés, que les cadavres d’importants personnages viendraient sous peu se superposer au sien. Il savait parfaitement que celui qui le livrait à la mort était d’ores et déjà condamné.

  1. Les trois cependant que l’on conduisait au supplice n’étaient pas les seuls condamnés à cette peine. Il y avait un 4ème, Kanuma fils de Byabagabo, petit-frère de Muhamyangabo. Or ce Kanuma se trouvait à Bumbogo même, dans le campement de la Milice Impama-kwica = les Massacreurs-attitrés, dont il était membre. Mibambwe IV envoya des notables pour l’arrêter, mais les membres de la Milice s’opposèrent à l’accomplissement de ce mandat d’amener. Lorsque le Roi apprit que la Milice s’opposait à l’exécution de ses ordres, et que tout le camp était en armes prêt à défendre Kanuma, il se contenta de grommeler : « Entendez-vous ces frondeurs » ? Et tout se termina sans histoire, Kanuma continuant à vivre sous la protection de ses compagnons d’armes, là à côté du Roi qui ne l’avait pas grâcié

 

  1. Mais le cas le plus marquant fut l’assassinat, à Bumbogo même, du Chef Sehene, fils de Rugombituli, nommé depuis peu aux commandements de son frère Bisangwa. Il avait donné au Roi le conseil de résoudre la crise en cours par l’assassinat de Musinga. Il s’était en même proposé pour l’exécution, acceptant d’être ensuite livré au bourreau par le Roi en vue de le mettre à couvert, en dehors du complot aux yeux de l’opinion. Il ignorait que les confidents du Roi comptaient parmi eux des espions. Aussi le projet fut-il signalé à la Reine mère et au Chef Kabare. Il fut décidé de prévenir le coup en assassinant Sehene lui-même. Le Chef Kabare prépara soigneusement le piège, laissant croire à sa victime qu’il allait essayer de le gagner à sa Faction. Le pauvre condamné se réjouissait à l’avance des informations puisées à bonne source qu’il allait rapporter à son maître. Les Chefs étant auprès du Roi la nuit pour une veillée de hauts-faits, tandis que leurs serviteurs restaient à les attendre à la place extérieure de la résidence royale, Kabare sortit avec Sehene et le fit passer par une entrée secondaire des cours intérieures. Il le conduisit de la sorte sans témoin jusqu’à son propre pied-à-terre, où les conjurés les rejoignirent successivement ; c’étaient les deux fils du Chef Rutishereka, Rwayitare et Rutarindagira, ainsi que deux neveux du Chef Kabare, Rurinda fils de Rushema, et Sebaganji fils de Bukwege. C’est ce dernier qui m’a raconté les détails de ce meurtre. Sehene se défendit avec acharnement, mais il fut finalement étranglé, et, en guise du coup de grâce, Sebaganji lui brisa les côtés par un coup de pied. Le cadavre fut dissimulé sous un tas d’herbes. Le jour suivant Sehene resta introuvable et personne de ceux qui l’avaient vu dans la case royale ne savait expliquer comment il en était sorti ni où il était allé. Mibambwe IV, qui savait bien de quoi il s’agissait, alla s’en plaindre à la Reine mère, qui feignit ne rien savoir. Mais Kabare et ses partisans étaient prêts à engager immédiatement la bataille pour en finir, si jamais le Roi venait à ordonner la perquisition en vue de retrouver le cadavre : il était gardé sous les herbes chez Kabare même. On alla l’enterrer la nuit suivante, et rien ne fut tenté pour tirer l’affaire au clair.
  1. Pendant qu’à Bumbogo près Gutamba on prodiguait ces avanies à Mibambwe IV, une résidence royale se construisait à Rwamiko (Commune actuelle de Nyamabuye, Préfecture de Gitararna). A la suite de l’assassinat du Chef Sehene, le Roi décida de quitter ce Bumbogo de malheur et d’aller attendre dans le voisinage de Rwamiko que la résidence fat achevée. Pour lui, c’est-à-dire à proprement parler, pour ses partisans, la question essentielle était de passer la Nyabarongo, et de trouver un appui assuré au-delà de la rivière. Les opposants n’ignoraient pas, de leur côté, qu’une fois à l’Est de la Nyabarongo, leur position serait affaiblie. Aussi souhaitaient-ils en finir au plus tôt.

Les Conseillers du Roi tentèrent de lui faire forcer la marche de manière à ne plus se retrouver avec la Reine mère. Dans cette éventualité, en effet, il aurait été facile de lancer une proscription contre les opposants, qui seraient irrésistiblement attaqués par la masse du peuple. Mais les autres n’ignoraient pas ce danger, et c’est pour cela qu’ils s’attachaient étroitement au Roi, de manière qu’il M.t constamment leur prisonnier à vue.

Le nommé Serugi, fils de Bihutu (celui-ci fils du prince Nkusi), émit la suggestion que le Roi demandât aux Européens de Shangi de lui envoyer une poignée de leurs soldats qui l’escorteraient partout, et devant lesquels les opposants seraient réduits à l’impuis-sance. Le Roi repoussa avec indignation ce conseil, en disant : « Moi, être protégé par ceux qui ont tué les nôtres » ?

C’est dans ces sentiments que la Cour se déplaça de Bumbogo, passa la nuit à Kageyo près Mayunzwe (Commune Tambwe) chez le Chef Ruhararamanzi. Elle arriva le lendemain à Rukaza (Commune de Nyamabuye) en face de Rwamiko dont les travaux de construction n’étaient pas encore achevés. Aussi campa-t-elle provisoirement à Rucunshu, l’un des contreforts du massif de Rukaza. Le Roi prit logement dans la résidence du nommé Ruziranenge, fils de Rwatangabo, sous-chef de la localité.

  1. Sous Kigeli IV, le Chef Cyoya, fils de Ngwije (no 426) était devenu un grand ennemi de Kabare. Craignant d’en devenir un jour la victime, il était rentré au Burundi après l’expédition contre le Nicole. Il suivait de loin, mais avec intérêt, les événements du Rwanda. Tandis que le Roi se déplaçait de Bumbogo près Gutamba à Rucunshu, son frère le prince Karara se trouvait chez lui à Gitovu près Mpemba (Commune actuelle de Ntongwe). Il reçut là des messagers du Chef Cyoya, qui lui dirent : « Il est très imprudent que dans des circonstances comme celles-ci, le Roi continue à cheminer avec ses trois fils, car le moindre accident les frapperait tous à la fois. Je suis prêt à vous envoyer l’une de mes Compagnies à la frontière, pour que vous placiez les fils du Roi sous ma garde, en attendant que la situation s’éclaircisse » ! La proposition de Cyoya n’était pas du tout anormale : sa soeur Murerwa avait été mariée au prince Sharangabo, fils de Kigeli IV; et puis, à son retour au Burundi, il s’était taillé une principauté pratiquement autonome aux abords de la frontière du Rwanda. Son intention était de se ménager une occasion de revenir au Rwanda pour prendre revanche sur Kabare. Le prince Karara, auquel le message était directement communiqué n’y trouva rien d’anormal. Il le transmit au Roi, qui s’y refusa en disant : « Ce geste jetterait le trouble dans l’esprit du pays » !

Le Chef Cyoya promettait en même temps au prince Karara qu’il lui prêterait son assistance en cas de défaite. Le prince y pensait bien, et c’est pour cela qu’il s’était rapproché de la frontière. Mais ayant reçu le messager du Roi qui repoussait le plan proposé, le prince se dit : « Je ne puis maintenant rester loin du danger, puisque je viens d’en avertir le Roi » ! Aussi se hâta-t-il de rejoindre son frère à Rucinshu.

  1. Arrivé à Rucunshu, le Roi répudia sa femme Mukakigeli, fille de Ruhinankiko, à laquelle étaient attribuées les indiscrétions dont bénéficiaient les partisans de Musinga. L’autre femme de Mibambwe IV, appelée Kanyonga, fille du Chef Bushaku, et dont la mère était la princesse Karira, fille de Mutara II, se comportait différemment. Mibambwe IV avait eu d’elle deux fils, Nyamuheshera et Sekarongoro, l’aîné étant de même âge que Musinga. Les parents de Kanyonga la pressaient de quitter son Mibambwe IV désormais condamné sans retour. Elle répondit : « Je l’ai épousé et j’ai eu de lui mes deux fils. Je ne me séparerai pas de lui ; s’il triomphe, je triompherai avec lui, et s’il meurt nous mourons ensemble ».

L’autre femme de Rutarindwa était Musomandera, fille de Rutezi (celui-ci fils de Mitali et frère de Nyirakigeli IV Murorunkwere). Cette femme se trouvait alors dans sa résidence sur le mont Kigali. Elle était mère du prince Rangira, lequel, par une imprudence inexplicable, se trouvait avec son père à Rucunshu. On avait conseillé à son père de s’en séparer élégamment, en l’envoyant auprès de sa mère, mais le Roi s’y était opposé en alléguant la réponse faite au Chef Cyoya.

e) Mibambwe IV est tué à Rucunshu.

 

  1. Durant ce séjour de la Cour à Rucunshu, la situation devint de jour en jour explosive, au point que tout le monde cheminait en armes. Les témoins oculaires qui nous en ont raconté les péripéties, sont d’accord pour dire que la bataille fut déclenchée fortuitement. Voici comment me le raconta Majangwe, fils de Rubumba: « Mon père était en train de soigner les plaies du Roi, en y pressant le jus d’une plante médicinale, tandis que je maintenais en place le pot en terre cuite contenant de l’eau chaude dans laquelle le Roi plongeait ses jambes. Le Chef Biganda, fils de Rwamuhunga, qui assistait à l’opération, voyant les jambes du Roi dans ce pot en terre, lança un beau mot à ce propos : « Nabona noneho koko umwami utetse ». (Le verbe guteka trôner ; son homophone guteka= cuire; les jambes dans le pot à cuire déterminent le jeu de mot),.
  1. C’était au début de l’après-midi et il tombait une pluie légère. Pendant ce temps, quelques Batwa de la Compagnie Urwililiza, taquinaient une ruche d’abeilles placée là près de l’enclos. Les abeilles irritées se répandirent dans l’enclos, piquant tous ceux qui s’y trouvaient. II s’ensuivit une clameur et les gens qui fuyaient les abeilles se dispersèrent dans toutes les directions, quelques-uns vers la résidence de la Reine mère. Or tous ces gens-là étaient armés, car il en était ainsi ces jours-là à Rucunshu. Entendant les clameurs et voyant venir vers eux des gens armés, les partisans de Musinga crurent que Mibambwe IV avait donné l’ordre d’attaquer. Ils s’avancèrent en ordre de bataille et le combat s’engagea de la sorte ». Kayijuka, fils de Nyantaba, qui était auprès de la Reine mère, me donna la précision suivante : « Lorsque de chez Musinga, dit-il, les guerriers s’avancèrent et rencontrèrent ceux qui fuyaient les abeilles, ils furent surpris en constatant qu’ils ne venaient pas en assaillants. On s’arrêta interdit de part et d’autre. Ce fut finalement Kaningu (n. 491) qui coupa court à cette indécision ; du fait que les choses en étant arrivées à ce point, il n’y avait plus moyen de reculer. Il projeta sa javeline contre la ligne en face et déclencha ainsi le combat ».

524. Dès l’abord le camp de Mibarnbwe IV se montra le plus fort. Repoussant les défenseurs de Musinga, ils parvinrent à cerner, à deux reprises, la résidence de la Reine mère. Ils ne voulurent pas y mettre le feu, car ils désiraient s’emparer de la Reine mère, de son fils et de leurs principaux partisans, pour les amener vivants devant le Roi. Les partisans de Musinga parvinrent chaque fois à se ressaisir et à dégager la résidence cernée. Les tambours sonnaient l’alarme dans les deux camps pour appeler les populations des alentours au secours du Roi. Comprenant le danger que cela constituait pour son camp, le Chef Kabare avait eu l’adresse de dépêcher des messagers de tout côté.

Les nouveaux arrivants étaient régulièrement captés par ces messagers qui prétendaient leur montrer la résidence du Roi à défendre, et ils les dirigeaient contre le Roi. L’atmosphère de Rucunshu était connue dans les environs du Marangara. Chef Rwamanywa, à la tête de sa Milice Abatanya gwa = les Indépossédables, arrivait pour de bon du Budaha pour défendre le Roi. Il venait tout juste au moment où la bataille était engagée. Son avant-garde fut captée par les messagers de Kabare, et de la sorte les guerriers qui venaient donner le triomphe à Mibambwe IV se présentèrent en le combattant. Les défenseurs de Mibambwe IV, déjà fatigues, ne purent résister à l’attaque d’une armée fraîche, bien entraînée. La résidence de Mibambwe IV fut enfin cernée et ses fidèles y mirent eux-mêmes le feu. Le Roi se suicida avant d’être consummé par le feu. Tous ses fidèles, ses trois fils, sa femme Kanyonga, furent, paraît-il, tués par Bigirimana, fils de Barahira, qui se suicida ensuite. Le cadavre du prince Karara ne fut brûlé qu’à moitié dans l’entrée de la case.

  1. La case était déjà en flammes lorsque les vainqueurs réi issirent à s’introduire dans l’enclos, après avoir massacré ou dispersé les derniers défenseurs de Mibambwe IV. Or il fallait à tous prix sauver le Karinga tambour emblème de la Dynastie, ainsi que les autres tambours ses compagnons, qui se trouvaient dans la case. Celle-ci fut attaquée à la serpette à la hauteur de l’uruhimbi, endroit où se trouvaient les tambours. Ils y pratiquèrent une brèche, et sauvèrent les tambours. Le Karinga venait d’être léché par la première flamme, qu’on éteignit en y versant du lait. Seuls étaient irrémédiablement atteints les tambours Icyumwe= le (pays) est d’un unique et le Butare = (solidité) de roche, qui avaient été intronisés provisoirement par Kigeli IV, en attendant le règne du Mutara à venir. C’est aux monarques Mutara et Cyilima, en effet, qu’il revenait d’introniser définitivement les tambours.

Le R.P. Pagés (op. cit. p. 207-208) a affirmé que le Karinga périt dans l’incendie à Rucunshu. C’était une fausse information ; il suffisait de voix l’aspect extérieur de ce tambour pour se convaincre qu’il avait été taillé à une époque ancienne, en même temps

que son compagnon Cyimumugizi. Nous savons du reste que si même le Karinga avait pu périr, le mode de son remplacement avait été préétabli dès le règne de Ruganzu Ndoli (no 169-172).

  1. Les morts de Rucunshu, au dire des témoins oculaires, furent si nombreux qu’on pourrait les comparer plutôt aux Bahima tombés à Nyagakoni (no 493), qu’à ceux abattus par les Belges à Shangi, ceux-ci étant notablement moins nombreux. Tous les détenteurs du Code ésotérique du camp de Mibambwe IV y périrent aux côtés de leur maître, dont Rutikanga fils Nkuliyingoma, Kibaba fils de Ndungutse et Mubumbyi fils de Karambi, celui-ci Mwiru grand-forgeron. Nous n’avons pas cité Ie prince Muligo, fils de Kigeli IV (petit-frère du prince Nshozamihigo, no 507) ; il était, avec son grand-frère, partisan de Musinga et la bataille le surprit chez Mibambwe IV. Lorsqu’il voulut s’éclipser et rejoindre les siens, le Chef Bigirimana le tua d’un coup de glaive.

Un trait touchant de fidélité : le Mutwa Semunkima, membre de la Compagnie Urwililiza, avait bataillé sans s’épargner et avait abattu au moins une dizaine d’entre les partisans de Musinga. Voyant finalement que tout était perdu, que la case de son maître flambait déjà, il ne songea pas à se sauver par la fuite. Il entonna le beau Chant guerrier intitulé Mpundu, dont il changea en cet instant le couplet initial, adaptant à l’air connu ces paroles-ci : Inyagira-bahunde ntiyansiga = le Héros qui surprend les Bahunde ne peut me laisser vivant. C’était le début de l’ode guerrière de Mibambwe IV. Ce fut en chantant de la sorte qu’il entra dans la case en flammes — Son compagnon d’armes appelé Ndabemeye, tua à lui seul trois grands personnages de chez Musinga : le Chef Rwayitare, fils de Rutisherelca, Semakaraba fils de Shumbusho (frère de feu le Chef Mugugu) et Nyemina fils de Nyantaba. Il parvint à se sauver, lui ; son père Mbogo fut exécuté par les émissaires de La Cour.

Du côté de Musinga, nous citerons spécialement Gihanamusango, fils de Rukangabayombe (no 398). Il avait été désigné, en cas de triomphe, pour succéder au Chef Bigirimana dans le commandement de la Milice Nyakare. Bigirimana l’avait appris. Quoique

pris de boisson au moment où commença la bataille, Bigirimana abattit net d’une flèche son successeur désigné, et lui dit moqueusement : «Voilà, mon cher, comment il faut commander les Nyakare !»

  1. De la part de la Reine mère, le Chef Kabare proclama : « A partir de maintenant, il n’y a plus de Partis opposés. Ordre est donné à tous d’enterrer indistinctement leurs parents et amis ayant lutté pour les deux camps, sans plus considérer l’existence antérieure de deux Partis ».

Bien plus, toutes les vaches injyishywa = les viatiques, se trouvant à Rucunshu et ayant appartenus à ceux qui étaient tombés aussi bien pour Mibambwe IV que pour Musinga, furent saisies par la

Cour et livrées au Chef Nkwaya, intendant général de l’armée-bovine insanga spécialement attachée au Code ésotérique. Ces Vaches devenaient chose sacrée, du fait que leurs propriétaires avaient été tués en luttant pour le pouvoir suprême.

On put voir le lendemain les Détenteurs du Code ésotérique du parti vainqueur ramasser soigneusement les cendres et les restes des corps consumés dans la case de Mibambwe IV. Ils grattèrent également la terre qui avait été entachée de leur sang. Tout fut soigneusement emballé et déposé dans un grand nombre de paniers d’osier -= inkangara, puis envoyé sous bonne escorte pour être enterré dans la région de Tongo = propriété abandonnée (Masisi, dans l’actuel Zaïre, cfr 369, 391).

La Reine mère ne passa pas un jour de plus en cette localité de lugubre mémoire. Elle alla inaugurer la résidence de Rwamiko, qui n’était pas encore achevée. D’après les indications basées sur les cultures saisonnières, les événements se passèrent fin novembre début décembre 1896.

f) Conclusio

  1. Une fois consommé ce qu’on a l’habitude d’appeler à tort le Coup d’Etat de Rucunshu; nous devons nous poser une question en guise de conclusion. Cette question va du reste se poser à la conscience de tout le Rwanda qui, n’ayant pas songé à se coaliser à temps pour défendre Mibambwe IV vivant, va engager des luttes épiques en sa faveur après sa disparition. Cette question est celle-ci : Musinga fut-il un usurpateur, et l’événement de Rucunshu fut-il formellement un Coup d’Etat ?

Il n’est pas ici question de revenir sur les causes éloignées et prochaines de l’éviction de Mibambwe IV ; nous les avons suffisamment exposées plus haut (no 377, 449-455). Il est évident que la doctrine du Code ésotérique ne pouvait n’avoir pas prévu le cas des luttes de compétition au trône. Il existe un poème dudit Code consacré spécialement à ce sujet, mais uniquement en vue d’en empêcher l’actuation ; c’est celui intitulé : la Voie de la compétition au trône = Inzira y’Urugomo. La section des intekerezo complète le poème par la disposition que nous avons abordée au no 495, au début de ce chapitre.

Aux yeux des Détenteurs du Code ésotérique, — avons-nous rappelé (no 495), — la question ne se posait plus : Mibambwe IV, par sa défaite, avait été démontré, par la sentence de Dieu, comme un usurpateur. Du même coup, il était démontré, à leurs yeux, que Kigeli IV Rwabugili, en intronisant un intrus, avait agi contrairement à la décision préétablie par Dieu.

Quant aux gens du peuple, ignorant la règles du Code ésotérique, ils ne considéraient que le fait de l’intronisation de Mibambwe IV : à leurs yeux, Musinga était un usurpateur. Ils le montreront tout de suite en lui refusant leur soumission et en provoquant des mouvements de rébellions légitimistes, qui allaient durer 15 ans.

  1. Toutefois, en nous basant sur les règles même du Code ésotérique, nous constatons que ses Détenteurs ont tenu une position contradictoire. Une minorité d’entre eux, nous assura Sezibera (no 360), voulait rester logique en exigeant l’intronisation de Musingai sous le nom de Mibambwe, pour en faire, selon le Code, le successeur de Kigeli (IV Rwabugili). « Il a enlevé le tambour à Rutarindwa, disaient-ils ; il faut qu’il lui enlève également le nom dynastique » Mais Rukangirashyamba, alors triomphant au même titre que le tout puissant Kabare, imposa son avis à tout le monde : Musinga devait être intronisé sons le nom de Yuhi. Il écartait le nom Mibambwe pour les raisons suivantes : Mibambwe II Gisanura était mort d’une plaie gangrénée ; Mibambwe III Sentabyo était mort de la variole : Mibambwe IV Rutarindwa venait de mourir comme on le savait. Le nom de Mibambwe se révélait ainsi vulnérable, et Rukangirashyamba proposait même de le supprimer. Il n’était évidemment ni en son pouvoir ni en celui de personne d’autre de décréter la suppression d’un nom dynastique, prérogative réservée à Cyilima (ou Mutara). Mais comme Rukangirashyamba avait de son côté ses deux collègues Kabare et Ruhinankiko, les deux frères triomphants de la Reine mère, tout le collège dut se rallier à leur avis.

Or le Code ésotérique ne reconnaît pas un Yuhi fils de Kigeli ; la règle était que Yuhi était fils et successeur de Mibambwe, ce dernier l’étant seul de Kigeli. I1 s’ensuivait logiquement que Yuhi V Musinga, du fait de son nom dynastique, ne succédait pas à Kigeli IV Rwabugili, mais bien à Mibambe  IV Rutarindwa. La légitimité de ce dernier était de la sorte implicitement reconnue par ceux-là même qui l’avaient combattu comme un usurpateur. Et comme tout se tient en un domaine aussi intelligemment structuré, il était implicitement affirmé, par le fait même, que Kigeli IV Rwabugili avait eu deux successeurs véritablement Rois, ce qui battait en brèche le principe indubitablement reconnu d’un seul monarque légitime par génération.

En conclusion : pour que les règles du Code ésotérique fussent correctement observées, — car nous jugeons du point de vue des acteurs, – Musinga aurait dû être intronisé sous le nom de Mibambwe IV, pour annuler radicalement la position dynastique de son vaincu. Tandis qu’en se prononçant sous le coup des passions « révolutionnaires » du moment, poursuivant de leur haine le malheureux  Rutarindwa sous l’appellation de Mibambwe, les vainqueurs de Rucunshu se rendaient coupables d’une « hérésie » sur le plan doctrinal du Code ésotérique.