L’expédition contre le Nkole. La mort du Roi.

 l) L’Expédition contre le Nkole.

  1. Après les fêtes de Nyamasheke, juin 1894, le Roi débarqua une grande expédition au Bunyabungo. D’après les Mémorialistes, Ntare V Rwamigereka (appelé Rugingiza en son pays), Roi du Nkole, avait essayé de contacter Kigeli IV par l’intermédiaire des Chefs de la frontière, en vue d’obtenir de lui des vaches de la race nyambo qui n’existaient qu’au Rwanda. Mais Kigeli IV avait refusé d’en envisager même la possibilité. Le Roi du Nicole au-rait ainsi voulu s’emparer par force de ce que celui du Rwanda n’avait pas accepté de lui donner par amitié. Cette expédition con-tre le Rwanda, dont le commandant en chef était Igumira, fils de l3acwa, ne trouva pas une opposition en force sur place, car les armées Rwandaises de la zone se trouvaient avec Kigeli IV au Bunyabungo. Non seulement Iguraira razzia les vaches, dont l’un ou l’autre troupeau des inyambo convoitées, mais encore il incendia la résidence royale à Rutaraka, chef-lieu de District, non loin de l’actuelle Nyagatare. Lorsque l’invasion des Banyankole se produisit, le Chef Kinyarnakara fils de Ndenzi, responsable du District de Rutaraka, était absent. Aussi jugea-t-il que de ce fait sa vie était en danger, et s’exila-t-il au Nkole, pays des envahisseurs.

Le Roi se trouvait à ku-Mira au Bunyabungo lorsqu’il fut informé de ces événements. Le messager appelé Mukomangando lui avait été dépêché par Gatarayiha, fils de Gisilibobo (no 379) Chef Muhirna du Mpororo. Le Roi donna immédiatement l’ordre de rembarquer les armées et revint au Rwanda le jour même. Le rassemblement de toutes les armées devait se faire à Gatsibo, dans le Mutara. Et, pour leur donner le temps d’être au rendez-vous, Kigeli IV se mit à parcourir le pays, de Rubengera au Gisaka en passant par le Murera et le Mutara.

  1. L’expédition, à laquelle le Roi prenait personnellement part, avait pour commandant en chef Nyamuhenda, fils de Kajeje (411, 419) membre de la Garde Royale (Compagnie lbisumizi = les Lutteurs-en-corps-à-corps). On l’appela l’Expédition des Imigogo. Le terme « Imigogo » signifie colonnes armées dans la langue du Nkole ; Ntare V Rwamigereka avait envoyé ses « imigogo » contre le Rwanda, et l’expédition de représailles fut désignée par l’expression qui signifie en réalité : « Expédition contres les colonnes armées », du fait que « imigogo » ne disait rien en ce sens en la langue du Rwanda.

Kinyamakara fils de Ndenzi, dès son arrivée au Nicole, avait immédiatement prévenu Ntare V : « Que vos espions soient sur le quivive ! Si vous apprenez que Rwabugili vient vous attaquer, alors prenez vos dispositions pour le fuir, car je connais ses forces et j’ai examiné les vôtres : vous ne pouvez pas lui résister » ! Ayant été informé que le Rwanda avait mobilisé, Ntare V entendit tout de même vérifier les dires de Kinyamakara.

  1. Il envoya un espion appelé Munanika, qui se présenta au Rwanda comme un fugitif et se recommanda sans retard à Kigeli IV, qui croyait avoir trouvé là un informateur utile sur les armées du Nkole. Munanika fut terrifié à la vue de ces masses de guerriers prêts à se jeter sur son pays. Il essaya de faire renoncer Kigeli IV à l’entreprise : « J’ai émigré du Nkole pour me recommander à vous, lui dit-il ; je ne puis donc vous tromper. A votre place, je renoncerais à l’expédition, car Ntare Rwamigereka dispose de guerriers in-finiment plus nombreux que les vôtres ». — Kigeli IV l’en remercia et donna aux Chefs l’ordre’ de mobiliser encore les Compagnies qui restaient en réserve. En attendant leur arrivée au Mutara, le Roi occupa son temps à chasser dans ce qui devait être le Parc National actuel de la Kagera. Lorsque tous les guerriers furent enfin prêts, Munanika, qui ne comprenait rien à l’organisation des Milices Rwandaises, se demanda comment une masse pareille pourrait prendre effectivement part au combat d’une manière or-donnée. Aussi voulut-il mettre cette masse à l’épreuve.

Se postant sur une hauteur d’où il embrassait du regard le vaste camp des Rwandais, il fit donner par son serviteur le cri d’alarme, annonçant qu’une bande de Bahima venait de razzier les troupeaux du camp. Il put ainsi observer comment cette masse se mettait promptement en mouvement dans un ordre impeccable, armée par armée et Compagnie par Compagnie. Evidemment les armées constatèrent que l’alerte était une blague, mais elles ne surent pas Ab qui Lelle venait. Munanika désespéra pour son Roi, se reprochant peut-être d’avoir involontairement fait ajouter ces nouvelles Com-pagnies aux précédentes en voulant faire peur à Kigeli IV.

  1. Les armées se mirent enfin en marche vers le Nkole. La nuit où elles campèrent à côté d’un étang du marais appelé Rufuha, Mu-nanika leur faussa compagnie et on se rendit compte alors seule-ment que c’était un espion. Arrivant auprès de Ntare V à Mbarara, il lui dit : « Sauvez-vous au plus vite ! Rwabugili arrive avec des armées auxquelles vous ne pouvez résister. Un seul Chef d’armée serait capable de vous battre »

Kigeli IV envahit le Nkole et atteignit la capitale Mbarara qu’il trouva abandonnée. Sa tente fut plantée dans l’enclos même de la résidence royale. Après quelques jours passés en ce lieu, le Roi leva le camp, incendia la capitale et se dirigea vers le Nord à la poursuite de Ntare V. Lorsqu’il arriva dans une localité appelée Kanyamisisa, au lever du soleil, on déposa son hamac sous un gigantesque euphorbe et il ordonna d’envoyer une colonne d’éclaireur devant les armées. La plus jeune Compagnie de la Garde royale appelée llityaye = Javeline acérée, sollicita l’honneur de former  cette avant-garde. Le Roi accéda à cette demande, mais ilprit  soin de faire escorter ces jeunes- gens, non encore aguerris. Il  leur adjoignit des Compagnies de valeur prélevées sur les armées Nyaruguru, Nduishabandi = Je dépasse lesautres (celle-ci du Chef  Rwatantabo, fils et successeur du favori Nzigiye qui venait de mourir) et des Abamaragishyika= Ceux-qui dissipent l’inquiétude, du prince Balyinyonza.

  1. Cette avant-garde avait à peine dépassé le sommet de la colline qu’elle se trouva devant deux Compagnies de guerriers envoyés par Ntare V pour engager le premier combat. La bataille s’engagea aussitôt. Les gueniers de Ntare V étaient armés de fusils arabes makoba, que les Rwandais connaissaient bien (no 478). « Dès qu’ils auront tiré, dirent ks nôtres, chargeons-les et ne leur permettons pas de remettre la poudre dedans » ! Les Banyankole mirent en joue et tirèrent à la fois. Les Rwandais se couchèrent pour se relever aussitôt : ils attaquèrent les adversaires pour les obliger à combattre à l’arme traditionnelle.

Un geste fameux au cours de cette bataille : le héros Muhuzi, fils de Ruhogo, de l’armée Nyaruguru, Compagnie ljuru = le Firma-ment, étira la corde de son arc et avant qu’il n’eût décoché la flè-che, la corde se cassa. Il s’assit tranquillement par terre et déclara: « Que s’enfuient ceux qui voudraient fuir ; mais dites à ma femme que je suis mort en refusant de fuir » ! Ses compagnons le proté-gèrent tandis qu’il réparait assis la corde de son arc.

  1. Dans cette bataille les Banyankole étaient mal partagés : ils ne luttaient qu’à la javeline, tandis que les Rwandais évitaient de s’en approcher, les criblant de flèches à distance. Les autres armées qui étaient avec le Roi entendirent, au début de rengagement, les coups de fusils et se hâtèrent d’aller soutenir  l’avant-garde. A leur arrivée, la bataille était terminée et les Banyankole laissaient sur place 98 morts. Du côté Rwandais, chose à peine croyable, n’y avait qu’un blessé grave, le nommé Kaningu, transpercé d’une javeline dans la région de l’aine = intantu.

Les armées établirent leurs campements ce jour-là à Shongi près Butaka. Il y eut une attaque nocturne organisée par une grande Famille appelée Abeneshamurali. Les assaillants étaient armés de même  fusils : opérant en pleine obscurité, ils tiraient au jugé ; ils tuèrent quelques hommes et perdirent eux-mêmes 7 guerriers.

Ntare V apprit que les Rwandais suivaient sa voie de retraite guidés par la foulée des troupeaux qu’il emmenait avec lui. Il donna ordre d’incendier les hautes herbes à travers lesquelles il cheminait. Lorsque les Rwandais perdirent de la sorte la trace, après une poursuite de 4 jours, ils décidèrent de rebrousser chemin. D’autres disent qu’en plus de cela, le Roi avait appris qu’un Européen venait à sa rencontre au secours de Ntare, et il n’était pas question de combattre pareil adversaire. (no 481).

  1. Ntare V qui entendait venger les morts de Kanyamisisa, décida d’attaquer Rwabugili par surprise, en lui tendant une embuscade mortelle. Ses guerriers suivaient de loin les Rwandais qui se retirent. Ntare V crut avoir trouvé une occasion favorable lorsque l’ennemi établit ses campements à Nyagakoni, dans le voisinage d’un bois vaste et isolé. Toutes les réserves du Nkole furent rassemblées pour donner le coup préparé et tuer Rwabupili lui-même. Les guerriers se cachèrent dans le bois, attendant que les Rwandais eussent terminé leur installation. Or les porteurs et ravitailleurs des armées = Ibitsimbanyi, catégorie intégrante de toute expédition Rwandaise, allèrent faire du bois dans cette forêt. Les Banyankole découverts lancèrent aussitôt l’attaque au fusil et abattirent un grand nombres de ces hommes, dont la masse reflua vers le camp. Les assaillants qui les serraient de près en cette attaque prématurée, surprirent quelque peu les armées rwandaises, qui n’eurent pas le temps de se former Milice par Milice et Compagnie par Compagnie. Les Chefs eux-mêmes prirent part à la bataille, car les assaillants atteignaient les camps. Les Banyankole tirèrent dans le tas, mais la marée humaine les submergea. Les Chefs lançaient de tous les côtés : « N’engageons pas la bataille dans la camp alors que le Roi s’y trouve .1 Employez uniquement la javeline et que meure qui doit mourir et vive qui doit vivre »
  1. Se voyant submergés, les assaillants essayèrent de se dégager, mais ils n’y réussirent pas. La masse qui les serrait de près les massacrait à la course à travers la vaste plaine appelée Rubumba près Buyojo. Ce fut pour Ntare V tm désastre complet, n’ayant survécu qu’une seule Compagnie qu’on avait dirigée sur les campements par une voie différente. Une fois la bataille terminée, l’ordre fut donné de ramasser les cadavres et de les aligner aux abords du camp, de part et d’autre d’un espace libre. Les cadavres furent posés la tête à l’extérieur et les pieds tournées vers l’allée centrale. Le Roi fut porté en hamac dans cette allée, passant en revue les innombrables cadavres alignés. Les Rwandais étaient massés tout le long de l’allée macabre et déclamaient leurs odes guerrières au passage du Roi.

Après ces exploits, les armées rentrèrent au Rwanda. Elles n’avaient pas pu razzier le Nkole, mais elles laissaient le pays plongé dans un deuil sans précédent. Le Roi rentrait avec un vrai fusil de chasse, muni d’une lunette d’approche, ayant appartenu à Rwirangira, gendre de Ntare V, tombé à Nyagakoni. Simple trophée cependant, car il ne pouvait plus servir. Conservé dans le trésor royal, il devait disparaître dans l’incendie à Rucunshu.

Arrivé à sa résidence de Gatsibo, le Roi organisa le défilé de la victoire en l’honneur de la Reine mère Nyiramibambwe IV Kanjogera. Il congédia ensuite les armées. Ayant parcouru les régions du Nord, il célébra la fête des Prémices à. Mayumbu près Butozo, non loin de l’usine actuelle de la Murindi. Arrivant ultérieurement à Rugobagoba, il apprit que Ntare V Rwamigereka était mort.  Le Muhima venu annoncer la nouvelle se suicida à Rugobagoba même, estimant que sa région était tellement éloignée qu’il ne pouvait espérer y retourner.

2) La mort du Roi

  1. Ce fut à Gihogwe (Commune actuelle de Nyamabuye, Préfecture de Gitarama), que le Roi apprit une grave nouvelle. Le Bushi s’était soulevé et Rutaganda s’était affirmé dans sa dignité. Des troupeaux que le Roi y avait laissés, un seul avait pu revenir au Rwanda en temps utile, tandis que les, autres avaient été razziés. Rutaganda l’attendait et brûlait de se mesurer avec lui.

Il n’en fallait pas tant pour décider le monarque à mobiliser et à débarquer au Bushi (Bunyabungo) une expédition encore supérieure à celle que l’intervention de Ntare V avait interrompue. Les flottilles ayant été rassemblées, les armées débarquèrent à jet continu, toutes massées autour de la localité appelée mu-Busasamiheto = le tapissé-d’arcs. Le monarque, qui était affairé dans cette opération de débarquement, avait établi un gîte de relais dans l’île Ibinja. Ce fut là qu’il fut pris d’un mal aussi soudain que violent. On alla vite appeler Rutikanga, fils de Nkuliyingoma, le grand mwiru intronisateur, qui avait été déjà débarqué. A l’arrivée du fonctionnaire, le monarque fut immédiatement embarqué pour Nyamasheke. Les 8 piroguiers de sa barque étaient tous des Bashi originaires de l’île Ijwi. Il expira sur le lac et sa dépouille mortelle fut débarquée à Nyamasheke. Les piroguiers avaient assisté à son agonie, qui fut violente : ils furent tous tués après le débarquement, pour qu’ils n’allassent raconter chez eux les derniers moments du monarque.

Les témoins de cette mort inopinée ont laissé entendre qu’il avait été certainement empoisonné à l’île Ibinja. En fut confirmation le fait que, au moment où on l’embarquait mourrant, les guerriers du Bunyabungo arrivèrent en masse sur les hauteurs du Busasamiheto et apprirent en ricanant, la nouvelle aux Rwandais, leur suggérant moqueusement de répartir immédiatement pour les obsèques de leur maître. La mauvaise nouvelle ne devait parvenir aux armées, du côté rwandais, que le lendemain matin. C’était en septembre 1895.

Ainsi disparaissait Kigeli IV Rwabugili. Après les préparations d’usage, sa dépouille mortelle fut enterrée à Rutare, au pied du piton appelé Munanira, au sommet duquel Kigeli III Ndabarasa avait été enseveli.