Le Rôle De l’Individu Dans la Conversion Des Banyarwanda
Obéissant au désir, on dirait légitime, d’améliorer leur bien-être, les Rwandais, orphelins et malades pauvres d’abord, hommes de condition moyenne ensuite, ont pris progressivement le sentier de la Mission et se sont mis décidément du côté des Pères Blancs. Travail payé, protection assurée ont été surtout les éléments essentiels qui les ont rattachés aux prêtres et qui leur ont donné du courage pour affronter ou supporter les calomnies, des attaques de toutes sortes qu’ils subissaient de la part de leurs congénères: voisins et autorités qui luttaient pour l’échec des Missions catholiques au Rwanda.
Dans leur opposition aux Pères Blancs, ces gens visaient à défendre les acquis d’un pays à civilisation au passé à ce moment menacé par les agents d’une civilisation étrangère en pleine expansion. Celle-ci, en effet, après s’être assurée du pourtour de tout le continent noir, s’est avancée vers ses terres intérieures. Au début du XXème siècle, il ne lui restait, en Afrique équatoriale, qu’à intégrer effectivement le Rwanda dans sa zone d’influence. Comme il avait été le cas dans plusieurs autres pays d’Afrique, les Européens sortirent maîtres de la résistance rwandaise principalement à cause de leur supériorité militaire d’une part, à cause de leurs produits alléchants d’autre part, et finalement à cause de l’intervention des Rwandais favorables aux Européens devenus leurs nouveaux seigneurs.
Ce dernier facteur a été d’une grande importance pour l’expansionnisme européen en Afrique car les Africains conquis ont souvent conquis leurs concitoyens à la cause de l’Europe. A l’intérieur de leurs pays d’origine, ils ont d’abord contribué à la victoire des Blancs en leur révélant les plans d’attaque des Noirs, en leur indiquant les principaux foyers et les Chefs de la résistance. Ensuite, ils ont collaboré à la réussite de l’Occident en entretient de plus en plus leur entourage dans la voie qu’ils avaient Choisie les premiers. A l’extérieur, ils ont accompagné les Européens dans les pays non encore colonisés. Ils ont servi soit comme porteurs, soit comme militaires, soit comme interprètes entre leurs maîtres et les nouveaux peuples, etc. En définitive, leur rôle a été capital dans l’expansionnisme de l’Europe de la fin du XIXème siècle-début XXème qu’il devrait retenir l’attention des historiens de la colonisation en particulier, celle des chercheurs en sciences humaines en général.
Déjà quelques études dans ce sens ont fait l’objet de préoccupation de certains contemporains qui ont coupé court avec l’histoire apologétique de la colonisation européenne en Afrique en refusant de nous présenter l’homme noir comme seulement un simple observateur de la conquête occidentale et en se proposant de nous le montrer aussi comme opposé où participant à la progression de l’impérialisme. Dans le cadre de notre étude, nous devrions jeter un coup d’œil sur la trame rwandaise sur laquelle les Pères Blancs ont brodé. Il n’est évidemment pas question d’aborder ici l’histoire générale du Rwanda au début du XXème Siècle. Nous voulons exposer uniquement l’action des Rwandais dans la conversion du peuple au catholicisme car nous pensons qu’en plus des efforts et de la tactique des missionnaires, le rôle de l’individu dans l’implantation des Missions au Rwanda a été aussi déterminant. Il figure parmi les détonateurs du mouvement du peuple vers le catholicisme.
Ecoles et Conversion
Si les Pères Blancs ont reçu de leur chef, le cardinal Lavigerie, la permission de propager l’Evangile chez lespeuples païens en utilisant les moyens matériels afin de conquérir facilement les âmes, ils n’ont pas été moins exhortés à s’occuper de la jeunesse d’une façon particulière afin de s’assurer del’avenir de leur mission. Aussi, l’éducation des enfants compta-t-elle parmi les premières préoccupations des missionnaires qui y ont consacré une grande partie de leurs efforts. On ne saurait pas concevoir une Mission sans écoles. Toutefois, face à cette importante question de l’instruction des peuples africains, l’attitude des Pères Blancs a si souvent varié qu’il y a lieu de distinguer plusieurs phases.
Les premiers Missionnaires qui ont débarqué sur le continent noir, ne connaissant rien du pays et des habitants, ont cru que leur tâche était exclusivement de transmettre directement à leurs auditeurs les vérités chrétiennes à croire et de les encourager à pratiquer la morale qui en découle. Mais cette méthode d’instruction directe se révéla inefficace car outre qu’elle suscitait des oppositions de ceux qui avaient beaucoup à gagner du maintien de la situation religieuse traditionnelle et qui avaient par conséquent beaucoup à perdre en acceptant les exigences du christianisme, les adultes en général n’étaient pas du tout prêts à accueillir ce qui leur apparaissait comme la « religion des Blancs ». Ils restaient attachés aux croyances et aux coutumes de leurs ancêtres et n’éprouvaient pas pour les seuls motifs d’ordre religieux, les besoins d’y renoncer. Ils considéraient que ce qui avait été bon peur leurs parents demeurait encore valable pour eux. Face à la vie, ils ne désiraient qu’une chose, c’était d’aller rejoindre leurs pères et mères dans l’au-delà, après avoir vécu comme ils ont fait. Ainsi, il se trouvait toujours quelqu’un pour soutenir:
« Si baptisé, je me rendais dans le ciel de Jésus, je ne pourrais que m’y ennuyer à mourir, car j’y serais seul de chez nous! Maman est déjà en Enfer, comme devineresse enragée: « umupfumukazi ukabije » ; c’est vers elle que m’incline mon affection; jepréfère brûler en famille plutôt que de m’amuser vaille que vaille, avec des étrangers, surtout pendant toute l’éternité, »
Face à cette position des Africains, les missionnaires finirent par comprendre qu’ils avaient intérêt à ne pas commencer par des adultes mais qu’ils devaient se tourner plutôt vers des enfants car ils seraient à la fois plus attirés par des choses nouvelles et plus malléables. Et, « qui tient la jeunesse tient l’avenir ». Cependant, un problème se posait de savoir comment trouver les enfants à former. Dans presque tous les pays où les Pères Blancs sont passés, ils ont souvent racheté des jeunes esclaves, surtout en Afrique Occidentale, ou recueilli des orphelins pour les instruire par après, mais, cette « entrepris charitable » suscitait plus de dédain. Que d’admiration et détournait du christianisme les enfants des notables et ceux des populations libres.
Pour parer à cette situation, il fallait convaincre les parents de confier leurs enfants à la Mission. Ceci ne pouvait pas être atteint par la perspective de la conversion mais plutôt par celle de l’éducation morale et de l’instruction profane. A la Cour royale rwandaise comme en Afrique occidentale, les parents cédèrent à cette dernière proposition des missionnaires. Ce qu’ils voulaient, c’était que leurs enfants apprissent les « bonnes manières » d’agir et qu’ils fussent à mesure de tirer parti des nouvelles conditions de vie que les Européens introduisaient dans le pays. Ils ont ignoré cependant que l’objectif des Pères Blancs n’était pas de se substituer aux parents dans le rôle de l’éducation de l’enfant mais qu’ils visaient à former les futurs auxiliaires voire leurs outils de propagande de leur doctrine chrétienne.
Ce fut pour cette raison qu’ils cherchèrent à former l’homme avant de former le chrétien. C’est-à-dire qu’il leur apparaissait nécessaire de relever le niveau de pensée intellectuelle de ces jeunes, de leur présenter des modes de structures sociales, professionnelles, etc. à la manière de l’Europe. Cela ne pouvait se réaliser que par l’instruction et l’éducation, non uniquement religieuses, mais aussi profanes. C’est dans ce cadre qu’il y a eu (on en rencontre encore aujourd’hui dans certaines régions) création des écoles-internats. Celles-ci furent souvent dans les débuts la principale activité missionnaire. Dans certains pays, les résultats de ces écoles déçurent leurs maîtres car leurs élèves, au lieu de poursuivre leur action auprès de leurs concitoyens, ont plutôt déserté leurs villages d’origine et ont afflué dans des petits centres urbains encore naissants, où ils ont constitué une classe d’individus « prétentieux et insupportables », donnant ainsi aux observateurs africains une piètre idée de l’enseignement missionnaire. Ce fut le cas en Afrique occidentale française.
Nous pensons que les mauvais résultats sont venus de ce que les programmes des écoles missionnaires de ce temps n’étaient pas adaptés à la situation africaine et que surtout les choses enseignées, les modèles présentés tombaient devant les jeunes gens comme une machine offerte sans en expliquer le mode d’utilisation. Il n’est donc pas étonnant, à notre avis, qu’il y ait eu des déboires dans les débuts des écoles Missionnaires d’autant plus que ceux qui les fréquentaient se considéraient comme des privilégiés de la société car ils pensaient qu’ils connaissaient beaucoup plus que le reste de leur entourage et qu ce fait même leur conférait un comportement hors de pair. Ce qui a entrainé leur déracinement prématuré et a creusé un fossé entre eux-mêmes et leur milieu social d’origine.
En suivant l’évolution de l’instruction des Pères Blancs aux Africains, nous avons constaté qu’au fur et à mesure que la colonisation s’enracinait en Afrique et que la civilisation occidentale y gagnait du terrain, y provoquant des transformations aussi rapides que radicales, les missionnaires ont adapté leur enseignement de façon à faire face aux nouveaux problèmes que posait l’évolution du milieu africain. Alors qu’après l’échec des débuts ils avaient relégué l’enseignement scolaire au second plan, se contentant de mettre l’accent sur l’évangélisation directe au moyen des postes de catéchistes répartis dans les collines fréquemment contrôlés par un prêtre, ils durent reprendre les écoles. De nouveau, l’enseignement fut l’activité essentielle des Missions.
Si ce scénario sur le mouvement de l’enseignement missionnaire peut se retrouver dans plusieurs pays d’Afrique où les Pères Blancs se sont fixés, l’influence de l’école sur le milieu a cependant varié de région en région. Le rayonnement de ceux qui ont subi l’enseignement des Pères Blancs a également varié. C’est ainsi que contrairement à l’Afrique de l’ouest les élèves rwandais des missionnaires ont eu, dès les débuts, beaucoup d’effet sur leur entourage et ont joué un rôle important dans la conversion du peuple au catholicisme.
Il n’est point question de nous étendre sur les débuts matériels difficiles de l’école des Missions catholiques car le Père Alexandre Arnoux nous en a laissé déjà un tableau:
« La langue du Rwanda si riche de termes et de formes, a été simplement orale avant notre arrivée: aucun livre, aucune lettre, aucun souci d’en inventer. Il nous a fallu partir de zéro. (…) Mgr Hirrh exigeait que, dans chaque mission à peine fondée, les Pères se préoccupassent de réunir quelques enfants pour leur enseigner les rudiments de la lecture et de l’écriture. L’installation ne sortait guère, d’abord, du genre misérable; les leçons se donnaient dans un local non aménagé ou même en plein air; parfois le dos nu du voisin servait d’ardoise pour le tracé des premiers bâtons et des premières lettres. »
Dans cette description à la fois réaliste et exagérée nous n’avons rien qui puisse nous étonner. Le missionnaire ne devait pas espérer trouver au Rwanda quelques pierres d’attente de l’instruction scolaire car celle-ci s’inscrit dans le cadre de la Civilisation occidentale et est complètement ignorée dans la civilisation rwandaise du moment. Certes, l’auteur s’est transporté en Europe où il a puisé ses références qu’il a crues être universelles et fondamentales pour toute Culture. Bien qu’à nos yeux il a commis une erreur, il reste que nous sommes conscient qu’il a obéi à l’idéologie coloniale de « civiliser » l’Africain, c’est-à-dire: le convaincre de l’infériorité de sa race, de son passé et sa Civilisation en lui montrant la supériorité « exclusive » de la Civilisation occidentale. Il faut souligner que les agents de cette dernière croyaient que « sa supériorité n’était pas seulement technique, économique ou administrative, mais qu’elle était aussi et surtout totale, c’est-à-dire culturelle et singulièrement spirituelle.
Son absence dans un pays quelconque y justifiait et y légitimait en même temps la présence des Européens auxquels elle donnait bonne conscience de leur entreprise coloniale. Celle-ci n’impliquait pas seulement assujettissement politique, administratif et commercial d’une nation, mais encore assimilation des peuples « sans passé » et donc « sans Culture » aux Occidentaux à Civilisation déjà deux fois millénaire. Dans ce contexte, l’enseignement apparaît comme le moyen essentiel d’imprimer aux colonisés l’empreinte de l’Europe chrétienne et de les amener à participer aux « bienfaits » de sa Civilisation.
En entrant au Rwanda, les missionnaires, nous semble-t-il, le savaient pertinemment. C’est pourquoi ils se sont vite mis à l’oeuvre de recruter des enfants pour leurs écoles. L’enfant « nourri » à la Mission devait leur servir d’agent dans sa famille, dans son milieu où il apporterait à son tour des « idées de civilisation » susceptibles de transformer, à la longue, l’univers matériel, moral,spirituel et social du peuple.
Chaque Mission, outre ses locaux pour le catéchisme oral, se pourvoyait d’une ou de deux écoles pour l’instruction élémentaire des garçons et des filles. Aux débuts, ces écoles ne comptaient qu’un nombre très limité d’élèves. Ceux-ci étaient surtout des malades pauvres guéris par les missionnaires et des orphelins hébergés à la Mission. Les Rwandais se refusaient de répondre à l’invitation qui leur avait été lancée par les Pères Blancs de s’instruire. Ils n’acceptaient cette « corvée » que contre gratification en nature: « quelques centimes par jour et, à la fin du trimestre, deux ou trois mètres de cotonnade. Donc, école payée et non payante.
Dans le domaine de l’enseignement comme plus haut dans le domaine de la clientèle, les missionnaires ont utilisé, pour le recrutement des premiers écoliers,’ des moyens matériels ou pour mieux dire, ils ont miroité des objets européens pour captiver leurs premiers futurs auxiliaires. Nous avons trouvé que la raison de cette procédure mercantile a été dictée à la fois par l’attitude des parents et des enfants. Les parents, attachés aux travaux de leurs champs et obligés de travailler aussi pour les chefs tutsi locaux (car rappelons-le, les parents dont il est question ici sont des Hutu ou alors des petits tutsi) une ou deux fois par semaine, se représentaient mal comment ils renonceraient aux menus services de leurs enfants. Ceux-ci, en effet, allaient puiser de l’eau au moment où les adultes étaient pris par les champs, ils allaient ramasser les branches sèches devant servir de bois de chauffage et, dans le cas où une mère avait un nouveau bébé, l’enfant de 6 à 7 ans l’accompagnait dans ses occupations pour garder ou distraire son petit frère ou petite sœur. Ainsi comprenons-nous pourquoi les parents consentaient à lâcher leurs enfants à la seule condition de ne point revenir, le soir, les mains vides. Le centime ou la cotonnade étaient une compensation des services non rendus à la famille par l’écolier des Pères Blancs.
Les enfants, si même ils étaient attirés par la Mission et ses objets exotiques, ne découvraient pas encore les avantages personnels à se familiariser avec des « choses de l’Europe ». Ils préféraient se rendre auprès des missionnaires pour faire quelques petits travaux et recueillir en récompense une perle ou une épingle sans toutefois s’inscrire comme leurs élèves. Pour les allécher et pour s’assurer de leur assiduité en classe, les prêtres ont dû les payer journalièrement comme s’ils accomplissaient un travail et comme s’ils étaient jardiniers, cuisiniers, etc. Le salaire reçu à la fin de chaque journée et au bout de chaque session retint alors leur fréquentation aux cours. Le temps les fit aimer ce qu’au début ils n’avaient pas deviné captivant: l’instruction scolaire.
Celle-ci consistait à l’apprentissage du catéchisme et de l’histoire sainte, de l’écriture et de la lecture, du calcul et du dessin; bref les enfants étudiaient surtout « ces signes cabalistiques qui leur permettaient d’être scribes, instituteurs, catéchistes. Dès 1904, quinze premiers séminaristes (dix de Save et cinq de Zaza) furent réclamés par Mgr Hirth pour sa pépinière de Rubya à Hagiro, sur le Victoria en Tanzanie. Là, ils apprirent du swahili, de l’allemand et du latin. La connaissance de ces langues étrangères donna encore plus de fierté aux jeunes rwandais qui savaient déjà lire et écrire leur propre langue, le Kinyarwanda. Ainsi: « Les humbles serfs s’élevaient (…) à la situation des lettrés, de secrétaires, d’interprètes, tant auprès de leurs chefs indigènes que des maîtres européens. Ils étaient même invités à postuler le sacerdoce, qui les élevait d’un bond au niveau de leurs éducateurs. Quel relèvement subit de leur condition! Quel accroissement inouï de prestige et même de bien-être! »
Fierté, relèvement de condition, accroissement de prestige et de bien-être de ces jeunes gens de basse extraction, signifiaient sans équivoque (sans que cependant les concernés s’en rendissent compte) une assimilation réussie des apports (et encore lesquels) de l’Europe chrétienne et un abandon de la culture rwandaise. Le fait d’accéder aux écoles constituait déjà un danger pour les us et coutumes traditionnelles. En effet, devenue objet de soins particuliers des missionnaires, la jeunesse commençait à croire à la prétendue supériorité de la Civilisation occidentale et à la prétendue infériorité de la Civilisation rwandaise. De plus, pour se montrer digne de ses maîtres, cette jeunesse rejetait cette dernière complètement ou l’entretenait partiellement. Le degré du retour aux sources culturelles rwandaises dépendait du niveau de formation religieuse et du nombre d’années passées côte à côte avec les Pères Blancs.
Un choix: refuser de fréquenter l’école des missionnaires et rester toujours dans sa pauvreté pour les seules raisons de fidélité aux traditions ou renier sa Culture et soi-même pour se tirer de la misère. Devant ce dilemmeles jeunes n’ont jamais envisagé, nous semble-t-il, de renoncer aux manières de leurs parents quand ils ont accepté de prendre le sentier de l’école. Ils ont seulement eu en vue les avantages matériels de l’instruction scolaire. Je dirais qu’ils n’ont vu que cela au début. Même quand ils assimilaient la Religion chrétienne ainsi que la morale qui en découle, ils ne pensaient pas à la destruction des croyances et des comportements d’un Rwandais; ils recherchaient à acquérir l’outil du relèvement de leur condition.
Dans cette question de déracinement du Rwandais comme celui des autres Africains par l’école, nous trouvons que seuls les prêtres savaient que l’aboutissement normal de la formation scolaire de leurs élèves était non seulement l’adoption des apports de l’Occident, Religion, idées, techniques, etc. au détriment de leur tradition, mais encore la propagande effrénée en faveur des « bienfaits » de la Mission catholique. Dès lors, nouscomprenons que, contrairement à l’idée répandue par les apologistes des missionnaires qui veulent que ceux-ci soient allés en Afrique pour le compte des Africains, les Pères Blancs dépensaient leurs forces et leurs biens d’une façon calculée et surtout ils se montraient affables parce qu’ils avaient un but à atteindre: faire triompher leur Religion en convertissant les païens au christianisme. Plusieurs moyens pour y arriver étaient bons, mais le plus indiqué et le plus sûr était de s’attirer la confiance de la jeunesse. Pour ce faire, il fallait lui garantir un avenir heureux pour s’assurer de son véritable attachement à 1a Mission et de sa collaboration à l’oeuvre de la conversion.
Convertir les Rwandais au christianisme voulait dire les détourner de leurs propres croyances considérées par les Pères Blancs comme superstitions et les orienter vers la Religion nouvelle présentée par ses agents comme la seule à laquelle chacun devait adhérer car elle était « la seule vraie ». Or détruire la Religion du peuple rwandais équivalait à saper sans détour les fondements des structures et des institutions existantes chez ce Peuple car la Religion était la pierre angulaire de la société. Les Pères Blancs le savaient. Ils savaient aussi qu’en se servant des jeunes, ils aboutiraient à des résultats escomptés. Qui « tient la jeunesse tient l’avenir », avons-nous dit plus haut. Si jeunesse savait, elle n’envisagerait pas des solutions à court terme ou elle ne se laisserait pas prendre par des choses très gratuitement offertes. Aussi, captivés par des avantages qui se présentaient dans l’immédiat, les jeunes rwandais assimilèrent l’enseignement des missionnaires et se préparèrent ainsi à devenir leurs collaborateurs.
Si aujourd’hui nous sommes en mesure de juger plus ou moins objectivement les méfaits de l’école missionnaire à l’endroit de la Culture rwandaise, c’est que nous sommes plus oumoins libéré de l’obsession qui faisait de l’école de la Mission la seule source du bonheur pour les jeunes. Les autres, avant nous, en étaient tellement convaincus: l’école de la Mission apportait des gains et cela suffisait pour voir affluer un nombre croissant de pupilles. Le centime journalier et la cotonnade trimestrielle ont d’abord fait leur effet comme moyen d’attraction des fils des roturiers et des petits tutsi; vint ensuite le papier.
Comment est-ce que ce dernier élément a-t-il contribué à attirer les gens vers l’école missionnaire et par Conséquent vers le catholicisme? Les enfants qui fréquentaient l’école s’appropriaient des feuilles de papier et les vendaient à leurs grands frères ou à leurs amis. Ceux-ci trouvaient dans cet objet un moyen de s’acquérir à manger ou de s’enrichir. En effet, avec un papier fixé dans une tige de roseau fendue, ils allaient de colline en colline, se disant collecteurs d’impôts et donc agents des Pères Blancs ou de la puissance coloniale allemande. Les habitants, d’une simplicité incurable, fascinés par ce carré blanc, d’origine incontestablement européenne, accordaient tout, persuadés que ces redevances étaient réellement transmises aux Pires, mais on devine bien les bénéficiaires réels. Ce n’étaient ni les Allemands, ni les Pères Blancs qui envoyaient ces gens piller la population en se servant d’un objet de si peu de valeur aux yeux de l’Européen, mais d’une véritable fascination aux yeux des Rwandais.
Pendant un temps, le papier fut à la fois une source de crainte et d’enrichissement et l’école qui en fournissait un lieu d’attraction vers lequel accouraient des jeunes gens. En 1905, les Missions (5 stations) ne comptaient qu’une dizaine d’écoles ayant chacune 40 élèves, en 1910, dix stations de Mission catholique en administraient trente-trois avec 1,250 écoliers environ, dont un quart de filles. Non seulement ils allaient à l’école chercher l’argent et l’étoffe, mais encore le papier pour en faire le commerce. Le Père Alexandre Arnoux qui s’est un peu penché sur la perception de quelques objets européens par les Rwandais écrit:
« Parce qu’un Père avait, au long d’un entretien, pris des notes sur un calepin et les avait ensuite relues sans modifier une seule syllabe, les Banyaruanda superstitieux attribuaient une valeur divinatrice au papier; ils en achetaient aux écoliers et demandaient à un scribe quelconque d’y griffonner quelques signes cabalistiques, sûrs qu’ils révéleraient l’identité d’un voleur recherché en vain.
Nous avons trouvé dès lors qu’il y avait un double avantage dans l’école. Du côté des Rwandais, elle procurait un peu d’avoir matériel aux élèves qui vendaient le papier et qui recevaient en plus le salaire journalier parce qu’ils fréquentaient l’école et elle fournissait une matière tenue pour « protectrice » des biens des habitants car ceux-ci faisaient du papier un objet magique. Du côté des Pères Blancs, le nombre de jeunes adhérents augmentait et la résistance des adultes se brisait de plus en plus carils autorisaient leurs enfants à fréquenter l’école afin d’y ramener centime, cotonnade et papier. Selon, le Père Arnoux, les élèves qui ont eu l’intelligence de pratiquer le petit commerce du papier ont apprécié au moins de ce point de vue les bienfaits de l’instruction et les missionnaires ont profité de leur affluence pour leur apprendre à prier et les amener à se faire baptiser.
D’autres motifs directs et puissants ont incliné la jeunesse rwandaise à aller à l’école missionnaire. Nous avons relevé; la recherche d’apprendre par cœur le catéchisme, de le réciter en présence des camarades étonnés d’entendre des versets étranges qui sortaient de la bouche de l’initié et le désir d’accéder au grade de catéchiste, de moniteur et plus tard au rang de prêtre. Ces différents échelons donnaient, nous l’avons souligné plus haut, beaucoup de prestige à ceuxqui les franchissaient. Même si l’opposition perdurait dans le pays, le peuple ne cessait de se convaincre de la force des missionnaires. Cette dernière était à la fois économique et politique; bref le Père Blanc avait tout ce qu’il fallait pour être roi. Aux yeux du peuple, il l’était déjà, sauf qu’il lui manquait la couronne! De-là, nous comprenons que les agents des « rois sans couronne » fussent, à leur tour, considérés comme des personnages importants car ils bénéficiaient du soutien matériel, politique et social de leurs patrons.
Dès lors, l’école devint un instrument de promotion des jeunes gens et également un outil d’expansion des Missions catholiques au Rwanda. En effet, les Pères Blancs apprenaient à leurs élèves les vérités chrétiennes, les initiaient à les pratiquer et à les propager autour d’eux. Si nous utilisions les termes actuels, nous dirions que les missionnaires « encadraient » cette jeunesse appelée à les aider dans leur tâche de prêcher l’Evangileaux peuples et d’apporter la civilisation chrétienne aux nations. Devenir catéchiste, moniteur, instituteur ou prêtre, c’était se poser exactement comme adjoint ou remplaçant du missionnaire, c’était vouloir et pouvoir assumer le rôle missionnaire et la place des Pères Blancs ou agir ensemble avec eux.
Dans les sept premières années de l’existence des Missions au Rwanda, les initiatives de convertir les gens au christianisme furent une affaire bien individuelle, assez discrète et délicate comme l’a écrit Léon-Paul Classe en 1907:
« Chacun doit catéchiser autour de soi; nous n’avons pas de vrais catéchistes; la raison en est bien simple: il est à craindre que les catéchistes ne se posent pas trop parfois et que les chefs, inquiets de leur ascendant qu’à tort, ils croiraient s’exercer au détriment de leur autorité, ne se froissent et ne se tendent adversaires de tout ce qui, de près ou de loin, approche le missionnaire.
Toutefois, malgré la crainte qu’inspiraient les chefs, le jeu se jouait à leur insu: le peuple était de plus en plus entraîné par ceux qui avaient déjà fréquenté la Mission et y avaient trouvé matière à faire bénéficier aux parents, aux frères et soeurs, aux amis; bref, chaque converti agissait dans son entourage immédiat. Le recrutement des catéchumènes se faisait donc en cachette mais quand on analyse de plus près son mouvement, on se rend compte qu’il était sûrement mené car ceux qui étaient à l’oeuvreétaient des gens formés à l’école missionnaire et qui connaissaient très bien leur milieu, aujourd’hui devenu leur champ d’action de conversion au catholicisme.