Aussitôt arrivés à l’endroit indiqué pour l’installation du poste de Mission, les Pères Blancs se mettaient au travail de construction de leurs résidences et d’une église ou d’une classe-chapelle. Des débuts modestes, le poste se développait progressivement et finissait par prendre un caractère extérieur bien particulier: église, maisons des prêtres et des Frères, résidences des Sœurs, logements des auxiliaires, dispensaires, écoles de filles et de garçons, ateliers, etc. Tous ces bâtiments, espacés les unse des autres de quelques centaines de mètres et ayant chacun, dans la plupart des cas, une vaste cour intérieure, avaient à leur proximité un grand jardin ou une plantation. Tout cela était plus ou moins complet, bien installé; mais cela se présentait comme un grand village évoquant les monastères du Moyen Age.

Tout cet ensemble qui défigurait déjà le paysage du milieu traditionnel du Rwanda agissait sur la psychologie de la population avoisinante: jamais dans son histoire, le peuple de ce pays n’avait assisté à une pareille colonisation du sol. Tout lui était étranger. Comment se présentait le paysage rwandais en 1907 ? Le Rwanda était encore complètement rural avec un habitat totalement dispersé. Même dans certaines régions du pays où la population était dense, la concentration des habitants dans un système de villages ou de centres urbains demeurait inexistante. Chaque Rwandais avait son lopin de terre qu’il habitait et qu’il exploitait selon les méthodes culturales en vigueur au Rwanda et suivant sa sagesse paysanne. Le mode d’occupation du sol des Pères, les bâtiments regroupés sur un terrain d’une superficie de plusieurs ares et qui n’avaient rien de semblable dans le pays, constituaient pour cette population rurale un objet de curiosité, d’attraction et de peur. Cette peur se joignait aux autres facteurs d’opposition de la population contre les missionnaires. Mais malgré sa résistance et sa réticence à la réception de la Religion et de la Civilisation chrétiennes, la Mission, par ses hommes et par sa physionomie, s’imposait à elle si bien qu’elle l’engagea, sans s’en rendre compte peut-être, sur la voie du modernisme en lui présentant un nouveau mode de vie et en lui proposant de nouvelles valeurs pour les lui imposer plus tard.Pour ce faire, les missionnaires s’attachèrent à montrer que leur rôle principal était de tirer le peuple de la misère. Aussi, faisaient-ils des promesses à leurs premiers adeptes de les élever au-dessus de leurs frères encore aux prises avec “les forces du mal”. Déjà les faits soutenaient plus ou moins leurs discours car les orphelins et les pauvres qui restaient à la mission passaient pour des plus privilégiés du petit peuple car ils jouissaient de “plusieurs objets” rares au Rwanda: étoffes, perles, etc.

En plus, en travaillant chez les Pères Blancs, ils échappaient aux redevances coutumières en vigueur dans la société rwandaise. Enfin, la population avoisinante de la Mission se rendait de plus en plus compte que des missionnaires apprenaient à leurs travailleurs de nouveaux menus métiers capables de leur faire gagner leur vie. Face à tous ces avantages que les gens appréciaient silencieusement, il y eut un mouvement d’affluence assez lent mais progressif de Rwandais qui vinrent à la Mission demander du travail aux missionnaires.

 

  1. Le Travail “Salarié”

 A part les orphelins et les malades pauvres que les missionnaires logeaient et avaient guéris, les premiers chantiers mis en oeuvre par les Pères Blancs embauchaient surtout des enfants et des adolescents. Ceux-ci échappaient à la surveillance de leurs familles qui les empêchaient de fréquenter la Mission de peur de subir des représailles de la part des voisins et des autorités locales opposées à la présence des prêtres dans le pays. Que faisaient ces enfants et ces adolescents à la Mission? Aux débuts, leur travail consistait à rendre aux missionnaires de menus services qui étaient à la hauteur de leur capacité. Ils leur apportaient du bois de chauffage qu’ils ramassaient dans les buissons des environs de la Mission, ils remplissaient des commissions assez variées: acheter des patates et des bananes auprès des habitants des collines, puiser de l’eau, etc. Mais au fur et à mesure qu’ils devenaient des habitués de la Mission, ils s’occupaient de divers travaux importants en cours. Les uns prenaient des serpettes et des houes et allaient défricher et labourer le terrain à cultures, les autres allaient couper du bois de construction, d’autres encore restaient à apprendre et à fabriquer les briques et les tuiles comme le rapporte Siméon Rutare, un des premiers enfants qui fréquenta les Pères de Save et qui participa aux premiers travaux de la Mission:

« Pendant ce temps, on fabriquait des briques pour leurs maisons. J’allais chercher de l’argile dans la vallée de Munagi. C’était seulement les gens de Telebla (Les Rwandais, ne sachant pas bien prononcer les noms des Blancs, les ont souvent transformés. Aussi, Teleblaveut-il signifier: Père Brard) qui savaient faire les briques. Nous, on ne savait pas encore (…). Ils construisaient, et nous, on transportait le bois, on finissait le four à briques. Enfin, on était des aides-maçons ».

Pour tous les services rendus et les travaux exécutés, ces jeunes gens recevaient seulement des perles, des épingles et du sel de cuisine, tous articles quasiment rares dans la région. Leur rareté en faisait des objets de valeur et de convoitise car ils conféraient à leurs détenteurs un nouveau statut socio-économique. En effet, avec des perles (le nombre variait de région en région) il y avait lieu de s’acheter une ou plusieurs chèvres et avec un certain nombre de chèvres, an pouvait se procurer une vache. Ainsi de suite, le travailleur de chez les Pares Blancs améliorait graduellement sa situation économique et sociale. Dans certains coins du Rwanda, dans le Mulera par exemple, pour se marier, il fallait donner aux parents de la fille huit à douze chèvres, nombre qu’un orphelin, un pauvre ou toute personne du petit peuple ne pouvait pas avoir facilement. Mais, embauchée à la Mission, il ne lui était plus difficile, grâce àson salaire en perles, épingles et sel de cuisine, de fonder un foyer et de l’entretenir dans les bonnes conditions. C’était payant d’être du côté des Pères Blancs.

Voyant ces avantages, les adultes des environs des Missions commencèrent à manifester leurs intentions de se joindre aux jeunes gens déjà habitués au langage et aux occupations matérielles des prêtres ainsi qu’à certains de leurs comportements spirituels. En effet, pendant les heures de repos du midi ou après le service le soir, les missionnaires apprenaient à leurs travailleurs un peu de prières, quelques pratiques de la morale chrétienne; bref, ils enseignaient le catéchisme. Ce dernier aurait pu tenir longtemps des hommes mûrs à l’écart des Pères Blancs si l’élément matériel n’était pas intervenu.

Aux yeux du peuple, le grand obstacle à l’adhésion aux Missions demeurait l’entourage et l’autorité locale et pas l’instruction religieuse des Pères Blancs. Les gens craignaient toujours de subir injustement des punitions dangereuses à cause de leur comportement extérieur favorable aux prêtres alors qu’en réalité ceux qui arrivaient à se trouver discrètement du travail à la Mission ne recherchaient qu’à gagner quelques objets exotiques apportés par les missionnaires et non à abandonner les coutumes et surtout. Pas leur Religion. Ne sachant pas leur vraie motivation, les Pères Blancs croyaient qu’ils avaient là des hommes qui voulaient avoir du travail et s’instruire en même temps, alors que le premier facteur était le seul qui comptait pour ces manœuvres. Certes, il y a eu parmi ces derniers ceux qui se sont fait baptiser; mais un grand nombre est resté païen. Il donnait plusieurs raisons qui l’empêchaient d’accéder au baptême:

“Nous avons reçu cette instruction. Ceux qui voulaient croire à la nouvelle doctrine furent convertis et baptisés. Les autres attendaient. Nous, on ne voulait pas se faire baptiser tout de suite. On faisait les malins! On ne voulait pas trahir Lyagombe! Bon, je suis rentré chez moi et je me suis marié tout de suite”

Ce qui importait pour la plupart des Rwandais qui travaillaient chez les Pères Blancs était essentiellement d’avoir des biens, de devenir riche et d’améliorer ainsi leur condition de vie:

“Quand il (le Père Lecoindre) faisait couper du bois de construction, c’était nous qui allions le transporter. Il nous payait en vêtements. Il a été le premier à nous donner des étoffes. Ce père m’a beaucoup aidé. Avant lui, je n’avais rien, mais quand il est arrivé et que j’ai travaillé chez lui, j’ai commencé à avoir des choses. J’ai pu élever des chèvres, alors qu’avant lui, je n’avais pas de bétail. Lorsqu’il voulait aller quelque part, il m’appelait, et je partais comme porteur. Quand on revenait, il me payait.”

Est-ce dire qu’avant l’arrivée des missionnaires, il n’y avait pas au Rwanda un système économique qui permettait aux gens de gagner et d’améliorer leur vie moyennant le travail fourni? En essayant de répondre à cette question, nous ne prétendons pas faire oeuvre d’économiste. Nous voulons tout simplement montrer en quelques lignes comment se présentaient la structure économique et l’organisation du travail au Rwanda monarchique d’avant la colonisation européenne.Au Rwanda, comme partout ailleurs, il y a eu toujours une structure économique bien définie. A l’arrivée des Européens dans ce pays, le domaine économique était particulièrement sujet du domaine politique: la stratification économique correspondait à la stratification politique en vigueur. Autrement dit, les détenteurs du pouvoir politique étaient en même temps les détenteurs du pouvoir économique, voire du pouvoir social.

De plus, nous constatons que dans la société rwandaise du temps, l’importance économique avait beaucoup de correspondance avec la provenance familiale si bien qu’en fin de compte, ceux qui détenaient un des trois pouvoirs, à savoir les pouvoirs économique, politique et social, seretrouvaient partout les mêmes. C’est dire que ceux qui étaient les plus favorisés dans un domaine donné restaient les plus favorisés dans les deux autres et cela était héréditaire. Dans l’autre sens, nous remarquons que ceux qui occupaient une position inférieure ou une position moyenne, gardaient toujours, sauf exceptions rares, leurs rangs qui se transmettaient de père en fils.

Concrètement, nous pouvons présenter la situation comme suit: le Mwami, source mythique, était le détenteur de tous les pouvoirs sur les hommes,les vaches et les terres. Il coiffait par ce fait toutes les trois hiérarchies: la hiérarchie politique, la hiérarchie économique et la hiérarchie sociale. En vertu de son rang, il élevait quelques-uns de ses sujets aux fonctions politiques supérieures et par voie de conséquence, ceux-là devenaient automatiquement des personnages importants au niveau socio-économique. Dans notre analyse, nous avons constaté que les premiers à jouir de ces privilèges étaient les membres de l’ethnie du MWami, les Tutsi: ils étaient exclusivement les seuls parmi lesquels sortaient les grands chefs des provinces administratives. Ceux d’entre eux qui n’exerçaient pas des fonctions politiques alors considérées comme travail “supérieur”, détenaient souvent le monopole de l’élevage de vaches.

Ce nouvel élément, la vache, était très important dans le système économique du Rwanda monarchique. Plus une personne pouvait compter un grand nombre de têtes de gros bétail, plus elle était riche. Or, le roi, ses chefs et les autres Tutsi étaient les plus grands éleveurs du pays, ce qui leur donnait l’exclusivité du pouvoir économique. Poux aboutir à cette fin, les Tutsi ont fait de la vache un bien de prestige, un article inaccessible à la masse et par conséquent un objet rare. Recherchée à cause du rang qu’elle conférait au propriétaire, la vache est entrée dans le réseau d’échanges des biens de valeur rares et elle a été aussi un outil d’assujettissement et d’alliance. C’est ainsi que pour se lier d’amitié ou de simple alliance avec la famille royale, il fallait donner au roi une ou plusieurs vaches, pour tenir quelqu’un en servage, il fallait lui donner une vache, pour avoir une épouse, il fallait donner aux parents de la fille une ou deux vaches, etc.

L’importance accordée à la vache au détriment de l’agriculture, de la chasse et de la cueillette nous a parue comme une stratégie des dirigeants, celle de la classe héréditairement dominante. Cette dernière, s’étant imposée politiquement sur les agriculteurs Hutu et sur les chasseurs Twa, a voulu contrôler le secteur économique en minimisant la valeur du travail des champs et de la chasse et en convainquant les Hutu et les Twa de la “supériorité” économique de la vache sur les autres denrées. Il a découlé alors de cette manoeuvre une prédominance économique de l’ethnie tutsi sur les autres. Même ces deux dernières ethnies n’étaient pas considérées au même pied d’égalité dans le secteur de l’économie: les Hutu, vrais agriculteurs, passaient avant les Twa, chasseurs, pêcheurs et cueilleurs.

Cette stratification économique dont nous venons d’esquisser le schéma nous fait découvrir que dans la population rwandaise, il y avait, il y en a encore, mais sous d’autres apparences, des catégories sociales basées à la fois sur le fait économique et sur le fait politique. Elle nous fait remarquer qu’il était difficile de passer d’un degré à l’autre et que le statut économique des membres de la société rwandaise était pratiquement statique: ou bien on possédait des vaches ou bien on avait des produits agricoles, ou bien on avait des produits de la chasse. Eu plus de cela, le schéma nous dévoile qu’a l’intérieur même de ces différentes catégories, il y avait des inégalités économiques. Il était courant d’entendre dire: un Tutsi riche ou pauvre, un Hutu riche ou pauvre, un Twa dépourvu ou complètement démuni. Ces états découlaient de l’avoir de chacun ou encore de sa provenance familiale car rappelons-le, tous les biens comme tout statut se transmettaient de père ‘à l’enfant.

Devant cette situation, nous comprenons que le travail lui-même avait subi des divisions. Mais au temps de la monarchie rwandaise, la division du travail signifiait inégalité des travaux. C’est ainsi que par exemple les fonctions de commandement se distinguaient des travaux matériels. Cette différenciation des travaux “supérieurs” et des travaux “inférieurs” a entraîné l’accaparement des moyens de production: le territoire, les vaches et la terre par ceux qui faisaient les travaux de la première catégorie au détriment de ceux qui s’occupaient des travaux de la deuxième. Pour ces derniers alors, le travail ne pouvait pas les tirer de la misère car ils n’avaient pas des moyens de production. Pour survivre, ils n’avaient qu’une solution: louer leur force de travail pour des rations alimentaires quotidiennes. D’où pas d’épargne!

Travailler pour ceux qui avaient le monopole de l’économie ne permettait pas aux pauvres de sortir de leur pauvreté. Au contraire, c’était une façon de se maintenir dans le statut quo car la valeur de la récompense qu’ils recevaient était de loin inférieure à la valeur du travail qu’ils fournissaient. La récompense consistait à des produits courants, surtout des denrées alimentaires: une mesure de haricots, une mesure de patates, une houe déjà usée, etc. En final, ce système de travail favorisait l’enrichissement des plus riches à travers l’appauvrissement et la misère des plus pauvres.

Comme le système de travail en vigueur au Rwanda ne donnait pas accès facile aux biens rares, les seuls indiqués pour permettre une bonne condition de vie il s’ensuit que les gens accouraient vers une personne qui pouvait leur en procurer tôt ou tard. Il s’engageait dès lors une sorte de concurrence entre les “patrons” ainsi qu’une sorte de lutte entre les clients. Les premiers, assurés de la rentabilité du travail des pauvres, cherchaient à en posséder un grand nombre sous leur dépendance afin de garantir la prospérité de leur avoir et de leur prestige. Les seconds, conscients de l’utilité de la vache, s’ingéniaient, chacun de son côté, à conquérir la confiance de leurs maîtres afin de pouvoir améliorer vite leur situation socio-économique tout en s’assujettissant de plus belle. C’est ainsi que quand les Pères Blancs sont entrés au Rwanda et qu’ils ont proclamé qu’ils venaient principalement pour “tirer le peuple de la misère”, ils ont eu des clients malgré les difficultés que ceux-ci et ceux-là éprouvaient dans les débuts de l’Eglise catholique au Rwanda.

A-t-il seulement suffi aux missionnaires de déclarer que leur rôle était de sauver la population de la pauvreté pour s’attirer la confiance des gens? Pour les convaincre du bien fondé de leurs propos, les prêtres leur ont présenté des objets qui étaient alors rares dans le pays et dont la valeur était appréciée à ce moment par les Rwandais. Ils ont en fait emprunté le schéma d’assujettissement économique utilisé, par les Tutsi quand ils s’imposaient aux Hutu et aux Twa car ils se sont attelés à convaincre les autochtones de la supériorité de la perle, de l’épingle, et j’en passe. Ainsi, sans tout à fait enlever à la vache son prestige et sa rareté, les objets européens ont tenté de diminuer son estime comme bien économique, ils l’ont même concurrencée jusqu’à se substituer plus ou moins à elle. Ce qui est surtout intéressant à remarquer ici, c’est qu’il y a eu progressivement sur le marché deux articles de valeur. Et celui qui possédait un d’entre les deux pouvait, par les méthodes d’échange en vigueur, obtenir l’autre.

Par ce fait, les missionnaires, et plus tard l’administration coloniale qui a introduit le système monétaire, ont contribué à la transformation de l’univers des biens de valeur économique des Rwandais. Plus est, ils ont sapé les bases de la hiérarchie économique car d’ores et déjà, la stratification de ce domaine n’allait pas directement dépendre de la stratification politique ni correspondre nécessairement à la situation familiale et ethnique des individus ou d’un groupe de personnes. En effet, la possession des denrées rares ne demeurait plus l’apanage des seuls privilégiés du régime politique et social coutumier. Ils étaient accessibles à tout le monde car les pauvres, en travaillant pour les prêtres, gagnaient les perles, les étoffes, etc. tous articles qu’ils pouvaient échanger contre une parcelle de terre cultivable, une chèvre, une vache. Nous assistons à l’ébranlement lent mais effectif de l’échelle économique traditionnelle:

Et quelle en fut la suite? En procurant aux gens les moyens de s’élever au-dessus de leur mauvaise condition économique, les Pères Blancs les conquéraient et se les attachaient. A leur tour, ces gens faisaient tout pour se maintenir dans de bonnes relations avec les missionnaires, ce qui faisait qu’à la longue, ils se laissaient baptiser pour quelquefois plaire à leurs employeurs qui voyaient de bon oeil tout nouveau baptisé. En outre, une fois devenus travailleurs des prêtres, ils quittaient leurs anciens maîtres pour se tourner vers les Pères Blancs. Ainsi, les missionnaires devinrent des patrons de leurs clients, leurs premiers catéchumènes et leurs premiers chrétiens. Voilà encore un autre fait remarquable et nouveau qui est né avec l’arrivée des prêtres catholiques au Rwanda: le peuple commençait à servir les étrangers alors que jusque-là les patrons rwandais se disputaient entre eux le monopole des clients, par conséquent celle de l’économie et du prestige et que de leur côté les clients se disputaient la place Chez les patrons les plus offrants. Chacune de ces deux parties allait désormais agir en tenant compte de la présence d’un troisième élément: les Pires Blancs qui se posaient également en véritables Maitres, en patrons des clients.

  1. Les Pères Blancs, Patrons ou Seigneurs au Rwanda

Dans le Rwanda monarchique, la structure de clientèle impliquait à la fois des droits et des devoirs pour les deux personnes en relation. Cela veut dire que quand une personne de rang inférieur dans l’échelle de la richesse en bétail voulait accéder au rang plus élevé, elle allait offrir ses services à quiconque possédait le bien désiré. Si cet homme était disposé à accepter le demandeur comme client, il lui donnait une ou plusieurs vaches et devenait ainsi son seigneur. Le client devait à ce dernier tous les services qui lui étaient demandés. Mais ces services ne variaient de personne à personne suivant surtout l’appartenance ethnique des clients.

Si ceux-ci étaient des Hutu, ils faisaient des travaux des champs, ils réparaient des huttes et les kraals du seigneur, ils le portaient en litière lorsqu’il allait en voyage, le veillaient la nuit et lui apportaient des vivres. Un client tutsi quant à lui, accompagnait son martre dans ses déplacements et le conseillait dans ses “intrigues politiques”. Ce que le client attendait en contrepartie n’était pas uniquement l’avantage économique de posséder une vache ou d’avoir une aide matérielle en cas de besoin. Certes ces deux points nous paraissent importants pour les cas des clients hutu. Mais en général, pour les Tutsi comme pour les Hutu, les clients cherchaient surtout la protection et l’assistance du seigneur dans leurs Procès qui faisaient moins triompher la juste cause que l’influence du maître le plus puissant. En plus de ce facteur commun à tous les clients, les Tutsi aussi bien patrons que clients tâchaient d’étendre, grâce à cette institution, le réseau de leurs alliances politiques.

Devenir client pour obtenir des avantages politiques n’était guère matière à option pour les Hutu, et donc pour la majorité du peuple rwandais. Etant donné qu’ils appartenaient au groupe ethnique socialement et politiquement faible, ils avaient avantage, en dehors du secteu de l’économie, d’être protégés contre les exactions des gouvernants. Pour ce faire, ils devaient, chacun de son côté, se lier à des seigneurs influents car ils étaient assurés de leur sécurité sociale tout en sachant qu’ils restaient toujours opprimés par ceux-là même qui les protégeaient.

Quand les missionnaires catholiques sont arrivés au Rwanda et qu’ils ont commencé à employer des gens du pays à leurs chantiers, ils se sont pratiquement conformés à l’institution de clientèle en vigueur. Mais, même s’ils donnaient à leurs clients quelques biens désirés, les Pères Blancs ont manqué à un facteur: l’asservissement de leurs travailleurs, c’est-à-dire qu’ils les protégeaient, les “payaient” sans toutefois les tenir dans un “état d’esclavage perpétuel”. Face à cette attitude des missionnaires à l’égard des Rwandais, nous avons conclu que, se trouvant plus libres chez les prêtres, beaucoup de gens se sont approchés de la Mission et se sont même convertis au catholicisme.

Cependant, nous devons noter que toutes les personnes qui ont travaillé sur le chantier de la Mission n’ont pas été traitées de la même façon. En effet, il faut distinguer des gens qui, de par leur propre décision ou de par l’influence de leurs voisins, sont allés se faire embaucher chez les Pères et ceux qui,suiteà la décision de leurs chefs, allaient transporter du bois de construction ou les fagots pour tuilerie de la Mission. Les premiers, les catéchumènes et les chrétiens en général, étaient payés. Les seconds, tous les hommes sujets immobilisés occasionnellement pour tel ou tel autre service nécessaire à la marche des travaux de la Mission, effectuaient l’ouvrage dans le cadre des corvées hebdomadaires que tout sujet devait à son chef. Dans ce cas, c’étaient des chefs ou sous-chefs qui étaient récompensés. De là, une sorte d’échange (travail – perles, cotonnades, roupier, etc.) qui s’établit entre les Pères Blancs et les autorités coutumières  et qui fit souvent abstraction des conflits entre ceux-là et celles-ci.

En ce qui concerne les chrétiens et les catéchumènes, comment en tant que patrons ou seigneurs, les missionnaires s’acquittaient-ils de leur devoir de protéger leurs clients? Cette question mérite sa place ici parce que pour assurer une protection adéquate à une personne, il ne suffisait pas seulement d’avoir des biens, il fallait occuper aussi un rang important dans l’échelle de la politique rwandaise, Sans quoi il était difficile d’être efficacement écouté. Sans un pouvoir politique élevé, le patron ne pouvait pas intervenir avec beaucoup de succès dans les procès pour faire triompher la cause de ses clients, fautifs fussent-ils, et de leur éviter ainsi les punitions Souvent dures à supporter. Le statut des Pères ne leur permettait pas d’agir de cette façon car ils n’étaient pas acceptés par les autorités rwandaises. En plus, il leur était difficile, voire contradictoire, même s’ils en avaient eu les moyens, de défendre une personne reconnue coupable. C’eut été contre la morale chrétienne.

Gardons-nous toutefois de tirer une conclusion générale qui risquerait d’être hâtive et laisserait penser que les missionnaires étaient dans une position de faiblesse devant les pratiques judiciaires du Rwanda. En analysant leur position face aux autorités locales, nous avons trouvé que de prime abord an serait tenté effectivement de dire qu’ils étaient incapables d’influencer le jugement des Rwandais. Mais en poussant plus loin les investigations, nous nous sommes rendu compte qu’ils en étaient capables. Voyons les faits. A l’époque qui nous occupe présentement, le Rwanda était sous le pouvoir colonial allemand et cela était connu dans tous les milieux officiels du pays. En plus, même si les Rwandais arrivaient à distinguer, d’après les rôles, les prêtres des militaires et des administrateurs coloniaux, il reste que les autorités locales en particulier, la population en général, considérait les Pères Blancs comme des Blancs tout court. Devant l’Opinion .Publique rwandaise, ils représentaient, au même titre que les administrateurs, le pouvoir colonial allemand. Par voie de conséquence, les missionnaires possédaient le pouvoir qui leur était délégué par le pays colonisateur et occupaient ainsi une position politique considérable dans le pays colonisé.

Comme des missionnaires étaient des richissimes” des produits exotiques, perles, cotonnades épingles, etc. et comme ils paraissaient soutenus par les armes fortes (soldats allemands, askaris et le fusil), il ne leur était pas difficile de venir au secours de leurs clients. Si même dans les premières années de l’Eglise catholique au Rwanda, les adhérents à la Mission étaient persécutés, cela se faisait tout en sachant les lourdes conséquences qui pouvaient en découler: intervention possible des fusils! A partir du moment où la religion chrétienne a reçu officiellement droit de cité au Rwanda suite à la “promulgation de la liberté de religion” en 1907, par Kabare, grand chef et oncle du roi Musinga, les clients des Pères Blancs se virent soustraits, grâce à l’intervention de leurs patrons, aux coutumes traditionnelles, surtout les redevances:

 “Les premiers chrétiens (…) se tenaient hors des réseauxde dépendance et échappaient à la règle qui faisait de la totale soumission aux gouvernants la seule voie aux biens. Protégés par les missionnaires, ils se dispensaient des corvées et des redevances et se contentaient seulement d’observer, à l’égard des seigneurs, une attitude respectueusement polie.”

 En face des avantages économiques et de la protection “jamais égalée” des missionnaires, les gens “accoururent” à la Mission au nombre sans cesse important. Se faire baptiser pour pouvoir rester en bonnes relations avec les prêtres ne représentait pas un danger après 1907 sur le plan social. Sur le plan moral, ce n’était pas trop dangereux non plus car disaient-ils: Kwemera ntibibuza uwanga kwanga“Dire oui ne contraint personne à ne pas dire non par après”. Ils devenaient chrétiens, ils recevaient les prénoms de Saline, de Nicodème etc., ils se signaient avant le boire et le manger, ils allaient à la messe le dimanche, mais chez eux, dans un cercle familial discret, ils vénéraient leurs ancêtres, ils leur faisaient des offrandes; bref, ils se livraient dans le culte traditionnel rwandais. Ce qui importait, c’était de gagner aisément sa vie sans entrer en contradiction avec les forces invisibles chères aux Rwandais.

Plus le nombre de catéchumènes et de chrétiens augmentait, plus portance des missionnaires accroissait. Leur influence tendait à éclipser celle des seigneurs locaux puisque le nombre de clients qui déterminait le pouvoir économique du patron diminuait chez ceux-ci tandis qu’il prenait une courbe ascendante chez ceux-là. Cette situation n’était certes pas tolérable aux yeux des gouvernants car les Pères Blancs s’employaient à les supplanter “en douceur”. Voici comment:

 “Ils faisaient cultiver leurs champs, leurs greniers se remplissaient, leur bétail était soigné, le nombre de vaches augmentait. Ils s’enrichissaient selon les normes rwandaises, eux déjà riches de ces biens inconnus jusqu’alors: sel, étoffes, perles, qui procuraient force satisfaction à leurs bénéficiaires. Ils devenaient donc à même de recruter, eux aussi, des dépendants dont la foule pouvait augmenter dangereusement. Enfin, il était inacceptable que les “hommes des Pères”, rwandais de basse extraction, échappent à la condition commune de servilité à regard des biens-nés.”

C’est clair. Un glissement de pôle d’influence était en cours: quelques hommes du peuple tournaient le dos aux anciens seigneurs pour fixer leur regard décidé sur les Pères Blancs qui s’affirmaient progressivement et sûrement comme nouveaux patrons ou seigneurs sans avoir hérité de leur position. De ce fait, les missionnaires s’attiraient le ressentiment de la classe dirigeante rwandaise. Toutefois, cela n’empêcha pas les Pères de conquérir “sans relâche” (la croissance du nombre d’adhérents n’était pas rapide mais progressive) le peuple à la Mission en lui présentant essentiellement les outils de l’amélioration de sa condition de vie.

Comme s’ils copiaient aux seigneurs locaux leur habitude de distribuer les tâches suivant les aptitudes de leurs clients, les Pères Blancs répartirent eux aussi leurs gens dans les différents secteurs du chantier de la Mission suivant l’habileté que chacun manifestait à accomplir telle ou telle autre charge. Evidemment, dans les débuts tous les travailleurs répondaient au même appel: tantôt ils coupaient du bois de construction et le transportaient, tantôt ils allaient chercher de l’argile pour la fabrication des tuiles et des briques, tentât ils étaient des aides maçons; bref, ils faisaient tout. La raison de cette situation relevait, nous semble-t-il, du petit nombre de travailleurs des premières années de l’Eglise au Rwanda et du nombre encore limité de services à accomplir à la Mission. Certes, cette dernière était un chantier, mais celui-ci n’avait que deux principaux secteurs: la construction et l’agriculture. Ces deux domaines gardent encore aujourd’hui une grande importance dans la plupart des paroisses du pays.

Au fur et à mesure que les missionnaires recevaient des clients et que ceux-ci devenaient de plus en plus familiarisés à des différents travaux en cours à la Mission, il y eut “spécialisation des travailleurs. Nos recherches ainsi eue nos visites dans quelques Missions et nos entretiens avec quelques membres du clergé catholique au Rwanda ne nous ont pas permis d’estimer le nombre de personnes qui étaient engagés à remplir telle ou telle autre besogne. Souvent, nous avons remarqué qu’il y avait tendance de prendre la situation des années qui suivent l’avènement du roi Mutara III Rudahigwa (1931) et de vouloir l’appliquer à la période coloniale allemande. Le chiffre annuel des baptisés ne nous a pas été très utile dans ce domaine. Toutefois, si nous partons de l’hypothèse que ceux qui adhéraient à la Mission rendaient des divers services aux Pères Blancs, nous arrivons, grâce aux statistiques annuelles des baptisés, à évaluer l’importance numérique qu’avaient les missionnaires dans l’institution de la clientèle au Rwanda. En plus, ces données sur les baptêmes et donc sur le nombre de clients la disposition des missionnaires, nous aident à suivre le mouvement de l’implantation de la Religion chrétienne romaine parmi les Rwandais.