{:fr}Rien ne serait plus faux que de prétendre que les responsables de la Première République n’avaient pas une conscience aiguë de l’inadaptation de l’enseignement rwandais. Une des preuves en est qu’ils ont mis à l’étude plusieurs projets de réforme. Mais ils étaient enclins à chercher les remèdes dans une sorte de fuite en avant, en particulier dans une prolongation des études qui ne correspondait pas aux possibilités financières du pays et ne faisait que déplacer le problème vers le haut.

Sur proposition de l’UNESCO, le gouvernement rwandais a demandé au Ministère Fédéral de Coopération Economique allemand une étude globale du système d’éducation rwandais, afin d’aboutir à des propositions de réforme et de déterminer sur quelles bases l’assistance extérieure pourrait y contribuer. Le travail fut confié à une équipe de chercheurs du Bergstraesser-Institut de Fribourg-en-Brisgau composée de Th. Hanf, P. V. Diaz, W. Mann et J. H. Wolff.

Avec l’avènement de la Deuxième République en 1973 le ton est devenu encore nettement plus critique et il fut d’emblée question d’une réforme scolaire en profondeur. Au séminaire UNICEF à Nairobi on pouvait entendre :

« Le système éducatif actuel ne répond pas aux objectifs politiques, socio-économiques et culturels visés. Issu du régime colonial, il est analysé sans complaisance car il comporte des lacunes, des défauts, et n’est pas adapté à la conjoncture rwandaise. D’où l’idée d’une reforme dans le sens d’une recherche de l’efficacité qui justifierait les investissements à entreprendre. »

Les projets de réforme que la Seconde République a mis immédiatement en chantier s’appuyaient sur l’important rapport des experts présenté en 1973 et publié à Munich en 1974. Une première partie était consacrée aux problèmes immanents au système existant et à ses points faibles, et une deuxième partie explorait en quel sens il pourrait être remanié.

A propos de l’école primaire, le rapport Hanf reprenait des constatations formulées depuis des décennies dans pratiquement toute l’Afrique :

« L’école primaire rwandaise est exclusivement orientée vers une préparation à l’école secondaire. Les études primaires n’offrent aucun but sérieux ; elles sont concentrées uniquement sur l’éducation générale; elles offrent un programme où les matières relatives à la créativité et à la productivité n’ont que peu d’importance, et elles présentent, par conséquent, un caractère d’intellectualisme prononcé. Cependant, seulement une petite minorité de ces élèves, un sur seize, est admise à l’école secondaire. La majorité n’a pas d’autre choix que le retour à l’agriculture. Cela signifie que l’école primaire n’apporte à la plupart des élèves aucun bénéfice de formation pratique…

L’école primaire conçue pour continuer les études à un niveau plus élevé, n’assure en aucun cas l’ouverture d’esprit et l’intérêt pour une activité agricole. Au contraire, d’après les expériences faites, l’enseignement général des écoles primaires conduit les élèves – et cela pas seulement au Rwanda – à se détourner du milieu agricole sans que pour autant il leur soit donné la formation nécessaire et les possibilités pour entrer dans le secteur des activités modernes.

 Avec un brin d’exagération, on peut affirmer que l’enseignement primaire actuel est non seulement d’aucune utilité pour l’exercice futur d’une activité professionnelle, c’est-à-dire une activité agricole, à la plupart des élèves, mais leur fait même du tort. L’horizon des espérances et des exigences de l’écolier s’élève sans qu’il ait la possibilité de l’atteindre. Les connaissances acquises ne peuvent être ni appliquées ni converties ; aussi sont-elles soumises à une régression rapide.

La conclusion donc s’impose : non seulement l’école primaire actuelle au Rwanda n’est pas propice au développement, mais encore elle en freine même le cours. Elle dispense des matières d’enseignement que la plupart des élèves ne peuvent appliquer dans leur vie pratique. Cela doit conduire à la frustration et à la résignation. L’aspiration à la réalisation d’un désir se rapportant à une chose inaccessible est de nature à empêcher la réalisation du possible » .

Vu le manque grave de cadres supérieurs au lendemain de l’indépendance, on pouvait comprendre qu’on ait orienté l’enseignement secondaire principalement dans le sens d’une formation générale devant conduire à l’Université. Mais à long terme une telle option ne se justifiait plus, et il y avait intérêt à attacher davantage d’importance à l’enseignement secondaire professionnel, en particulier pédagogique, qui conduisait vers des emplois réels et répondait à un besoin pressant. Cela était d’autant plus vrai si le gouvernement envisageait une réforme du primaire, qui exigeait non seulement un personnel accru, mais surtout un personnel nouveau, ayant des compétences plus pratiques, une connaissance approfondie du milieu social et un entraînement pédagogique d’un style adapté. Un corps enseignant composé en majorité de personnes imbues d’éducation générale pouvait au contraire menacer sérieusement toute réforme. Selon le rapport Hanf, il convenait donc de revoir complètement l’orientation qu’avait prise l’enseignement secondaire général, trop unilatéralement dirigé vers l’enseignement supérieur et qui laissait démunis et privés d’une formation utilisable tous ceux qui ne pouvaient aller au bout du cycle.

La plupart des écoles de formation professionnelle de niveau moyen pouvaient être assimilées aux autres établissements secondaires, et la préparation au métier était hypothéquée par l’importance trop grande que l’on accordait à l’instruction générale. Les élèves avaient tendance à fuir vers les études supérieures puisqu’ils en avaient la possibilité, de sorte que ces écoles professionnelles fonctionnaient en réalité comme des établissements d’enseignement général. Par contre, les élèves qui voulaient réellement s’orienter vers un emploi technique ne trouvaient guère de place dans ce système. Les réformes de structure auxquelles on a procédé après l’indépendance, et qui avaient pour résultat d’abolir l’autonomie relative dont jouissait la formation professionnelle, se sont révélées néfastes. Non seulement la place tenue par cet enseignement était quantitativement faible, mais ses plans d’étude n’étaient pas adaptés au but qu’il était censé poursuivre du fait qu’ils étaient trop contaminés par les programmes des collèges classiques :

« Les parties de l’éducation générale au programme des écoles spécialisées ne sont point établies d’après des critères empiriques fonctionnels relatifs à l’activité professionnelle future, mais sont tout simplement reprises des branches de l’éducation générale du secondaire. En d’autres termes, elles reposent sur des conceptions déductives et normatives qui, dans les pays européens, ont peut-être une fonction dans le cadre d’une transmission des traditions culturelles de chaque pays, mais qui ne sont qu’en rapport vague avec les aptitudes et les activités professionnelles d’un agronome, d’un fonctionnaire administratif ou d’un technicien du Rwanda. Ce « biais » est particulièrement prononcé au profit d’un programme d’enseignement général dans les hautes études commerciales. Celles-ci étant, du point de vue organisation, liées aux branches professionnelles d’éducation générale, il en résulte un recrutement négatif des élèves aussi bien subjectif qu’objectif.Avec un brin d’exagération on peut constater : les écoles secondaires commerciales sont des branches de l’école secondaire générale pour les élèves sous-qualifiés avec des cours complémentaires de dactylographie » .

Les auteurs concluaient ainsi à une inadaptation fondamentale de la structure scolaire rwandaise pour résoudre le problème de la formation professionnelle, surtout dans le domaine agricole, et ce à tous les niveaux. Or ce n’était qu’en rendant la jeunesse professionnellement apte à exécuter les tâches nécessaires au développement que l’enseignement pouvait devenir un facteur de progrès. Ils montraient avec insistance les oppositions qui existaient entre les exigences économiques et les exigences politiques à l’égard de l’éducation, qui rendaient difficile, peut-être même impossible, une réforme de fond de l’école rwandaise.

En effet, en raisonnant en termes purement techniques et économiques, il aurait fallu en arriver à une stagnation quantitative, voire à une réduction de l’enseignement, afin de pouvoir investir les capitaux ainsi épargnés de manière productive pour un développement réel. Mais la population qui voyait en l’école un moyen de promotion individuelle, et les dirigeants qui voyaient en elle un instrument privilégié du progrès, faisaient pression sur le plan social et politique pour que le système évoluât en sens inverse, c’est-à-dire dans celui de l’expansion. Même dans le cas où les responsables rwandais percevaient clairement quelles exigences l’économie du pays posait à l’enseignement, il était rare qu’ils se résolvent à les satisfaire, car chez eux les préoccupations politiques l’emportaient sur le point de vue économique:

« De là résulte un immobilisme dans la politique de l’enseignement : en dépit de plusieurs études approfondies et des recommandations se basant sur ces études, il n’a été jusqu’ici procédé à aucune réforme des structures et du plan d’enseignement dans le système de l’éducation. Cependant, cet immobilisme est en fait une option politique : l’antagonisme entre ce qui est politiquement souhaitable et ce qui est économiquement nécessaire est de plus en plus marqué C’est le dilemme de la politique de l’éducation au Rwanda : l’incapacité de procéder à une réforme de l’éducation empêche de créer les principales conditions pour résoudre le dilemme de la politique du développement » (p. 158).

L’intérêt majeur du rapport Hanf, ce qui le distinguait de rapports antérieurs à caractère purement technique, c’est qu’il cherchait à tenir compte de tous les facteurs en présence, y compris des facteurs politiques avec leur composante sociologique et psychologique. Sa partie constructive présentait donc un intérêt de premier ordre, car il s’agissait là d’un effort de restructuration qui serrait d’aussi près que possible l’ensemble des données et cherchait à échapper à des perspectives purement technocratiques. La situation du Rwanda et les aspirations des différentes catégories de Rwandais étant ce qu’elles étaient, qu’y avait-t-il comme stratégie possible pour arriver à une refonte réaliste du système éducatif?

Il fallait d’abord tenir compte du fait que la population rwandaise aspirait très fortement à une scolarisation généralisée et n’aurait pas admis une de ces réductions ouvertes ou déguisées qu’on voyait en d’autres pays d’Afrique où l’on faisait franchement marche arrière. Si donc on ne pouvait toucher aux aspects quantitatifs, une stratégie nouvelle ne pouvait porter que sur les aspects qualitatifs et structuraux du système. Un pas énorme aurait pu être franchi si d’une école axée sur la consommation de biens culturels on avait pu passer à une école orientée vers la production, de manière à jouer dans le développement du pays une véritable fonction et à transmettre un savoir efficace, immédiatement applicable et générateur de changements profonds. Or, au Rwanda, une éducation adaptée au développement ne pouvait être, dans les circonstances dumoment et pour bien longtemps encore, qu’une éducation « ruralisée ». En effet, quels que fussent les efforts que l’on déployait pour créer des emplois dans le secteur moderne, la partie de la population occupée dans l’agriculture ne faisait qu’augmenter en valeur absolue, voire en proportion. Mais attention !

« Ruralisation ne signifie en aucun cas une formation purement agricole, mais une éducation orientée vers la maîtrise des problèmes du milieu rural. Une telle éducation renferme les éléments d’une maîtrise théorique du monde environnant, ainsi que des connaissances et des habiletés de nature artisanale et agricole se rapportant à chaque mode de vie concret » (p. 166).

Malheureusement l’expérience a montré que les programmes de ruralisation étaient le plus souvent voués à l’échec pour plusieurs causes. Le corps enseignant ne les acceptait pas et ne s’identifiait pas à eux, car la formation dispensée jusque-là aux instituteurs a visé essentiellement à en faire des « intellectuels » regardant de haut les considérations et les tâches matérielles et pratiques. La formation rurale n’est intervenue le plus souvent qu’au niveau post-primaire, alors que les enfants ont été imprégnés durant des années d’apprentissages purement intellectualistes et que leurs intérêts étaient déjà de ce fait orientés en d’autres directions. On s’en est tenu habituellement à de simples changements de programme sans passer aux applications. Une stratégie de l’enseignement rural devait donc mettre l’accent sur la formation d’un nouveau type d’enseignant et utiliser à plein l’école primaire avec les nombreuses possibilités qu’elle offrait.

Cependant, dans les écoles élémentaires du moment, les enfants étaient trop jeunes pour l’exécution de la plupart des travaux qu’il convenait de leur enseigner. Même si on était parvenu à modifier en profondeur le contenu de l’instruction donnée, l’âge de sortie aurait été trop bas pour que l’on pût espérer une mise en pratique effective des techniques apprises :

« Le dilemme structurel pour une éducation ruralisée au Rwanda se laisse préciser comme suit :

– Une éducation rurale efficace à l’âge scolaire actuel n’est pas possible pour des raisons physiques.

– Une éducation rurale post-primaire généralisée, basée sur un enseignement primaire partiellement rural n’est pas réalisable pour des raisons financières.

– Les connaissances et les techniques relatives à la vie pratique éventuellement acquises durant la période actuelle de l’école primaire, seraient exposées à une régression rapide, puisqu’elles ne seraient pas mises en pratique entre la fin des études et le commencement de la vie active.

Une stratégie pour une éducation conforme au développement doit, si elle se veut réaliste, s’attaquer à ce dilemme structurel. D’une part l’école primaire (ou une institution parascolaire correspondante) est la seule institution capable de dispenser un tel enseignement ; d’autre part, la structure d’âge empêche une éducation rurale effective à l’école primaire » (p. 171).

De ces considérations, les auteurs ont déduit des propositions de réforme visant à respecter à la fois l’option politique pour une éducation de masse et l’option économique pour une formation ruralisée : elles se traduisaient par la restructuration suivante :

1.Une école de base comprendrait quatre années de préparation avec un programme orienté vers le monde environnant, suivies de deux années consacrées à un entraînement, par l’action et la pratique, aux habiletés nécessaires à l’exercice de la profession agricole : une scolarité de six ans aurait donc pour but l’acquisition des mêmes connaissances générales qu’auparavant, mais sous une forme adaptée au milieu.

2.L’entrée à l’école serait retardée à 9 ans, la scolarité se prolongeant donc jusqu’à 15 ans.’

3.On supprimerait les redoublements et les départs prématurés, la possibilité étant laissée aux élèves qui ne peuvent suivre dans les matières générales d’aller jusqu’au terme des études grâce aux enseignements pratiques.

L’idée majeure était que l’enseignement pratique devait pouvoir être dispensé à un âge suffisamment avancé (entre 13 et 15 ans) pour qu’il puisse avoir un sens, un impact et une utilité réels.

Les auteurs ont prévu les principales objections qu’on ne manquerait pas de leur adresser : retard que connaîtra la scolarité secondaire, charge supplémentaire imposée aux familles du fait d’une présence prolongée des enfants à la maison, mais surtout absence d’éducation scolaire durant la période considérée habituellement comme la plus importante pour la formation de l’esprit et l’acquisition des mécanismes intellectuels de base (ailleurs ne préconisait-on pas l’instauration d’une éducation préscolaire ?). A ces objections furent opposés les arguments suivants :

-On ne peut considérer comme établi le fait qu’une scolarisation tardive entraîne des préjudices décisifs pour le développement de l’enfant. Beaucoup d’Africains célèbres et la plupart des Rwandais adultes du moment ne sont-ils pas entrés à l’école après neuf ans, les indications d’âge ayant toujours été fort incertaines ?

-De toute façon on ne peut avoir que des doutes quant à l’efficacité de l’école en place dans son rôle d’éveiller les esprits.

-La fixation de l’âge d’entrée à l’école en Europe et l’attention accordée à l’éducation préscolaire relèvent davantage de motifs historiques et sociologiques que de raisons proprement pédagogiques.

– Le retard dans la scolarité secondaire ne touche qu’une petite minorité, alors que dans le système en place c’est la majorité qui se trouve foncièrement désavantagée du fait qu’elle reçoit une éducation qui ne lui est d’aucune utilité.

– Ecole ruralisée ne signifiant pas école au rabais, l’orientation des matières vers le monde environnant est apte à stimuler bien plus intensément les facultés intellectuelles que l’enseignement livresque habituel. L’exécution de travaux manuels est aussi utile aux futurs privilégiés qu’aux autres.

– La population urbaine est encore minoritaire et il est rare que les mères exercent une activité professionnelle : garder les enfants deux ans de plus à la maison et les éduquer en famille ne représente pas pour elles une charge excessive.

– L’institution d’une école de base rurale et unitaire place vraiment toutes les couches de la population sur un pied d’égalité.

D’une étude approfondie du secteur extrascolaire public, le rapport Hanf a conclu à la nécessité d’une concertation des différents organismes concernés pour mettre fin à la multitude confuse d’initiatives et d’institutions qui se recoupaient et se chevauchaient. L’idée s’imposa qu’il serait sans doute plus efficace et plus économique d’édifier dans chaque commune un centre avec des fonctions spécialisées, pourvu d’un personnel qualifié, soumis à un seul organisme central et non à une multitude de ministères différents. Pour l’animation et la formation de la jeunesse non scolarisée les auteurs présentaient un projet de radio éducative dont les émissions pouvaient être utilisées par l’ensemble des institutions publiques et privées qui s’occupaient d’éducation de base.

En guise de conclusion, les experts allemands soulignaient à la fois l’urgence et les limites d’une telle réforme :

« Ce n’est que si la population comprend que tous les Rwandais ne peuvent pas être fonctionnaires et que, à long terme, le travail dans le secteur de l’agriculture déterminera la vie d’une grande majorité, que l’idée de l’école de base rurale pourra être acceptée. Il arrivera forcément un point où les dirigeants politiques du Rwanda seront obligés d’informer la population des possibilités de développement de leur pays de manière aussi modeste et aussi honnête que l’a fait le Président Nyerere en Tanzanie… Une réforme rationnelle de l’éducation est indispensable pour résoudre les problèmes de développement au Rwanda. Une telle réforme, toutefois, n’est pas une solution en soi des problèmes du développement. Si elle n’est pas réalisée, des développements négatifs dans l’économie et dans la politique sont à prévoir. Si elle a lieu, une des conditions pour le progrès socio-économique est assurée. Pour que ce progrès soit accompli dans sa totalité, cette réforme doit faire partie d’une série de mesures bien coordonnées de la politique de développement » .

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