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Poussée par un sens aigu de son destin, Dian inscrivit l’heure précise de la découverte de son camp qu’elle allait baptiser du nom de Karisoke, un composé des monts Karisimbi et Visoke. C’était le 24 septembre 1967, à 16 h 30 précises.

Si elle avait pu deviner jusqu’au bout la nature de ce destin, elle aurait noté aussi l’heure de l’apparition, ce soir-là,d’un étrange troupeau de bétail et de deux bergers Watusi qui conduisaient lentement leurs animaux à travers la prairie et le petit cours d’eau qui coulait près des tentes. Ou alors, elle aurait marqué le moment de l’arrivée de deux braconniers Batwa, armés de flèches, de lances et d’arcs, et qui s’étaient proposé de montrer à Dian l’emplacement d’une famille de gorilles, à quarante-cinq minutes de distance du camp.
Dian choisit d’ignorer les bergers dans l’immédiat, mais eut du mal à décider s’il lui fallait chasser les braconniers du camp ou bien accepter leur offre. Elle finit par les suivre sur la piste des gorilles, mais leur lança un avertissement sévère disant que, dorénavant, elle ne tolérerait pas la présence de troupeaux ou le braconnage dans la partie du parc qu’elle occupait.

Cette nouvelle fut sans doute accueillie avec scepticisme aussi bien par les Tutsi que par les Batwa. Les deux tribus parcouraient les pentes des Virungas depuis des temps immémoriaux : les Tutsi se servaient des prairies et des bois comme lieux de pâturage et les Batwa chassaient partout, utilisant la viande et les peaux pour leur propre usage ou pour les vendre aux fermiers d’en bas, les Hutu.

Le parc était légalement interdit aux chasseurs et aux bergers depuis sa création par les Belges, quelques dizaines d’années plus tôt. Mais les tribus montagnardes s’étaient arrangées avec les gardiens du parc qui étaient mal payés pour leur fournir, en échange de

leur complicité, de la viande, du lait et même de l’argent. Malgré ce pacte tacite, Dian décida que le règlement du parc devait être renforcé’. Elle était si intraitable à ce sujet qu’elle fut très vite en désaccord avec Alyette de Munck et Rosamond Carr.

« Vous devez tenir compte des traditions des habitants, conseillait Alyette. Ils dépendent de ce qu’ils peuvent tirer de cette terre. Soyez juste avec eux. »

Dian ne se laissait pas fléchir. « Les Batwa sont de purs et simples braconniers, disait-elle. Ils installent partout des pièges pour les antilopes et les hyrax, mais le pire est qu’ils finissent par attraper aussi des gorilles. Je sais très bien que les adultes peuvent s’en échapper, mais ils en sortent infirmes pour le reste de leur vie. Et nous savons tous que certains braconniers tuent délibérément des gorilles pour les débiter sous forme de souvenirs aux hordes de touristes assoiffés de trophées et qui exhibent, dans leurs salons, des mains de gorilles desséchées en guise de cendriers. Les braconniers attrapent aussi des bébés gorilles pour les vendre aux zoos. Il faut que la réglementation du parc soit renforcée, sans quoi il ne restera plus de gorilles ni ici ni ailleurs. »

Les protestations de Rosamond Carr n’eurent pas plus d’effet sur ce que Dian pensait des bergers Tutsi.

« Les bergers ruinent l’habitat parce qu’ils ont trop de bêtes, Rosamond. Ils en possèdent dix fois plus qu’il ne leur en faudrait, par pur prestige. Ils en ont tellement que la terre, piétinée par les animaux, semble avoir été labourée. Ils écrasent les plantes que les gorilles mangent, les coupent de leurs lieux d’approvisionnement et les forcent à se réfugier sur les hauteurs froides et humides où ils finissent par attraper des pneumonies. Ces altitudes sont mortelles pour eux. Il faut que les Tutsi réduisent la quantité de leur bétail et les fassent paître hors des limites du parc. »

A travers son désaccord avec Alyette et Rosamond, Dian comprit que très peu de gens accordaient la priorité à la survie des gorilles. Mais elle resta inflexible.

Je suis arrivée aujourd’hui dans un camp de braconniers déserté. Un chien efflanqué gardait l’entrée d’une hutte adossée à un grand hagenia. Les seuls autres signes de vie étaient des traces de pas fraîches dans les deux sens de la piste. Une antilope fraîchement tuée était posée sur le toit de la hutte. Je l’ai offert au pisteur en guise de compensation et pour qu’il m’aide à détruire les soixante tiges de bambou préparées par les braconniers pour en faire des pièges. li s’est mis à la tâche avec bonne volonté, m’aidant à briser les grosses tiges. Après avoir détruit les pièges potentiels, je suis entrée dans la hutte où j’ai trouvé un grand sac de millet dont j’ai éparpillé les grains aux quatre vents, des cordes spécialement tissées pour les pièges et quelques chungas, des pots en fer pour la cuisine. Je n’ai pas l’âme d’un voleur, mais je veux rendre la vie difficile aux braconniers et je n’ai donc pas hésité à embarquer tout ce matériel sur le dos de mon Africain. Nous avons quitté le camp, apparemment sans nous être fait remarquer, à l’exception du chien qui nous regardait d’un air malveillant, à travers le feuillage. Je crois que les braconniers étaient alignés près de lui et regardaient, mais peu importe. J’ai tout de même laissé les haillons rouges que l’un d’eux avait mis à sécher au soleil. Je ne suis pas encore réduite à voler les habits d’un homme !

 Alyette de Munck, qui connaît l’Afrique depuis sa naissance, m’accompagnait. Bien que ce continent lui ait fait perdre ses enfants, rien ne peut entamer son amour pour cette terre et même le mot amour est trop faible pour qualifier cette union. A cause de ce camp de braconniers, une banale promenade d’après-midi – marquée par la beauté d’un fleuve coulant au fond d’une jungle, parmi les orchidées sauvages et les lianes – s’est transformée en une querelle entre nous deux.

Pendant que j’étais en train de casser, un à un, les pièges en bambou, elle s’est tenue à l’écart et m’a demandé de quel droit, moi, une Américaine qui n’étais là que depuis quelques mois, j’empiétais sur les droits des Africains dont c’était le pays. Je continuais à casser les pièges tout en ne pouvant m’empêcher d’être d’accord avec elle. L’Afrique appartenait bien aux Africains.

Mon amie continuait à plaider leur cause.

« Ces hommes ont le droit de chasser. C’est leur pays ! Vous n’avez pas le droit de détruire leurs efforts. ›..›

Elle a peut-être raison. L’Africain qui vit près des limites d’un parc n’a pas d’autre choix que le braconnage, s’il veut vivre et se nourrir. Mais en même temps, pourquoi fermer les yeux quand un homme transgresse une loi, pourquoi ne pas prendre des mesures contre lui ? L’homme qui tue des animaux aujourd’hui tuera demain les gens qu’il trouvera sur son chemin. Il reconnaît bien l’existence d’une loi qui le lui interdit, mais si cette loi n’est pas appliquée, il est libre d’agir à sa guise. S’il est en mon pouvoir de la mettre en application pour empêcher le meurtre des animaux, je dois le faire. Et c’est ainsi que j’ai continué à casser le bambou, ce piège efficace et flexible du dernier gibier en Afrique.

Dian et Alexie s’écrivaient de manière aussi imprévisible que l’étaient leurs relations ; elle, par intermittence, lui, de plus en plus souvent et avec la conviction qu’elle le suivrait là où il déciderait d’aller.

Les dernières lettres d’Alexie parlent de quitter Notre-Dame et d’aller à Chicago pour y préparer un doctorat en religions comparées. Il s’attend à ce que je revienne rapidement aux États-Unis pour vivre avec lui à Chicago, après nous être unis par les liens sacrés du mariage. Dès l’obtention de son diplôme, ses recherches doivent nous mener en Amérique du Sud ou en Afrique du Nord où nous continuerons à être heureux. Malheureusement, on dirait que j’ai perdu mes lunettes roses, alors qu’il semble avoir gardé les siennes.

A la recherche d’alliés, Alexie restait en contact avec les Price, et les aventures effrayantes dont Dian et les Munck furent les victimes au Congo les poussèrent à agir.

Au cours des derniers jours de septembre, Alexie rencontra les Price à New York. On acheta une bague de fiançailles, un billet d’avion et Alexie fut investi d’une mission de sauvetage, celle de ramener Dian à la civilisation. En prenant l’avion, il était convaincu que, mise au pied du mur, Dian choisirait le mariage et abandonnerait ses recherches.

Mais en la retrouvant dans son camp, sur la montagne, il fut horrifié. Vêtue de jeans déchirés et d’un vieil anorak, les cheveux emmêlés par la pluie, les yeux écarquillés d’étonnement, elle avait l’air d’une créature barbare, sortie de la jungle.

Alexie lança son ultimatum — moi ou les gorilles — et fut stupéfié par le refus de Dian. Il insista.

« Marions-nous, dit-il, et je renoncerai à l’université. Nous irons en Rhodésie et nous nous occuperons de la ferme. Je ne veux plus que nous soyons séparés. »

Dian était inflexible.

—C’est impossible, chéri. Tu renoncerais à trop de choses. Nous avons tous les deux des projets à réaliser.

—Nous pouvons les réaliser ensemble. Si tu dois rester ici, je pourrais, par exemple, y rester aussi… pendant un an… et à condition que nous partions après…

—Ce n’est pas possible, Alexie. Retourne préparer ton doctorat. Faisons ce que nous avons à faire. Peut-être d’ici à deux ans, nous verrons mieux comment les choses vont tourner.

Alexie quitta le camp, malheureux et humilié. Arrivé à Kisoro, il écrivit une lettre d’adieux à Dian et la confia à Walter Baumgartel. Dans cette lettre, il lui disait qu’elle était libre de garder la bague ou de la jeter dans le petit ruisseau, près du camp. Ses derniers mots étaient : « Tu m’as vu pleurer, ma chère, et c’étaient les dernières larmes que je verserai jamais pour toi. »

Tout en étant soulagée par la conclusion de cette histoire, Dian ne pouvait s’empêcher de se défendre.

Il est arrivé ici comme le chevalier Galaad, mais qui lui a demandé de me sauver ? Il s’est mis à tout critiquer : il a dit que les Rwandais me détestaient, qu’ils m’appelaient une femme sauvage et voulaient que je parte, que je rendais la vie impossible à ma mère. Tant et si bien qu’il m’a forcée à le chasser.

Elle raconte une partie de l’histoire à Leakey qui lui répond : « Je suis ravi de savoir que vous avez trouvé un bel emplacement avec plein de gorilles sur le Karisimbi et j’espère que tout va bien marcher dorénavant. J’espère surtout que le jeune homme envers qui vous avez été grossière a compris que vous ne voulez pas de lui dans votre vie. Vous avez des choses tellement importantes à faire. »

Au cours des semaines suivantes, Dian trouva deux autres familles de gorilles, ce qui signifiait qu’elle avait virtuellement à sa disposition un groupe à observer n’importe quel jour de la semaine.

La réussite touchait aussi d’autres aspects de sa vie.

Elle était en train de finir un article pour la National Geographic. Trois éditeurs lui avaient écrit pour lui proposer de préparer un livre sur ses expériences avec les gorilles. L’université de Cambridge, en Angleterre, acceptait sa demande d’inscription à un doctorat, sur base de ses notes de recherches préliminaires. Elle se préparait à y passer le premier semestre de l’automne 1968.

En attendant, elle se délectait à la vision des Virungas.

J’ai fait un grand travail d’observation dans la région des volcans. Et cela m’a permis de voir les paysages les plus fantastiques dont j’aie jamais rêvé. Hier, j’ai découvert un fleuve qui se jette du haut du mont Karisimbi vers le Congo, en une série de cascades spectaculaires… J’ai vraiment eu l’impression d’être la première Blanche à le contempler et, ce jour-là, j’ai renoncé à chercher des gorilles.

Malgré les difficultés matérielles et l’isolement, Dian commençait à tirer une grande satisfaction de sa vie de solitaire. Elle s’observe dans une série de rêveries, à la fois très imagées et méditatives.

Je dois dire que, malgré les fuites, ma tente en toile est un gîte heureux. Quand la journée est claire, elle rayonne au soleil du matin et m’annonce les aubes pluvieuses en s’assombrissant légèrement. J’ai la chance d’avoir un serveur de thé qui, en dépit de mes jurons matinaux, me sert ponctuellement mon thé à six heures. Il frappe un coup au mât de la tente avec le couvercle de la théière et se sauve. Ce n’est pas une heure aussi aberrante, c’est même le moment du réveil dans la plupart des pays, mais je pense que je commence à devenir une vieille dame, et c’est une heure qui me paraît bien matinale.

 Lorsque la lune est pleine, c’est un sacrilège que de rester à l’intérieur de la tente. Dehors, c’est l’appel du violet, des sommets enneigés irisés et du dessin dentelé de la mousse et des feuilles contre le ciel bleu argent. La silhouette particulière de chaque arbre se profile à la lueur de la lune : certains sont sinistres, d’autres comiques, mais aucun n’est banal et n’appartient au monde diurne. Walt Disney serait heureux d’y rencontrer Pluto, un hypérium dont les extrémités moussues ressemblent exactement à ce personnage. Mais tout ce paysage est différent pendant le jour.

 Ces soirs-là, il suffit de sortir de la tente pour être happé par ce qui se passe dehors. Inévitablement, le mamelon enneigé du Karisimbi brille et le scintillement de ce triangle se marie avec les défenses de l’éléphant solitaire, errant près du ruisseau, à côté de la tente. Lorsque je sors, au clair de lune, il lève ses défenses et barrit comme pour dire que la nuit lui appartient et que je suis une intruse. Quand cela arrive, je renonce à la silhouette des arbres, à la phosphorescence argentée du Karisimbi et à la lueur dorée de mon feu de camp parce qu’il est vrai que la nuit appartient aux animaux et que je suis une intruse. Mais en même temps, je me demande pourquoi l’éléphant et le buffle rôdent autour de mon camp, ces nuits-là. Est-ce parce qu’ils se sentent plus en sécurité, ou bien le spectacle de la lune les rend-il, comme moi, inconscients des dangers potentiels ?

Dans ces moments-là, je ressens la nécessité de pister l’éléphant solitaire pendant qu’il se gratte et se nourrit le long de la prairie. Il semble ne pas entendre ma voix et n’accorde aucune attention à ma personne ou à mon ombre, alors qu’il est à portée de ma main. Mais les buffles ne sont pas si émus par la lune. Ma présence est signalée par des ronflements et des beuglements avant même que j’aie pu distinguer leurs yeux jaunes à la lisière de la prairie.

Et pourquoi, ces nuits-là, le Visoke choisit-il toujours de voiler sa face médiocre avec des nuages, alors que le Karisimbi et le Mikeno tendent leurs splendides sommets vers la lune comme pour tirer le meilleur parti de ses reflets argentés ? Et pourquoi les hiboux et l’hyrax refusent-ils de se joindre à la litanie nocturne lorsque le ciel brille d’un éclat argenté ? Ils se taisent comme pour laisser la place au murmure du ruisseau, au ronflement des buffles et au barrissement de l’éléphant. Ils se ménagent pour les nuits sombres comme s’ils savaient que leur présence était superflue par les nuits de pleine -lune.

 A travers une ouverture entre les arbres de la prairie, j’arrive à voir les gros nuages de pluie qui couvrent la vallée pendant que la lune brille ici. C’est dommage que ceux qui sont au-dessous de moi ne puissent la voir ainsi, mais, à mon tour, je ne vois pas le soleil comme ils le voient.

 Pourquoi tous les romans africains commencent-ils par « C’était une nuit chaude, la lune était pleine, l’hyène poussait son appel, les moustiques grouillaient », etc. ? Pourquoi dois-je m’excuser en disant qu’il fait toujours froid ici ? En réalité, j’ai de la chance de voir la lune et quant au moustique, la brave bête qui grimperait jus-

qu’au Karisoke serait bien courageuse. Je présenterais mieux les choses en disant que je suis un être non commercial : ma tente est propre, je prends un bain tous les soirs et je ne participe pas à un safari au Kenya. Je vois plus de plaies et de cas de lèpre chronique que le Dr Schweitzer, mais je ne suis sûrement pas une missionnaire…

 Hier, j’ai suivi mon programme habituel : six heures d’ascension et de descente dans des ravins, sur des pentes inclinées à 70 pour 100. Au-dessus du plus terrible d’entre eux, j’ai crié comme un bébé qu’on baptise parce que je suis agoraphobe, j’ai peur du vide. Je me demande si je ne me suis pas trompée de métier. Je commence à le penser à cause de mon incapacité à contrôler ce vertige des hauteurs.

 Les gens souffrent de peurs diverses : certaines sont justifiées, d’autres sont imaginaires, certaines éveillent la sympathie et sus- citent l’attention. Mon agoraphobie n’est pas un moyen d’attirer l’attention surmoi, elle est réelle. C’est le seul point où je manifeste

un véritable courage, alors qu’on me félicite pour mon travail au Congo et avec les gorilles. Le seul danger auquel je dois vraiment faire face, dans ce travail, est le risque de glisser sur une pente rocheuse et moussue qu’un petit enfant pourrait enjamber, mais qui me laisse tremblante et sans force.

Dans son isolement, Dian pense plus souvent à son père, George Fossey. Elle garde toujours cette photo de lui en uniforme de marin. En grandissant, Dian avait eu l’occasion de le rencontrer quelques fois. En 1959, elle avait fini par recevoir une lettre de lui, à Louisville, et une correspondance sporadique s’était établie entre eux. Parfois, elle lui écrivait de Karisoke, épanchant son coeur à cet étranger qu’elle aimait d’instinct.

J’ai reçu une autre lettre de papa. Il ne se sentait pas bien, mais sa femme semble s’occuper de lui. Je me demande ce qu’il penserait des Virungas. Il a toujours aimé les grands espaces, mais n’a jamais eu l’occasion d’en profiter vraiment. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je suis ici…

 A la fin de l’année 1967, Dian écrit à Leakey :

« J’ai du mal à imaginer qu’une année vient de s’écouler depuis mon arrivée au Congo, alors que je n’ai même pas fait la moitié du programme que je m’étais imposé. J’ai accumulé 485 heures d’observation, dépassant ainsi Schaller, mais je reste encore en deçà de mes espérances. Maintenant, je suis impatiente de savoir ce que les prochaines 485 heures m’apporteront, et j’espère que j’en saurai deux fois plus que maintenant.

« Il y a deux semaines, j’ai établi quelques bons contacts avec le Groupe 8. Mais c’était à six heures de distance du camp et sur le territoire congolais, je ne pouvais pas m’avancer plus loin. Le jeune adulte, Peanuts, et le noir-noir, Samson, se sont approchés à quatre mètres de moi. Comme au cours de notre premier contact, ce petit groupe de six membres était calme et réceptif, et leur comportement d’attaque était réduit au minimum, rai pu suivre aussi pendant deux jours, un dos argenté, gravement blessé, — le troisième dominant du Groupe 4 — après quoi j’ai perdu sa trace. Mais les traces que j’ai relevées aujourd’hui montrent qu’il a repris suffisamment de forces pour suivre son groupe, bien qu’avec une journée de retard. J’ai enregistré aussi quelques très bonnes séquences de jeu de ce groupe, autour de l’Oncle Bert, le dominant argenté, et d’autres membres plus jeunes. »

L’observation des jeux avait une importance particulière. Dian commençait à penser qu’il s’agissait là d’un aspect de la vie quotidienne des gorilles que les humains n’avaient pas encore découvert et dont ils ne mesuraient pas toute la portée. Les gorilles ne jouaient jamais en présence d’observateurs et le fait que Dian ait pu les voir prouve la confiance qu’ils avaient en elle. Mais il restait un problème, celui de la présence d’intrus qui la gênaient dans ses observations. C’est ce qu’elle écrit à Leakey : « Le 23 janvier, j’irai à Kigali pour faire prolonger mon visa et renouveler le permis de travail dans le parc. A cette occasion, j’ai l’intention d’adresser Une requête urgente au ministère pour qu’il intervienne auprès des braconniers dont la présence et celle de leurs troupeaux a dépassé le seuil de tolérance. Depuis la fin de la saison des pluies, il y a un afflux de bétail et d’hommes, et les mugissements des uns et les cris des autres ont fait fuir les gorilles, à l’exception d’un groupe qui s’est réfugié au sommet du Visoke. C’est une situation déplorable. »

A la suite de cette requête, l’Office rwandais du tourisme et des parcs nationaux (PORTPN) prit l’engagement de doubler les patrouilles effectuées par des gardes armés et accorda à Dian la permission de faire appel à ces gardes pour chasser du parc les bergers et leurs troupeaux. Ce qu’elle fit immédiatement en leur demandant d’évacuer le bétail qui se trouvait sur les pentes du Visoke. Mais comme elle l’explique à Leakey, « les gardiens ne vivent pas dans le pare et ne montent ici qu’une fois par mois ou lorsque je les fais venir. Malheureusement, la semaine dernière, en montant ici, le conservateur du parc et un garde ont été attaqués par des bergers qu’ils ont rencontrés sur la piste inférieure. La tête du garde a été presque écrasée et depuis, leur enthousiasme pour surveiller cette région s’est un peu refroidi ».

Elle avait aussi quelques problèmes avec les travailleurs africains du camp, mais elle maîtrisait mieux la situation maintenant.

Un de mes deux pisteurs a augmenté sa consommation de haschich et m’a rendu la vie impossible en novembre et décembre. C’était un excellent pisteur et j’ai regretté d’avoir à m’en défaire, mais il devenait trop violent. 11 est revenu la semaine dernière et j’ai dû tirer au-dessus de sa tête pour le chasser. Il est reparti aussitôt. J’ai envoyé un rapport à M. Descamps, un conseiller belge auprès des autorités du parc, faisant état de mon usage d’un revolver. Il m’a envoyé un mandat d’arrêt pour cet homme, au cas où il reviendrait.

Dian devait faire face à deux autres problèmes : ses petits maux et sa notoriété croissante.

En avril 1968, elle attendait avec impatience la décision de Leakey en ce qui concernait sa participation à un symposium sur les primates et qui se tiendrait au mois de juin, aux États-Unis.

« L’une des raisons mineures pour lesquelles j’aimerais aller aux États-Unis est que mes dents commencent à. pourrir. J’avais utilisé la plupart de mes économies à les faire soigner avant mon départ, pour éviter ce genre de désagrément. Un de mes amis américains pourra les soigner plus vite et moins cher qu’ici. Mais encore une fois, ceci n’est pas une raison pour faire le voyage, ce n’est qu’une motivation de plus. En attendant, je protège ce qui reste et couvre mes gencives d’un produit que mon garçon de tente m’apporte toutes les semaines de son village. Même si cela ressemble à un mélange de merde et de poussière d’aspirateur, cela soulage ma douleur. »

Dans la même lettre, elle écrit : « Une bonne femme anglaise, une psychiatre, a essayé de monter ici, mais Descamps l’en a empêchée. Elle est revenue à Kigali en répandant sur mon compte des histoires: il paraît que je me fais prendre et embrasser par des gorilles. Et maintenant, l’ambassadeur américain s’attend à ce que je  sois internée d’un jour à l’autre… Descamps a renvoyé quatorze autres personnes, surtout des curieux et des missionnaires du Rwanda. Cela me met hors de moi et je ne pense pas que Descamps doive s’inquiéter de me protéger du public. »

Le mois suivant, Dian reçut une réponse de Leakey, lui annonçant qu’il avait trouvé des fonds pour l’envoyer aux États-Unis pour le congrès. Aussitôt, à des lieues de sa prairie, elle se mit à imaginer ce qu’elle raconterait à ses amis de Louisville, entre deux séances chez le dentiste.

Puis, un télégramme d’Alan Root lui annonça son arrivée à Karisoke, en juin, pour préparer un film sur le camp, commandé par la National Geographic.

Le regret de renoncer à la conférence fut tempéré par la promesse de Leakey de lui payer un voyage de consolation, au mois d’octobre de la même année.

Avant l’arrivée d’Alan, la vieille tente de Dian fut remplacée par une cabane de quatre mètres sur sept, composée de deux pièces, et grossièrement construite avec du_ bois revêtu de tôle ondulée. Le projet avait été lancé, financé et surveillé par Alyette de Munck. Dian avait peint l’extérieur de la cabane en vert pour qu’elle se fonde dans le paysage et avait décoré l’intérieur de tissus, de peaux, de masques et d’autres objets de l’artisanat local. Des rideaux jaunes étaient accrochés à la grande fenêtre de la façade et l’ensemble dégageait un air de permanence. Karisoke n’était plus un simple nom, mais un lieu réel.

 

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