Modification Du Système D’Enseignement Rwandais Des Années 1960-1970
{:fr}Si la Première République a bouleversé les institutions scolaires, elle ne s’est pas attaquée à une réforme d’ensemble de l’enseignement à proprement parler. Cependant, des modifications furent introduites dans le système hérité de la colonisation belge et plusieurs institutions nouvelles furent créées. La mixité des classes devint de règle au niveau primaire.
- L’enseignement primaire
En 1967, le ministre de l’Education Nationale A. Makuza a défini en ces termes le dilemme, voire l’impasse, devant lesquels il était placé :
« Ou bien ouvrir autant de classes et fournir autant de maîtres qualifiés qu’il faut pour répondre à la demande de scolarisation ; ou bien n’accueillir à l’école que le nombre d’enfants qu’elle est en mesure d’instruire dans les conditions normales. La première solution est malheureusement impossible pour des raisons financières évidentes ; le seconde s’avère politiquement impossible à réaliser, face à la pression sociale de la population qui tient, à juste titre, au développement de la scolarisation. »
Introduction de la double vacation
Pour répondre à un afflux considérable d’élèves et traduire rapidement dans les faits le principe d’un enseignement gratuit et obligatoire, le système de la « double vacation » fut instauré dès 1961-1962. Dans les quatre, puis seulement dans les trois premières classes primaires, chaque maître devait enseigner à un double contingent d’élèves, un le matin et l’autre l’après-midi, en alternance d’une semaine à l’autre. On espérait pouvoir ainsi alphabétiser toute la jeunesse du pays en cinq ans.
« En ces années héroïques, écrit B. Paternostre de la Mairieu, ce nouveau système fut adopté d’enthousiasme. Et sa portée fut tout de suite spectaculaire : le nombre des enfants du primaire passe de 160 000 en 1960-61, à 217 000 en 1961-62, puis 280 000 en 1964-65, et 409 000 (dont 43 % de filles) en 1969-70″ (les chiffres ainsi tirés du Rapport d’exécution du premier plan quinquennal divergent quelque peu de ceux qu’on trouve par ailleurs).
Au début des années 70, l’effectif moyen par classe se serait chiffré autour de la quarantaine, ce qui était raisonnable quand on le compare à ce qui pouvait s’observer en d’autres pays.
Cependant, le système de double vacation:« ne donna pas dans les années suivantes tous les fruits qu’on en attendait. D’abord parce que les maîtres étaient pour la plupart d’une formation pédagogique insuffisante ; ensuite parce que, avec un temps d’imprégnation scolaire réduit de moitié, le contenu de l’enseignement n’avait pas pu être amélioré et mieux adapté aux nécessités du développement harmonisé de la société rwandaise ; et enfin parce que les moyens matériels avaient au départ fait gravement défaut. Durant l’année scolaire 1963-64 en particulier, la situation des écoles primaires devint effectivement misérable : un livre, une ardoise pour plusieurs élèves (les réserves de matériel étant épuisées), des classes dépourvues de craies et de touches, des bâtiments commençant à s’effriter ».
Le système de la double vacation a été beaucoup discuté au Rwanda comme ailleurs en Afrique. Tout n’y est pas négatif. S’il permet d’avoir des effectifs plus réduits, si l’on veille à ce que les maîtres ne soient pas surchargés et qu’ils aient encore le temps de se livrer à des activités sociales normales pour un enseignent en milieu rural, si l’on introduit des méthodes d’enseignement véritablement dynamiques et efficientes, si en dehors de l’école les enfants sont encadrés par des mouvements de jeunes ou des activités périscolaires, l’expérience montre que la double vacation est parfaitement défendable, même à titre définitif. Elle permet à l’enfant de rester plus proche de son milieu et de continuer à participer aux activités familiales. Que de temps ne perd-t-on pas avec des classes aux effectifs insensés avec lesquelles aucun travail tant soit peu efficace n’est possible !
Essais de restructuration
En 1962, le gouvernement décida de mettre fin au système des « écoles de parents », créées après 1954 sur la suggestion de Mgr Déprimoz et entretenues par les seules familles en dehors du réseau d’enseignement ordinaire. Pas moins de 700 classes furent ainsi intégrées dans le système général et prises en charge par l’Etat. Cette mesure répondait au souci d’assurer l’égalité de tous devant l’école. Malheureusement, elle arrêtait du même coup une expérience qui aurait pu se révéler du plus haut intérêt, voire inspirer le système dans son ensemble, si elle avait été convenablement orientée et soutenue, car elle reposait sur l’initiative de la population et son dynamisme en vue de prendre activement son destin en mains. Les Etats ne pèchent-ils pas souvent par volonté d’uniformisation, par absence de pragmatisme et en se laissant guider par des valeurs illusoires ?
Les programmes prévoyaient quels cours devaient être dispensés sans en préciser la répartition horaire. Des manuels véritablement adaptés ne furent conçus que tardivement. Un enseignement pratique était quasiment impossible à dispenser.
En 1964, une mission de l’UNESCO suggéra que l’on procédât à nouveau à une division de l’enseignement primaire en deux cycles, un premier d’alphabétisation de quatre ans, et un second de deux ans. La mesure fut adoptée, et entre les deux un examen fut prévu pour sélectionner les élèves aptes à poursuivre des études secondaires, qui seuls devaient être admis en cinquième année. Mais cette résurgence de la réforme de 1948 fut à nouveau supprimée en 1966, de sorte que la distinction entre les deux cycles devint purement nominale. Un concours, ayant lieu au plan national partout simultanément, fut institué à l’usage de tous les élèves sortant de sixième primaire pour décider de la poursuite de leurs études. Les classes de septième préparatoires au secondaire furent supprimées en principe, mais on les retrouvait dans les petits séminaires et sous une forme déguisée dans la filière gréco-latine.
L’enseignement restait, sauf exceptions d’autant plus méritoires, terriblement formel, abstrait, passif, livresque, fondé sur la copie, la mémorisation, la récitation en choeur, un verbalisme creux et le psittacisme. Je me souviens qu’en me promenant un jour dans les environs de Butare j’ai rencontré un groupe de tout jeunes écoliers qui revenaient de classe. Je leur demandai ce qu’ils avaient appris ce jour-là. Ils me montrèrent leurs cahiers, et la leçon du jour s’intitulait « l’orographie du Rwanda« . Sur la page d’avant il était question d’hydrographie« . Dans un autre cahier je trouvai des exercices de « phraséologie ». Je dois avouer que, étant médiocre helléniste, je me précipitai en rentrant sur mon dictionnaire pour savoir ce que voulait dire « orographie »… Les leçons de géographie, ou d’histoire, ou de grammaire étaient méthodologiquement calquées sur celles de catéchisme : on pose une question et la réponse fuse, de préférence collective.
La question des langues
Il y eut des fluctuations dans l’usage respectif du kinyarwanda et du français. La question fondamentale était de savoir à quel moment le français devait être introduit : dès la première année ou en cours de route ? En 1975, le rapport Pujolle notait :
« L’enseignement est dispensé en kinyarwanda dans les 4 premières années ; pour les années 5 et 6, les deux langues, français et kinyarwanda sont utilisées ; la langue nationale se généralise depuis que les épreuves de calcul et d’éducation civique de l’examen d’entrée dans le secondaire sont rédigées en kinyarwanda ».
Différentes expérimentations ont été tentées. Voici comment en 1976 M. Tiran, un spécialiste de la question, décrivait de son côté une situation légèrement différente :
« En troisième année primaire les maîtres utilisent la méthode Tranchart Français par méthode directe, ouvrage fondé sur de sérieuses recherches linguistiques, mais malheureusement peu adapté, puisqu’il n’est qu’un résumé d’un livre destiné aux petites écoles marocaines. On peut reprocher encore à cette méthode de ne donner aucune part à l’écrit, alors que les élèves rwandais apprennent l’écriture du kinyarwanda en première et deuxième années primaires.
Brusque changement en quatrième année, pendant laquelle les élèves sont mis en contact avec une méthode traditionnelle, trop livresque qui, par rapport au Français par méthode directe, fait appel presque exclusivement à l’écrit. A ce défaut vient s’ajouter celui d’une méthode parfaitement inadaptée aux écoles primaires rwandaises, puisque Matins d’Afrique est un ouvrage destiné aux classes d’Afrique de l’Ouest, ce qui a pour conséquence de mettre le petit Rwandais en présence d’un vocabulaire dont il n’aura jamais à se servir, et qu’il ne peut saisir. Cette méthode inadaptée, qui se poursuit en cinquième et sixième années, n’a donc pour effet que d’enfermer l’élève rwandais dans un monde tout à fait factice à l’intérieur duquel il devient incapable de s’exprimer tant sur le plan de l’oral que sur le plan de l’écrit. Méthode inadaptée également aux réalités de la vie rwandaise, qui n’est fondée sur aucune étude préalable du milieu, mais que l’on continue d’employer à cause de l’obsession de l’examen national en fin de primaire, par lequel il sera possible à l’enfant d’accéder au secondaire, « porte ouvrant sur une vie meilleure ». »
Le fait que l’on ait fait précéder l’apprentissage écrit du français par son apprentissage oral représentait cependant en soi un pas en avant considérable : enfin on s’apercevait qu’une langue est d’abord faite pour être parlée, et que le code écrit ne peut venir logiquement qu’en second lieu.
La formation du personnel
Pour pallier le manque de personnel enseignant qualifié pour le primaire, on entreprit en 1963 une formation d’urgence de moniteurs et de monitrices auxiliaires en un cycle de deux ans après la première année du secondaire. Cette formation courte s’ajoutait aux cycles de cinq et de sept ans déjà mis en place dans les écoles normales inférieures et moyennes. En 1964 fut créé à Butare avec l’aide de la France un centre de formation pédagogique dont le but originel était de préparer en six mois de stage d’anciens responsables d’écoles aux fonctions d’inspecteurs de secteur. La même année fut également fondée au ministère, avec l’aide de l’UNESCO, le Centre de Documentation et de Recherches Pédagogiques, éditant la Revue pédagogique. Il fallait malheureusement constater que beaucoup d’enseignants ne voyaient dans leur difficile fonction, mal rémunérée, dépouillée de son ancien prestige, qu’un pis-aller dans lequel ils ont été embarqués par la force des choses, et ils s’en trouvaient gravement démotivés.
Après avoir cherché, dans une première phase, à étendre quantitativement le réseau scolaire à tous les niveaux et à intensifier l’emprise de l’Etat sur renseignement, les responsables de la Première République prirent également conscience de l’inadaptation qualitative de certaines structures et du contenu même des programmes. L’enseignement était encore trop unilatéralement orienté vers l’entrée en secondaire, et celui-ci vers l’entrée dans le supérieur.
Ruralisation
C’est ainsi qu’en 1969, au congrès national du parti au pouvoir, on s’inquiétait fortement de la situation. On estimait que « les nombreux élèves qui ne peuvent accéder à l’enseignement secondaire doivent terminer l’école primaire après avoir été habitués à tirer du sol et d’autres métiers leur moyen de subsistance, de manière à leur éviter d’être voués au vagabondage. » Le congrès recommanda une révision de tous les programmes du primaire « de manière à donner aux enfants le goût du travail manuel. » Dans un document officiel de juillet 1972 publiant de nouveaux programmes pour l’enseignement primaire et post-primaire, on pouvait lire :
« Pour un effort financier accru chaque année, le rendement de l’enseignement a tendance à décroître, parce que les objectifs s’étant modifiés par la substitution d’un enseignement de masse à l’ancien, fondé sur la recherche d’une élite de caste, les méthodes et programmes sont demeurés sensiblement les mêmes, hérités d’une tradition calquée sur le système d’instruction européen. L’inadaptation de l’enseignement primaire au Rwanda étant devenue d’une année à l’autre plus visible, la nécessité est apparue de réaliser une refonte totale du système par le moyen d’une réforme visant à scolariser un plus grand nombre d’élèves tout en adaptant les programmes aux données sociales, économiques et culturelles de la réalité nationale. »
Une longue procédure s’engagea pour aboutir à un programme de rénovation en 1972. Des plans élaborés en 1969 prévoyaient une abolition de la double vacation allant de pair avec une réduction du temps d’études et la suppression des redoublements : la formation de base devait être réduite à quatre ans, suivis d’une cinquième « de consolidation et d’orientation » ; les méthodes d’enseignement devaient évoluer dans le sens de la pédagogie active, avec un programme adapté à la situation socio-économique du Rwanda. « Il suffira que les préoccupations rurales imprègnent (le programme) tout entier jusque dans les matières comme le vocabulaire, la lecture ou le calcul. Ce sera par l’étude du milieu que les élèves comprendront l’intérêt qu’ils doivent porter aux choses de la terre et à la vie sur les collines. L’école primaire ainsi ruralisée devra leur expliquer le monde qui les entoure, elle devra leur apprendre à voir ce qui se passe et ce qui peut contribuer à promouvoir le progrès ; en attendant que l’enseignement post-primaire à caractère rural prononcé leur apprenne à faire, c’est-à-dire à agir sur le milieu naturel ».
Dix classes-pilotes furent ouvertes en 1970 avec un financement de l’UNICEF pour expérimenter la nouvelle orientation. Le projet prévoyait qu’en 1975 il y aurait dix écoles modèles ayant chacune cinq classes de quarante élèves. Les heures consacrées au français augmentaient d’une année sur l’autre. Deux nouvelles rubriques apparaissaient dans les programmes : « étude du milieu » (regroupant l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, l’instruction civique, l’hygiène et l’agriculture) et « travaux agricoles ».
Dans la brochure qui présentait la réforme on pouvait lire que, pour répondre aux voeux du congrès du Parmehutu:« une place a été réservée dans les programmes d’enseignement primaire rénové à l’éducation rurale et à l’étude du milieu, disciplines conçues pour éduquer les élèves en cours de scolarisation sans rupture mentale avec l’environnement familial et social et leur permettre d’acquérir une somme de connaissances techniques et pratiques favorisant, dès la sortie de l’école, leur intégration dans le milieu originel et leur participation active à son développement. La fonction de l’enseignement primaire étant essentiellement éducative, l’éducation rurale introduite dans les nouveaux programmes ne saurait être, en aucun cas, un enseignement technique ou agricole à caractère professionnel. En effet, l’éducation rurale est une formation sociale et humaine reposant sur l’enseignement élémentaire des techniques modernes de l’agriculture et de l’étude du milieu, en vue de maintenir les enfants en cours de scolarisation au contact de l’environnement familial et social, et leur permettre d’acquérir des notions de modernisation rurale appropriées, pour faciliter en fin de scolarité leur intégration au milieu et leur participation à son évolution. En mettant en service une petite unité de production bien conçue et convenablement exploitée, le maître devra donner de l’agriculture l’image d’une science attrayante par ses aspects didactiques, techniques et économiques. »
Il s’est avéré que même avec de jeunes enfants de petits travaux de jardinage étaient tout à fait praticables : mais cela on le savait depuis l’école coloniale. L’élevage de petits animaux, par contre, était décourageant car il profitait avant tout aux voleurs. On prévoyait l’adjonction d’au moins un demi hectare de terrain à chaque école de type nouveau, l’usage de moyens audio-visuels et la constitution de coopératives scolaires. Les maîtres devaient être suivis par des conseillers spécialisés. On parlait de « formation pré- ou para-professionnelle agricole ». Au lieu de faire redoubler les élèves, on avait tendance à les reverser dans les classes traditionnelles, mais cela enlevait aux groupes expérimentaux leur représentativité. Comme toujours, ces classes « modèles » ou « pilotes » bénéficiaient d’investissements bien supérieurs à ceux des classes ordinaires, ce qui constituait un frein décisif à la généralisation de la formule.
Les responsables rwandais reprenaient ainsi à leur compte le mot d’ordre à la mode dans toute l’Afrique, mais qui s’est révélé le plus souvent comme un mythe de plus, après tant d’autres, vieux d’ailleurs d’au moins cinquante ans : « ruralisation » ! Bien sûr qu’il fallait adapter l’école primaire au contexte rural, mais cela ne solutionnait aucun problème structurel. D’autant plus que pour l’essentiel la manière dont s’enseignait » l’étude du milieu demeurait tout aussi déconnectée de la réalité. L’histoire de l’enseignement en Afrique nous montre, hélas, une suite décourageante d’entreprises avortées, de tentatives marinées, mais sans cesse renaissantes, comme si décidément les expériences du passé et les expériences réalisées ailleurs ne servaient jamais à rien. On veut faire du neuf, mais sans toucher à la nature de l’école et aux structures inadéquates qui la soutiennent, ce qui fait qu’en bout de course on retombe toujours dans du vieux.
En matière d’enseignement primaire, la politique scolaire de la Première République se caractérisait donc par des tâtonnements, des avancées et des retombées, des élans et des essoufflements, et en bout de compte par une incohérence certaine. En considérant le Plan censé régir le développement entre 1966 et 1970, R. Bendokat notait qu’il se contentait d’adapter quantitativement l’enseignement aux possibilités financières limitées dont le pays disposait. Le Plan Intermédiaire prévoyait significativement qu’au besoin
« il faudrait sacrifier une des deux fonctions de l’enseignement primaire. Les impératifs du développement imposeraient alors l’abandon de la fonction d’alphabétisation et la concentration de tous les moyens sur la fonction de production de cadres. Ainsi seraient abandonnés les principes de l’obligation et de la gratuité de l’enseignement primaire » .
Les finalités du primaire étaient ainsi à nouveau et explicitement subordonnées à celles du secondaire. Les objectifs formulés verbalement au plan des principes ne trouvaient pas à se concrétiser sur le terrain.
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