{:fr}Dian n’eût jamais pensé qu’elle éprouverait tant de plaisir à voir Franz Forester comme ce fut le cas à sa descente de l’avion, à l’aéroport de Salisbury. Pookie était là, parmi la foule qui attendait à la sortie, accompagné de sa mère, une femme belle et souriante. Ils remmenèrent d’abord en ville, dans leur belle propriété familiale où Dian commença par raconter ses déboires avec le chasseur blanc.

« Ne le laissez pas gâcher votre voyage, lui dit Mme Forester, chassez-le de votre esprit. »

Le jour suivant, Dian et Franz partaient en direction du sud, vers la grande plantation de tabac que possédait la famille, près de Victoria. C’est là qu’elle rencontra pour la première fois le frère aîné de Franz, Alexie. Torse nu, cheveux noirs, grand et musclé, il était en train de conduire son tracteur dans le champ de tabac. Dian fut impressionnée.

La ferme des Forester est tout à fait charmante — des chevaux, des jardins, un court de tennis, une belle maison qui se fond bien dans le paysage et une quantité de domestiques noirs. Je les aime tous, mais Alexie est assez remarquable. Il aurait tendance à être arrogant, mais il a en même temps une certaine force que je n’ai jamais ressentie chez Pookie. C’est un célibataire de trente et un ans, et sans doute le plus bel homme que j’aie jamais rencontré. Nous nous sommes si bien entendus que nous avons presque ignoré Pookie qui a boudé pendant toute la soirée.

Pookie veut m’emmener voir les chutes de Victoria, mais si j’y vais je ne reverrai pas Alexie. Donc…

La politesse fut plus forte que la passion et Dian partit voir les chutes. Mais ce n’était pas la dernière fois qu’elle voyait Alexie. Dès son retour à son travail à l’hôpital, elle reçut une lettre de lui. Alexie ! Oh, quelle lettre ! II est parti au Mozambique pour y visiter les plantations de tabac, mais trouve que l’endroit n’est pas sûr pour les Blancs. « Ce n’est pas le lieu qui convient pour se marier, fonder une famille et construire un avenir », dit-il. Mon opinion semble lui importer et, au cas où je serais d’accord, il désire venir ici pendant un certain temps pour étudier à l’université Notre-Dame.

Dian est d’accord, mais réservée : « Je pense que vous aimerez ce pays, mais pas au point de vouloir y vivre. Je serai heureuse de vous montrer “ma ferme” et de vous présenter aux quatre-vingt-dix membres de la famille Angus. »

A l’automne suivant, Alexie arrive d’abord à New York, puis à Notre-Dame où il s’inscrit. Dian espérait le revoir assez rapidement, mais elle découvre très vite que pour Alexie, il y a un temps pour chaque chose. Il lui téléphone assez souvent, mais prend son temps pour venir à Louisville. « Il y a six cents kilomètres de route et je n’ai pas de temps à perdre pour le moment », lui dit-il.

Les retrouvailles ont enfin lieu en novembre, pendant la fête de Thanksgiving.

Alexie vient de partir après un séjour d’une semaine ici… J’ai besoin d’une autre semaine pour récupérer. Les ouragans et les tornades ont beaucoup à apprendre de lui ! II a trouvé un travail à mi-temps qui occupe tous ses week-ends et l’a empêché de venir me retrouver plus tôt.

Dian le trouve d’abord guindé dans son habit de ville, mais dès qu’il se met en tenue de campagne pour participer aux travaux de la ferme de Glenmary, il exerce sur elle la même attraction que la première fois. Ils deviennent amants. Mais en repartant pour Notre- Dame, il laisse derrière lui une femme plongée dans la confusion et le ressentiment.

 Je n’arrive pas encore à exprimer ce que je ressens à son égard. Tout ce que je peux dire est que je ne m’engagerai pas sérieusement aussi longtemps qu’il sera encensé de la sorte. Il semble souffrir d’une certaine hypertrophie crânienne, et partout les gens l’abordent à genoux pour partager l’aura et le magnétisme de cette brillante personnalité.

La brève histoire d’amour semblait déjà décliner. Dian se plongea alors dans divers projets. Tout en continuant à travailler à l’hôpital, elle organisa pour des sommes modiques des séances de diapositives dans des clubs locaux, essaya de vendre son film de 16 mm à un programme de télévision, voulut intéresser le National Geographic à ses photos de la tribu Karamojong et prépara plusieurs articles pour des revues.

Elle consacrait trois heures par soirée à écrire, raturant systématiquement la moitié de ce qu’elle avait fait la veille. Un de ses articles intitulé « J’ai photographié le gorille de montagne » se terminait ainsi :

 C’est à grand regret que j’ai quitté les Virungas, les Roots, Sanweke et les familles de gorilles que j’ai appris à connaître et à respecter pour leur indépendance et leur majesté.

Je suis profondément concernée par leur avenir. Pendant combien de temps encore continueront-ils à prospérer face aux intérêts contradictoires, ceux des braconniers, des agriculteurs et des bergers qui menacent leur habitat ? Le Congo qui vient d’accéder à l’indépendance cessera-t-il de s’occuper des trésors anthropoïdes qu’il abrite ? Comme tant d’autres animaux sauvages, le gorille deviendra-t-il la victime infortunée de notre temps et soumettra-t-il son avenir aux appétits frénétiques de l’humanité ?

L’article fut refusé par le Saturday Evening Post, Life et Reader’s Digest. Il y eut de longs mois de découragement avant que les souvenirs africains ne trouvent un éditeur. Un journal de Louisville finit par les publier dans son supplément hebdomadaire ; les articles étaient accompagnés de photos en couleur que Dian avait prises des gorilles, de sa rencontre à Olduvaï avec le célèbre paléontologiste Louis Leakey et d’autres scènes de safari. En recevant son premier chèque de 100 $, elle en éprouva une telle fierté qu’elle se fit photographier avec le billet et l’envoya à sa mère, en Californie.

Avec la publication de ces articles, Dian fut promue au rang des petites célébrités de Louisville. Samedi prochain, je suis invitée à dîner chez Jim et Ann Pope pour y montrer mes films de safari au maire, au directeur du zoo de Louisville et à d’autres. Je crains que le directeur du zoo ne découvre mon ignorance. En tout cas, j’ai une nouvelle robe et un collier de perles, et sue prends un kongoni pour un cerf, j’aurai au moins un air digne.

Les refus des publications nationales permirent à Dian de réaliser qu’elle ne maîtrisait pas encore son écriture, et elle décida de s’inscrire au Famous Writer’sSchool, un cours d’écriture par correspondance, dirigé par des écrivains américains.

Appliquant consciencieusement ses leçons, elle commença à écrire un roman pour la jeunesse qui avait pour décor l’Afrique. Lorsque son amie Mary White lui en demanda des nouvelles, Dian lui répondit d’un air maussade : « Les clés sont encrassées par ma sueur qui leur coule dessus et j’essaie désespérément d’achever ce truc avant qu’il ne m’achève ! »

Elle finit par envoyer le manuscrit aux éditions Doubleday et, avec un sens étonnant de la liberté, revint aussitôt à la ferme pour occuper ses loisirs à mettre la main à la pâte ou à s’amuser avec les chiens.

A Noël, Alexie refusa l’invitation de Dian qui lui proposait de revenir àLouisville. Furieuse, elle s’en alla passer les fêtes avec ses parents, en Californie. A son retour : J’ai retrouvé mon courrier qui contenait deux lettres d’Alexie dans le style des « pardonne-moi ». Ensuite un coup de téléphone et une autre longue lettre. Il arrive enfin le 28 pour une durée de quatre jours. Entre nous, je serai bien heureuse de le voir, mais j’espère que je ne le montrerai pas !

Et après la visite : Oui, Alexie déclare maintenant qu’il veut m’épouser. Il n’en sera pas question tant que je n’aurai pas fini de payer mes dettes du safari, ce qui signifie un délai de dix-sept mois et quinze jours. D’ici là, beaucoup de choses peuvent arriver, mais c’est un risque que nous devons prendre.

Entre temps, Doubleday envoya sa réponse au sujet du manuscrit. L’éditeur pensait que pour tirer un meilleur parti d’un matériel aussi riche, le livre devrait s’adresser au public adulte.

« Je respecte leur opinion, dit-elle à un ami, mais je ne vois pas pourquoi le livre ne pourrait s’adresser aussi bien aux jeunes qu’aux adultes. Je refuse de laisser tomber mes personnages ; ils sont le pro- duit des entrailles de ma Smith Corona et ne peuvent plus être avortés. »

Doubleday proposa de lui renvoyer le manuscrit avec un certain nombre de suggestions et de corrections. Mais comme les modifications exigées étaient trop importantes, Dian perdit tout espoir et abandonna le livre.

Elle pensait avoir renoncé aussi à Alexie Forester quand il lui écrivit pour lui dire que sa mère arrivait aux États-Unis et qu’elle désirait rencontrer ses parents. La nouvelle était si subite qu’avant même d’avoir pu prévenir sa mère, la comtesse Forester arriva à San Francisco, suivie d’Alexie.

Mme Price était transportée.

—J’aurais aimé les recevoir convenablement, se lamente-t-elle, mais que puis-je faire en si peu de temps ?

—Tu ne dois rien faire de spécial, lui dit Dian.

—J’imagine que s’ils viennent ici, ton ami a des intentions sérieuses.

—C’est difficile à savoir.

—Alors à quoi rime tout cela ?

—Ne le prends pas trop au sérieux, maman. Mme Forester a une sœur religieuse à San Francisco, il est probable qu’elle soit venue pour la voir.

Alexie et sa mère vinrent dîner chez les Price, accompagnés de Sœur Maura, une des principales administratrices du système scolaire catholique de Californie. Kitty et Richard accueillirent cordialement leurs invités, mais Kitty tremblait d’émotion et pensait que l’avenir de sa fille était entre ses mains.

Comme Dian l’avait bien pressenti, les Forester ne furent pas impressionnés par les Price. Si Alexie et sa mère firent des efforts _ pour dissimuler leur froideur, Sœur Maura ne cacha pas son hostilité. Fidèle à des positions strictement catholiques, elle jugeait que les Price vivaient dans le péché puisque Kitty était divorcée. Les liens déjà instables entre Dian et Alexie n’en devinrent que plus précaires.

Pour essayer de se débarrasser de sa dette de safari, Dian se replongea dans son travail. Elle vivait si parcimonieusement qu’il lui arrivait de ne pas payer son loyer, et une fois même la compagnie d’électricité lui coupa le courant.

Cette période grise était adoucie par une poignée de riches admirateurs de Louisville. Tout en les trouvant parfaitement superficiels, Dian ne pouvait se passer de leur présence aussi bien pour impressionner sa mère que pour se faire pardonner, en quelque sorte, son échec avec l’illustre Alexie.

« Ma vie sociale est un tourbillon. La crème de la société de Louisville. Je vois surtout ce gros barbu qui a un poste à l’université, mais n’a pas vraiment besoin de travailler. Jamais pressé. Un après-midi, nous sommes allés chez sa sœur pour faire du cheval : très cossu, avec une écurie pleine de chevaux de parade, un jockey et un écuyer pour chaque cheval. A l’heure de l’apéritif, je leur ai montré les films africains. Ensuite, il m’a traînée à une autre soirée dans une énorme propriété avec piscine olympique, courts de tennis, jardins soignés et une go-go girl engagée pour la soirée. Comme tule vois, je n’ai pas le temps de broyer du noir à cause de cet Alexie qui continue tout de même à m’appeler. »

Aussi imprévisible et abrupt que de coutume, Alexie fit son apparition à Louisville et joua au prétendant assidu. Il ne lui proposa pas le mariage, mais l’exigea et insista pour en fixer la date au mois d’août suivant. Dian voulait bien être entraînée par lui, mais pas submergée.

Il m’a promis une bague de fiançailles qui est un bijou de famille ayant appartenu à la famille royale autrichienne, mais il a fini par m’offrir un négligé en soie et dentelle, superbe mais importable.

Le week-end a été un rêve. L’un des plus beaux de ma vie. Nous avons passé la journée à parler d’amour à Glenmary, et le soir nous sommes allés chez les Henry. Nous avons dîné d’un chateaubriand et de vin dans un grand restaurant, puis avons dansé jusqu’à l’aube.

 Lorsque Alexie repart pour Notre-Dame, les doutes de Dian sur un avenir commun sont quelque peu dissipés. Mais cette euphorie est de courte durée. Au bout d’un mois, Alexie change d’avis.

« Maintenant, il veut retarder le mariage de deux ans ! écrit-elle aux Price. Il prétend ne pas pouvoir assumer financièrement le mariage tant qu’il est étudiant. Bien sûr, j’ai l’intention de travailler, mais cela n’entre pas dans ses conceptions. Pour lui, l’épouse laborieuse est marquée de terribles stigmates. Sa tante religieuse semble l’avoir énormément influencé. Je sais que ni toi ni moi ne lui avons plu. Tu sais bien, ton divorce et tout le reste. Mais je te prie de ne pas te désoler. Je lui ai clairement signifié que s’il ne se décidait pas, je n’avais pas l’intention de l’attendre pendant deux ans. »

Quelques semaines plus tard, en mars 1966, le Dr Louis Leakey dont elle n’avait plus entendu parler depuis sa visite à Olduvaï arriva à Louisville au cours d’une tournée de conférences. A partir de ce moment-là, la vie de Dian prit un tour irréversible.

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