Organisations Socio-Familiales De l’Ancien Rwanda (Chap. I:art 1 au 29)
Les Trois Races
La population du Rwanda est constituée de trois races :
I. Abatwa.
1. Les Bâtwa sont de deux catégories : les Pygmées et les Céramistes . Les Pygmées sont appelés Impunyu (Myrmidons). Ils vivent à l’écart des autres populations et se livrent à la chasse. Ils se divisent en trois groupes :
a) Les Myrmidons dits Ibijabura (les Pataugeurs) qui vivent dans les îlots du Rugezi, vaste marais situé au nord du Rwanda. Ils chassent surtout le situtunga (inzôbe) et autres animaux à fourrure, tels que les loutres (inzibyi et igihura), abondants dans ces parages.
b) Les Myrmidons silvicoles, dont les groupements sont éparpillés dans la forêt de bambous (le Rugano), accrochés aux flancs des volcans qui bordent le nord-ouest du Rwanda. Leur aire est à cheval sur la frontière actuelle de notre pays. Ils chassent surtout l’éléphant et le buffle, répandus en cette zone.
c)Les Myrmidons dits Ishabi, vivant dans la forêt du Mishahi, au Sud ouest du pays, entre les territoires administratifs actuels de Cyângugu et d’Astrida. Ils chassent également l’éléphant, le buffle et le colobe à longs poils blancs. Ce groupe n’a pas encore été étudié, ainsi d’ailleurs que les Pataugeurs du Rugezi.
2.Les Myrmidons ou Pygmées, à quelque groupe qu’ils appartiennent, sont reconnaissables à leur petite taille, dont la moyenne est de 1,59 m (Nos Myrmidons rwandais ont une taille légèrement supérieure à la moyenne des Pygmées purs. Les auteurs ne s’accordent pas, en conséquence, sur la moyenne des premiers : ici nous adoptons la plus autorisée, donnée par le Rapport sur l’Adm. Belge du Ruanda-Urundi, 1951, p. 5, ces références vaudront également pour la taille moyenne des Bahutu et des Batutsi). Ils n’acceptent pas de s’installer en pays découvert. Ils sortent de la forêt pour vendre les peaux, fruit de leur chasse, aux cultivateurs. Ils en offrent également aux Chefs qui, en retour, les gratifient de quelques têtes de petit ou de gros bétail, suivant les convenances de la Coutume.
3.Les Céramistes forment une catégorie à part. On les appelle Bâtwa tout court, le terme de Myrmidons (Impunyu) étant réservé aux Pygmées, à cause de leur petite taille. Celle des Céramistes au contraire, ne diffère en rien de la moyenne générale des Bahutu, (race Bahutu). Ils sont céramistes et vivent du fruit de leur industrie de poterie
4.Certains d’entre eux se reconnaissent facilement au nez fortement aplati et à leurs grosses lèvres. D’autres présentent un type plus évolué, aux traits moins rudes, se rapprochant beaucoup de métis Bantu-chamitisés. Cette amélioration de la race Bâtwa semble être due à un véritable métissage. Les femmes Bâtwa, en effet, chantres, harpistes, artistes vanneuses, vivaient à la Cour en trop grande familiarité avec les Batutsi. C’est un fait très connu. On va parfois jusqu’à identifier, parmi les grands Hamites du Royaume, les véritables pères de tels Bâtwa aux traits brusquement transformés. Toutefois, métissés ou non, les Bâtwa peuvent facilement se reconnaître à leur parler un peu spécial. Ils sautent du ton haut au ton bas, sans s’occuper du ton moyen lorsqu’il le faut. Peu d’exceptions d’entre eux échappent à ce défaut.
5.Les Bâtwa céramistes constituent une race réellement différente de celle des Pygmées. Il serait superflu de devoir rappeler combien les cultures des deux races sont disparates, l’une par rapport à l’autre. La tradition rattache l’origine de nos Céramistes à celle de l’actuelle dynastie. Les prescriptions du Code ésotérique de la dynastie (Ubwiru), confirment largement les dires de nos mémorialistes. L’intervention des représentants Bâtwa dans le cérémonial du Code ésotérique est d’une importance capitale. Lorsqu’on est à même d’apprécier, en connaissance de cause, l’irremplaçable valeur de pareils documents au point de vue culturel, on est obligé d’admettre qu’il existe un lien indiscutable entre la dynastie rwandaise et une catégorie au moins de nos Céramistes.
6.On voudra bien remarquer la restriction qui s’imposait et que je dois souligner ici. Seule une catégorie de Céramistes est strictement liée au Code ésotérique de la dynastie. Les autres familles n’y ont pas accès. Ce qui laisse supposer qu’à côté du groupe lié au Code, il peut y avoir eu d’autres clans existant au Rwânda indépendamment de l’actuelle Dynastie. La question de l’origine de nos Bâtwa céramistes, et de leur présence en Afrique centrale, reste posée (Rappelions qu’en Éthiopie, on a relevé la présence d’une espèce de Pygmées, d’antique souche dans le pays. Voir CARLO Cornu Rossmi, Etiopia e genti di Etiopia., Florence, 1937, p. 25 sq. — R. ALMAGIÀ, dans l’Africa orientale, Bologne, 1935, p. 199 sq. Si nos Chamites rwandais viennent d’Éthiopie, il ne serait pas étonnant qu’ils aient pu émigrer avec des familles de cette race. Il resterait évidemment à vérifier et à savoir de quelle race il s’agit, en Éthiopie, et s’il y aurait moyen d’établir une comparaison concluante entre ses représentants et nos Céramistes du Rwanda).
7.Les Bâtwa Céramistes et Pygmées peuvent manger de la viande de n’importe quel animal, indistinctement, tandis que les autres races sont soumises à la classification d’animaux en catégories pures et impures. Aussi une interdiction extrêmement sévère défend-elle aux Bahutu et aux Batutsi de communiquer, dans le boire et le manger, avec les Bâtwa de toutes nuances.
8.Le Roi peut anoblir tel Mutwa ou telle famille, de la catégorie des Céramistes ( Il faut distinguer le cas de l’anoblissement et le fait d’obtenir un commandement territorial ou autre, conférant au Céramiste bénéficiaire, quelque autorité sur des représentants des deux races qui le traitent en paria. Il pouvait obtenir ces fiefs, sans avoir été anobli.)
A partir du moment de son anoblissement, l’ex-Mutwa passe dans la catégorie sociale des Batutsi. Il lui est alors interdit de communiquer désormais avec les Bâtwa dans le boire et le manger. Il ne peut plus manger de n’importe quelle viande indistinctement, comme il le faisait précédemment. Dans les relations sociales, il n’est plus limité, en principe, que par ses possessions bovines, ses commandements et son comportement général, éléments pouvant déterminer les cercles de la société où il peut avoir accès (Les nombreux Batwa (dont Busyete, fils de Sumirana) qu’avait anoblis Kigeli IV Rwabugili, préférèrent reprendre leur état antérieur de simples Céramistes à la mort de ce monarque, en 1895. Ces nouveaux « nobles » redoutaient les factions toutes puissantes de grands Batutsi, qui faisaient la pluie et le beau temps à la nouvelle Cour.)
II. Abahutu.
9. La race des Bahutu se rattache, en principe, au groupe ethnique dénommé Bântu. Les Bantu rwandais présentent cependant une variété de types qui ne répondent pas uniformément aux définitions générales en cours parmi les ethnologues. Ce phénomène n’est pas propre au Rwanda seul : dans toutes les régions où la présence des Hamites immigrés est séculaire, le type des autochtones Bantu a dû subir des modifications plus ou moins accusées. Pour ne nous limiter qu’au seul cas du Rwanda, certains Bahutu descendent de Hamites appauvris et déchus de leur rang social. D’autres, — aspect différent du même cas, — ont pour ancêtres des Bahutu enrichis à une époque donnée, et qui purent épouser des femmes hamites. Puis il y a fatalement le cas des relations extra-matrimoniales entre les deux races. Toutes ces considérations peuvent aisément expliquer cette gamme de sang mêlé, s’étageant entre le type hamite et le type bantu pur.
10.On ne peut pas minimiser non plus les facteurs d’ordre écologique et les conséquences des comportements divers qui en découlent. Le climat du Rwanda n’est pas homogène. Cette différence climatique conditionne celle de l’habillement, du travail, de l’alimentation et de l’idéal social. Telle famille dont la vie se déroule, depuis quelques dizaines de générations, en régions chaudes (où prédomine dans certains milieux le régime lacté), ne manquerait pas de se différencier de telle autre famille qui, dans le même laps de temps, se serait confinée en régions montagneuses et froides, où l’élevage du gros bétail est très limité, s’il n’y est pas entièrement inexistant.
11. La taille moyenne des Bahutu atteint 1,67 m. On estime généralement qu’ils constituent les 90% de la population totale du Rwanda. Ils sont en principe cultivateurs et éleveurs de petit bétail, ou plus exactement de la race caprine. La brebis semble, en effet, se rattacher aux Pasteurs hamites. Les Bahutu sont cependant éleveurs de gros bétail, mais dans le cadre hamitique que nous décrirons plus loin.
12. D’où viennent les Bahutu du Rwânda ? — Cette question est posée simplement pour rappeler tout d’abord que cet aspect de l’origine des Bantu ne doit pas être envisagé en cette monographie. Nous ne devons y décrire que le seul vieux Rwanda. Dévier de ce plan déterminé, pour se livrer à des esquisses relevant de l’ethnologie, serait une distraction et peut-être même une pure perte de temps. La question est posée, ensuite, pour rappeler que M. le Chanoine DE LACGER a fait sienne une opinion qu’on ne peut plus soutenir. A savoir que les Bantu de l’Afrique centrale en général et les Bahutu du Rwanda en particulier, seraient originaires d’Océanie. Que d’îles en îles, ils auraient atteint Madagascar, et finalement la côte du continent. Or, si on se réfère aux découvertes archéologiques, on doit admettre que le point d’arrivée de cette race est plutôt l’Afrique nord-occidentale. Ils auraient envahi le continent, en émigrant de la zone sud-occidentale de l’Europe (H. BREUIL et R. LANTIER, Les hommes de la pierre ancienne, Paris, 1951, p. 160. Voir subsidiairement C. G. SELIGMAN, OP. Cit., p. 48. — D. P. DE PEDRAIS, op. cit., pp. 38-40. — H. LABOURET, Histoire des Noirs d’Afrique, Paris, 1946, pp. 5-8. — E. GUERNIER, L’apport de l’Afrique à la pensée humaine, Paris, 1952, chap. H et passim. L’auteur est malheureusement sous l’emprise d’un préjugé trop favorable à l’Afrique ! Il voudrait que le continent noir ait été le berceau de L’humanité, ce qui le pousse à interpréter les documents archéologiques à l’encontre de la logique requise en ce domaine. Il cite évidemment des sources favorables à sa thèse, mais elles n’échappent pas au même reproche. Étant donné le va-et-vient des races préhistoriques, il est prématuré de prendre position sans nuances. Les découvertes effectuées en Afrique ne sont pas définitives : le continent noir, l’Asie et l’Europe, sans aucun doute, recèlent encore d’autres documents qui peuvent bouleverser les données antérieures. Notons que le livre est rédigé en un style plutôt de reportage. Le préjugé, ou le parti pris, étalé sous toutes les formes possibles en faveur de l’Afrique, estompe, en quelque sorte, l’essentiel que l’auteur aurait dû mettre en vedette. Tout, absolument tout, doit trouver son origine en Afrique et le Christianisme lui-même ne pourrait échapper à cette surprenante règle ! Jésus-Christ a dû emprunter sa doctrine au philosophe alexandrin Philon (p. 172).
La préhistoire et l’archéologie se trouvent ici en leur domaine indiscutable, et les ressemblances pouvant exister entre Bantu et Australasiens doivent être expliquées en partant d’un foyer commun initial en Asie. On comprend, du même coup, que les Bahutu du Rwanda deviennent, au sein de ce problème, un élément secondaire.
13. Que signifie le terme Muhutu, au pluriel Bahutu ? Le mot se rapporterait-il au même radical que Muntu, au pluriel Bantu (c’est-à-dires hommes) ? — Nous allons tenter d’y répondre tantôt, lorsque nous nous poserons la même question au sujet du terme Batutsi (Hamites), car les deux mots sont corrélatifs. Déclarons cependant dès maintenant que, du moins en la langue du Rwânda, les deux mots : Bahutu et Bantu ne se rapportent pas au même radical :
Dans Bantu, le radical est nt (abantu)
Dans Bahutu le radical est hut (abahutu).
Il n’y a dès lors pas moyen d’identifier la signification étymologique des deux mots (Dom GUILBERT, Civilisation occidentale et langage au Congo belge (dans Zaïre, vol. VI, Nov. 1952, p. 901) a prétendu que Muhiltu est une forme dérivée de nuintu. Comme il ne connaît pas encore une seule langue du centre africain (son étude en témoigne à suffisance), il ne dispose pas d’éléments requis pour comprendre que le point de départ de son article, sous sa forme généralisée, portait à faux).
III. Abatutsi.
A. Peut-on identifier leur zone d’origine ?
14.Cette race vient de l’Afrique nord-orientale. Ces Hamites (Le terme Hamite vise en soi le teint clair de ces Pasteurs. Toutefois, étant donné que cette race « au teint clair » appartient, à des degrés divers, au groupe dit chamitique, le terme Hamite est pratiquement synonyme de ce dernier. C’est dans ce sens qu’il a été et qu’il sera employé dans cette monographie) se reconnaissent à leur type apparenté aux Abyssins, aux Galla, aux Somali et à tant d’autres races de la civilisation chamitique (Civilisation chamitique ; voir H. BAUMANN et D. WESTERMANN, pp. 38 sq. et passim. — C. G. SELIGMAN, op. cil., Chap. V à VII. L’auteur classe les Batesi du Rwanda parmi les Semi-Chamites, mais arbitrairement, semble-t-il, car il est clair qu’il ne possédait pas d’information sur notre région. Pour lui, « le Ruanda, où dominent les Batoussi Semi-Kamites (planche 8, pp. 96-97) diffère de la tribu « Ouarolianda » (a Barouanda ») établie à l’est du lac Kivou (p. 185).
La moyenne de leur taille atteint 1,80 m. Ils sont éleveurs de gros bétail. Celui d’entre eux qui en est dépourvu, déchoit par le fait même et retombe dans la classe sociale des simples terriens.
15. De quelle partie de l’Afrique nord-orientale viennent les Batutsi du Rwanda ? Serait-ce de la Haute Égypte, ou bien du plateau Abyssin ? La réponse à cette question n’est pas si facile, contrairement à ce que certains seraient tentés de croire. Lorsqu’on se rend compte des éléments constituant la culture du Rwanda hamite, et que d’autre part on considère attentivement et consciencieusement ce qui nous est connu de l’ancienne Égypte, ainsi que la culture de l’aire éthiopienne, on constate que les Batutsi pourraient indifféremment se rattacher à l’une ou à l’autre zone. Et rien de plus compréhensible, puisque la civilisation du plateau éthio-pien fut largement influencée par l’empire des Pharaons. Ce qui veut dire que si même les Batutsi viennent du plateau abyssin, leur culture dépend, en dernière analyse, de la civilisation égyptienne (Voir D. P. DE PEDRALS, L’archéologie de l’Afrique noire, Paris, 1950, pp. 14-39, où cette question d’influence, ou même d’inter-influence éthiopico-égyptienne est longuement exposée. On y relèvera également le rôle important de la Nubie, carrefour du monde égypto-hamitique et l’Afrique centrale. — Je dois cependant faire remarquer que le titre du livre ici cité ne couvre pas entièrement la matière traitée par l’auteur. Dans la première partie (pp. 5-140), l’histoire et l’ethnologie relèguent les données archéologiques au second plan. A partir de la p. 141 jusqu’à la fin du livre (pp. 141-229), l’auteur s’occupe de matières qui n’ont rien de commun avec l’archéologie. C’est une suite de mor-ceaux disparates, juxtaposés au petit bonheur, et relevant tous d’une linguistique comparée des plus arbitraires, enfantine par endroits.)
16. Pour rechercher la zone qui fut le berceau initial des Batutsi, certains points sont à retenir, si on veut aboutir à quelques conclusions de substantielle consistance. Tout d’abord, on ne peut plus espérer retrouver la zone en question. Prétendre au contraire, au point où en sont nos moyens actuels d’investigation, serait faire preuve d’un manque évident de préparation adéquate pour l’examen du problème. Prenons nos Batutsi dans les circonstances concrètes où nous les voyons vivre. Ils étaient initialement pasteurs et nomades. Ils quittèrent, à une époque donnée, la zone qu’ils occupaient en Afrique nord-orientale. C’est-à-dire qu’ils changèrent très probablement d’altitude, et très certainement de latitude. Ce seul fait de changer d’hémisphère obligeait nos émigrés à s’acclimater, à s’adapter aux conditions nouvelles de saisons inconnues jusque là. Ils ont transformé leur économie purement pastorale en une autre mi-pastorale et mi-agricole. Ils ont abandonné la vie nomade pour adopter la vie sédentaire. Voilà une série de faits qu’on ne peut ignorer ni négliger, sans s’exposer à émettre des opinions erronées sur l’origine de nos Hamites rwandais.
17. Par surcroît, ils ne se sont pas installés dans une aire inhabitée : ils y ont trouvé des populations antérieurement établies, ayant leur langue, leurs coutumes et leurs conceptions de tout ordre. Nos Batutsi se sont indigénisés ; ils se sont intégrés dans la société autochtone. Mais en s’indigénisant, ils ont aussi influencé la culture des autochtones. Les idées des nouveaux venus, sur le monde visible et invisible, leurs organisations familiales, politiques et autres, ont modifié fatalement les éléments correspondants des Bantu établis dans nos régions. D’où l’inter-influence des deux groupes a créé une culture mixte, ou mieux nouvelle, qui n’est ni bantu pure, ni hamite pure, mais bantu-hamitisée ; en d’autres mots, la culture du Rwanda précolonial. Cette culture ne peut se rencontrer nulle part ailleurs telle quelle, ni chez les hamites non rwandais, ni chez les Bantu non rwandais.
18. Mais, ce n’est pas tout. Supposons que la zone dont les Batutsi sont originaires, soit identifiée grâce à des moyens indépendants de leur culture actuelle. Les habitants actuels de ladite zone sont-ils les descendants purs de ceux qu’y laissèrent jadis nos émigrés ? Sont-ils encore au stade d’évolution qui y était en vigueur à l’époque où pris place l’exode des Batutsi ? La réponse aux deux questions est évidemment négative. Toute l’Afrique nord-orientale a été le théâtre de mouvements incessants d’immigration, à la suite desquels les civilisations locales ont subi le même phénomène d’acculturation constaté au Rwanda hamitisé.
19. Le problème se complique, en plus, par le fait que les Batutsi n’arrivèrent pas au Rwanda à la même époque, en un seul groupe. Ils s’y installèrent par vagues successives et y créèrent des royaumes que devait annexer la dynastie actuelle. Citons ici spécialement les Barenge, représentants d’une culture très avancée, dont la technique était notablement supérieure à celle de nos Batutsi (L. DELMAS, P. B., Les généalogies de la noblesse du Ruanda, Kabgayi, 1950, P. 150 sq. — A. D’ARIANOFF, Histoire des Bagesera, souverains du Gisaka, Bruxelles, 1952, p. 26 sq. — A. KAGAME, Inganji Karinga, vol. I, chap. II, n. 6- 19, où l’on trouvera les traditions ayant trait aux groupes hamitiques antérieurs à la dynastie actuelle). Ces Hamites appartenant à des clans différents, créant des dynasties indépendantes et hostiles les unes aux autres, ne peuvent se rattacher à un même chef patriarcal de groupe. Les ancêtres de la lignée régnante arrivèrent en nos régions à une époque ultérieure. D’autres groupes, dont des familles occupent une place de choix en notre société, firent leur apparition à des dates plus récentes encore.
20. Le fait de ces arrivages successifs de Hamites ne se pose évidemment pas pour le Rwanda seul. Il en fut de même pour les régions limitrophes que cette étude ne concerne pas. En ce qui regarde le Rwanda, on s’explique mieux la superposition de certains éléments de notre culture, dont il sera en partie question plus loin. Posons-nous seulement ici la question : les Batutsi du Rwanda, arrivant dans l’aire qu’ils occupent, non pas en un seul groupe, mais par vagues successives, provenaient-ils d’une seule et même zone de l’Afrique nord-orientale ? C’est ici un autre problème qu’il est nécessaire d’envisager.
B. La signification étymologique de leur nom.
21.Que signifie le terme Mutütsi, au pluriel Batütsi ? Au sujet d’un nom donné, on peut envisager, rechercher la signification étymologique et la signification réelle. La signification réelle du nom Mutütsi nous est familière : nous savons qu’il s’agit d’un homme, apparte-nant à une race déterminée du centre africain, et répon-dant à tous les éléments d’ordre racial et culturel qui n’existent pas simultanément en dehors de son milieu propre.
22. S’il faut maintenant aller à la recherche du sens étymologique du nom Mututsi, il y a un principe qui semble s’imposer au point de départ. A savoir celui-ci : lorsqu’une race fait son apparition dans une zone donnée où elle était inconnue, les aborigènes la désignent par une dénomination de leur propre invention. Ainsi, lorsque les Européens arrivèrent en Afrique centrale, on leur imposa, — dans la zone orientale, — l’appellation de Bazungu, c’est-à-dire : Ceux qui ont contourné. Les premiers explorateurs portugais atteignirent la côte du Zanguebar, après avoir contourné l’Afrique, doublé le cap de Bonne-Espérance. Les indigènes de la côte orientale qui parlent le swahili imposèrent donc aux Blancs d’Europe l’appellation dont le sens étymologique est un monument élevé en l’honneur des pionniers qui avaient fait le tour de l’Afrique.
23.a) Les Batutsi qui n’ont même pas conservé leur propre langue, n’ont pas retenu la dénomination de leur pays d’origine. Celle sous laquelle ils sont désignés appartient donc à la langue indigène du Rwanda et du Burundi. Mais avant de rechercher le terme dont on s’est servi pour former le substantif Mututsi (Batutsi), rappelons préalablement l’une des règles fondamentales de notre langue, concernat la dérivation de noms communs :
b) Tout verbe dont la syllabe finale est -ka, forme ses temps parfaits en changeant le -ka en -tse, et ses substantifs en transposant le -tse en -tsi.
Exemples :
Gutuka = insulter =natutse = j’ai insulté. -igitutsi =- une insulte.
Guteka = cuire. =natetse = j’ai cuit. -umutetsi = cuisinier.
Gutegeka = commander = nategetse = j’ai commandé – umutegetsi = celui qui commande.
Guheka = porter -nahetse = j’ai porté en litière – umuhetsi = porteur de litière.
24. a) Cette règle nous suggère que le substantif Mututsi (Batutsi), dérive d’un verbe dont la forme primaire se termine en -ka. C’est ce verbe qu’il nous faut rechercher et identifier. Un verbe existe dans la langue ancienne sous sa forme primaire. Nous disposons, toujours dans la vieille langue, d’un autre verbe dérivé, dont la signification est légèrement différente. Les deux verbes ont été heureusement consignés dans des poèmes, sans lesquels il nous aurait été impossible même d’y penser.
b) Le premier verbe est gutuka. Nous pouvons le relever dans le vers 34 du poème consacré à la faim, intitulé Rwanyirânjaja (La Concassante). Ici le verbe est à sa forme primaire, et il donne par conséquent le concept direct. Le vers est :
Nzamutuka insaro n’indira = Je lui ferai présent de bouteilles et de perles.
A ce sens se rattachent les noms propres, sous forme passive, de Gitukwandira (l’Enrichi de perles), surnom de Kigeli III Ndâbàrâsa, 6ème ancêtre du roi actuel. Bitukwa (l’Enrichi) — Bitukwihêne (l’Enrichi de chèvres). En nous basant sur ce verbe, nous dirions que le terme Mutûtsi signifie : celui qui reçoit les présents (de soumission). La signification véritable de ce verbe est, en effet, de faire des présents à son supérieur. Dans le langage actuel, il a été remplacé par le verbe gutura qui a cette même signification.
25. Au verbe gutuka se rattache le dérivé : gutukura. Il se rencontre dans le premier vers du poème humoristique, chantant les Affamés de la garde de Kigeli IV Rwabugili. Le vers est celui-ci :
Nyamuberwa no gutukura = L’homme auquel il sied d’être privé de tout !
Remarquons la désinence de ce verbe : gutûkura. Lorsque le verbe primaire perd sa désinence -a (par exemple gutuka) et la remplace par la désinence -ura (par exemple gutuk-ura), cette dernière désinence, soit entièrement conservée, soit réduite à la seule voyelle -u, introduit un sens contraire à celui qu’exprimait le radical sous la forme primaire.
Exemples :
Gutega = pièger- gutegura = défaire le piège.
Kubumba = joindre (mains, fermer livre )- kubumbura = ouvrir, etc.
Gutinda = faire un pont- gutindura = défaire, détruire un pont.
Guhuga = oublier, être distrait- guhugura = rappeler ; remettre sur la bonne voie.
26. Cette règle est générale comme la précédente, mais il faut grouper les verbes suivant qu’ils sont à la forme primaire, ou à la forme déjà dérivée. Par exemple le verbe kwanika = étendre au soleil ; il est déjà sous la forme dérivée. C’est pour cela que le dérivé qui exprime le concept contraire ne sera pas kwanikura, mais bien kwanura. C’est-à-dire que la forme primaire kwana (qui n’existe plus) joue le même rôle vis-à-vis des deux dérivés :
‘kwan-a = ‘kwànika ‘kwàn-a = ‘kwànura.
Ainsi donc : une désinence dérivée ne respecte pas une autre désinence dérivée, mais elle la supplante complètement. Lorsqu’on connaît une règle générale en ce domaine, il faut savoir également les principes de son application.
27.En conclusion : la forme dérivée de gutûkura, signifie : être privé de tout. Or cette désinence exprime le contraire du même verbe à la forme primaire. Donc le verbe gutuka, à la forme primaire, voulait dire également : être dans l’abondance. Il n’y a vraiment pas une grande distance entre le verbe gutuka (faire des présents au supérieur) et gutuka (être dans l’abondance). C’est pourquoi les deux sens peuvent être considérés comme des nuances d’un même mot.
28.Mais il y aurait un autre verbe gutuka, dont le sens différait notablement du précédent. Et c’est ce verbe disparu qui apportera l’explication complémentaire la plus naturelle. Il existe encore dans le dialecte parlé au Gisâka, région sud-orientale du Rwanda. En plus, nous retrouvons ce même verbe dans la langue du Buganda :
Gutuka en dialecte du Gisâka = arriver d’ailleurs.
Gutuka en la langue du Bugana = arriver de l’étranger.
D’où les formes suivantes :
Gutuka = arriver de l’étranger.
Natutse = je suis arrivé de l’étranger.
Umututsi = un arrivé de l’étranger ; en d’autres mots, un immigré.
On aura remarqué que les verbes passés en revue sont strictement respectés, au point de vue de la tonalité. Que ce soit à l’infinitif, aux temps parfaits ou aux substantifs qui en dérivent, aucune forme arbitraire n’a été admise.
29. En conclusion : le terme Mututsi signifie un immigré. Il peut signifier également : un riche, ou un suzerain. Les trois sens applicables à ce nom se complètent harmonieusement, car il s’agit d’un immigré, propriétaire de troupeaux et conquérant. Ainsi les deux verbes aboutiraient, non pas à une juxtaposition, mais à une définition complète, réelle du substantif dont nous ne cherchions que la significtion étymologique.