Matinée au bord du lac Kivu. — Le temps qui passe. — La jeune femme noire. — Conversation sur les volcans. — Le champ de lave. — Les volcans. — Les animaux et la savane. — Fugue des volcans.

Deux ou trois cents mètres de gravier fin, de la cou-leur hâlée que l’on aime à voir aux belles baigneuses. Un très léger renflement de ce gravier reçoit la frange des petites vagues, silencieuses, tant elles sont caressantes. La plage, comme un long hamac, s’incurve, attachée à deux caps rocheux. L’eau est d’une clarté minérale. La magnésie qu’elle contient la rend nocive pour les irrigations agricoles, mais elle refuse aussi les crocodiles et les germes de maladies. L’ombre des grands arbres penchés vers l’eau nous abrite. Ils sont éternellement feuillus et j’ignore leur nom. Ils ressemblent un peu à des noyers. Les oiseaux sont rares. De quoi se nourriraient-ils ? Peu de poissons dans le lac, absence de mouches et de moustiques. Cependant, -chaque pointe de rocher porte son cormoran. Le temps qui passe n’existe pas pour ces oiseaux. Celui qui se tient là, tout près de moi, ne quitte son perchoir que pour plonger. Il fait alors filer sous l’eau son corps emplumé, et ressemble à une perche ou à une truite, car la mouillure donne à son plu
“-mage un aspect écailleux. Seule la tête dépasse l’eau jusqu’au moment où il plonge tout entier. Quand il émerge, on ne sait jamais s’il a saisi et avalé son poisson ou s’il a manqué son coup. Il reprend exactement le même perchoir sur le rocher et ne bouge pas plus qu’un fakir, sauf pour étendre une aile, puis l’autre, et les faire sécher comme une lessive au soleil. Impassibilité, immobilité, sauf si le corn-loran d’un rocher voisin s’aventure dans ses eaux territoriales. Alors, il se précipite, furieux, et chasse le contrevenant jusqu’à la limite de son domaine. Pas plus loin. Puis il regagne sa place et retrouve son immobilité pensives Le temps n’existe certainement pas pour lui. Il évolue avec la journée, comme la journée, dans la journée. Il est comme le lac, il est comme nous devrions être dans les moments où la
vie nous offre un répit.
Aux heures les plus chaudes, un petit saurien multi-colore, vert-émeraude à la queue et bleu d’azur à la tête, en passànt par le jaune-topaze, s’aventure hors de son creux de rocher. Il regarde le ciel et approuve, tout en hochant la tête avec une vivacité coléreuse : « Oui!
•oui! c’est mon lac. Oui, oui, tout va bien. Oui,
•oui, la vermine délicieuse grouille dans le sol. Oui,
«oui, oui, nous permettrons aux hérons de venir se
«poser à cinq heures, oui, oui, le lézard aussi est auto-
«risé à se montrer. Oui, puis les aigrettes blanches vien-
«dront au bord de l’eau. Oui, oui, l’eau appartient
«au cormoran, mais ce rocher est à moi, à moi, et si
«vous me touchez, je vous mordrai rudement… »
Mais si vous tendez la main pour attraper ce petit animal, grand comme une plume de cormoran, il vous file sous les doigts avec une prestesse extraordinaire. Sur le sable, comme pour vous tenter, viennent se poser des
papillons Merveilleux, bleu d’azur et blancs, plus gram. s que nos machaons d’Europe, Si on essaie de les prendre d’un coup de chapeau, ils vous mèneront en un moment d’un bout à l’autre de la plage, puis s’envoleront pour de bon. L’eau doit déposer quelque liqueur qu’ils aiment, car ils sont toujours plusieurs’ à sucer ‘le sable au même endroit..
Parfois, une pirogue approche. Elle parait suspendue dans le ciel, tant l’eau est calme et les reflets parfaits. Une quinzaine d’hommes y naviguent. Ils ‘pagaient, sur- un rythme ternaire. Un-et deux–trois—- Un-et deux–trois.:. Oh! je retiendrai tout au moins le rythme de cette mélopée. Ils abordent, ils se taisent… envolée, la phrase rythmée. Elle se sauve, comme les papillons, dès qu’on veut la retenir… Mais j’ai eu le temps de pho-tographier la pirogue et ses pagayeurs… oh! ils l’ont vu… le chef viendra m’en réclamer le paiement Leur visage ne leur appartient-il pas ? Si le blanc veut l’avoir, qu’il donne le prix.
Là-bas, suspendue dans l’azur, comme la pirogue, flotte Pile où l’on déportait jadis les femmes stériles et les filles mères. Elle est comme dématérialisée par la lumière. Le temps est si fluide qu’il ne marque même pas d’un mouvement de draperie lointaine les montagnes du Congo, à l’ouest. Cependant, j’ai peine à me débar-rasser de la notion de l’heure, de la demi-heure, de la minute… Nous sommes prisonniers de l’adage : « Le temps, c’est de l’argent. Comme’ il pèse sur nos vieux pays! En Ruanda, on pourrait dire : « Le temps, c’est la vache »… ou : « la vie, c’est la vache » et : « le bien, ce sont les enfants ».
Ici aussi, maintenant, le temps commence à repré-senter l’argent, parce que l’argent représente le travail, et le travail est emprisonné par l’heure qui sonne. Peut-être, à cause de cela, malgré le dénuement, les famines, les supplices de jadis, les gens regrettent-ils confusément les temps anciens ? — Mais alors, pourquoi ont-ils tous’, absolueent tous, accepté et reconnu sans tarder le pouvoir de l’argent, pourquoi ont-ils tous le désir de l’heure nouée a.0 poignet? Dès que l’on se soumet à ces deux exigences-là, le reste suivra, jusqu’à « la minute, la seconde, c’est l’argent ».
En proie à un moment de révolte, couchée sur cette plage enchanteresse, je refusais d’obéir à la tyrannie de l’heure. Ne pas la consulter, battant à mon poignet, avec mon pouls. Être, une fois au moins, délivrée du pouvoir de l’heure! Dans ma vie, déjà longue, assez de minutes exigeantes, de trains inexorables, de réveille-matin cruels, dc repas sans délai… Je refusais tout. Je ne regar-dais pas l’heure qu’il était!
Mais l’ombre des arbres me donna des ordres. Elle, qui me permettait cette rêverie azurée, se retira lente-ment sous les branches qui me l’avaient tendue. Elle se pelotonna, nichée autour du tronc. « Assez, dit-elle. Je reprends l’abri qui permettait à ta fragile tête d’Euro-péenne de laisser vaguer tes rêveries à travers l’espace bleu du lac. Assez. Rentre chez les tiens, dans le hall frais de l’hôtel. Attable-toi devant des mets européens sans lesquels tu ne vivrais pas longtemps. Va-t’en, tu ne subsistes qu’à force de soins, de prophylaxie, de vête-ments de toile, de couvre-chefs ingénieux. Va-t’en, te dis-je, de midi à trois heures, le lac appartient au cor-moran, au lézard, au saurien multicolore.., et peut-être aux fantômes des femmes sans enfants mortes dans l’île que tu vois là.-bas, si légère qu’elle en paraît inexis-tante… »
Souvent, au déclin de l’après:midi, une jeune femme noire passait sur la plage. Plusieurs enfants la suivaient. ils barbotaient, demi-nus; elle, modestement, ne se mouillait pas au-dela des chevilles Les petits avaient arraché à des buissons des fleurs d’hibiscus et les offraient aux dames étendues dans les fauteuils d’oSier, de l’hô-tel… Ils savaient bien qu’il fallait alors tendre la main, pour une piécette d’argent, mais la mère avançait len-tement, sans se retourner, avec l’aisance que donne l’habitude des fardeaux portés sur la tête. Une femme de petit fonctionnaire, évidemment plus heureuse et déjà phis protégée que ses soeurs des collines. Chaque fois qu’on touche au droit coutumier, que de difficultés! On tente de supprimer la polygamie, mais du même coup on a créé la prostitution, qui n’existait pas jadis. On donne des allocations familiales, mais les hommes qui n’ont que peu d’enfants crient à l’injustice : « Quoi ? ceux qui sont riches sont mieux payés que moi, qui suis pauvre! » Car l’enfant, ici, représente non une charge, mais-une richesse… Et, du coup, le mépris de la femme stérile reprend plus de force… Ah! quel labyrinthe que ce réseau des lois de la coutume, réglementant les droits de la femme, de l’enfant, de l’époux, de la seconde femme, vis-à-vis de ria première, de la première, vis-à-vis du mari!
M. S… me cite une curieuse histoire : « En cas de répudiation, dit-il, la mère a droit à l’enfant tant qu’elle l’allaite, ce qui peut durer plusieurs années. Un jour, une pauvre femme est venue me trouver. Elle portait sur le dos un enfant d’un an environ. Elle venait au
« Bwana », comme un naufragé s’accroché à une•planche. Son homme avait pris une nouvelle épouse. La jeune mère prétendait retourner à son clan. La coutume l’y autorisait, mais elle voulait garder l’en-fant Elle pleurait, se lamentait. « Mais pourquoi ton homme “-t’a-t-il répudiée ? » demanda S… Elle évitait de répondre, répétant : « Je veux emporter
l’enfant. — Mais est-ce vraiment ton enfant ? —• Si
c’est vraiment mon enfant ? criait-elle, mais je l’allaite, regarde !… » Et elle pressait son sein jtisqu’à en faire jaillir un grand jet de lait : < Tu vois ? tu vois ? je le nourris, il faut me le laisser! »
S… était très ému devant ce désespoir maternel. « Viens, dit-il, nous allons débrouiller cette histoire chez les Pères. Est-cc qu’il, t’a répudiée? » Elle finit par avouer que non. Son mari ne l’avait pas répudiée. « Alors, pourquoi veux-tu le quitter ? Ah! parce que lui et la nouvelle épouse me tourmentent sans cesse!
—Hélas! conclut le Père, il n’y a rien à faire pour lui donner la garde de l’enfant. Si, non répudiée, elle ne subit pas de graves sévices corporels, et _qu’elle s’en aille dans son clan, l’enfant reste à l’époux…
—Mais cette femme est au comble du désespoir! dit S…
—Oui, dit le Père, et pourtant nous ne pouvons rien. Se mêler des ménages d’indigènes, sauf pour marier les chrétiens qui nous le demandent ? Impos-sible. Si vous ôtez une pierre à leurs coutumes, beaucoup de choses s’écroulent du même coup… Il faut être prudent! »
Ce soir-là, au coin du feu, à l’hôtel, on n’a pas parlé des habitants du Ruanda et de l’Urundi. On s’est occupé des neuf volcans qui dominent le pays.
-Le Nyamlagira était en éruption, spectacle magni-fique, disait-on, mais pour voir la lave en fusion il fallait une marche difficile. Huit heures d’escalade en forêt. On disait aussi que l’épanchement s’était arrêté subitement… Il devait y avoir un éboulement intérieur qui bouchait la voie d’épanchement.
« Et si cela éclatait!…
—Vous savez que la lave jaillissait latéralement ? On n’a jamais vu cela. C’est parti comme un coup de canon, puis le feu a dégringolé à pic, dans le vide, avant de trouver une pente roide, où la lave tombait à du quatre-vingts à, l’heure. Le début a été subit, il y a quelques semaines. Vous connaissez la plantation de L— ? L… entend du bruit la nuit, du côté du pou-lailler. Il croit qu’une gerboise en veut à ses poules. Il prend sort fusil, il sort, guette la bête.., et voit sauter le flanc de la montagne! comme une bouteille de cham-pagne!… Courir, prendre son appareil! Il a une photo étonnante…
—Et si le Nyiragongo éclatait ainsi, ai-je demandé, qu’adviendrait-il de Kisenyi ?
—On aurait toujours le temps de filer, avant l’arri-vée de la lave. Ce serait contrariant pour les bâtisses et les cultures. Mais il y a fort peu de danger. Le cra-tère du Nyiragongo est largement ouvert, et la pente des vallées mène à Saké… Saké n’est plus qu’un enfer refroidi, et la pointe du lac, barrée par la lave, n’est plus qu’un étang… Vous vous souvenez de 1948?

quand les éléphants ont été ‘pris, isolés sur une butte, et grillés vifs 2. On a raconté cela vingt fois… Mais l’avoir entendu.soi-rnérne! Et souvenez-vous du tumulte inouî vand la lave en fusion a atteint le lac! »
Nous -sommes allés à Saké le lendemain.
Les cartes montrent la baie de Saké, surmontant comme un drapelet au bout d’une courte hampe, l’extré-mité nord du lac Kivu. Aujourd’hui, la hampe d’eau est côupée par la lave.
En quittant Kisen-yi, la route monte et atteint bien-tôt le lac Vert, petit miroir tombé dans un puits aux parois si verticales que l’on n’aperçoit ni piste indigène, ni abreuvoir sur ses bords. Ce lac brillait jadis comme une émeraude lumineuse, d’où son nom. La• mysté-rieuse couleur de pierre précieuse a soudain disparu. L’eau du petit cratère se contente aujourd’hui de reflé-ter les teintes du ciel. Il est fort joli, mais du temps de l’émeraude c’était un miracle de beauté. On ne sait pourquoi la couleur féerique s’est éteinte. Dans ces pays volcaniques, tout change perpétuellement : le lac Vert n’est plus vert, la baie de Saké est devenue un étang, le lac Kivu s’écoule vers le Tanganyika, et les rivières.., on ignore depuis quand l’une file vers le Congo et l’autre vers le Nil…
La route s’engage ensuite entre deux parois de végé-tation tropicale dont rien, en Europe, ne peut donner une idée. Ni les photos, ni le cinéma, car ils nous offrent les tranches d’une forêt dont le prodige est la continuité, la fluidité enveloppant tout d’une onde tumultueuse-ment immobile, et des rejets d’une écume cristallisée ou plutôt « végétalisée ». Tout cela d’un vert qui n’aura jamais d’automne, ni d’hiver, ni de printemps… Une ligne de mort absolument nette coupe cette luxuriance éternelle :h lave de l’éruption de 1948.: s’est répandue ici par-dessus la lave de l’éruption de 1937.
La pente, la Profondeur des vallées, le dessin des collines l’ont conduite jusqu’au lac, où, après- un hor-rible combat, elle a vaincu les eaux. La distance, depuis le cratère, est de 25 kilomètres environ, sur une largeur de r 600 mètres.
Aucune transition. Ici, la vie, là, la mort. Pourquoi n’y a-t-il pas ce que l’on pourrait nommer une zone de grésillement ou de « roussi »? Pourquoi ne voit-on pas un seul arbre squelettique, qui n’aurait pas brûlé, mais serait mort par trop de chaleur ? Rien. A la forêt vivante succède la lave. Un immense champ de lave. On dit un champ de lave, comme, dans le Nord, un champ de glace… et c’est encore du même terme qu’il faut user pour ce qu’il y a de plus humain et de phis criminel : un champ de blé, un champ de bataillé. Le même mot, soit. Mais rien, rien ne peut donner une idée du non-être de la lave refroidie. On se sent cons-terné en voyant cela! Même le feu y est mort. Il a résisté longtemps, blotti sous la croûte déjà figée. Quand la pluie pénétrait dans les interstices et les fentes, le feu se défendait, et la pression de la vapeur faisait éclater la croûte, pulvérisant des blocs de lave entiers. Il s’en dégageait alors de telles émanations sulfureuses et brûlantes que la_ route, déjà rétablie et livrée à la cir-culation, était dangereuse en temps d’orage. Enfin, le feu lui-même est mort. Dans le lac aussi, la lave s’est éteinte après l’avoir transformé en folie bouillonnante.
La coulée de lave de 1938 n’est pas entièrement recouverte par celle de 1948. Mais ce sont les mêmes blocs éclatés, les mêmes reliefs de jais mat, aux étirements de caramels monstrueux, aux torsions de çâbles d’acier trop serrés, trop tendus, rompus, avec des échardes et des dentelures; les mêmes masses formant des epérités de plusieurs mètres, les mêmes croupes aux musculatures déchirées, .les mêmes crocs ébréchés, les mêmes espaces labourés par les charrues du feu.
Puis, un miracle s’est produit. Le champ de lave a commencé de se transformer en champ de fougères! Elles sont d’un vert extraordinaire, doré, se détachant de cette gamme de noirs, qui parviennent à rester noirs sous le ciel absolument bleu, sous le soleil vertical qui interdit ,aux choses de donner de l’ombre. Les fougères des laves ont la forme des nôtres.: aspléniums ou poly-podes. Mais où sont les tendres douceurs des lieux humides, ombreux et doux, aimées par celles de nos bois ? Où, la souple fragilité de leur toucher, leur appa-rence féminine de robes en volants et dentelles ? Ici, elles ne pourraient donner naissance à leur légende d’Europe où l’on disait jadis : « Elles sont trop belles pour être stériles, femmes sans enfants, plantes sahs fleurs— Une corolle mystérieuse leur vient tous les cent ans, et ceux qui surprennent la furtive fleur d’une nuit, et s’en empareront , trouveront les trésors cachés. »
C’est une légende de pays nordiques où qui dit fougères dit ombre, humidité, été tant désiré et si vite envolé… Les fougères des laves sortent de leur lutte avec le feu sèches, rêches et dures. Qu’est le soleil vertical, que sont les semaines sans pluies comparés aux laves ? Et voici pourtant des fougères à chaque fente, à la moindre crevasse! Les voici pourvues de leurs millions de spores, elles se reproduiront des millions de fois. Elles ont commencé la transmutation du champ de mort en champ de fertilité. Il n’a fallu au soleil, à l’air, aux pluies, aux vents chargés de, germes, que quinze an. pote obtenir cette résurrection.
Ainsi, après avoir vu le prodige de la mort à perte de vue, nous avons vu aussi qu’elle peut être vaincue… Maïs, hélas L.. la baie de Saké ! Elle était aussi douée-que l’anse -bleue, devant les jardins de l’hôtel à Kisenyi, et toute perlée de petits flots clairs où des enfants auraient pu jouer et s’ébattre sans danger… –
Le soir, avant d’ouvrir la porte de mon joli pavillon circulaire, niché dans son odorant capitonnage d’arbres tropicaux, j’ai regardé le sommet incendié du Nyara-gong° avec d’autres pensées que la veille. A l’avenir, quand je sentirai trembler la terre, là-bas, à Astrida, je reverrai en idée l’immense cône tronqué et cette lueur évanescente et toujours recommencée… La nuit sans lune rendait plus intense l’incendie de la grande montagne. Mais le rougeoiement en restait limité et n’empêchait pas le scintillement des étoiles : Orion, bien que renversé comme un vaincu, semblait menacer le ciel.
De loin, les volcans Birunga paraissent faits de roches nues et sombres. De plus près, on les voit capitonnés d’une forêt serrée. Ils abritent une faune magnifique. On en a englobé plusieurs dans la réserve nommée « Parc Albert ». C’est un très grand territoire où les animaux sont protégés contre l’homme. En longueur, du sud au nord, il doit bien mesurer quatre cents kilo-mètres. En largeur, il va d’étranglements en élargisse-ments. Outre les grands volcans, le parc Albert embrasse le lac Édouard, son immense savane, et le fameux Ruwenzori : Les eléphants – v sont . nombreux, – « les éléPhants:danS le parc »…_oes :Mots rappellent tin conte dé ,Marcel Aymé : L’éle’phant dans la cuisine… Mais quel «parce» ici! Ils habitent les contreforts des voleans. C’est la qu’ils se retirent .au moment des amours, .et que ‘les ‘femelles_ mettent bas. L’immense savane du lac Édouard leur sert de pâturage, La rive anglaise du lac Édouard borde la même savane. Plus loin, ,on s’enfonce dans la .forêt de l’Ituri, pleine de pygmées et d’okapis, et cinq cents kilomètres plus loin on atteint le Parc
national de Gaxamba, et plus loin, c’est…

Le vertige de l’espace en Afrique est dur à surmonter pour qui vient du coeur surpeuplé de l’Europe. Quoi ? un champ n’est point limité par le champ du voisin ? Quoi, cette route où tu conduis ta voiture si rapide n’atteindra nul gîte avant la nuit ? A pied, il te faudrait des jours et des jours pour en franchir la distance.
Mais, dans nos pays, il y a déjà deux mille ans que les routes offraient des gîtes d’étapes et des relais bien orga-nisés. Ici, à droite, comme à gauche, cette forêt, cette étendue n’appartiennent à personne! Si tu t’y aventu-rais sans guide, tu trébucherais sur un serpent, tu serais chargé par un buffle, tu périrais d’inanition. Mais les Batwa chasseurs et les pygmées Bambuti y vivent avec leur famille, du seul produit de leur chasse, et ils dansaient déjà « comme des dieux » au temps des Pharaons, quand Rome, qui devait construire les routes de notre pays, n’était pas encore fondée. Apercevoir un de ces petits hommes debout, près du pont où l’on s’engage au ralenti, Muni de son arc, de sa gibecière, savoir qu’il vit dans cette vallée de forêts, inextricables pour nous, comme les satyres en Grèce mythologique… Que pense-t-il de cette route si large à ses
eux, de ces Voitures si rapides . La route qui va no mener au parc Albert? Au delà du Parc Albert, nous a-t-on dit à l’hôtel, l’embranchement de droite volis mènera en forêts, puis enfin à Stanleyville— Oh vous, explique cela tout ‘simplement, comme on dirait chez nous, à quelqu’un- qui s’informe : « )(ville ? à dix . kilomètres d’ici, le premier embranchement • cle la route nationale, à droite, vous y mènera en. quelques minutes… » ‘En Afrique, on compte par milliers de kilomètres. Cent kilomètres, c’est le voisinage immédiat.
Pour atteindre le royaume des animaux, _quittez Kisenyi de bon matin. Dépassez le mont Goma. Cette haute butte de suie fut jadis un volcan cracheur de cendres. On le transforme aujourd’hui en riantes avenues qui montent en spirales et redescendent sur la route en corniche le long du lac. De nombreuses villas y sont en construction, avec leurs jardins, car Ies fleurs poussent bien dans ce sol de suie grasse! Redescendez, remontez, encore et encore, entre les volcans Nyiara-gong° et Mikeno, revêtus de leur épais manteau de forêts, comme pour se garantir du vent des hauts sommets. Vous verrez là villa du conservateur du Parc. Pendant longtemps, :on roule en pays inhabité. Ni postes de blancs, ni huttes de noirs. Puis, voilà les toi-tures d’un village indigène, bien rangées en lignes régulières! Que signifie ? Est-ce une cité pour exploita-tion minière ? Un écriteau apposé au coin de la grand’ route nous l’apprend : « Village de lépreux ». Je pensai au docteur D…, qui donna des soins aux lépreux groupés en cité dans la forêt marécageuse du Centre. Ici, le médecin de ces malheureux, ce n’est pas un python qu’il trouvera ,embusqué sur sa route, mais peut-être bien des éléphants. « Les débuts de notre village-hôpital furent difficiles, m’avait raconté le docteur D… On avait fait courir le bruit que les blancs bâtissaient un asile dans l’intention de tue tous les lépreux qu’ils y mettraient. Or les services sanitaires étaient obligés de les isoler, car le mal se répandait. Les premiers malades, il fallut les ligoter et les transporter de force. Une fois installés, lorsqu’ils ont eu de la bonne nourriture, et surtout des cigarettes, la mentalité a changé. Nous avions fait appel, en Belgique, à de grandes firmes de tabac, qui nous avaient généreusement fournis. Bientôt la surveillance des malades est devenue inutile. Ils ne pensaient plus à fuir le camp, et les lépreux arrivaient d’eux-mêmes, et de bien loin, nous demander asile et cigarettes. Un peu après, la difficulté opposée a surgi : le moindre ulcéreux arrivait, se présentait et exigeait d’être admis à notre hôpital-village. Pour les noirs, l’opprobre et l’horreur attachés en Europe au mot lèpre n’existe pas. Ils n’ont pas la notion du mal implacable et irrévocable. »
« Village de lépreux »… pour nous, les blancs, l’inscription au flanc du volcan est sinistre.
Le paysage était grandiose! Les échappées des vallées découvraient tour à tour ou montraient simultanément plusieurs des hauts sommets des neuf volcans Birunga, dont deux seulement sont en activité. Ceux que nous apercevions de la route dormaient.
La passe lépreuse franchie, et à mesure que nous approchons du poste administratif de Rutshuru, les piétons se font nombreux. Toujours les fardeaux sur la tête, toujours les pagnes bariolés des femmes hautes et droites sous le faix des grands paniers. Les écriteaux, au bord de la route, ne parlent plus de lépreux, mais de plantations. Tel chemin, ou plutôt telle piste, nous conduirait chez M.X…planteur. de café .telle autre chez cafés et pyrèthres; telle, chez Z… cafés et quinquina.

La route traverse aussi une plantation. Celle de M.V.R…, dont voilà l’habitation II a utilisé une source, un petit cours d’eau, une cascatelle. Il a composé un jardin fait d’îles minuscules. Tout flue et coule en reflétant, de merveilleuses floraisons. Les plus belles plantes de brousse ou de forêt ont été rassemblées ici. Où est donc l’enfer des volcans, le désastre des laves, la géhenne des lépreux? On cherche des yeux Armide, on voudrait s’arrêter, tremper la main dans les eaux sein, tillantes. Mais nous ne pouvons que cueillir cette beauté par le regard, car nous sommes attendus dans une autre plantation. Ce sera une magnifique escale humaine de bien-être et d’amitié, parmi les travaux fructueux, avant d’atteindre le royaume des animaux.
Pour trouver la piste qui nous conduira chez M. L…, nous disposions d’un croquis et ‘ d’une indication sommaire : « Ne pas aller à Pinda ». Nous parcourons d’abord dix-huit kilomètres d’un pays incohérent. Espaces stériles, buttes rocailleuses; buissons rêches. Que peut-on bien tirer de pareilles étendues ? Comment en extraire de la végétation nourricière ? Sans doute
– nous sommes-nous trompés de chemin et arriverons-nous par mégarde à « Pinda » qu’il fallait éviter ? Non. Soudain la piste incertaine fait place à une allée d’admirables « kapoquiers », ces arbres à coton, qui portent de l’ouate comme un sapin, en hiver, porte de la neige. Nous voici à S… Une immense plantation. Ah! on a bien « conjuré » l’ancien désert. Les vergers de café se déroulent des deux côtés de la piste, les arbres en sont luisant et beaux, comme ceux du seigneur de la pluie.
Dans les plantations ‘récentes, les arbustes sont proteges du soleil par un arbre nomme albizzia, dont le feuillage léger est tendu comme un vélum au-dessus les petits caféiers fragiles. Une immense et magnifique èPncession; il y a fallu vingt ans d’un travail constant, têtu. Aujourd’hui, c’est un petit univers qui se suffit à lui-même. Il comprend, outre les cultures, un bétail nombreux déjà très amélioré. Pour s’en occuper, on a engagé — contracté — des gens du Mohasi, parce quils aiment les troupeaux’.
Pour mener à bien une telle entreprise, il faut non seulement de grands capitaux, mais une profonde connaissance du pays, de ses possibilités, des populations, sans parler d’une forte spécialisation agricole. Dans un tel travail, il faut que tous, petits et grands, soient dévoués à leur tâche. Dans la famille d’un planteur, on s’entretient sans cesse de la bonne marche du travail, des dangers amenés par le climat, des chances de réussite de tel ou tel semis. C’est pourquoi la benjamine ,clu planteur L… pense qu’il faut terminer le Pater en disant : « Ne laissez pas succomber la plantation…,
•A l’expiration de leur contrat, les ouvriers renou-vellent presque tous leur engagement. Ils ont leur hutte, leur rugo, leur champ, leur famille. Quand le personnel est nombreux, l’emProyeur est tenu d’installer un • dispensaire avec une infirmière diplômée.
•La piste rudimentaire offerte aux voitures monte, tourne et arrive au point le plus élevé de la concession. La maison d’habitation y est bâtie devant une large pelouse. A droite de la maison, les communs. Ils comprennent : menuiserie, forge, corroirie, porcherie et sécherie de café, avec les dépulpeuses. Sur la grande pelouse en pente douce, beaucoup de fleurs. Dans la
eerie ! ne famille .européerine a pu amener tout, absolument tout ce qui composait le foyer à Bruxelles. Meubles, tapis, vaissélles… Tout, Jusqu’aux armoires de chêne des grands-parents et aux gracieuses chaises directoire des grand’tantes.
‘« Comment ce déménagement a-t-il donc pu se faire ? .
— Oh! dans de grandes caisses. Bateaux, fleuves, camions… Cela valait la peine, la faniille est riche en enfants, et c’est une installation définitive que la nôtre!» Mme L…, la mère du planteur, bien qu’âgée de soixante-quinze ans, est venue s’installer près de ses enfants, ainsi que sa fille. Rien ne préparait celle-ci à une • telle profession. Elle s’occupait d’art, à Bruxelles… La voici planteuse. Elle a racheté, à un colon qui l’aban-donnait pour cause de maladie, une concession contiguë à celle de son frère, et elle s’y entend à conduire, même par des routes rudimentaires, les camions chargés de cochons gras… cent… deux cents kilomètres!

Créer une plantation, tirer une richesse productive d’un sol inculte, c’est un beau travail, mais qui ne pourrait se faire sans l’amour de l’agriculture… L’habi-tation de M. L… contient des livres précieux, des publi-cations d’art, des disques de haute musique, mais on n’oublie jamais que rien, dans la concession, ne grandira, ne fleurira sans que l’on y donne tous ses soins, toute son attention, toutes ses forces, toute son ardeur au travail.
Près de la demeure de Mme et Mlle L…, s’élève un bouquet de bambous plantés par leur prédéces-

seur. Il a trente ans, l’extrême ancienneté pour une plantation d’ici. Cette touffe se compose d’une centaine de fûts pressés Pun contre l’autre et de la grosseur erin elfe_ de soixantequinze ans. Ils s’élèvent jusqu’à trente mètres du sol, s’évasent, et surplombent la terre comme un vaste parasol. Des centaines de nids de tisserins sont suspendus aux branches. Ils ont la forme de petites courges, les dimensions d’un bas et sont tressés en brins de bambous et d’herbe à éléphant. Les tisserins ont la , manie, la rage de tisser : le même couple construira vingt nids pour n’en occuper qu’un seul. On croit que c’est afin de mystifier les serpents amateurs d’oeufs.. et mangeurs d’oisillons. Sur vingt nids, le voleur a dix-neuf chances de se tromper, et le tisserin dix-neuf chances de garder sa nichée. Le serpent, quelque malin qu’il soit, n’a jamais eu l’idée de visiter méthodique-ment les vingt nids disséminés dans l’arbre.
«La plantation de mon frère,, me dit Mlle L…, est bien postérieure à celle-ci, qui est devenue mienne depuis peu. Les débuts ne furent pas aisés pour ma belle-soeur. Elle s’était installée sur la concession pendant que son mari terminait un engagement à l’État. Leur, habi-tation se composait de deux huttes rondes, comme celles où vous logerez au camp de la Ruindi. Dans l’une, ma belle-soeur dormait avec les enfants dans l’autre, on se tenait et on prenait les repas. T.:Tn matin, les enfants étaient encore au lit, elle, dans sa salle, prépa-rant le repas. Un éléphant en promenade s’est arrêté entre les deux huttes. Attendre, sans bruit, attendre ‘doucement qu’il veuille bien poursuivre sa promenade. Il n’avait aucun motif de se fâcher et de défoncer la hutte… Oui, mais si les enfants sortaient à l’improviste, et lui couraient sous les pieds? Ma belle-soeur a passé
_ un mauvais :quart d’heure, puis Peléphant s’est éloigné paisiblement et- sans agiter les oreilles »
Les plantations de cette région, près du Parc, et près des volcans, ont souvent des visites d’éléphants. Les bananeraies les attirent Ils sont protégés par les règle-ments très stricts. Mais, s’ils dévastent les cultures, le planteur a le droit de les abattre.
Deux mois avant notre visite, M. L… avait tué un éléphant. Toutes les populations d’alentour sont immédiatement au courant d’un tel événement, Nul téléphone en Europe ne répandrait une nouvelle avec une telle rapidité. Elle vole plus vite que les vautours. L’ivoire appartient de droit à l’État, mais la viande est abandonnée aux populations.
Mlle prévenue par son frère, mit une heure à chercher son appareil photographique puis à par, venir au lieu où gisait la bête. En chemin, elle croisa de nombreux noirs qui revenaient déjà chargés de quartiers de viande, porteurs d’intestins roulés comme des turbans à leur tête, noués comme des ceintures à leurs reins. En un rien de temps, l’éléphant avait été dépecé, la viande grillée et dévorée. Les Batwas se glissaient à l’intérieur de la bête éventrée, comme dans une caverne ruisselante de sang, et s’emparaient du foie et du coeur. Ils mangent, mangent une quantité si extraordinaire de viande que l’on se demande comment ils n’étouffent pas.
Arriver à portée de fusil d’un éléphant n’est pas chose facile. Ils sont méfiants et savent bien que dans les plantations ils ne sont pas en sécurité comme dans la Réserve.
« … Même les antilopes, me dit un chasseur, se savent en sécurité dans le Parc. J’en avais raté une tout près de
Réserve. Elle fuyait Elle alait uri’bond étiorme, dessus de la route qui formait la frontière du Parc, et elle s’est mise à brouter tranquille/lent, sans plus se soucier
de ine et de mon fuvi » ,

A mesure que l’on se rapproche du parc Albert, les « histoires d’éléphants » deviennent de plus en plus nombreuses., A l’hôtel du poste de Rutshuru, où nous déjeunions, mes compagnons de voyage retrouvent un ancien camarade, M. N… Il conduit son immense camion d’Usa à Bukavu, de Bukavu à Kisenyi, puis il . remonte à Irumu, gagne Stanleyville : des milliers de kilomètres. Ainsi, jadis, les capitaines, voguant dans leur propre navire, achetaient et revendaient des marchandises variées. M. N… pilote son camion et fait le négoce. «Les matériaux de construction donnaient surtout en ce moment», dit-il. Le ciment, acheté tant en tel endroit, se revendait autant à tel autre; et la fer-raille… et la chaux… et les meubles, et les outils, et les machines-outils, et de la cassitérite, et… que n’a-t-il pas énuméré Trouver du fret, ne pas « naviguer » à vide, sur les longues, les immenses routes. Les itiné-raires de M. N… lui font traverser -le parc Albert. C’est un grand garçon de vingt-cinq ans, au visage de boy-scout, doux et un peu timide. « A propos, j’ai eu une drôle d’aventure avec un éléphant, la nuit dernière… »
A quelques kilomètres du parc de la Ruindi, ses phares lui montrèrent un éléphant immobile, en travers de la route. En ce cas, il faut s’arrêter, éteindre les phares, et attendre patiemment que le seigneur de la savane fasse place. Laisser ronfler le moteur dont la
ularité rassure l’éléphant, habitué aux autos sur cet route. Bon. Mais l’éléphant s’approcha du camion de
et se mit en devoir de le flairer et de le tâter, avec sa troMpe.
« Je m’inquiétais, nous explique le jeune homme blond, je m’inquiétais, car vous savez ce qui est arrivé à Van den H…, le mois dernier ?
— Non, nous ne savons pas…
— Van den H… s’était arrêté, tout comme moi, mais l’éléphant, on ne sait par quel caprice, a trouvé bon de s’asseoir sur la cabine du camion. La tôle de la carros-serie a cédé sous le poids. Van den H… a heureusement pu s’échapper par la portière qui s’était ouverte sous la pression. L’éléphant a senti son siège s’effondrer sous lui, il a pris peur, il s’est enfui. Si la portière de Van den EL.. s’était -coincée au lieu de s’ouvrir.., quelle histoire ! Alors, moi, cette nuit, je pensais à l’aventure de Van den H… Je me suis coulé hors de la cabine, du côté opposé à l’éléphant, et je me suis dissimulé derrière les roues. L’autre continuait à promener sa trompe sur mon camion, et il en faisait ainsi lentement le tour. Je jouais à cache-cache avec lui, je me sauvais du côté opposé. Il y avait clair de lune. En me baissant, je voyais ses pieds. Quand il a eu fini de tout renifler, revenu au point d’où il était parti, il a encore passé sa trompe par la vitre ouverte, et il a tâté mon siège… Tout de même, si j’y avais été, il me cueillait comme une pomme… Il s’en est allé bien tranquillement… Oh ! j’en rencontre souvent. Mais c’est la première fois que j’ai une telle aventure. S’il s’était fâché… Ils détestent l’odeur des hommes. Heureusement, un de mes bidons suintait. L’odeur de l’essence dissimulait la mienne!”

Et le jeune homme riait de -bort coeur, corme un écolier qui a failli se piquer à uh hérisson _ail cours d’une promenade dans là forêt,
La patronne de l’hôtel écoutait le récit. Elle approuvait à l’aide de la tête. De telles histoires, elle en connaissait beaucoup !

« M. de S…, dit-elle, là semaine passée… tin élé. pliant était endormi sur la route… a-t-on idée de dormir sur la route ! De S… à failli enfler dessus. Ses phares marchaient mal, il n’avait pas vu. Il a pu freiner. Il a fallu attendre deux heures le bon plaisir de cet animal. Ils ne sont arrivés ici qu’au petit jour, furieux Madame encore pâle de frayeur. Les enfants avaient dormi, heureusement. Voyez-vous qu’ils se soient mis à crier? Les bêtes détestent cela. Ils commencent à battre des oreilles.., et gare, alors… Se taire, il faut se taire… »

Rutshuru est contigu au Parc Albert. Plusieurs plantations y envoient encore des pistes à la route princi-pale. Au bout d’une quarantaine de kilomètres, on aboutit au gros de la Réserve.
Ici, le pays est vierge de travaux humains. La végé-tation, qui nous semble insolite, est au service des ani-maux. La route seule dénote l’homme. Elle courra à travers tout le Parc, trouvera, à l’ouest, Stanleyville, atteindra le Soudan, plus au nord. Elle enserre un immense territoire de son ruban magique. Elle va, elle va, par monts et par vaux, et par forêts. Elle traverse encore bien des lieux farouches et indomptés, mais l’homme, de sa Voiture rapide, de son poste ou de eux campement, peut partout régner par la force à l’aide de son fusil. Partout, sauf ici, au Pare Albert.
Qu’il se soit imposé à lui-même cette restriction, soit.

Mais comme ‘toute décision grave, une fois prise, elle se Met à exister par elle-même, en dehors de nous, avec toutes Ses conséquences et, le vaudrait-on, oft ne pour-rait plus la rattraper ni la détruire.

Dans les Réserves, le « Tu ne tueras point » s’étend â tout ce qui vit. Mais l’homme seul est soumis à cette loi. Ici, tu he cueilleras _point une fleur, tu ne t’empa-reras pas d’un ramegu feuillu, ni d’une semence. Tu ne tenteras pas de prendre un papilkn ni un insectea Toute• promenade à pied te sera interdite. Si tu veux parcôurir la Réserve où l’on a aménagé pur toi le camp de la Ruindi, tu iras en voiture, et tu ne quitteras pas l’étroite piste qui t’est assignée, tu n’élèveras pas la voix, et l’accès du sentier même n’est permis que du lever au coucher du soleil. Tu n’es autorisé à prendre les choses que par le regard, tu ne les emporteras que dans ta mémoire. Jamais les yeux des animaux ne seront atteints par d’autres lumières que celle du soleil ou de la lune. Moyennant quoi ils daigneront ne pas fuir à ton approche. Il a fallu dix-huit ans pour gagner un peu de leur confiance. Ils permettront parfois que l’auto s’arrête un instant. Alors, prends-les, prends-les dans ton souvenir. Rassasie tes yeux de te prodige des êtres sauvages pour lesquels l’homme a renoncé au droit qu’il s’était arrogé de les tuer à plaisir. Si tu te méfies de ta mémoire, tu prendras leur image dans ton appareil photographique. Leur confiance ? Oh! tout au plus leur indifférence. Chez l’éléphant, ce sera de la condescendance, et le serpent ne se montrera jamais. Si tu t’approches trop de l’éléphant pour le filmer, et s’il se fâche, gare à toi. S’il te blessé, s’il te tue, ce n’est pas lui qui sera dans son tort, c’est toi.
Après Rutshuru, et pour atteindre le camp, la route traverse une savane boisée où lcs haillons des mousses pendent aux branches mortes, où les fougères s’installent aux’bra.s des tulipiers flamboyants de fleurs couleur de feu, th” franchiras une savane jaunâtre, tu apercevras des arbres inextricablement mêlés. Une fade odeur d’éléphant émane des monceaux de crottins répandus sur la route. Tu traverses la rivière Ruindi, encaissée, tumultueuse, éventée de mille palmiers, tu aperçois à cent mètres de la route un éléphant immobile. Ne pas s’arrêter, il s’inquiéterait Et tu aboutis à une grande savane nue, barrée là-bas, tout là-bas, à l’horizon, ,par une chaîne de hautes montagnes. Nous sommes au camp de la Ruindi.
Une haie de citronniers bien taillés entoure un espace d’environ un hectare. Le sol y est soigneusement défriché. L’entrée de ce jardin s’ouvre sur la gra,nd’route. Pas de grilles ni de barrières. On y voit une pompe à essence et son gardien. Quelques pas, et l’on accède par un perron rudimentaire à une baraque en bois. Hôtel et restaurant de la Ruindi. Tout, dans cette petite bâtisse, fait penser aux images des magazines américains pour histoires du Far-West. Mais on y mange fort bien. Mieux que dans la plupart des hôtels du Congo et du Ruanda. Le poisson frais vient du lac Êdouard. On y pêche…
« Mais je croyais que tout attentat contre les animaux était défendu ?
— Sans doute… Mais on a installé des pêcheries du côté anglais du lac. Alors, autant avoir notre poisson aussi.”
On mange bien dans la baraque genre Far-West mais on n’y dort pas; et les logis, eux, sont bien africains: Vingt huttes rangées dans l’enclos de citronniers. Huttes circulaires, de torchis et dc paille, au pavé de pierres inégales. Chacune contient deux lits de camp, enrobés de vastes moustiquaires, deux tables, deux cuvettes, et deux cruches contenant une eau tiédie. Il y fait- très sombre, car les vitres sont remplacées par d’épais treillis doublés de volets de bois. Quand on rentre là, le midi, de la savane incendiée, l’eau tiède paraît fraîche et jamais aucun logis ne m’a donné une telle impression de repos, de gîte délicieux, abrité de tout danger. Jamais une sieste ne m’a paru aussi bonne, aussi vraie, que dans ce lieu sombre protégé par la paille, le bois et le torchis.

Arrivés à la Ruindi à l’heure où le jour baisse, il était trop tard pour entreprendre encore l’un des périples permis. Mais, assis à l’étroite terrasse, nous pouvions contempler la savane. Il en émanait un attrait étrange, comme si elle vous jetait un sort. La savane doit laisser une nostalgie inguérissable à ceux qui l’ont aimée. Elle exerce la magie des paysages hostiles à l’homme, et que l’on voudrait contraindre ou à lui obéir, ou à l’aimer.
La cendre grise du crépuscule envahissait doucement l’étendue soustraite au pouvoir humain. A ce moment, un troupeau d’éléphants passa le long de la haie de citronniers, puis traversa la route, en diagonale. Ils n’étaient pas très nombreux. Une dizaine, dont plu-sieurs jeunes. Lenteur. Ils ont tout le temps, tout le temps de leur longue vie. Ils regagnaient leur gîte nocturne. Ils ne cessaient de cueillir l’herbe ou les rameaux des buissons, avec leur trompe, les remâchaient, puis reje-taient les fibres inutiles, sans interrompre leur lente promenade. Si lente, semble-t-il, et ppm-tant ils, s’effa-çaittit déjà dans’ la savane. Était-ce une broussaille, là-bas ? BôugeOit-elle ? Était-Ce un troupeau de buffles? Faet41 qu’une étendue soit immense pour qu’une telle masse s’y dilue comme un lièvre dans nos landes d’Eu-rope I
Des Serviteurs faisaient le tour de l’enclos et battaient les dtronniers avec de forteS bagnettes. Les gens craintifs, dont je suis, penseraient que c’était pour faire fuir d’éventuels serpents, mais la patronne du camp M’assura que c’était simplement pour faire tomber les citrons mûrs, que l’on servait chaque soir avec le poisson frit du

L’obscurité venue, les boys de chambre s’en allèrent poser devant la porte de chaque hutte occupée une lanterne tempête au pétrole. Bientôt, dans la nuit complète, on put compter le nombre d’hôtes à ces petites lumières au ras de terre. Cd sôir-là, il y en avait neuf
Dans l’auberge, on fumait, on buvait et l’ôn racontait des histoires d’animaux. Il y avait quelques touristes, mais surtout des colons de passage, qui faisaient escale ici et poursuivraient demain leur route vers Stan ou vers Kisenyi…
« Mon vieux, j’étais en pirogue, il y a eu un hippô qui s’est fâché. Ça n’arrive pas souvent, mais il s’est précipité en rugissant et gueule large ouverte pour me chavirer… Je lui ai planté ma pagaie en plein dedans… »
Un autre voyageur semblait lourd de fatigue et comblé de whisky. De temps en temps, il relevait la tête, ouvrait l’oeil et répétait une histoire de buffles : « S’ils sont forts, les buffles, on le sait… mais si un crocodile saisit un buffle au mufle, le crocodile noiera le buffle… .» Puis cet honime, accablé de lassinide sein, blait s’endormir pour de bon…. Mais il tressailla.it, se • secouait et répétait : « Si un crocodile saisit un buffle… au mufle I »
Les violences combinées de l’air et du soleil engour-dissent. A neuf heures, nous retrouvions, sous les étoiles, la petite veilleuse aux portes de nos huttes. S’étendre, s’étendre sous les moustiquaires… Là nuit était immense, ‘Sur la savane immense. Le toit de paille avait gardé pour nous un coin d’ombre fraîche. Pourtant, cette nuit-là, les dormeurs furent réveillés par les gardiens du camp. Ils frappaient des bidons vides avec des maillets, afin d’éloigner les éléphants qui en voulaient aux bananiers à l’usage du camp.
Notre premier tour de piste se ferait dès l’aube, afin de voir beaucoup d’animaux.
La voiture s’engage lentement dans la piste frayée à même la savane. Le mot savane vient tout naturellement aux lèvres pour désigner l’étendue où nous pénétrons. Il me semble que ce terme peu à peu formé par les récits de voyage n’attendait que ce moment pour prendre de la réalité. Savane, savane… Nous comprenons bien que la piste ne peut et ne doit mener nulle part. Nous reviendrons à notre point de départ, c’est un circuit fermé, comme tout chemin ensorcelé. Nous nous trou-vons dans un espace du monde que l’on peut interroger, mais que l’on ne franchira point. Le lac Édouard s’étale à l’ouest. L’immense plaine où nous tournoyons n’est autre que son fond sableux lentement délaissé par les eaux. L’étendue est telle que la convexité de la
terre y ‘ est Sensible et s’impose. aux. yeui. ‘Une Savane. ,Mais lorsqu’on nous dit., que ‘c’est là une savane – à .:succulents, le mot succulent ‘semble -employé par ironie.. Rien ne peut être moins succulent que la végétation avec qui la parsème .-Les immenses “euphorbes-candé-labres sont- jetées sur l’étendue -comme une poignée de sable noir sur un verre dépoli de couleur ocre. L’herbe ne Verdoie pas assez pour ‘cacher le sol rude et bosselé. L’euphorbe-candélabre, étrange et noble de forme, n’est d’aucune utilité. Même les termites la dédaignent. On dit que le rhinocéros aime à la mâchonner… mais il n’y a pas de rhinocéros dans la savane du lac Édouard. Rien, rien n’accepte cet arbre, ni les oiseaux pour y nicher, ni les insectes pour le ronger. Je n’ai même pas vu une seule fougère installée à un creux de branches. Si un rameau se brise, un lait abondant s’en échappe. Il est nocif. Néanmoins, le lait des euphorbes leur vaut le nom de « succulents ». Inutiles… Utiles seulement par une beauté particulière et inquiétante. Quelques mimosées poussent aussi dans la savane, et des brous-. sailles épineuses dont j’ignore le nom, ainsi un acacia vêtu de haillons verts, et une deuxième sorte d’euphorbe, où perchent les vautours, et qui se termine par un gigantesque plumet de feuilles.
Interdiction d’emporter des armes. Ni fusils, ni arcs. Le guide offert par l’Administration en est démuni. Perché sur le marchepied de la voiture, il murmure d’un ton déférent le nom des animaux que l’on aper-çoit. Ainsi, un maître d’hôtel à un dîner d’apparat murmure-t-il respectueusement aux convives qu’il sert le nom des grands crus qu’il leur présente : Château-Yquem… Châteauneuf-du-Pape… Veuve Cliquot…
« Antilopes. » Un long troupeau de couleur ocrée, si
_
er que ia inmee n’appuierait pas davantage. sa- course
bondissante sur le sable herbeux. Certaines – ont les ornes ‘plantées de telle manière qu’elles forment, avec les oreilles pointée, une auréole rayonnante autour de la fine tête. Elles broutent paisiblement. Seul un mâle veille, la tête haute. Car si les hommes ne sont pas leurs ennemis ici, elles craignent le léopard et le lion.
«Phacochères », souffle le guide. Deux petits san-gliers barbus de blanc, ahuris, nous regardent, puis détalent. La queue dressée droit en l’air, mince comme une tringle, est terminée par une touffe de poils qui dépasse les herbes, comme un périscope par lequel le petit cochon sauvage surveillerait l’ennemi…
«Léopard »… Le mot est• murmuré• avec grande déférence. Mais le beau fa.uve est si rapide, si furtif, qu’on n’a pas eu le temps de le savourer des yeux.
«Éléphants »… Eux ne nousregardent pas, ne fuient pas, ne s’éloignent pas. Ils poursuivent leur lent et continuel travail : nourrir leur corps immense avec l’avare végétation de la savane. On dirait une sorte de damnation. Toujours, toujours, sans jamais de répit ni de loisir, toujours, cueillir de la trompe, mâchonner, rejeter les fibres, cueillir, engloutir, puis s’asperger de poussière, pour se défendre des seuls ennemis qu’ils craignent : les parasites. Les amours ne les troublent pas souvent. Une femelle porte près de deux ans. Seul, l’homme armé est plus fort que l’éléphant. L’image et les Zoo nous ont donné une idée du superbe animal, mais ici nous apprenons ses rapports avec l’étendue qu’il habite, le soleil et les couleurs qui l’environnent. La masse formée par un troupeau est en proportion de l’im-mense savane. On comprend aussi leur lenteur changée, par la colère, en charge foudroyante.

Peut-on arrêter la voiture un moment pour mieux observer ce, grand-là ? oui, dit le guide. Pas méchant C’est Celui,
oui, semble dire aussi le Solitaire, tout_ proche, sans nous regarder; et il continue à cueillir, manger, cracher… Oui, oui…
Il va lentement.. lentement, en comparaison de sa masse, mais cette lenteur est plus rapide -qu’un homme en marche. Il rejoindra en un moment, quand il lai plaira, le troupeau, couleur de fumée et grand comme
•une dune, là-bas, à l’horizon.
Le soleil monte avec l’heure. L’ombre le craint ici, plus encore qu’au bord du lac… Elle est déja blottie sous chaque objet, et votre propre ombre couvre à peine vos pieds. Même le troupeau d’éléphants ya regagner les çouverts. Son champ de pâturage est immense et comprend les forêts crépues accrochées aux flancs des monts. Mais toujours, partout, il leur faut cueillir, mâchonner, rejeter, nourrir l’énorme corps insatiable. J’ai lu un jour que, si l’homme n’avait eu des mains si parfaites, l’éléphant aurait régné sur le monde… Des mains parfaites… je pense à l’aveugle Kayiuka.
Mangoustes », dit le guide. Une troupe de petits chats aux longues queues grouille dans la poussière et file avec la rapidité d’un rêve.
Vautours…» Cette fois, il faut bien braver le soleil et lever les yeux. Ils sont là, perchés sur les euphorbes-plumeaux ou tournoyant dans le ciel. Ils attendent, pour prendre leur repas, qu’un fauve ait déchiré le cuir d’un hippopotame mort, ou bien ils guettent les restes d’un déjeuner de lion. Notre guide ramasse un bâton et s’approche doucement d’un fourré en faisant
comme pour ettrayer un ne bouge. reyien ,c ara dit-il « e croyais un léopard, – simplement, mais rien, que des os de phacochères. »
Au royaume des hippopotames, la voiture s’arrête. La berge de la Éuindi est damée par les énormes piedsdes bêtes qui se rendent chaque soir à la pâture et regagnent le matin leur habitat d’eau. Le rapport des bêtes avec le soleil et l’eau est d’une curieuse harmonie, mais la proportion des lourds animaux avec le coude de la rivière est celle de pourceaux dans la mare d’une ferme. De l’autre côté de la rivière s’étend une plaine nue, aussi unie que les pâturages de la Hollande. Elle est tachetée de lambeaux de marécage bleu d’azur.
•Elle va à perte de vue, à perte d’haleine mentale, car on ne parvient pas à la franchir, même par la pensée.
La berge où nous nous trouvons domine d’une dizaine de mètres la rivière et l’étendue désolée. De tout ce que nous avons jamais vu, rien ne ressemble à ceci. A nos pieds le grouillement d’hippopotames… Le beau et le laid sont-ils des choses absolues ? Pourquoi l’éléphant est-il beau, et l’hippopotame, ignoble ? Que nom-mons-nous dignité, que nommons-nous bassesse, que nommons-nous noblesse, et quoi veulerie ?
Ils sont là, les hippopotames, par centaines, vautrés en tas sur la berge, ou renâclant dans l’eau. Parfois, deux se prennent de querelle et crient comme des porcs sous le couteau du boucher. Ils se mordent et se dé-chirent. Si le combat devient mortel, le plus blessé sortira de l’eau, perdant tout son sang, et s’en ira mou-rir dans les herbages. Alors, les vautours descendront du ciel. D’autres demeurent immobiles, la tête à fleur de rivière, le corps dans la vase. Ils se massent par
croupe énorme, et poussent un crottin qui retombe dans la rivière en’ leur coulant des cuisses. Les gens du Rua:0a expliquent cette curieuse habitude à l’aide d’utelégende. Iman; quand il créa les animaux, leur assigna à chacun son domaine. Or l’hippopotame vou-lait absolument vivre dans l’eau. Imana refusa : « J’ai déjà créé beaucoup de jolis poissons, disait-il, si je te permets de vivre dans l’eau, avec ta grosse panse, tu me les mangeras tous ! » L’hippopotame insistait, sup-pliait, Imana refusait. •
Enfin, l’hippopotame s’engagea à ne jamais, jamais manger de poisson : « Et pour te prouver, ô Imana, que je tiens ma promesse, je ferai mes crottins hors de l’eau, je les éparpillerai avec ma queue, et ainsi pourras-tu constater qu’ils ne contiennent pas d’arêtes… »
Le frère du cheval ? Du beau cheval, pur, nerveux, intelligent ?
Reprendre la piste. Antilopes… phacochères… mara-bouts pensifs à la tête bosselée d’appendices rougeâtres… Buffles, buffles. Longs troupeaux à l’aspect paisible de bétail… Et c’est la chasse la plus dangereuse qui soit! De plus près, on comprend leur puissance. On voit les cornes épaisses, qui se rejoignent presque sur le front, et tout le corps semble en dépendre, comme le manche obéirait au marteau. Je me souviens de l’histoire de la veille : « Si un crocodile saisit un buffle au mufle… » Ici, ils broutent comme des vaches.
Le soleil que nous avions trouvé au départ de la• piste, frôlant d’une aube rosée l’espace de la savane, a maintenant atteint le zénith. On dirait qu’il y est ins-tallé pour toujours. Le ciel a l’air d’une immense bulle de savon suspendue à ce petit disque enflammé. Il est temps,- il est temps de retrouver un asile! Le camp, et les logis circu-laires où tout est -repos pour les, yeux, pour le corps, et pour l’âme aussi, tant le silence de midi, dans les demi-ténèbres protégées, lui est favorable.
Dehors, le soleil avait dévoré toutes les couleurs. Pour être certaine qu’elles n’étaient pas mortes pour de bon, j’ai étendu sur ma couchette un petit fichu bariolé.

Le second circuit autorisé mène non vers la rivière Ruindi_pleine de palmiers et d’hippopotames, mais vers le lac Edouard, plein de poissons et d’oiseaux. Prome-nade de l’après-midi. La savane de quatre heures se remet à peine de la brûlure de midi, mais les ombres se montrent de nouveau, serrées contre les objets. La piste nous conduit parmi les troupeaux d’antilopes aux têtes auréolées, les éléphants nobles et lents, et, tout proches, et lourds, les superbes buffles.
Le lac É.clouard, depuis tant de millénaires qu’il est occupé à se rétrécir, se fait une eau très plane et comme intimidée de recouvrir encore tant d’espace, de possé-der encore tant de rives. Pentes si douces, si apaisées qu’elles forment presque des marécages hérissés d’herbes et de roseaux. Le lac est amical aux_ oiseaux. Jamais, de ce côté-ci du lac, on ne tire un coup de fusil. Les oiseaux doivent se l’être dit. Pélicans goitreux, ibis élégants, aigrettes d’un blanc d’albâtre, oies du Nil, canards et sarcelles. Ils ne s’occupent pas plus de nous que des buffles en pâture. Nager, farfouiller, jacasser, puis, soudain s’élever sur les ailes puissantes et musclées. Parmi tous ces oiseaux.; sont les petits échassiers qui chassent l’hiver ici, après avoir niché en Laponie ? Certaines bergeronnettes. jaunes entreprennent le même voyage. L’ornithologue L… les a suivis jusque dans l’extrême Nord. Il dit que pour descendre le Ni!, au printemps, les oiseaux vont bien à leur aise et par petites étapes, niais pour’ fuir le brutal hiver de Laponie ils filent à tire-d’aile vers le sud.
Certains poissons du lac Édouard entreprennent aussi des voyages mystérieux. Le Père Schumacher l’assure; et Van Overschelde cite ainsi un passage de son ouvrage :
« Le Père Schumacher mentionne un fait curieux. Tout près du lac Kivu, à quelques kilomètres du volcan Katerusi, dont l’éruption fut violente en 1912, se trouve le cratère depuis longtemps éteint du Mugunga.. Un lac s’y est formé. Tous les quatre ou cinq ans y paraît soudain une grande quantité de poissons d’une espèce particulière… Les indigènes les nomment mahere. Ils restent deux ou trois jours au plus dans le lac du cra– tère, puis disparaissent aussi mystérieusement qu’ils y sont apparus. Ces maheres mesurent environ vingt cen-timètres sur dix de large. La tête n’est pas proéminente. Leur couleur est métallique. Ils ont peu d’arêtes et leur chair est fort appréciée par les indigènes. Aussitôt que ces surprenants poissons sont signalés, tous les gens des alentours se précipitent vers le cratère, afin d’en dêcher.
« D’où proviennent ces poissons ? Certainement pas du lac Kivu, tout proche, car il n’en contient point. Cette espèce de poisson existe uniquement dans le lac Édouard, distant de cent vingt kilomètres. Donc, il doit y avoir un courant souterrain reliant le lac et le lac du Mugunga.. Ainsi les poissons maheres nageraient-ils du lac Édouard au Cratère du Mugunga…
Abandonnant le lac, la piste nous conduisit à la rivière Ruindi. Une troupe de grands singes cynocé-phales s’ébattaient tout près. Eux, dont les pareils vus en cage dans les zoos, sont si peu attrayants, ont ici une souplesse et une grâce amusantes, qui se rapproche de celles de l’antilope, lorsqu’ils courent sur le sol, et de celles de l’oiseau, lorsqu’ils s’élancent dans les arbres.
L’autorisation de quitter la voiture nous fut donnée en vue de la rivière. « Mais ne pas s’avancer sur le bord. Faire un détour par une piste qui descend! » De là, nous pouvions voir le motif de cette interdiction : un énorme talus sur le point de s’écrouler, rongé par les eaux, au coude de ce courant rapide, qui creusait, creusait sans cesse la terre meuble. La catastrophe sem-blait si imminente qu’on s’attendait à voir l’écroule-ment. Pas un hippopotame à cet endroit.
« Y a-t-il des crocodiles, par ici ?
— Oui, répond le guide, un seul, très, très grand. Mais on ne sait pas où il se cache, car si un homme l’aperçoit, il meurt le soir même, avant d’être rentré dans sa hutte. »
Au moment du couchant, le soleil nous offrit soudain toutes les couleurs, toutes les teintes dévorées au milieu du jour. Bleu, jaune, vert, rouge, et enfin le bleu pro-fond. Un léger croissant doublé de lumière cendrée se balançait comme une gondole, au fil de l’azur vert, à l’ouest. Le clair de terre devait être éclatant sur la lune.
Le soir, à table, repas d’exquis poissons du lac Édouard relevés de citron… tout en écoutant les histoires d’animaux. « Hier, mon vieux, un éléphant… »

Enfin, ‘traverser le rugo dans l’obscurité pour retrouver nos huttes. Qu’il faisait noir! mais les petites lumières fidèles brillaient au ras du sol devant chaque porte. Les serviteurs avaient bien battu la haie, les volets étaient clos. La nuit, les veilleurs n’eurent pas à entrechoquer les bidons pour éloigner les éléphants. Aucun de ces énormes animaux ne vint, d’une trompe curieuse, tirer la paille des toitures. Calme. Si l’espace était une grande bulle de savon, elle était suspendue ce soir-là à des millions d’étoile. Calme… Mais vers minuit, soudain, un énorme orage déchira Pair et se précipita sur la savane. Les huttes étaient imper-méables à l’eau torrentielle, mais non aux secousses du tonnerre.
Nous quittâmes à l’aube le camp de la Ruindi et le’ royaume des animaux. La savane, lavée d’averses, purifiée par l’orage, respirait doucement sous un ciel tout rose. En travers de la route, un éléphant était debout, immobile. Attendre. Au bout d’un quart d’heure, il repartit lentement, se hissa sur le talus d’ac-cotement. Il mâchonnait, mâchonnait, rejetait les fibres, cueillait, mâchonnait… Toujours, toujours, nour-rir l’énorme corps.
Un peu plus loin, près de la route, un écriteau mettait les passants en garde : « Danger. » C’était un endroit où l’eau et les volcans mêlaient leurs puissances. Des sources sulfureuses bouillonnaient en contre-bas de la route. Elles fumaient et dégageaient une odeur d’ceufs pourris. On voyait suinter une eau malade. Danger… ne pas descendre vers elle. Ne pas y tremper la main pour en. éprouver la température. Autour de ces sources, tout était stérilité empoisonnée, décomposition, irisa-
mina a es. Niarbres,. ni oiseaux, ni insectes. un soi si , poUr,i4 qu’on ne pouvait retenir une grimace de dégoût.
Plus loin, toutes les eaux avaient- repris joie et Vie. Les chutes de la Rutshuru nous lavèrent les yeux des sources infernales; Nous étions prêts à retrouver les rivages romantiques du lac Kivu. Le lac, lake que Keats et Shelley auraient adoré, que Lamartine et Chateau-briand auraient -chanté. Voici les/ parcs où l’homme exerce son antorité. Voici les allées de palmiers, lés orangers, les jardins admirablement fleuris, les belles jeunes femmes hâlées et les enfants demi-nus sur la plage.
Il est temps de parler ici de la boulimie de paysages qui’ s’empare du voyageur en Afrique. Encore ceci… encore cela… Voir le septième volcan, et le petit volcan qui vient de naître au flanc du septième… Et la grande forêt de bambous !… « Oh! elle est bien plus belle que celle que vous avez vue en Urundi! et les gorilles y vivent… — N’oubliez pas les chutes de la Kagera, plus merveilleuses encore que celles de la Rutshuru. — Vous avez vu danser les Batutsi ? Il faut absolument voir aussi les Barundi. Ils agitent de longues lattes frangées de fibres. — Les zèbres de la Kagera… — Oh! et vous n’avez pas vu le Ruwenzori ? Faites donc, tout au moins en partie, l’ascension du volcan; vous qui aimez les fleurs, les zones de végétation y sont éton-nantes. Les bambous, les immortelles, les_ licopodes, les lobélies, puis les glaces et les neiges éternelles… Et là-haut, en Ouganda, voyez ce lac bouleversant de froid et de candeur, étalé à I 974 mètres d’altitude! »
Mis en appétit par les splendeurs les plus accessibles, nous voudrions tout voir, pensant toujours -que ce- que, nous ne pouvons atteindre est le plus beau.
Mais il faudrait une vie entière pour que chaque site eût le temps de s’épanonir dans toute sa nouveauté pour nos yeux et nos crieurs d’Européens. Ne pas effacer trop vite une émotion par une émotion de même ordre. Pour qu’un paysage prenne sa pleine valeur, il faut un peu de recul dans le temps.
-Enfin, c’est la région où l’on a d’abord pris contact avec l’Afrique qui reste secrètement la plus aimée. Ainsi, le temps de notre enfance a de plus en plus d’im-portance à mesure que nous nous en éloignons. C’est « le bon vieux temps » célébré par tous les grands-parents, de génération en génération.
Or les chutes de la Rutshuru furent « mes » premières cascades africaines… Par- la Rutshuru, j’ai compris ce que peut l’eau sur les plantes auxquelles elle distribue un poudroiement perpétuel, sous le soleil vertical. Par elle, la cascade qui ne finit pas, dans le bruit qui ne finit pas, m’a été révélée. Par elle, le scintillement particulier des étincelles solaires, tamisées par les arbres, et perpétuées par la fuite de l’eau qui les reçoit. Je n’oublierai jamais les chutes de 1a Rutshuru. Elles restent dans ma mémoire comme une féerie révélée, comme une magie amicale, une intime alliance entre • le soleil, les plantes et les eaux.
Un écriteau au bord de la route de la Ruindi à Kisenyi-Goma. nous avait prévenus. La subite fraîcheur savoureuse des fourrés devrait d’ailleurs faire deviner l’abondance de l’eau. On y arriva après les tours et détours d’un sentier malaisé, au bout duquel un raidil-lon permettait de descendre au pied même de la chute d’eau. Un trou de verdure. Un espace bouillonnant. Nulle usine ne capte ici cette force naturellement lancée. On me dit : ” Eh! il y en a mille, comme cela”
Mille soit. Mais c est celle-ci que je continuerai à préférer. J’aimais les plantes, dont les feuilles enveloppées d’un continuel poudroiement sont agitées par un souffle autre que celui du vent ou de la pluie, mes regards cueillirent avec tendresse les blanches aux-quelles un arc-en-ciel se suspend chaque jour à la même heure. Si elles avaient des yeux humains, elles croiraient le ciel ensoleillé toujours paré des sept couleurs! Les- fleurs légères, ouvertes dans ces irisations, ignoraient la pluie, puisqu’elles en ont toujours. Et pour – nous, qui contemplions cette merveille végétale et lumi-neuse, tonnaient amicalement des eaux agitées que nulle tempête n’atteindra jamais, nichées comme elles le sont dans ce profond gîte de feuillage.

Arrivée à Kisenyi par l’ouest, je le quittai par l’est. Il avait fallu trouver une voiture qui pût m’emmener. On s’informait pour moi, dans les hôtels. Enfin, un soir, le gérant de notre hôtel me dit : « Demain, à l’aube, le chauffeur des Volcans descend vers Usa. Faites-un accord pour le prix. Il vous déposera à Astrida. Il part à vide, il doit ramener le patron des Volcans. »
A quoi peut bien ressembler le chauffeur des Volcans ? Si c’est celui du Nyiragongo, ce doit être un solide gaillard. Et ce Vulcain qu’il doit ramener d’Usa ?
La patronne du Bugoye me prévient que la route est dangereuse. « Surtout du côté de Mucha. Il faudra partir dès l’aube pour passer la barrière des croisements avant onze heures. Après, on ferme jusqu’à trois heures. On passe dans l’autre Sens. Ne pas prendre les tournants trop largement. Deux gros camions de la Mine ont dégringolé dernièrement. Le talus avait cédé sur ‘t rebord extérieur. On étançonne, mais il avait plu. Les’ Chauffeurs noirs roulent sauvagement_ S’ils voient que cela tourne mal, ils sautent et laissent ‘dégrin-goler la voiture… Mais je puis vous assurer que le chauffeur des Volcans conduit habilement et prudemment… »
Le chauffeur des Volcans se présenta à l’aube. Il conduisait une fort belle voiture. Grand, mince, un MutUtsi qui sait un peu le français… assez pour s’arrêter si je le lui demande. Nous partons en direction de Ruhengeri. C’est là qu’eut’ lieu, en 1893, la première rencontre entre Batutsi et Européens : le comte von Gôtzen et le roi Kigeri IV. Von Gotzen suivait-il une piste indigène ? Ou bien marchait-il en brousse ?

Au moment où nous prenions l’excellente route actuelle, le petit jourvenait d’éteindre le large rougoie-ment du Nyiragongo. Les volcans, mal dégagés de leur sommeil nocturne, portaient encore des écharpes et des ceintures de brouillard rosé. Le Karisimbi se drapait dans un pagne de nuages couleur de lune. L’immense massif contraint la route à de continuels lacets, mais pour les occupants de la minuscule et rapide fourmi noire qu’est une voiture, ce sont eux, les géants, qui semblent évoluer, s’entre-croiser, changer de place. Nyiragongo, Nyalmulagira, Mikéno, Karisimbi… Mikéno, Karisimbi, Nyiragongo… Tout emplumés de brumes rosées, ils évoluaient ce matin-là, glissant tour à tour l’un derrière l’autre, comme les grues couronnées, lorsqu’elles dansent. Or c’était la route, par ses lacets, qui nous livrait ainsi le rythme changeant de la vue des volcans. Elle était semblable, à un ruban sonore .et nou aune aiguille de phôno. En Urundi, unetelle route nous avait valu la Symphonie de la pluie. Ici, nous assistions à la -fugue des volcans, dont le motif était sans cesse recommencé, interverti, où inversé. Et la route montait, de lacet en lacet, comme montent des accords chromatiques, et les volcans se déplaçaient encore. L’un au milieu, l’autre à droite, puis à gauche, puis devant, puis glissant sur le côté. L’un nous tendait le voile léger d’une plantation de pyrèthres en fleur, l’autre offrait, à ses pieds, le doux et lent ondulement des troupeaux. Plus haut, plus haut encore… le col atteignait 2 500 mètres. Le Karisirnbi, lentement dégagé de ses voiles, en mesurait 4 507, et la forêt que nous apercevions, serrée et noire, était une immense forêt de bambous. On m’a appris que les bambous sont des graminées géantes, ancêtres du froment et du seigle… Qu’ils se répandent non par semences, mais par rhi-zomes, mesurent 20 mètres, poussent de 50 centimètres par jour… De quel spectacle m’a privée la pluie des sommets de l’Urundi, au moment où nous allions atteindre la vraie forêt… Le Karisimbi possède en o-utre Pimighési, santal précieux dont les seigneurs Batutsi aiment à parfumer le beurre ; la forêt de Karisimbi est le domaine du singe doré, de la balsamine rose, et des lobélies géantes.

Ah! le désir de pénétrer dans cette forêt magique, de s’arrêter, planter là le chauffeur des Volcans ! avoir vingt ans, des bottes, une carabine, un ti-poy…
Il faut en rabattre. S’arrêter un moment et prendre des photos… Karisimbi, Mikéno, Sabynio… Pendant que je manie mon appareil, le chauffeur a engagé la conversation avec des passants en pagne, et paniers sur la tête…On échange ‘des propos, anima. Le chauffeur revient vers moi et me dit :

Regarde grosse bête. » Je me retourné. Ah! les volcans m’ont tout de ‘même ..offert quelque chose. Là, sur le contrefort, dans -une licite clairière ronde, un éléphant. Et- nous ne sommes pas dans une Réserve! Ici, un chasseur pourrait l’abattre. L’éléphant travaille comme à la R.uindi. Cueillir des branches, mâcher, cracher, retenir les sucs nourriciers et rejeter les fibres trop dures… Un chasseur m’a dit que la nuit les éléphants se déplacent si doucement que rien ne décèlerait leur présence, si ce n’étaient les bruyants gargouillements produits par leur digestion continuelle. Leur panse les trahit, eux, les tout dignes, les tout fiers, les seigneurs de la savane.
Repartir, repartir. Quoi, si vite ? quitter un tel paysage ? Oui, il faut atteindre à temps la fameuse barrière. Après avoir traversé le magnifique poste admi-nistratif de Ruhengeri, nous allons perdre, peu à peu, la fugue des volcans. Nous sommes livrés à la route. On a dû l’accrocher aux flancs non seulement roides, mais friables de ces montagnes, trouver la possibilité de l’élargir aux coudes brusqués, y étançonner les remblais qui croulent sous les pluies. Ne jamais, jamais croiser une autre voiture. On permet l’un, puis l’autre sens de six en six heures. Ne roulez pas la nuit. Prenez les virages en rasant la paroi intérieure de la courbe, de crainte de provoquer un éboulement. Quelle chute, alors! A quel-ques centaines de mètres en contrebas s’étend une paisible vallée. Un marécage, des champs, les rugos, les troupeaux.
Au delà de la barrière, la route offrait un paysage apaisé. Il serait trop facile de dire qu’elle est l’adagio après le mouvement de fugue des volcans….Douceur lente et de plus en plus nombreuse des ‘troupeaux dans la vallée de la Nyaivarongo que nous avions retrouvée, et que nous suivions dans ses méandres’ pour toucher ‘enfin le fond de la vallée où la rivière s’étale épa.rpillée de telle sorte que ks voitures peuvent la franchir à gué.
Dépasser encore Nyanza, la résidence royale, aper-cevoir la tour de l’église de Kabgaye, l’évêché, et atteindre le coeur de la région des mille collines. Je ne -verrai plus les volcans que le soir, après une forte pluie, à l’horizon : Mikéno, Karisimbi, Sabynio…