Quelques Précisions Portant Sur Le Culte Des Bazimu.
I) Les bazimu dont on n’a rien à craindre ou au contraire dont on a tout à craindre.
1. Les bazimu dont en principe on n’a rien à craindre sont, d’une part, les bazimu des défunts de la famille (abazimu familiaux, qui sont morts en paix avec les leurs et à qui on a pu rendre les derniers devoirs ; d’autre part les bazimu étrangers à la famille, amis et voisins, avec qui elle vivait en bonne entente.
Cependant il faut veiller à ne pas les oublier, sans quoi, offensés par ce manque d’égards, ils sauraient se rappeler au souvenir des indifférents et des impies en les frappant de maux variés.
Parmi les bazimu familiaux, il faut ranger en tout premier lieu ceux qu’on appelle les Abakurambere (litt. ceux qui ont grandi avant), c’est à dire les bazimu des ascendants directs, pères et mères, oncles et tantes paternels, frères et soeurs. Ils sont considérés comme des protecteurs et c’est parmi eux que leurs descendants se choisissent le muzimu ingabwa (porte-chance) et le muzimu tutélaire du foyer, le Mukurambere par excellence, que l’on gratifie du titre de Nyirigicumbi (le maître de la maison) ou de Umurinzi w’urugo (le gardien de l’habitation) et son lieutenant, le muzimu w’igisonga. L’on verra plus loin comment ces bazimu b’ Abakurambere occupent une place de premier plan dans le culte dont chaque famille honore ses défunts.
Ordinairement on se soucie très peu des bazimu des enfants, des femmes du commun et encore moins de ceux des étrangers à la famille.
2. Les bazimu dont en principe on a tout à craindre parce qu’ils ne peuvent être qu’hostiles, ce sont :
A) Les bazimu familiaux :
a) Les bazimu de ceux qui sont morts en brouille avec les leurs, comme celui d’un fils maudit par son père, ou de l’épouse répudiée par son mari.
b) Les bazimu de parents qui ont péri au loin à l’étranger ou sur les routes au cours d’un voyage sans que personne n’ait pris soin de leurs restes.
B) Les bazimu d’étrangers
a)Le muzimu d’un voisin avec qui l’on vivait en inimitié.
b)Les bazimu de ceux qui, morts sans laisser de postérité, n’ont ni édicule ni personne pour les honorer et qui pour cette raison viennent frapper au hasard chez un voisin, jaloux de ce qu’il rend à ses défunts un culte assidu.
c)Est redoutable pour un meurtrier et sa famille le muzimu de sa victime.
d) Le muzimu d’un condamné à mort sera particulièrement malfaisant non seulement pour celui qui l’a accusé mais aussi pour le juge qui a prononcé contre lui la peine de mort, fût-il le roi en personne.
Comme on l’a dit plus haut, les bazimu ne s’en prennent habituellement qu’aux membres de leur famille et plus spécialement, dit-on, à ceux de leur sexe. C’est pourquoi, quand un muzimu masculin veut frapper une femme ou une fille, il s’entendrait avec un muzimu féminin et vice versa.
A noter aussi que certains bazimu ont la réputation d’être des quémandeurs insatiables et d’avoir un caractère acariâtre ; d’autres au contraire passent pour être accommodants et d’humeur facile.
Reste à savoir quand commence et quand finit après la mort d’un individu l’activité de son muzimu.
Cette activité commence quand prend fin le deuil coutumier qui suit le décès. La durée de ce deuil varie selon les personnes et les régions. Pour les enfants, les jeunes gens et les jeunes filles, le deuil n’est que d’un jour un peu partout dans le pays. Mais, quand il s’agit d’un père de famille ou d’une mère, il est au Rukiga, de deux mois pour un père et d’un mois pour une mère ; ailleurs, c’est deux mois pour l’un comme pour l’autre ; au Ndorwa, de huit jours seulement.
Là où il est de deux mois pour la mère, un mari polygame l’abrégera d’un mois pour une épouse défunte parce que ses autres femmes n’y sont pas tenues.
D’autre part, un mari n’y serait pas obligé pour une femme qui est morte sans laisser d’enfants.
Il est également à remarquer que le décès d’une femme de polygame n’entraîne le deuil que pour ses propres enfants. De même une femme mariée n’y est pas tenue quand meurt l’un de ses parents, car ce serait l’imposer également à son mari qui n’a aucun lien de sang avec la famille de son épouse.
Il est beaucoup plus difficile de préciser quand finit l’activité des bazimu. Ce qui est certain, c’est que, dans le culte que les Banyarwanda rendent à leurs bazimu familiaux, ils ne remontent généralement pas au-delà de la troisième génération. Le souvenir de ceux qui la dépassent sombre le plus souvent dans le plus total oubli (1) ; ce qui laisse à supposer qu’ils ne sont alors plus à craindre.
II) Le culte que les Banyarwanda rendent à leurs bazimu à un côté positif et un côté négatif.
Il est négatif en ce sens qu’il interdit tout ce qui pourrait fâcher les bazimu ou simplement les froisser, comme serait de leur manquer d’égards en affectant de les oublier ; ou de les offenser en violant l’une ou l’au-tre des coutumes traditionnelles, car ils en sont les gar-diens jaloux et inexorables.
Ces coutumes sont souvent si anciennes qu’on en ignore l’origine (Les coutumes, qu’elles soient tenues pour ancestrales (imihango) ou comme de simples coutumes (imigenzo) comportent des coutumes positives et bonnes et des coutumes négatives et défendues (imiziro, du verbe kuzira = être défendu) ; ce sont les interdits ou tabous ; celui qui les enfreint s’expose à encourir des châtiments (amahano), auxquelles des magiciens spécialistes peuvent remédier.
Ces coutumes touchent à tout : à la société, à la famille, aux individus. Les imihango, qui sont comme l’expression de la volonté des ancêtres, doivent être observés à tout prix (kuziririza = s’y tenir fermement) sous peine de se voir exposé non seulement au dénigrement et à la risée de tous mais, ce qui est pire, aux représailles des bazimu).
Elles consistent en prescriptions et en défenses excessivement nombreuses et variées.Le culte des bazintu est positif en ce sens qu’il réclame l’accomplissement de tout ce que l’on croit leur être agréable, qu’il s’agisse de prévenir leur colère et leurs attaques ou d’éviter leurs représailles lorsqu’on a provoqué leur indignation par quelque faute ou négligence, même involontaire, et qu’on n’a pas encore réparée (Kugorora : redresser).
On prévient leur mécontentement surtout en observant fidèlement les coutumes ancestrales et en faisant de temps à autre des offrandes qui ont pour but de montrer aux bazimu que l’on pense à eux. On y est attentif dès le jour même de la mort d’un parent (Il est cependant à noter que l’action nocive du muzimu d’un défunt ne com-mencerait qu’au terme du deuil qui suit son décès). On éteint le feu du foyer ; on donne à son cadavre la position accroupie ; on lui met dans les mains une feuille soyeuse d’ ishyoza, un fruit sans épine de l’umulembe, et un peu de laine de mouton et, joignant la parole au geste, on adresse à son muzimu cette touchante adjuration qui en explique le symbole : « Reviens parmi nous doux comme l’Ishyoza, sans épine comme l’umulembe et avec la douceur de la brebis ». Puis, tant que dure le deuil, tous, y compris les enfants non-mariés, doivent observer une foule de pratiques sous peine de s’exposer au courroux des bazimu et à toutes sortes de malheurs (amahano : châtiments). Ainsi, tous doivent se faire raser la tête ; défense de danser, de chanter et par conséquent d’assister à une réjouissance quelconque ; tout ce qui est brillant : bracelets, colliers, fers de lance, etc, est enveloppé d’écorce de bananier ou d’un bout d’étoffe. C’est ce que les Banyarwanda appellent se revêtir de noir (Kwambara ibyirabura) ; il n’est pas permis de toucher à l’ingwa (terre blanche) dont on se sert pour préparer l’eau lustrale ; le siège du défunt, s’il est un homme, et la grande cruche, s’il s’agit d’une femme, sont retournés tête en bas ; etc.
Cependant, comme toutes ces observances (moyens préventifs) s’avèrent pratiquement insuffisantes pour contenter ( gushimisha) les bazimu et les empêcher de nuire, il faudra bien souvent, quand on est poursuivi ( guterwa : frapper) par eux, recourir aux moyens curatifs, c’est à dire faire une offrande ou un sacrifice. C’est le guterekera abazimu.
Ce verbe guterekera est l’applicatif du verbe gutereka qui signifie placer, poser, déposer un objet. Guterekera abazimu a donc le sens de déposer quelque chose pour les bazimu, leur présenter un objet, leur faire l’offrande de quelque chose. Cette chose n’est pas nécessairement un objet matériel, comme une boisson, des aliments, ou le sacrifice d’une bête ; ce ne sera parfois qu’un geste, une prière, quelques paroles de piété filiale, ou encore une promesse, un voeu. Étant presque toujours un acte intéressé, le guterekera est généralement accompagné d’une supplique.
Aussi longtemps que tout va bien, qu’aucun danger ne menace, qu’aucune maladie ne se déclare, bref qu’aucun ennui ne trouble la paix domestique, nombreux sont les Banyarwanda qui semblent ne pas se préoccuper beaucoup du culte qu’ils doivent aux bazimu. Mais la situation vient-elle à changer, aussitôt les voilà partis chez le mupfumu (le devin), interprète non seulement des volontés d’Imana, mais aussi et surtout de celles des bazimu. Il leur fera connaître la cause de leur malheur et ce qu’il faut faire pour y remédier. C’est le kuraguza, la consultation des sorts qui précède habituellement le guterekera.
Il est assez rare en effet que les indigènes offrent spontanément quelque chose à un muzimu courroucé pour le simple motif qu’ils ne peuvent connaître eux-mêmes celui qui les persécute, ni ce qu’il faut faire pour l’apaiser. Ils doivent donc recourir nécessairement dans la plupart des cas aux lumières de ceux qu’Imana a préposés aux humains pour les défendre, à savoir les bapfumu ou magiciens parmi lesquels les devins jouent un rôle de premier plan. Ils sont d’ailleurs les plus courus et aussi de beaucoup les plus nombreux.
La réponse du devin à son client sera, en règle générale l’une des suivantes :
1° « C’est tel muzimu qui t’en veut ; offre-lui telle chose ; satisfait, il te laissera tranquille ». C’est le guterekera abazimu et la réponse la plus fréquente. Mais il peut arriver que l’on soit poursuivi en même temps par plusieurs bazimu : «Tel muzimu a déchaîné contre toi plusieurs autres et ils arrivent en formation de com-
bat » (Bateye umurongo).
2° «Honore Lyangombe ou tel de ses Imandwa ». C’est le kubandwa. Un ancêtre peut être mécontent de ce que les siens aient délaissé l’un ou l’autre des Imandwa pour qui il avait, lui, une dévotion particulière et leur demander de réparer cette négligence.
3° « Présente telle offrande à Nyabingi ». C’est le gutura Nyabingi dont le culte est très répandu dans le nord du Rwanda (Nyabingi serait une femme qui aurait vécu jadis au Ndorwa).
Cette consultation des sorts a donc un double mobile :
1) Celui de dépister la cause du malheur survenu et que, neuf fois sur dix, le devin impute à l’un ou l’autre muzimu.
2) Celui de connaître le moyen de s’en libérer, qui consiste ordinairement à offrir quelque chose au muzimu responsable.
Mais, dans le culte qu’ils rendent à leurs ancêtres, les Banyarwanda ont des manières de faire assez difficiles à expliquer parce qu’elles semblent franchement contraire à certaines de leurs idées courantes au sujet des bazimu, qui sont supposés tout voir et tout savoir et qu’ils croient en outre extraordinairement puissants puisqu’ils leur attribuent la plupart des maux qui les affligent. Or, ces bazimu se laissent berner grossièrement et ingénument comme il ressort des exemples suivants : «Dore inzoga twavuganye »: « Voici la bière dont nous étions convenus », dit-on au muzimu à qui on offre une peu d’eau passée dans une cruche qui en a contenue !
«Dore ihene twasezeranye »: «Voici la chèvre promise », et on se contente de déposer clans l’édicule un bout de peau !
« Voiçi la belle vache de mon voeu », et on immole un misérable petit veau qui n’a plus qu’un souffle de vie !
A ces exemples le P. ARNOUX en ajoute d’autres et il conclut que les Banyarwanda ne reconnaissent à leurs bazimu qu’une bien faible perspicacité.
« J’ai passé la nuit entière à tes côtés, affirmera quelqu’un à l’un de ses ancêtres ; permets-moi maintenant de prendre congé car l’heure est venue d’aller à mon travail ». En réalité la prétendue veillée rituelle n’a duré que quelques minutes et l’aurore ne luira pas avant huit longues heures !
Un autre invite son parent défunt à se régaler « co-pieusement » de la chèvre qu’il lui a immolée et, en cachette, à la faveur des ténèbres pour n’être vu de personne, il revient la lui enlever.
Un autre, après avoir sacrifié une chèvre à un muzimu pour calmer sa mauvaise humeur s’imagine le lendemain qu’un autre muzimu le poursuit. Il prend la peau encore fraîche, la porte devant l’indaro du nouvel attaquant et lui dit : « Regarde donc la bête que j’ai dépecée pour toi », ou bien il se contente d’exhiber le crâne !
Un veuf remarié, à qui le devin déclare qu’il est traqué par le muzimu de son épouse défunte jalouse de la femme qu’il vient de prendre, lui déclare sans sourciller : « Réjouis-toi de ce tu es toujours ma seule épouse car la femme que j’ai maintenant n’est qu’une servante (umuja) !
Et, comble de l’impudence, n’en voit-on pas qui déposent dans l’édicule des crottes de chèvre en guise de petits pois !
Non moins déconcertantes sont les promesses que les Banyarwanda font à leurs bazimu et dont ensuite ils ne tiennent aucun compte. Pour obtenir telle ou telle faveur, ils leur promettent monts et merveilles. Mais, quand le danger est passé, que le malade s’est remis, le procès gagné, etc, ils feignent d’oublier avec une facilité étonnante la parole donnée.
Les bazimu ignorent-ils donc ce que valent chez les Banyarwanda, les promesses les plus solennelles ? S’ils sont à court d’argent, par exemple, ils viendront solliciter un prêt, promettant avec serment de le restituer dans le plus bref délai. Sur le moment, ils sont peut-être sincères, quitte ensuite à estimer sans doute que ce prêt était un cadeau.
Et les bazimu ignorent-ils aussi leur penchant inné à l’hyperbole ? Un enfant tombe-t-il malade, son père annonce qu’il est déjà mort (yarapfuye) ! La chèvre d’un voisin a-t-elle brouté quelques pieds de haricots, le propriétaire vient l’accuser à grands cris d’avoir dévasté tout son champ ! Un chef tire-t-il le bout de l’oreille à un récalcitrant, celui-ci jure qu’il a été assommé ! Une vache épuisée par l’âge et la maladie a-t-elle fini par expirer, c’est tout le troupeau qui a péri ! Un guerrier a-t-il abattu, ou tout simplement blessé un ennemi, c’est toute une armée qu’il a décimé !
De l’exagération au mensonge, il n’y a évidemment qu’un pas. Mais qu’est-ce que le mensonge pour le Munyarwanda ? Gagner un procès, par exemple, à force d’intrigue et de duplicité, n’est-ce pas honnête ? N’est-ce pas faire preuve d’intelligence et d’habileté ?
Quant aux offrandes, il faut noter qu’il y a toujours une grande différence entre ce que les Banyarwanda présentent à un muzimu et ce qu’ils laissent ensuite dans son édicule. Ce qui compte à leurs yeux c’est cette présentation, car ce qu’ils abandonnent dans l’indaro ne semble avoir aucune importance. Il n’y a donc pas à s’étonner si, après avoir fait l’offrande d’un tabouret, d’une lance, d’un récipient rempli de lait ou de haricots, ils se contentent de déposer dans l’édicule un petit bloc de bois informe, une branchette, quelques gouttes de lait sur une feuille de umuko (Erythrina) ou quelques haricots seule-ment. D’ailleurs, qu’est le petit édicule élevé en leur honneur ? Une hutte miniature souvent délabrée.