Races, Ethnies, Castes, Classes, Sous La Monarchie Rwandaise
Selon qu’on se situait en milieu tutsi, hutu ou twa, l’éducation prenait une direction différente : ici elle était logiquement orientée vers l’exercice de la citoyenneté et du commandement, là vers le travail agricole et la production vivrière, et chez la minorité communément qualifiée de « pygmoïde » vers ses activités spécifiques. Ce n’est pas le lieu ici de revenir longuement sur les origines très embrumées et controversées de la stratification sociale de l’ancien Rwanda ; mais je ne peux pas non plus éluder la question, puisqu’elle est en rapport étroit avec les modes d’éducation.
L’histoire nationale telle que le jeune Rwandais l’intégrait était fondée sur des traditions orales d’origines diverses fortement mêlées de merveilleux. Les unes étaient liées aux lignages et aux familles et évoquaient sur un mode populaire les gestes des ancêtres, les migrations et les événements glorieux ou sinistres qui ont marqué leur vie, ne commentant que de loin en loin les soubresauts de la classe au pouvoir. Les autres étaient élaborées, conservées et véhiculées au sein des cercles dirigeants par de véritables spécialistes et avaient pour visée majeure de conforter idéologiquement le pouvoir en place.
Si l’histoire du Rwanda ancien a fait l’objet de nombreuses études de grande valeur, pas toujours concordantes, elle a aussi été soumise à des manipulations pseudo-historiques et viciée par des présupposés idéologiques à visées politiques. Quand certains se sont mis à prétendre que l’opposition, voire la simple distinction entre Hutu et Tutsi, étaient dues au colonisateur belge et aux missionnaires, on ne peut parler que de mystification délibérée.
Selon une opinion devenue « traditionnelle » et qui durant les trois premiers quarts du XXe siècle était communément admise et enseignée, Twa, Hutu et Tutsi représenteraient trois ethnies de races différentes qui se sont superposées au cours du temps par un jeu de migrations, d’infiltrations et de conquêtes.
La différenciation serait donc verticale, alors qu’ailleurs en Afrique elle est généralement horizontale. Les Twa constitueraient la strate la plus ancienne de chasseurs-cueilleurs sylvicoles remontant à une époque où le pays était encore couvert de forêts primaires. Les Hutu seraient les successeurs des paysans bantous venus par vagues successives procéder à un vaste déboisement du pays ; ils auraient été organisés en petits royaumes très décentralisés et dirigés par des « patriarches éminents » qui avaient aussi des fonctions de devins, de magiciens et de faiseurs de pluie : les « toparchies » de L. de Lacger. Les Tutsi formeraient enfin la couche la plus récente : ces pasteurs se seraient infiltrés progressivement au cours du deuxième millénaire de notre ère, venant du Nord et de l’Est avec leurs vaches aux longues cornes ; et ils auraient petit à petit imposé leur domination et unifié la plus grande partie du pays sous la houlette d’une monarchie sacrale centralisatrice.
Le point de vue traditionnel s’est encore manifesté avec une extrême dureté quand en 1958 quelques hautes personnalités du royaume ont publié un document pour contrer les revendications de plus grande égalité et fraternité formulées par les leaders hutu ; on peut y lire ceci, pur reflet de l’idéologie officielle:
« L’on peut se demander comment les Bahutu réclament maintenant leurs droits au partage du patrimoine commun. Ceux qui peuvent réclamer le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de parenté.Or les relations entre nous (Tutsi) et eux (Hutu) ont été de tous temps jusqu’à présent basées sur le servage. Il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement de fraternité… Puisque nos rois ont conquis les pays des Hutu en tuant leurs monarques et ont ainsi asservi les Hutu, comment ceux-ci peuvent-ils maintenant prétendre être nos frères ? »
A l’extrême opposé, A. Kashamura s’est fait un des premiers l’écho d’une théorie selon laquelle les différences entre Twa, Hutu et Tutsi, loin d’être dues à des appartenances ethniques et raciales distinctes, sont au contraire d’origine purement sociale, fruits d’une différenciation interne au peuple rwanda :
« Contrairement à ce que veulent nous faire croire certains ethnologues, Tutsi, Hutu et Twa ne constituent pas des groupes ethniques distincts. Les Twa ne ressemblent en rien aux véritables Pygmées… Ils sont fort peu différents des autres Noirs des régions interlacustres. Il n’est pas vrai non plus que les Twa soient les descendants des premiers habitants de l’Afrique Orientale, qui, une fois vaincus, se seraient mis volontairement en dehors de la société… I1 n’y a pas de différence morphologique importante entre Hutu et Tutsi : ce sont les Européens qui prétendent que les seigneurs ont la peau plus claire. Il est vrai cependant que certains Tutsi se distinguent par une taille très élevée. Mais cette particularité est due en partie à une alimentation plus saine, à la pratique des sports : saut en hauteur, lancement du javelot.., et à certaines coutumes propres aux seigneurs : dès la naissance les parents veillent à allonger le crâne de l’enfant ; chaque matin, on procède au massage de toutes les parties du corps, y compris le sexe, le ventre, le dos, les bras, les jambes. De telles habitudes ne sont sans doute pas interdites aux Hutu ; mais ils ne les pratiquent pas, et d’une manière générale s’occupent peu de l’esthétique de leur corps, car il ne convient pas qu’ils rivalisent en beauté avec leurs seigneurs ».
Entre ces deux extrêmes on peut concevoir une multitude d’opinions intermédiaires du fait que les données de base demeurent nébuleuses. C’est ainsi qu’on affirmera par exemple à partir de résultats de fouilles archéologiques que la coexistence entre peuples paysans et peuples pasteurs est très ancienne, de l’ordre de deux à trois mille ans, et que des populations du type hima-(pré)tutsi implantées de très longue date auraient par la suite été supplantées politiquement par d’autres groupes du même type arrivés plus récemment.
- Lugan affirme clairement dans son Histoire du Rwanda que Tutsi, Hutu et Twa relèvent de races » distinctes. Cela sous-entend des différences innées, d’ordre génétique, et pas seulement des différences acquises au plan physique, social ou économique. « Être tutsi ou hutu ne s’acquiert pas. Le phénomène est en effet biologiquement irréversible, la séparation entre les deux populations étant aussi définitive que le sexe ». En cela cet historien rejoint l’ethnologue J. Maquet :
« Il est certain qu’il y avait et qu’il y a encore des types physiques tutsi et hutu qui étaient et sont socialement reconnus… Les Tutsi ont été capables d’utiliser les trois stéréotypes physiques différents des castes rwandaises pour confirmer leur supériorité. Ils ont convaincu tous les Rwandais qu’être mince et à peau rougeâtre était bien mieux qu’être gros et à peau noire… Ils utilisaient aussi les stéréotypes comme une preuve de la transcendance de leur nature, ce qui leur donnait le droit de gouverner et une garantie contre la mobilité sociale » .
Dans l’histoire politique du Rwanda, il semble qu’il faille distinguer deux grandes phases : dans un premier temps celle-ci aurait été marquée par des luttes entre clans et petits souverains hima-tutsi, sans que ces conflits concernent les Hutu ; c’est dans un deuxième temps seulement que le pouvoir politique, social et économique des groupes tutsi se serait étendu aux « toparchies » en place, pour aboutir à « l’asservissement progressif des clans hutu ».
A la différence des entités politiques les plus anciennes qui n’ont jamais cherché à rassembler « le peuple huttu,
« l’originalité historique des Nyiginya (la dynastie régnante) tient essentiellement au fait qu’ils vont réussir à rassembler tous les Tutsi ou pré-Tutsi qu’ils vont fondre autour du principe monarchique. Chez eux et chez eux seulement émerge la réalité étatique transcendant le clan et le territoire clanique pour connaître un élargissement au niveau de tous ceux qui sont unis par un morphotype (origine raciale) renforcé par des traditions communes ».
Les populations paysannes se sont alors diversifiées d’une région à l’autre en fonction du contact plus ou moins intense qu’elles ont connu avec la dynastie régnant au centre-Est.
On peut donc penser que la région fort attirante des Grands Lacs a connu de multiples apports de populations racialement, linguistiquement et culturellement très différentes, mais qu’au Rwanda celles-ci ont trouvé à s’agencer, à s’ordonner et à se hiérarchiser si anciennement, si habilement et si intimement les unes par rapport aux autres qu’elles ont fini par fonctionner comme des quasi castes de plus en plus fermées au sein d’une société structurée aussi fortement qu’elle était différenciée. Au terme de cette intégration, on ne pouvait plus parler que d’un seul peuple avec ses différenciations et stratifications internes. « Chacun se sait Tutsi ou Hutu, c’était une certitude, point n’était besoin de justification historique ou de preuve : par naissance, l’on était Tutsi (pasteur), ou bien Hutu (agriculteur). Les détenteurs du pouvoir politique se recrutaient exclusivement parmi les Tutsi ». Mais un riche paysan pouvait aussi devenir possesseur d’un troupeau, se marier à une femme tutsi et de ce fait monter sur l’échelle sociale, de même qu’un éleveur pauvre pouvait déchoir et finir par s’identifier aux yeux des autres à la classe paysanne. Le sens même des termes Hutu et Tutsi n’était pas le même partout, le critère de différenciation pouvant être ici la descendance, là la richesse, ailleurs encore la possession de bétail ou la détention d’un pouvoir. Aussi, vers la fin de l’ancien régime, L. de Lacger pouvait-il écrire :
« Sans proprement se laisser dissocier et désagréger, les Batutsi se sont lentement mués en une noblesse ploutocratique, qui a dû ouvrir ses rangs à des contingents nouveaux de parvenus. Le terme Mututsi ne désigne plus aujourd’hui aussi exclusivement qu’à l’origine les « bien-nés », les eugéniques, ni même les métis qui se prévaudraient d’une hérédité supérieure en ligne paternelle, mais encore des anoblis ou de simples Bahutu enrichis, qui ont su s’allier dans la haute classe. Mututsi et Muhutu sont des mots qui tendent à perdre leur sens proprement racial et à n’être plus que des qualificatifs, des étiquettes, sous lesquelles se rangent capitalistes et travailleurs, gouvernants et gouvernés, sans toutefois que le préjugé de la naissance soit sérieusement entamé. Le phénomène de l’ascension des classes et de la capillarité sociale se produit comme en Europe, mais il prend ici un caractère plus ethnique, la prohibition ou la fuite des mésalliances étant plus observée » .
Je ne me sens pas de compétence en histoire ancienne pour prendre position sur cette question. Une chose me semble sûre : quelle que soit l’opinion que l’on adopte, « les différences de mentalité entre chaque groupe apparaissent plus irréductibles que les tailles. L’habitat, les moeurs, la spécialisation des productions s’inscrivent sur des cartes distinctes ». Or ce sont les mentalités et les moeurs qui nous intéressent quand il est question d’éducation.
Le même auteur décrit chez le paysan hutu enraciné dans sa glèbe un fond d’esprit méfiant : « Son horizon se borne à son champ labouré ». Or,
« au point de vue politique, le champ n’est point moteur à l’inverse de la prairie. Sur le premier croît une végétation statiquement exploitée, enracinée dans les labours, délimitée par quatre bornes. La prairie, au contraire, nourrit un bétail qui, pour vivre, a besoin de marcher, de transhumer, d’aller respirer d’un point à l’autre de l’horizon ».
On a reproché à des auteurs tels J. Maquet d’avoir donné de la société rwandaise une vision statique et anhistorique, à résonance fonctionnaliste, privilégiant ordre et stabilité, comme si la stratification rigidement inégalitaire observée au moyen d’une coupe opérée dans le temps dans la première moitié du XXe siècle était un exact reflet de l’état des choses que le pays a connu dans son passé. La recherche historique a montré depuis lors que le système social n’a cessé d’évoluer de siècle en siècle, et ce en des directions différentes d’une région à l’autre. Si parmi les auteurs les uns ont mis l’accent sur la fermeture et la stabilité du système, ses enracinements biologiques et un jeu d’identifications sociales héréditaires, les autres ont insisté sur son ouverture, sa mobilité interne, les passages attestés d’une strate à l’autre, la possibilité d’intermariages, le caractère incertain et fluctuant des dénominations « ethniques », l’absence de spécialisations économiques strictes, etc. Quoi qu’il en soit, dans une société hiérarchisée, chacun a une double lutte à mener, d’une part pour ne pas déchoir, et d’autre part pour s’élever. Pour exprimer l’aspect inégalitaire de la stratification sociale on employait l’expression : « être couché les uns sur les autres« .
Des mythes-légendes étiologiques, sans doute concoctés tardivement et en haut lieu tant leur caractère idéologique saute aux yeux, ont servi d’outils pédagogiques propres à justifier l’inégalité sociale et à « masquer la violence politique et socio-économique ».
Un premier genre de récits distingue deux types de clans, ceux des « tombés du ciel« , d’origine céleste (tels les Nyiginyaet les Béga), et ceux des « trouvés sur terre« , autochtones dépourvus au départ de tout ce qui fait la civilisation. On y affirme que l’ancêtre mythique Gihanga (« l’inventeur », « le fondateur »), mi-homme, mi-dieu, héros culturel, inventeur des techniques et des lois, n’aurait eu qu’un seul fils, Gatutsi, ce qui visait à expliquer que les Tutsi « tombés du ciel » étaient par nature (« substantiellement », « essentiellement », « racialement ») différents et supérieurs aux autres qui ont hérité de Gihanga uniquement sur le plan de la civilisation : forge, agriculture, élevage, travail du bois, fabrication de la bière, etc.
Selon d’autres récits, qui récusent le critère racial, Gihanga, père de Gatwa, de Gahutu et de Gatutsi, serait l’ancêtre commun de tous les Rwandais, mais les trois fils, de même sang et initialement de même rang, auraient eu des capacités différentes et ne pouvaient donc être destinés aux mêmes fonctions nioccuper la même place sur l’échelle sociale. Gihanga aurait imaginé des épreuves pour tester les réactions de ses trois enfants : Gatwa fut d’emblée disqualifié, Gahutu ne put aller au bout de sa mission, et seul Gatutsi fut retenu. Ce schéma connut de nombreuses variantes de même structure, où les uns pèchent par gourmandise, précipitation, oubli, sommeil, et où l’autre l’emporte grâce à sa maîtrise de soi, sa discrétion, sa vigilance, sa mesure. Ces histoires procédaient donc aussi à une description stéréotypée de leur psychologie respective.
Voici une de ces versions : Gihanga confia un soir à chacun des trois frères un pot de lait, leur recommandant d’y veiller soigneusement durant la nuit, car le lendemain il viendrait leur demander des comptes : fatigué et se sentant affamé, Gatwa le vida sur le champ ; pris de sommeil, Gahutu eut un geste malheureux et en renversa une partie à terre ; quant à Gatutsi, il lutta énergiquement contre la somnolence et put garder le contenu intact. Le lendemain, l’ancêtre en tira les conséquences.
Selon une autre variante, Dieu demanda à Gatutsi d’aller tuer ses frères pour lui apporter de la viande fraîche : horrifié, celui-ci refusa une telle mission ; Gahutu, sollicité à son tour, accepta dans un premier temps, puis fut pris de remords en cours de route et revint sur ses pas ; quant à Gatwa, il courut pour accomplir le crime et ne fut arrêté que par la main divine. Les ayant ainsi observés et éprouvés, Dieu institua Gatutsi maître de ses frères, Gahutu devint son subordonné et Gatwa le serviteur des deux autres.
Dans un troisième type de récits on prétend même qu’au départ c’est Gahutu, le fils aîné, qui était destiné à occuper le premier rang, le père Kazika-muntu l’ayant choisi comme héritier. Mais chargé d’une importante mission, il s’endormit pour avoir trop mangé. Son cadet Gatutsi, demeuré sobre, réussit là où il a échoué et supplanta ainsi son frère.
Malgré leur teneur et leur résonance très différentes, ces « mythes » étiologiques avaient manifestement pour fonction de faire passer l’idée que les Rwandais n’étaient pas égaux entre eux, que ce fut par naissance et par nature, ou à cause de leurs mérites et démérites respectifs, ou encore parce qu’ils avaient des personnalités très contrastées : le paysan était présenté comme lourd, lent, trop confiant, donc démuni devant un pasteur rusé, toujours en alerte et en éveil puisqu’il lui fallait défendre ses bêtes contre les fauves et les voleurs. De ce fait les uns étaient appelés à commander et les autres à obéir. Et il fallait enraciner cette discrimination socio-politique dans le divin, le cosmique, l’ordre biologique et psychologique. Sur le plan économique, Gatutsi était appelé à « traire les vaches », Gahutu à « traire les champs » et Gatwa à « traire la forêt ».
Une fois que les Nyiginya sont devenus clan dynastique, ils semblent avoir tout fait pour affirmer la différence « naturelle », « essentielle » qui les séparait des autres, en revendiquant d’une part leur origine divine, d’autre part leur descendance patrilinéaire depuis Gihanga (même si pour cela il fallait par ci par là donner un coup de pouce à l’histoire). On a fini par affirmer proverbialement : « Le tambour (symbole de l’Etat) est plus grand que le cri (expression du peuple). » Les hommes de la houe ont cédé le pas aux hommes de la lance et de la vache. Au plan historique, le règne du mwami Kigeri Rwabugiri (mort en 1895) a constitué sous tous les rapports l’aboutissement décisif d’une longue évolution et en même temps un tournant capital dans le sens d’une rigidification du système à l’orée de Père coloniale.
La société rwandaise étant ce qu’elle est, quelle terminologie convient-il d’adopter pour dénommer les trois composantes incontournables de la structure socio-politique de base ? On a parlé selon les temps et les orientations de races, d’ethnies (autrefois on disait tribus), de castes et de classes.
Que les différents groupes se soient distingués dans le passé et se distinguent encore au plan physique (à un moindre degré du fait des métissages) plus fondamentalement que par de simples façonnements volontaires du corps, est difficilement contestable, et la notion de race n’est donc pas à écarter.
Peut-on parler d’ethnies ? Si l’on en croit la tradition historique autochtone, c’est bien de populations très différentes qu’il s’agissait au départ. Mais parler « ethnie » implique habituellement un territoire, une culture et une langue propres : si cela n’était plus le cas dans le Rwanda des derniers siècles, rien n’exclut que ce le fut dans le passé. On a continué à utiliser ce terme, même officiellement sur les cartes d’identité, d’abord parce qu’il est devenu d’usage courant en Afrique, mais pour désigner des situations socio-linguistiques très différentes de celle du Rwanda ; ensuite parce qu’idéologiquement on avait intérêt, de part et d’autre, selon les périodes, à affirmer par là son identité, sa spécificité. A propos du Rwanda moderne J. P. Chrétien a parlé d’une ethnicité réelle, mais sans ethnies au sens strict du mot ». Cela laisse entendre qu’il y a aussi un sens large, acceptant dans la définition de l’ethnie des critères plus élastiques, par exemple d’ordre psychologique et subjectif. D’autre part, il y a incontestablement entre les trois groupes des différences culturelles importantes se détachant sur un fonds commun. La notion d’ethnie, pour discutable qu’elle puisse être, n’est donc pas à rejeter de manière absolue.
Ce fut le résident allemand R. Kandt qui le premier semble avoir utilisé le terme de caste, et H. Meyer parla d’un rassenhafterKastengeist, d’un « esprit de caste d’essence raciale ». La notion de caste se fonde habituellement sur les critères suivants : appartenance par la naissance, sans changement possible, à tel groupe ; spécialisation économique de celui-ci et attribution d’une fonction sociale propre ; organisation interne avec des normes spécifiques ; endogamie pratiquée en son sein ; stricte hiérarchisation des groupes en présence et leur intégration dans un système de castes cohérent. Ces éléments étaient présents au Rwanda, mais avec un certain nombre d’exceptions et de dérogations.
Avec l’impact de la modernité, cette structure de quasi castes s’est dissoute partiellement de sorte qu’on en est venu à utiliser le terme plus large et plus vague de classe sociale, d’autant plus qu’une interprétation marxiste de l’histoire en termes de lutte des classes n’était pas dénuée de pertinence. Mais il ne faut pas oublier un sens plus ancien du terme : les historiens de la Grèce et de la Rome antiques ont entendu par- là « un ensemble de personnes qui ont en commun une fonction, un genre de vie, une idéologie » ; et au moment de la Révolution française on l’a définie comme « un ensemble de personnes de même condition ou niveau social qui ont une certaine conformité d’intérêts et de moeurs« . Ces sens s’appliquent sans peine à la réalité rwandaise.
Les mots sont soumis comme les vêtements ou les mets aux effets de mode. Ainsi a-t-on parlé de « classes endogamiques et hiérarchisées », d’appartenances socio-culturelles » (machiavéliquement racialisées par les colonisateurs), « d’identités sociales héréditaires », etc., pour ne plus utiliser les termes classiques, tantôt pour des raisons de fond, tantôt parce qu’à un moment donné certains mots ne passent plus la rampe. La violente mise en question dont la notion de race, voire celle d’ethnie, ont été l’objet pour des raisons plus idéologiques que scientifiques est typique sous ce rapport. Il ne faut pas oublier à ce propos qu’il y a quelques dizaines d’années à peine le mot « race » était encore très souvent pris, dans l’usage courant, dans le sens d’ethnie sans référence à des données biologiques. Comme il faut bien parler et comme tous ces termes désignent des réalités incontournables qu’on ne peut pas ne pas nommer, la raison finit par reprendre le dessus.
C’est ainsi que l’historien B. Lugan a réaffirmé avec force le caractère « racial » de l’idéologie qui était, dès les origines, à la base de la domination sociale, politique, économique et militaire qu’exerçaient les pasteurs tutsi dans la région des Grands Lacs. Ceux-ci étaient unis par les mêmes valeurs aristocratiques, pastorales et guerrières et une même psychologie dont ils affirmaient qu’elles faisaient intrinsèquement, par hérédité et innéité, partie d’eux-mêmes :
« Comment parler d’autre chose que de supériorité « raciale » quand était proposé comme idéal tout ce qui marquait une distance évidente et infranchissable avec les Hutu : fierté, élégance, retenue, courage, maîtrise de soi, discrétion, humour, mais aussi calcul, combinaison, mensonge, fourberie et duplicité considérés comme la marque aristocratique par excellence ? Comment parler d’autre chose que de « racisme » quand les morphotypes tutsi-hima (dolicocéphalie, traits fins par opposition aux traits « négroïdes », taille élancée, etc.) étaient chantés et proposés comme modèles ? Dans cette monarchie « raciale » qu’était le Rwanda précolonial, la guerre et le bétail dominaient la glèbe et les greniers. Les hommes de la vache commandaient à ceux de la houe. Quant à l’appartenance à un groupe, elle était irréversible car la différence était « ethnico-raciale » avant d’être sociale, même si les limites économiques entre riches Hutu et Tutsi sans bétail étaient floues ».
« Des bras inégaux ne s’embrassent pas« , affirmait de son côté un adage souvent cité.
Même des auteurs qui ont tout fait pour dépasser les catégories classiques jugées réifiantes ne pouvaient pas ne pas reconnaître que la société rwandaise a été de longue date traversée par d’importants clivages :
« Ils’agissait de groupes héréditaires de filiation patrilinéaire, dotés en outre de vocations socio-culturelles (élevage, agriculture, forge, poterie…), mais qui n’avaient pas la rigueur d’une organisation en castes. Ces vocations étaient surtout mises en scène autour du pouvoir royal, ce qui souligne la dimension politique ancienne » La constitution d’une aristocratie tutsi apparaît à la fois comme un processus de hiérarchisation sociale et de conquête politique intérieure, qui se développe surtout aux XVIIIe et XIXe siècles… Le paradoxe de la société rwandaise n’est… pas l’existence d’une sorte d’imité pluriethnique, à la manière par exemple de l’unité tanzanienne, mais la persistance de clivages héréditaires fortement ressentis encore en plein XXe siècle, malgré une remarquable unité culturelle
Plusieurs écrits récents sur la question sont si embrouillés qu’il est difficile d’y trouver un fil conducteur crédible : on cherche par tous les moyens à dépasser les catégories anciennes, mais le naturel revient au galop, car la réalité est tenace.
L’hypothèse selon laquelle au fil de l’histoire on a passé de trois races à trois ethnies, des trois ethnies à trois castes, enfin des castes à des classes est sans doute trop schématique, mais, autant que je puis en juger, elle ne me semble pas dépourvue d’intérêt ni de pertinence et rendre assez bien compte des faits. Car en devenant ethnie, la race reste présente ; en devenant caste, l’ethnie et la race sont toujours là ; et dans la classe on retrouvera encore des composantes et raciales, et ethniques, et de caste. Quoi qu’il en soit, ce rapide excursus montre que notre vocabulaire sociologique est de toute évidence gravement déficient quand il s’agit de cerner la réalité rwandaise.
Maquet a bien montré grâce à quels facteurs (que nous retrouverons par la suite) les trois « ethnies » se sont montrées solidaires malgré toutes les oppositions : elles étaient conjointement présentes en chaque clan ; étant associées au sein d’une même année en des circonstances dangereuses, elles éprouvaient un sentiment d’unité ; le culte initiatique de Ryangombe était ouvert aux trois ; grâce au système de clientèle, le Hutu établissait des liens personnels avec son patron tutsi et participait au système en place ; le groupe supérieur laissait miroiter la possibilité d’une (illusoire) mobilité sociale vers le haut permettant au Hutu d’être tutsifié ; l’idéologie monarchique insistait sur le fait que le roi, étant d’origine divine, se situait au-dessus des groupes et était le chef de tous, ce qui développait le sentiment d’appartenir à une même unité, à une même « famille », malgré les différences.