Depuis la mort de Digit, l’entière responsabilité de la sécurité du Groupe 4 incombait à Oncle Bert. Avec quelques années de plus, les jeunes mâles effrontés à dos-noir de la famille, Tiger et Beetsme, auraient été capables de seconder leur chef, mais ils ne s’intéressaient pas encore aux devoirs des adultes. La charge d’Oncle Bert était accrue par le fait que ses trois femelles adultes nourrissaient des petits. Macho élevait Kweli, âgé de trois ans ; Simba allaitait la fille de Digit, Mwelu, âgée de trois mois. Et, en plus de son nouveau-né, Frito, Flossie élevait son fils de quatre ans, Titus, tout en gardant un oeil sur Cléo, sa fille de sept ans. Une autre jeune femelle de huit ans, Augustus, était le onzième membre de la famille d’Oncle Bert.

Le 18 juillet, un grand « groupe périphérique » de gorilles des pentes nord du Visoke fit irruption dans le territoire d’Oncle Bert et un violent affrontement s’ensuivit. Sans le soutien de Digit et encombré de tant de femelles et de très jeunes animaux, Oncle Bert choisit de céder le terrain. Il se retira vers le Zaïre, le long du col. Le lendemain à midi, quand David Watts reprit contact avec les animaux, il les trouva détendus et contents dans leurs nids diurnes, dans une clairière ensoleillée, non loin du lieu où Digit avait été tué. De nouveau, des braconniers battaient librement ce territoire très éloigné de Karisoke et, quand Watts signala le déplacement à Dian, elle fut très alarmée.

Les jours suivants, elle hésita à reconduire le Groupe 4 vers les pentes relativement sûres du Visoke. Cependant, les tracas que cela aurait entraînés pour les gorilles la faisaient hésiter. Pour finir, elle estima que tant que Watts pourrait être auprès d’eux pendant la journée, ils seraient suffisamment en sécurité jusqu’à ce qu’ils décident de leur propre gré de retourner à Visoke.

Une semaine plus tard, le 24 avril à 10 h 30, Dian travaillait sur sa machine à écrire lorsqu’un coup hésitant fut frappé à sa porte. Comme chacun avait dans le camp de bonnes raisons de savoir qu’elle détestait être interrompue dans son travail, elle supposa que l’intrus était un touriste car des touristes, toujours plus nombreux, envahissaient Karisoke sans être invités et sans s’être annoncés. Elle ignora donc l’appel. Mais lorsqu’il fut réitéré pour la troisième fois, elle se leva impatiemment et ouvrit grande sa porte.

David Watts était devant elle, le visage ruisselant de sueur.

Dès le premier coup d’oeil, Dian sut qu’un autre désastre avait frappé les gorilles.

« Des braconniers ! » Ce n’était pas une question mais une affirmation. Watts s’appuya au chambranle de la porte pour se soutenir. « Oncle Bert a été abattu et on lui a coupé la tête. »

Une demi-heure après, Nemeye descendait d’un trot rapide la montagne avec un mot plutôt incohérent de Dian à Bill Weber, qui était « en bas » où il avait l’habitude de passer la majeure partie de son temps : « Bill — David vient de revenir du Groupe 4 avec une affreuse nouvelle. S’il vous plaît, armez-vous de courage : Oncle Bert a été tué par les braconniers.

« Le pauvre David n’a trouvé aucune trace du reste du groupe. Je crains que, sans Oncle Bert, ils ne soient tous tués. David est parti avec Vatiri, Rwerekana et Mukera pour les rechercher. Oncle Bert a probablement été tué ce matin, ce qui signifie que Munyarukiko, les autres braconniers ne sont pas encore revenus à Mukingo ou là où ils se cachent après une tuerie. J’ai donné les fusils à David mais, pour l’instant, il est primordial de savoir si quelqu’un du groupe est encore vivant et si nous pouvons l’aider.

« Je vous demande de monter avec Nemeye pour faire une patrouille mobile à Karisimbi et pour tenter de capturer Munyarukiko, Gashabizi et Runyagu.

« Je ne suis pas sûre de ce que je puis faire de plus objectivement efficace que de tuer (…). Je voudrais voler à Kigali et exiger une unité de commando pour s’emparer de Mukingo, et ensuite utiliser les soldats en patrouilles. Il faut que je voie le président Habyarimana. Finis la conciliation et le manque d’action. Nous avons besoin de gens pour sauvegarder tout ce qui peut survivre du Groupe 4.

« Je ne sais pas ce que je vais faire. »

Si seulement elle pouvait les attraper, Dian savait fort bien ce qu’elle allait faire des tueurs de gorilles, mais elle ne savait pas quoi faire d’elle-même, comment encaisser et surmonter la peine que provoquait tout cela.

Armés de pistolets, Watts et les trois Africains repartirent pour le col. Le corps d’Oncle Bert gisait là où il était tombé, une balle dans le coeur. La tête du vieux gorille à dos argenté avait été arrachée et elle avait disparu. Son côté gauche avait été déchiré, certainement pour prélever la vésicule biliaire, mais ses mains étaient intactes. Le corps était encore chaud, ce qui signifiait que Watts avait dû surprendre les braconniers pendant leur macabre besogne.

Avec mille précautions et leurs pistolets armés, les quatre hommes fouillèrent les hagenias et les touffes d’orties environnantes. Ils n’y trouvèrent aucun membre du Groupe 4, mais une traînée de végétation écrasée leur indiqua que les survivants avaient dû s’enfuir vers les pentes du mont Visoke. La poursuite des gorilles qui dura une heure fut interrompue par une explosion de hurlements et de coups assenés sur la poitrine venant d’un peu plus loin.

Dans leur fuite, les survivants du Groupe 4 étaient tombés sur le groupe périphérique, qui les avait dépossédés de leur territoire quelques jours plus tôt. Ce fut un pandémonium lorsque trois gorilles à dos argenté, étrangers au Groupe 4, chargèrent les fugitifs paniqués.

Le Groupe 4 aurait pu se désintégrer à ce moment, mais ce désastre fut évité grâce à David Watts qui joua son rôle dans ce sauvetage. L’arrivée soudaine d’êtres humains jeta la pagaille dans le groupe périphérique dont les membres s’enfuirent en hurlant ; à la fois surexcités et excédés, les membres du Groupe 4 s’installèrent au mieux. Craignant d’aller de l’avant, ou de faire demi-tour, les animaux terrifiés entouraient le survivant qui était le moins éloigné du rôle de chef, Tiger, un mâle âgé de 10 ans.

A travers le feuillage, Watts compta anxieusement les survivants. Seuls Oncle Bert et Macho, sa première femelle, manquaient à rappel. Kweli, le petit de Macho, pleurnichait pitoyablement. Lorsque Watts revint au camp, avec ces nouvelles, Dian et lui tombèrent d’accord pour conclure avec espoir que Macho avait été enlevée par le groupe périphérique.

C’était maintenant le début de l’après-midi. Bill Weber n’avait pasreparu et Dian n’attendrait pas plus longtemps.

Le choc et l’horreur de la mort de Digit sont revenus et j’ai peur de devenir folle.

Seule l’action violente pourrait la soulager. Pleine de rage, elle descendit la montagne pour se rendre au bureau de Paulin Nkubili : elle l’appelait oncle Billy et c’était le seul officiel rwandais sur lequel elle pensait pouvoir compter pour l’aider à réaliser son projet.

Nkubili ne la déçut pas. Atterré par ce qui venait d’arriver, il fut d’accord pour organiser un raid au village de Munyarukiko. Il convoqua un peloton de commando du camp militaire et, au crépuscule, Dian et le peloton solidement armé assaillirent le village des Batwa. Une scène confuse s’ensuivit — cris d’effroi, fuyards —, une scène qui ressemblait peut-être à celle qui avait éclaté lorsque les survivants du Groupe 4 avaient été attaqués par le groupe périphérique.

Les soldats trouvèrent et confisquèrent quantité d’épieux, d’arcs, de flèches et de pipes à haschich, mais ils ne trouvèrent pas Munyarukiko dont on apprit plus tard qu’il s’était enfui au Zaïre. Néanmoins, ils dénichèrent son larron, Gashabizi, aplati sous un lit. Terrifié par la présence de cette Walkyrie vindicative — la femme solitaire des forêts — et par la présence de Nkubili et son commando, l’homme avoua sa complicité dans la mort de Digit et sa participation à la dernière atrocité.

La capture de Gashabizi valait bien les fatigues de cette longue nuit. Peut-être valait-il mieux que Munyarukiko ne soit pas là. Je crois que je l’aurais tué de mes propres mains. Oncle Billy m’a demandé si nous en avions assez fait et j’ai répondu «non ». Il m’a regardée et il a simplement hoché la tête.

Le lendemain, elle accompagna Nkubili et les soldats pour un raid dans le village où Sebahutu, autre braconnier notoire, vivait avec sept femmes et leurs familles.

Nous l’avons attrapé hors de son quartier, alors qu’il tentait de s’enfuir. Puis nous avons trouvé sa veste tachée de sang, un épieu barbouillé de sang et un panga que l’une de ses femmes a tenté de dissimuler à nos regards.

On découvrit que Sebahutu avait tiré le coup qui tua Oncle Bert. A bout de forces physiques et émotionnelles Dian revint lentement dans sa Volkswagen tout terrain jusqu’au pied des montagnes. Avant qu’elle n’entamât la longue montée vers le camp, un porteur lui remit un message d’Amy Vedder.

« Nous sommes consternés d’avoir à vous apprendre que Macho est morte. Vatiri a trouvé son corps à une trentaine de mètres de celui d’Oncle Bert. Les deux corps ont été rapportés au camp. Elle aussi a été abattue par une arme à feu. Un de ses côtés a été ouvert mais ils n’ont pas pris sa tête (…). »

Les sentiments suscités par ce billet étaient d’une telle intensité qu’à partir de cet instant, Dian ne fut plus en état de les coucher au jour le jour sur le papier ; ni journal, ni lettres, mais dans son livre, écrit nombre d’années plus tard, elle nous donne une idée de ce qu’elle ressentit.

« Stupéfaite, incrédule, je rentrai à Ruhengeri en pensant au jour où Macho était venue près de moi pour me fixer de ses larges yeux confiants, et à sa tendresse pour Kweli. Comment ce petit de trois ans pourrait-il survivre sans père ni mère ?

En apprenant cet autre meurtre, Nkubili réagit par une énorme colère. Il organisa immédiatement une troisième patrouille et ordonna d’arrêter tous les braconniers suspects pour les interroger. Le lendemain, je conduisis ma voiture, bourrée de soldats armés et d’un inspecteur de police, jusqu’à un village proche du parc des Volcans. Je m’arrêtai hors de la vue du village et les soldats sautèrent du véhicule. Tenant leurs fusils au-dessus de leurs têtes et se déplaçant comme des « marines » au cours d’un débarquement, les hommes encerclèrent la place du marché et enfermèrent plusieurs centaines de personnes dans ce carré (…).

Un Hutu refusait de rester dans la cabane où nous lui avions dit d’aller et demandait avec insistance en kinyarwanda de rester au dehors (…). Je lui répliquai en swahili de rentrer dans la cabane. Ni lui ni moi ne comprenions ce que lui disait son interlocuteur. Au bout de quelques minutes, l’homme s’éloigna d’une dizaine de mètres, se retourna et, dignement, répondit à l’appel de la nature, vivement applaudi par un public enchanté. De là nous nous ruâmes sur un minuscule et mystérieux village Twa, où nous capturâmes trois Twa, les plus petits que j’aie jamais vus. L’un d’eux, beau-frère de Gashabizi, avait un lourd passé de braconnage. Nous allâmes alors jusqu’à un habitat écarté pour capturer Munyarubuga. L’armée fut particulièrement satisfaite de le rattraper car il lui avait échappé à plusieurs reprises dans le passé. Munyarubuga était un sale individu, dont l’état était fortement aggravé par une ivrognerie tenace. Je sentais ses yeux me forer la nuque pendant que nous roulions vers la prison de Ruhengeri (…). Ce furent quelques-uns des cinq raids surpris sur les villages des environs du parc. Ces raids permirent de capturer quatorze braconniers qui furent enfermés dans la prison de Ruhengeri en attente de leur procès »

Dian était très satisfaite du succès de ces raids et nourrissait la conviction que les principaux responsables du meurtre d’Oncle Bert et de Macho seraient bientôt capturés ; mais ces sentiments ne furent pas de longue durée.

Après le dernier raid, alors qu’elle roulait vers Ruhengeri avec Rwihandagaza, six braconniers prisonniers et quelques soldats et policiers, elle doubla le conservateur du parc qui marchait le long de la route. Dian lui offrit de le conduire jusqu’au siège de la direction du parc. Une fois installé dans la voiture, il entama une tirade incompréhensible en kinyarwanda.

Après l’avoir déposé et sans autre remerciement de sa part qu’un mauvais regard, Dian demanda à Rwihandagaza ce qu’il avait dit.

Le conservateur a dit aux fonctionnaires qui l’accompagnaient de ne pas continuer à poursuivie les braconniers parce que la tuerie s’était produite au Zaïre et, insista-t-il, ne concernait pas le Rwanda.

Il leur a dit aussi qu’il revenait de Gisenyi où il devait prendre, sous sa garde « protectrice », un jeune gorille. Il était fâché parce que quelque chose n’avait pas marché et que le bébé gorille ne lui avait pas été remis ; il laissa entendre que j’étais impliquée dans cette affaire.

Jusque tard dans la nuit, Dian rumina les sombres souvenirs de 1969, quand les jeunes gorilles Pucker et Coco avaient été capturés sur l’ordre d’un précédent conservateur. Elle en tira la triste conclusion que les morts d’Oncle Bert et de Macho n’étaient qu’un épisode d’un nouveau complot de rapt à l’intention d’un zoo.

Le lendemain, dès l’aube, elle invoya les pisteurs vérifier si Kweli était encore avec le Groupe 4.

Comme les animaux étaient trop perturbés pour accepter la proximité des hommes, une observation aux jumelles confirma que Kweli était avec le groupe, mais qu’il semblait avoir perdu l’usage de son bras droit.

Dès lors, Dian était en mesure de reconstituer l’histoire du Groupe 4.

Les dernières nouvelles sont tragiques au-delà du possible. Le 24 juillet, le majestueux Oncle Bert, le dos argenté, a été tué d’une balle au coeur: La femelle de 16 ou 17 ans, Macho, mère d’un petit de 3 ans, Kweli, a également été tuée par une balle pendant la même battue, et son coeur a été atteint après que la balle eut brisé le bras et cassé des côtes dont les os saillaient hors du corps. Son fils Kweli a été blessé, probablement par le même projectile qui a traversé le haut de son bras droit, mais il est vivant.

En les pistant, nous avons découvert que les braconniers avaient passé la nuit dans le parc, dans une zone éloignée du mont Karisimbi, avant de descendre vers la zone zaïroise du col, où le Groupe 4 avait passé quelques jours. Ils rencontrèrent le groupe dans des conditions prévues d’avance, peu après que les gorilles furent sortis de leurs nids nocturnes, puis ils les pourchassèrent sur 90 mètres environ et tuèrent en premier Macho, qui probablement portait Kweli.

Des traces suggéraient qu’Oncle Bert conduisait la retraite du groupe, comme il l’avait fait lorsque Digit fut tué, et qu’il tenta de les mettre en sûreté sur les pentes de la montagne. Quand Macho fut abattue, il se retourna pour essayer de l’aider et fut immédiatement tué.

Bien que les braconniers aient pris la tête d’Oncle Bert, c’est en fait Kweli qu’ils voulaient.

Ils l’auraient probablement attrapé si Oncle Bert n’était pas venu donner sa vie pour lui, ce qui lui laissa le temps de s’échapper avec les autres.

 Le conservateur savait avec un jour d’avance qu’il y aurait des morts et il partit prendre livraison de Kweli dont, évidemment, il ne connaissait pas le nom.

Si Dian avait encore quelque doute sur l’hypothèse selon laquelle le double meurtre faisait partie d’une autre tentative de rapt, ils furent dissipés lorsqu’un de ses amis, qui travaillait en qualité de conseiller du conservateur du parc zaïrois des Virungas, lui rendit visite peu après à Karisoke. Il avait vu une lettre du conservateur rwandais à son homologue du Zaïre qui l’informait explicitement que deux gorilles « de l’un des groupes de Fossey » avaient été tués pour capturer un jeune. Le conservateur rwandais déplorait que cette tentative eût été un échec!

Cette affirmation arracha à Dian un cri d’amertume qu’elle adressa à l’ambassadeur Crigler :

« Frank, cela ressemble beaucoup à l’histoire de Coco et de Pucker à Karisimbi ; leur capture a été ordonnée par le zoo de Cologne et le conservateur de l’époque a massacré deux groupes pour s’assurer que les deux bébés gorilles seraient livrés. Toute l’histoire commence et s’achève de la même manière : quelqu’un a proposé de l’argent pour la capture d’un jeune. »

Il y eut pis encore. Quelques jours plus tard, Dian apprit d’un ami bien informé de Kigali que le choix de l’un de ses groupes pour y soustraire un jeune gorille n’était pas le fruit du hasard.

Des rapports qui circulaient à Kigali étaient parvenus à des autorités zaïroises ; selon ces rapports, Dian aurait été directement responsable de la mort d’un petit gorille que l’on avait confié à sessoins au mois de mars.

« Voyez-vous, Dian, lui fut-il expliqué, le Zaïre avait un acheteur pour le petit ou, plus vraisemblablement encore, on pensait l’offrir comme cadeau pour le zoo de quelque important gouvernement étranger. Si, selon toute vraisemblance, ils croient que vous rayez tué, il leur a semblé juste de le remplacer par un des vôtres. »

Le fer creusait la plaie en profondeur.

C’est alors qu’elle reçut une lettre de Sandy Harcourt sur un impressionnant papier à en-tête du Projet de Gorilles de montagne — Coordonnateur, Dr S. Harcourt, Ph. D. Il la pressait de nouveau de coopérer avec les autorités du parc du Rwanda dans l’intérêt même des gorilles de montagne. Dian vit rouge.

Si seulement on m’avait envoyé l’argent que le peuple anglais a donné pour le Fonds Digit, j’aurais pu engager assez de patrouilles pour éradiques les braconniers des montagnes. Oncle Bert et Macho sont morts pour rien, faute de cet argent ! Digit aussi était mort pour rien.

 Deux jours après la mort d’Oncle Bert et de Macho, et de la blessure de Kweli, la délégation de Société pour la préservation de la Faune arriva, comme prévu, au Rwanda pour préciser les modalités d’une protection optimale des gorilles de montagne. Elle comprenait Harcourt, le DR Kai Curry-Lindhahl, vice-président de la FPS, et enfin Brian Jackman, grand reporter au Sunday Times de Londres.

Dans son livre, Dian raconte cette rencontre.

« Leur visite prévue longtemps à l’avance a été préparée par les fonctionnaires du parc qui devaient recevoir une aide financière accrue, des équipements de des fonds supplémentaires de la part d’organismes pour la préservation des gorilles qui prospéraient depuis que la mort de Digit avait fait l’objet d’une vaste publicité.

Les conservateurs furent reçus à l’aéroport de Kigali par le Directeur du Parc, ses assistants e le conseille belge, Monfort. Bien entendu, on leur apprit aussitôt les derniers massacres de gorilles. Le reporter put téléphoner à Londres e rapporter des événements en direct de Kigali.

L’équipe de la FPS passa deux jours de plus à Kigali avant de se rendre à Ruhengeri où je les retrouvai alors qu’ils organisaient des chasses aux braconniers légalement conduites. J’étais crottée, affamée et plus déprimée que je ne l’avais jamais été en onze ans de recherches (…). Le journaliste me sauta dessus, son magnéto à la main : il voulait une interview sur le terrain à propos des événements des jours précédents. Mon imagination fit revivre en flash-back la longue discussion entre Ian Redmond et moi, pendant la nuit (..) qui suivit le meurtre de Digit. Puisque la mort de Digit s’est révélée si profitable pour les fonctionnaires du parc rwandais, peut-on émettre l’hypothèse d’une connexion entre la première tragédie et les massacres plus récents ?

Le lendemain (..), la mission européenne de conservation quitta le Rwanda. Dans un article postérieur, publié dans un journal pour la préservation, je lis que le groupe a tété satisfait de l’à-propos de sa visite, de l’aide financière accordée au parc des Volcans et de la large audience due ses articles fracassants du reporter ont suscitée chez un public sympathisant. »

Il s’agit là d’un compte rendu mesuré, écrit près un long laps de temps. Dans une lettre rédigée peu après la conférence, Dia était plus directe. Bien qu’elle s’attendît à être traitée de paranoïaque en raison de ses idées, elle était convaincue que l’horaire du second raid contre le Groupe 4 avait été combiné pour coïncider avec l’arrivée de la délégation FPS, afin de justifier les fonds qui tomberaient dans les mains des officiels du parc. Son opinion sur le Projet de Gorilles de Montagne était tout simplement grossière. Disons seulement qu’elle avait un profond mépris pour « la mission de conservation » et que ses commentaires, quant aux méthodes proposées pour protéger les gorilles et assurer leur survie, étaient dignes d’un sous-officier de marines. Quand le besoin s’en faisait sentir, Dian Fossey pouvait user d’un langage qui eût fait pâlir d’envie un corps de garde.

Une fois revenue à Karisoke, Dian s’efforça du mieux qu’elle put de réorganiser sa vie. Macho et Oncle Bert furent enterrés près de sa cabane, dans le petit cimetière en rapide expansion, et elle essaya d’enterrer en même temps le souvenir du supplice que leur mort fut pour elle.

Le centre d’intérêt de sa vie s’était déjà rétréci après la tragédie deDigit et du bébé gorille zaïrois. Après la perte d’Oncle Bert et de Macho, elle consacra presque toute son énergie à la défense et à la préservation de la population de gorilles qui restait dans les Virungas. Tout le reste lui paraissait sans importance et, désormais, l’accumulation de données scientifiques lui semblait vaine. Même la rédaction de son ouvrage était considérée comme une distraction.

Le 4 août, elle écrivit à Fulton Brylawski, son conseiller juridique à Washington

« Sans mâle à dos argenté pour le guider, l’avenir du Groupe 4 est pratiquement nul car ils ont seulement Tiger, âgé de dix ans, et la plus vieille femelle, Flossie, qui ont essayé de les conduire et de les protéger. Jusqu’à présent, le groupe a repoussé les tentatives faites par un autre groupe pour le désintégrer et, hier, ils ont fui les avances de ce qui semble être un gorille à dos-noir solitaire. Ces interférences sont potentiellement lourdes de sérieux dangers. Je crois aussi que les braconniers vont attaquer à nouveau car ils savent que, maintenant, le groupe n’a plus de chef.

« La situation dans son ensemble est insupportable. Depuis la mort de Digit, j’ai poursuivi à faible fréquence les patrouilles anti-braconniers, surtout avec Ian Redmond qui les mène si bien. En mai, il est rentré chez lui, mais il vient de me télégraphier qu’il reviendra d’ici peu pour que nous puissions augmenter les patrouilles. Nous devons capturer ou tuer Munyarukiko. C’est comme si tous nos efforts depuis tant d’années avaient été rendus vains par ces derniers décès.»

L’une des rumeurs qui circulaient à propos de Dian était son prétendu alcoolisme. En fait, elle aimait bien prendre un verre, de préférence du whisky. D’après le témoignage des personnes qui la connaissaient le mieux, y compris ses médecins, elle n’était ni une ivrogne ni une alcoolique. Elle buvait trop en certaines occasions pour calmer une douleur physique aiguë ou une dépression grave.

Après la mort d’Oncle Bert et celle de Macho, elle but beaucoup plus que d’habitude. Elle souffrait d’emphysème chronique et de sciatique, elle était débilitée par le fait de vivre en altitude et souffrait d’une sérieuse décalcification, d’insomnies et d’autres maladies ; elle endurait aussi la perte brutale de plusieurs de ses animaux préférés et la perspective d’une désintégration complète de sa famille favorite de gorilles. Enfin elle était convaincue d’avoir été et de continuer à être trahie par certains Blancs de Karisoke, que sa cause avait été pervertie par des individus ambitieux et égoïstes et par des organisations, au Rwanda comme ailleurs. Le miracle est

plutôt que, poussée à ces extrémités, Dian n’ait pas cherché l’oubli au fond des bouteilles.

Ce qu’elle recherchait, bien au contraire, c’était la consolation et le soutien de ses amis Rosamond Carr, les Crigler, Noella de Walque, une jeune Canadienne française, le Dr Lolly Prescada et diverses autres femmes qui vivaient au Rwanda. Sans oublier tous ses amis dispersés qu’elle ne pouvait contacter que par lettre.

Il y avait peu d’hommes parmi ses proches confidents, ce dont il ne faut sans doute pas s’étonner car la plupart des primatologues masculins pensaient à elle comme à une rivale ; les professionnels de la conservation la considéraient comme une intruse et les bureaucrates comme un brandon de discorde. Elle empiétait trop lourdement sur les domaines réservés aux hommes pour être appréciée par nombre d’entre eux autrement qu’en termes de rapports sexuels. Néanmoins — et l’on y voit la preuve de sa naïveté persistante —, elle continuait d’accorder une énorme confiance à tout homme qui lui exprimait sa sympathie ou lui disait comprendre ses problèmes.

Ian Redmond compte parmi les très rares hommes qui furent à la hauteur de cette confiance.

Il était en Angleterre et préparait sa maîtrise quand il prit connaissance du second massacre. Qu’importaient ses propres projets ! II commença à gratter des fonds pour pouvoir repartir pour le camp.

Entre-temps, les relations entre les quatre Blancs de Karisoke se détérioraient complètement : Dian et le couple V.W. se mesuraient comme des ennemis, tandis que David Watts cherchait à rester à l’écart.

Dian prenait ce qu’elle pouvait de réconfort dans la compagnie de Kima et de Cindy, et des visites des guibs, des céphalophes, des rats géants et des oiseaux. Elle hésitait à partir en quête de compagnie humaine au pied des montagnes par peur que les braconniers ne frappent à nouveau si elle abandonnait, ne fût-ce que pour un jour

Les braconniers avaient condamné le Groupe 4. Privée d’un mâle ou deux, sa garde sur la montagne. assez âgé et assez expérimenté pour s’emparer du commandement, la famille se désintégra rapidement. Le 15 août, le jeune Beetsme à dos-noir tua Frito, l’enfant d’Oncle Bert et de Flossie, âgé de deux mois, pour la raison qu’il pourrait remettre Flossie en rut et disponible pour les rapports sexuels. Cependant, une semaine après cet infanticide, Flossie et sa fille survivante, Cléo, accompagnées de la jeune femelle Augustus, fuirent les avances de Beetsme et se réfugièrent dans le groupe de Nunkie.

L’angoisse qui envahit Dian lors de la destruction de la famille s’accrut quand elle s’aperçut que Kweli, la victime des kidnappeurs, ne se remettait pas de sa blessure. Bien que Tiger s’efforçât d’être le père et la mère de l’orphelin, qu’il le protégeât de l’agressivité croissante de Beetsme et partageât avec lui son nid nocturne, Kweli devenait de plus en plus lymphatique. Déchirée par le dilemme – faut-il le laisser à la nature ? faut-il le capturer pour le traiter ? -, Dian parvint à contrecoeur à la décision qu’elle ne pouvait pas intervenir.

Décidée à ne pas utiliser le fusil anesthésiant, d’abord parce que nos tranquillisants anciens sont probablement inefficaces, et ensuite parce qu’il faudrait piquer Tiger et probablement aussi Beetsme ; même si tout marchait bien, ce choc déchirerait le groupe.

La crainte qu’avait Dian de représailles de la part des braconniers ou de leurs parrains n’était probablement pas sans fondement. Le3 septembre, des hommes encerclèrent Karisoke sans être vus et crièrent dés obscénités à l’abri des bois. Dian répondit en déchargeant son pistolet en direction de la forêt. Trois jours après, Rwihandagaza, qui avait essayé de trouver plus de preuves contre le conservateur du parc, déclara à Dian qu’il pensait que l’on essayait de l’empoisonner.

Deux jours plus tard, le pisteur Semitoa revint au camp, le nez cassé et couvert de contusions. Il déclara qu’il avait été pris dans une embuscade et forcé de sauter dans l’un des dangereux précipices qui entourent le pic de Visoke. Avec sa sollicitude coutumière, Dian le soigna jour et nuit.

Codéine, compresses de glace, iodine et pulvérisations de médicaments, pansements, etc. L’ai déplacé dans le lit de ma cabane à 10 h 20; codéine à 2 heures du matin, après soupe et coca. Maintenant en sueur. A 3 heures de l’après-midi le lendemain, température enfin normale.

Comme Dian n’avait pu donner qu’une petite somme prise sur ses ressources presque épuisées par le billet d’avion de Ian Redmond, des amis de Kigali fournirent deux cent cinquante dollars et Ian lui-même donna le reste. Le 10 septembre, il escaladait rapidement le sentier familier, puis la prairie de Karisoke semée de cabanes couvertes de verdure. Les renforts étaient arrivés.

Dian était au comble de la joie.

Le retour de Ian a été super ! A l’inverse des étudiants ordinaires qui n’ont pas montré le moindre intérêt pour les patrouilles, Ian savait que le travail au camp implique beaucoup plus que des relevés quotidiens de renseignements personnels et qu’il y a obligation de sécurité à l’égard des gorilles.

 Avec son arrivée, les patrouilles actives ont immédiatement repris. Au terme de 120 heures réparties en 15 patrouilles, 362 pièges ont été trouvés et détruits, et trois céphalophes piégés, relâchés sans dommage. La plupart des pièges et des collets étaient au Zaïre, sur le flanc ouest du Visoke et dans la zone du col où les tueries avaient eu lieu. Mais les braconniers rwandais et zaïrois en étaient responsables à égalité.

Ian et l’un des pisteurs ont réussi à capturer un poseur de pièges particulièrement actif et l’ont ramené au camp. Je pense qu’il aurait vendu son âme pour échapper à « la sorcellerie » à laquelle il fut exposé dans ma cabane : crânes de carnaval en plastique qui râlent lorsqu’on les secoue, serpents et masques de caoutchouc, murmures émanant de toutes les directions et enfin, plus virulent que tout, du sumu américain, une gelée gluante et multicolore que l’on trouve dans tout drugstore américain qui se respecte. Ce fut indéniablement efficace. L’homme parla environ deux heures au sujet du braconnage, nommant beaucoup des siens et nous donnant des informations précieuses.

Les patrouilles n’étaient pas toujours des succès. Le 15 octobre, Ian Redmond et Vatiri partirent faire un ratissage sur les pentes nord-ouest du Visoke à travers le territoire de la famille dite Groupe 13.

C’est une zone de crêtes étroites, appréciées des braconniers qui savent que les antilopes n’ont d’autre possibilité que de suivre ces pistes circonscrites. Ian et Vatiri ont trouvé rapidement trois nouveaux pièges à céphalophes, brisé les perches et enlevé les collets, quand soudain ils ont entendu un bruit de hache à une cinquantaine Ils se sont mis rapidement hors de vue derrière un petit monticule, espérant attendre tranquillement le départ des piégeurs pour détruire les pièges qu’ils posaient.

Après un moment, le calme est revenu et Ian s’est relevé pour jeter un coup d’oeil lorsque trois lances ont surgi en bondissant, tenues à la verticale, la pointe vers le ciel.

Il a plongé immédiatement, mais, par malchance, les braconniers ont escaladé le monticule d’où ils ont aperçu aussitôt le Muzunguet Vatiri.

Ian, qui était sans armes, a sauté immédiatement sur ses pieds et Vatiri s’est trouvé nez à nez avec le braconnier du milieu. Les deux autres se sont enfuis promptement, mais le braconnier du milieu a lâché son panga ; saisissant des deux mains la hampe de la lance, il a essayé de frapper Ian au coeur avant de prendre la fuite. Ian s’est souvenu d’un vieux film de Bruce Lee montrant comment parer un coup de lance ; il a levé vivement son bras gauche et s’est accroupi avant de sauter. Cela l’a protégé, mais la lance a pénétré dans son poignet et l’a coupé jusqu’à l’os.

Ian avait du caractère. Après que Vatiri lui eut bandé le bras, il continua de chercher et de détruire les autres pièges que les hommes avaient posés sur le territoire du Groupe 13, où ils constituaient un danger pour les gorilles. Sur le chemin du retour, Ian siffla notre signal SOS en direction de l’étudiant qui travaillait sur le Groupe 4, dans l’espoir d’un secours car il avait perdu beaucoup de sang. Cet étudiant déclara plus tard qu’il avait entendu les coups de sifflet, mais croyant qu’ils venaient de braconniers, il s’était caché.

Cette nuit-là, Ian se rendit tardivement à l’hôpital de Ruhengeri où sa blessure fut nettoyée et suturée. Moins d’une semaine après, il repartait en patrouille.

Bien que la blessure semblât guérie, Ian ne retrouva pas l’usage normal de sa main. Des nerfs essentiels avaient été endommagés et il commença à perdre le contrôle de sa main pendant les semaines suivantes. Il fut alors contraint de retourner contre son gré en Angleterre pour y être traité par un spécialiste.

Il n’arrivait presque plus d’aide, financière ou autre, des organismes de protection d’origine britannique qui avaient revêtu le manteau des sauveurs des gorilles de montagne, et Dian dut se tourner vers d’autres directions. Son conseiller juridique américain, Brylawski, avait donné son accord pour gérer les fonds qui pourraient être collectés aux États-Unis. Le 7 août, elle lui envoya un budget : le coût de l’entraînement, de l’équipement et de la solde de six hommes pour des patrouilles anti-braconniers s’élèverait pour un an à un peu moins de dix mille dollars, une somme dérisoire comparée aux montants que le FPS et d’autres organismes de protection jugeaient nécessaires.

Bien que Brylawski ait été d’accord pour être le dépositaire de l’argent, la question demeurait : qui pourrait le collecter? Dian avait écrit à la fondation Leakey, qui lui était acquise, mais ne pouvait agir légalement comme collecteur de fonds auprès du public. Son autre soutien majeur, la National Geographic Society, ne pouvait non plus jouer ce rôle.

A ce stade, l’ambassadeur Frank Crigler, prit l’initiative d’un plan de son cru. Dian en eut la primeur le 31août, sous forme d’un télégramme de l’ambassade :

AI PRIS LIBERTÉ EMPLOYER VOTRE NOM EN INCITANT NOTABLES CONSERVATION EU DE METTRE EN COMMUN ENSEMBLE D’ASSISTANCE POUR DIRECTION PARC DES VOL-CANS ET PROTECTION GORILLES SOUS DIRECTION GÉNÉRALE D’UN CONSERVATEUR COMPÉTENT.

… ESPÈRE VOTRE APPROBATION.

Influencé par des considérations politiques — après tout, il représentait son pays au Rwanda, Crigler avait l’idée d’enrôler les organismes d’aide, tel le World Wildlife Fund — sous la bannière américaine, puis de susciter des sommes d’argent impressionnantes qui seraient distribuées selon les souhaits du gouvernement rwandais. Se rendant compte que ce serait une pilule que Dian aurait du mal à avaler, il la dora de son mieux :

« Je sais que certains aspects de ma campagne vous indisposeront, mais mon but ne diffère en rien de ce dont vous et moi avons souvent discuté : entraînement des gardes, équipement de base, logements et compétence pour permettre aux Rwandais de protéger eux-mêmes les gorilles et leurs habitats. »

Crigler demanda au directeur de l’ORTPN de lui soumettre un budget pour la protection des gorilles survivants que le général Dismas Nsabimana fut trop heureux de lui fournir.

Son estimation pour un an comprenait : 100 000 dollars pour de nouvelles routes qui faciliteraient les déplacements des gardes dans des véhicules tout terrain, 45 000 dollars pour de nouvelles constructions, 42 000 dollars à titre d’acompte pour de nouveaux véhicules, 10 000 dollars pour les activités de formation et 208 000 dollars de frais divers.

Crigler eut cette fois la courtoisie de soumettre à Dian cette proposition, et de lui demander son avis. Bien que cela fit monter sa tension, elle n’en renvoya pas moins une appréciation raisonnée.

Je lui ai dit que toutes les parties du parc, accessibles par la route sans dépenser des millions de dollars, étaient déjà accessibles aux véhicules tout terrain ordinaires et aux camions de ramassage. Pour les constructions, les douze cabanes des gardes en feuille de métal déjà construites avec des fonds américains à proximité des limites, avaient été tellement négligées qu’il n’en restait plus que trois qui fussent habitables et que, de toute façon, les gardes les utilisaient très rarement.

« Bien sûr, écrivit-elle à Crigler, j’imagine à merveille le rêve de Dismas subitement devenu réalité. Toutes les montagnes entourées d’un lacet de macadam. Une grande grille d’entrée et toutes les commodités pour les touristes. De nouveaux véhicules pour les fonctionnaires du parc et pour ses conseillers étrangers. Mais comment cela va-t-il démonter des pièges et attraper les Munyarukiko du parc ? A quoi bon toute cette infrastructure, alors que le parc est rongé de l’intérieur ? Je suis désolée — je crains d’avoir froissé vos sentiments, ce qui m’afflige. J’aurais été beaucoup plus heureuse si l’on m’avait dit que les braconniers allaient être pincés et les pièges détruits. »

A l’intention de Brylawski, elle gémit : « Même l’ambassadeur semble avoir mordu à l’hameçon. La » proposition » de Dismas va maintenant faire le tour de toutes les grandes organisations de protection et elles l’accueilleront en triomphe (…) Les fonctionnaires de PORTPN obtiendront ce qu’ils voudront et tout restera tel quel. Dans ce budget il n’y a pas un centime pour l’entraînement de patrouilles anti-braconnage qui feront le travail. S’il n’y avait le souvenir de Digit, d’Oncle Bert et de Macho, j’abandonnerais la partie. »

La pression montait précisément pour l’y obliger. Le jour même où il lui expédia une lettre donnant le détail de son nouveau plan, Crigler lui envoya un mot personnel.

« Cette ville déborde d’histoires sur La  » Fossey « , les unes concernent votre  » picolage « , votre fusil en bandoulière et votre psychose maniaco-dépressive. Certaines sont arrivées jusqu’aux oreilles des autorités rwandaises. Récemment courait la rumeur d’après laquelle vous injecteriez de l’urine avec une seringue dans les bras des braconniers.

« Dismas m’a dit, voici dix jours, qu’il voulait me voir pour débattre du « problème Fossey » et je sais qu’il y a des gens à l’ORTPN qui font pression pour que vous soyez expulsée (…).

«Il existe un réel danger que même les gens bien intentionnés soient convaincus que Fossey soit plus un danger qu’une bonne affaire pour la préservation de la faune. Et toutes ces lettres au gouvernement du Rwanda, émanant d’Américains conservationnistes, qui tous citent votre nom, ne sont pas faites pour aider. »

Cette dernière phrase se référait à des gens aux États-Unis qui, ayant entendu parler de Digit, puis d’Oncle Bert et de Macho, avaient adressé à Kigali des lettres indignées, demandant que les gorilles bénéficient d’une protection réelle.

Dans une autre missive, Crigler essaya de bien cibler son point de vue.

« Il est manifeste que les gens se soucient de plus en plus des raisons cachées des morts dans le Groupe 4 ; certaines personnes sont de plus en plus convaincues que ces décès sont le résultat d’une vendetta dirigée personnellement contre vous. Je profite de cette occasion pour souligner le fait que (…) le gouvernement peut prendre des mesures sévères contre les personnes à l’origine de cette vendetta. Mais il existe néanmoins une tendance chez certains à vouloir saisir le moyen le plus facile, c’est-à-dire supprimer la cible de la vendetta. »

Ce n’était pas là les seules rumeurs malveillantes circulant sur le compte de Dian. Son vieil ami, Bob Campbell, avec lequel elle échangeait une correspondance discontinue, lui écrivit de Nairobi : « Je sais que de mauvais rapports concernant vous-même et votre projet de recherches sont enregistrés au département d’État, à Washington, et j’ai entendu dire que vous aviez été obligée de quitter les montagnes peu après que Digit eut été tué. »

Crigler, qui avait pris l’initiative de cette tentative pour amener Dian à sa propre manière de penser, eut aussi le mot de la fin. Le 22 septembre il lui écrivait : « Laissez-moi simplement ajouter un dernier mot et j’en aurai terminé. Il n’est aucun espoir de survie pour les gorilles sans une entière collaboration positive du gouvernement du Rwanda. Et, à mon avis, le seul moyen d’obtenir cette coopération est d’engager la communauté des conservateurs dans un programme complet et sérieux d’aide technique et matérielle en faveur du parc. Cela peut même aller aussi loin que d’accepter certains matériels inutiles — routes, cabanes, etc. — afin d’obtenir ce que vous voulez. »

Dian comprit alors tardivement qu’elle ne pourrait jamais rassembler une aide efficace pour les gorilles aussi longtemps qu’elle demeurerait elle-même isolée à Karisoke. Trop de gens et d’organismes étaient prêts à prendre en marche le train de la protection des gorilles, puis à le conduire chacun dans la direction de sonchoix. Elle réalisa aussi que si les choses continuaient ainsi, elle serait bientôt incapable de maintenir le minimum de patrouilles à Karisoke car ses propres ressources étaient presque épuisées. Par définition, les subventions de la National Geographic Society ne pouvaient être employées qu’à des fins de recherche et il n’y aurait pas de garantie qu’elles seraient encore accordées l’année suivante. Quand elle apprit que Crigler partirait bientôt pour les États-Unis, elle lui demanda une faveur.

« Pourriez-vous, s’il vous plaît, appeler Ed. Snider à la National Geographic – on peut être parfaitement direct avec lui – pour lui demander s’il y a la moindre chance d’une subvention l’an prochain. Je suis terrifiée à l’idée que ce soit non, à cause des morts et de ce que l’on a dit de moi. »

Quelle que fût sa crainte de quitter le camp, alors que ses étudiants étaient, selon elle, indifférents à l’avenir à long terme des gorilles et hostiles à son concept de « conservation active », la situation était sans espoir. Elle pouvait du moins puiser du réconfort dans l’idée qu’en son absence, Ian Redmond maintiendrait fermement le bouclier qui protégeait les gorilles. Vers la fin octobre, elle prépara son départ pour les États-Unis.

Il y avait quelques bonnes nouvelles. On disait au Zaïre que l’effroyable Munyarukiko avait été empoisonné, selon certains, sur ordre d’un « Big Man » de Goma, et qu’il était mort de mort lente. Bien que cette nouvelle se révélât par la suite inexacte, elle mit du baume au coeur de Dian.

Il y avait aussi de mauvaises nouvelles. Le 25 octobre, le jeune Kweli estropié par une balle vit la fin de son long et pénible combat. Il mourut d’une effroyable gangrène. Dans Des gorilles dans les brumes, Dian écrit :

« Le matin de sa mort, on le trouva respirant faiblement dans le nid nocturne de Tiger (…). Les gorilles revenaient constamment près de lui pour l’encourager (…). Chaque animal semblait désirer l’aider mais nul n’y pouvait rien (.). Chaque membre du groupe vint individuellement voir Kweli et le fixa solennellement dans les yeux pendant quelques secondes, avant de s’en aller silencieusement se nourrir. C’était comme si les gorilles savaient que la vie de Kweli était presque terminée. »

Vers le soir, les survivants du groupe s’étaient suffisamment éloignés pour permettre à David Watts de s’approcher du jeune désormais inconscient. Il le prit dans ses bras et le rapporta au camp. Dian et Ian essayèrent de le ranimer par le bouche-à-bouche et par un massage cardiaque, mais Kweli ne reprit pas connaissance. Le corps émacié du jeune gorille rejoignit ceux de ses parents dans le cimetière, près de la cabane de Dian.

La mort de Kweli jeta Dian dans un profond abattement. Je me couchai vers 23 heures et m’éveillai à 1 heure du matin, prête à vomir et avec l’impression d’avoir un sac de plastique sur la tête. Je ne pouvais pas respirer. Pour la première fois de ma vie, j’étais terrifiée au-delà de toute expression. Le cauchemar qui m’éveilla mélangeait braconniers, balles de fusil, Oncle Bert déchiré par les projectiles, Macho et Kweli dans le même état, et le conseil de la National Geographic qui me demandait pourquoi je les avais tués.

Je me levai, allumai la lampe à gaz et m’assis sur le lit ;je transpirai, gelai, vomis puis sentis que je devenais folle furieuse. Enfin, vers 2 heures et demie, je réveillai un de mes hommes pour lui demander d’aller chercher Ian.

Honnêtement, je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il n’avait pas été là. Mon amour-propre ne m’aurait pas permis de recourir aux V-W ou à Watts. C’était déjà assez difficile d’appeler Ian. Je me sentais comme une victime expiatoire !

Quand le pauvre Ian fut enfin réveillé et qu’il arriva ici, je lui demandai de parler de tout ce qu’il avait fait en Angleterre, les films qu’il avait vus, les livres qu’il avait lus, etc., de façon à penser à autre chose qu’au cauchemar.

Ian n’avait vu que deux films de science-fiction, mais ils me rendirent service, de même que les histoires de ses grand-mère, mère, soeur, etc. J’étais trop terrifiée à l’idée de me rendormir et lui demandai de finir la nuit dans le lit à côté du mien, ce qu’il fit gentiment.

Quand enfin je me rendormis, le rêve recommença et je me réveillai en pleurs, mais le seul fait d’entendre les ronflements de Ian me berça et m’endormit le temps de rêver de vaisseaux de l’espace. Je n’avais jamais connu ce genre de frayeur auparavant. J’en ai honte mais je me demande pourquoi cette peur s’est produite. Probablement parce que nous avions beaucoup parlé de ce qui était arrivé et que la réalité s’est mélangée aux accusations qui me rendaient responsable de ces assassinats… Je pense que si Ian n’avait pas été là, j’aurais réellement pu devenir cinglée.

Le 29 octobre, Dian quitta Karisoke pour Kigali où elle passa quelques jours avant de partir pour les États-Unis. Elle rendit visite à la direction de l’ORTNP pour obtenir la permission de faire travailler dans le parc Craig Sholley, un étudiant américain fraîchement débarqué. Pendant son séjour, elle apprit que le directeur, Dismas Nsabimana, avait autorisé le transfert de 2 000 livres à Karisoke sur la subvention donnée à l’ORTNP par le FPS. Elle fut très contente mais déconcertée.

Je n’ai jamais vraiment su pourquoi il avait fait cela. Mais lui- même avait compris que les braconniers devaient être neutralisés. Quelques semaines plus tard, quand j’appris qu’il avait été licencié, je me demandai si ce n’était pas parce qu’il m’avait donné cet argent pour les patrouilles anti-braconniers.

Dian quitta Kigali par un vol Sabena, via Bruxelles, après un intermède aigre-doux avec les Crigler. Betty pleura mais, bien que Frank m’eût embrassée en guise d’au revoir, il ne vint pas à l’aéroport et ne me joua même pas de piano. Il était clair que la relation privilégiée qui les avait unis était rompue.

Dian dut passer une journée triste à Bruxelles en attendant son vol. Cette fois, personne n’était venu à sa rencontre à l’aéroport et il n’y avait même pas un message de Jean Gespar, dont elle n’avait plus entendu parler depuis sa visite à Karisoke.

La solitude l’enveloppait toujours pendant le long trajet au-dessus de l’Atlantique. Elle changea de vol à New York et continua vers Charleston en Caroline du Sud, où elle devait participer à un symposium sur la protection.

Y participait aussi Robinson McLlvaine, précédemment ambassadeur américain au Kenya et actuellement vice-président et directeur de la Fondation African Wildlife Leadership, organisation prestigieuse qui comptait parmi ses membres des lumières comme Kermit Roosevelt.

McIlvaine était un monsieur d’âge mûr, courtois et féru de diplomatie, que Dian avait un peu connu à Nairobi. Ravie de le retrouver et encouragée par l’intérêt qu’il lui porta, elle lui confia bientôt ses problèmes avec le Fonds Digit. Rob, ou Bob, ainsi qu’elle l’appelait, lui témoignait une sympathie gratifiante. Ils prirent rendez-vous à Washington où il promit de l’aider à organiser le Fonds Digit et de la faire profiter de son expérience dans la collecte de fonds.

Albert Chapin, oncle de Dian, mourut à l’âge de 95 ans, à Fresno en Californie, pendant qu’elle était encore à Charleston. Bien qu’Albert et Flossie Chapin aient fort peu apprécié que Dian ait baptisé de leur prénom deux de ses gorilles, elle apprit qu’elle avait hérité de cinquante mille dollars de l’oncle Bert. C’était une somme énorme pour une femme qui avait été pauvre toute sa vie.

Cependant, elle ne considéra pas ce legs comme de l’argent qu’elle dépenserait pour elle.

C’est un grand soulagement de savoir que, même si les subventions ne parviennent pas, je peux garder Karisoke en état de marche pendant au moins trois ans.

Mais le legs faillit bien ne pas être remis aux légataires. Bien que la mère de Dian eût reçu une part à la mort d’oncle Bert, ce n’était pas une somme suffisante pour Richard Price. Il décida que sa femme et Dian devaient attaquer le testament au profit d’un précédent testament par lequel les deux femmes devaient hériter de la totalité du patrimoine. Dian ne souhaitait pas le faire ; évidemment, Brylawski lui conseilla de ne pas s’en mêler, mais Price exerçait une telle pression qu’elle était prête à capituler. Heureusement, elle se rétracta dès son retour à Karisoke. Et bien lui en prit. Le testament contenait une clause selon laquelle tout bénéficiaire qui oserait l’attaquer et perdrait, recevrait seulement 1 dollar en tout et pour tout. Finalement, Dian reçut environ quarante mille dollars.

Le 5, elle arriva à Washington où elle passa douze jours à lutter pour faire du Fonds Digit alors naissant un vigoureux défenseur des gorilles.

La National Geographic Society se montra favorable. Elle donna au Fonds Digit une aide spéciale de cinq mille dollars, destinée « à équiper et renforcer vos patrouilles pour décimer le braconnage ». De plus, le président du comité, le Dr Melvin Payne, confirma que Dian pourrait demander pour 1979 une aide opérationnelle pour Karisoke. « Vous pouvez être sûre que j’appuierai votre demande lorsqu’elle viendra devant la commission », lui dit-il.

Après un sérieux conflit interne, le World Wildlife Fund (États-Unis) donna aussi cinq mille dollars. Des rapports malveillants sur les activités « illégales » de Dian au Rwanda se multipliaient et ils hérissaient maintenant ses collègues scientifiques réactionnaires qui étaient conseillers d’organisations telles que le WWF. L’un de ces vénérables pontifes essaya d’interdire toute aide à Dian sous prétexte qu’elle « utilisait l’argent pour équiper une police d’État ».

Même la National Geographic était atteinte par l’avalanche d’histoires provenant de Kigali et de Karisoke. Vers la fin du séjour de Dian à Washington, le Dr Payne eut un long entretien paternel avec elle et lui conseilla expressément de revenir aux États-Unis pendant au moins un an afinde rédiger ses études scientifiques et de terminer son livre. En fait, c’était plus un ultimatum qu’une suggestion : si Dian ne suivait pas ce sage conseil, elle n’aurait plus à espérer de subventions de la part de la National Geographic.

Dian pensait qu’une conspiration avait été organisée pendant l’automne 1978 pour lui faire quitter le Rwanda. Il est exact que nombre d’associés pensaient qu’elle était à présent « fatiguée », voire même « égarée », et qu’il fallait la convaincre de quitter le Rwanda. Parmi eux, Frank Crigler, plusieurs notables de la National Geographic et de la Fondation Leakey et même, bien qu’elle l’ignorât encore, son nouveau et ardent supporter, Robinson McIlvaine.

D’autres désiraient son départ à cause des problèmes qu’elle leur créait : le département d’État américain, l’Organisation d’aide belge au Rwanda, les permanents responsables de plusieurs organisations prestigieuses de protection et, pour finir, les chercheurs qui travaillaient ou avaient travaillé à Karisoke.

Bien que les relations intimes de Dian avec les hommes fussent souvent désastreuses, elle entretenait des amitiés durables avec des professionnels, tels que les hommes de loi, les médecins, les comptables et les hommes d’Église, surtout s’ils étaient sensiblement plus âgés qu’elle. Elle avait un profond besoin du soutien et de la protection de tels hommes, soutien qu’elle n’avait jamais reçu ni de son père qu’elle n’avait pas vraiment connu, ni de l’autre qui refusa de l’aimer.

Principal associé de la société de conseils Brylawski et Cleary à Washington, D.C., Fulton Brylawski avait été recommandé à Dian au début des années 1970 par des amis communs de la National Geographic.Au printemps 1978, quand elle lui écrivit pour solliciter son aide pour mettre sur pied le Fonds Digit, il se révéla un ami solide et un vaillant défenseur sur lequel on pouvait compter en toute circonstance.

Lorsque Dian perdit le Fonds Digit en Angleterre au profit de la Fauna Preservation Society, Brylawski consolida son existence aux États-Unis sur une base si solide qu’il fonctionne encore activement de nos jours. En revanche, quand Dian arriva à Washington, Brylawski lui présenta le Fonds Digit constitué en société, organisation charitable déclarée, avec tous pouvoirs légaux pour recevoir et distribuer des fonds et pour accomplir toutes les fonctions sociales nécessaires. Brylawski refusa d’accepter quelque rémunération que ce soit pour le travail qu’ils avaient effectué pour ce fonds, lui-même et sa société.

Il ne manquait plus qu’un conseil de trois administrateurs et un directeur. Le Dr Snider accepta d’être administrateur ; Brylawski fut aussi volontaire et Dian, présidente, devint le troisième. Il fallait encore trouver quelqu’un pour faire fonctionner la société.

Dian croyait connaître le bon candidat. Dès son arrivée à Washington, elle prit contact avec McIlvaine. Après un déjeuner en sa compagnie, elle écrivit un mot à Brylawski.

« J’ai eu une réunion avec Bob et il est d’accord pour être le secrétaire trésorier de la Fondation Digit. Il préfère ce titre à celui de directeur exécutif. Je ne pense pas que le titre soit bien important, du moment que nous avons quelqu’un de valeur et parfaitementintègre qui veut nous aider au sujet du programme de sauvegarde des gorilles de montagne.

Je désire vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour rendre le Fonds Digit possible. Comme vous le disiez l’autre jour, c’est comme de donner le jour à un bébé mais, franchement, j’ai plutôt l’impression de donner le jour simultanément à trois couples de jumeaux de pères différents.»

McIlvaine avait donné son accord pour superviser le travail du fonds — ce travail consistait principalement à collecter de l’argent — jusqu’à ce que l’on trouve un directeur permanent salarié.

En décembre 1978, il lança une campagne de souscription par courrier parrainée conjointement par la Fondation African Wildlife Leadership, la Ligue International primate Protection et le Fonds Digit. Les souscripteurs furent priés de faire leurs chèques à l’ordre de la Fondation African Wildlife. D’après McIlvaine, cinq cent mille appels furent envoyés par poste. Cependant, le Fonds Digit ne reçut rien des produits de cette collecte.

Plusieurs années après, McIlvaine écrivit en ces termes au sujet de son association avec le Fonds Digit :

« Lorsque Dian Fossey se trouvait aux E-tats-Unis à l’automne 1978, elle me demanda de prendre la direction du Fonds Digit (…). Je lui répondis que j’étais le chef opérationnel à plein temps d’une autre fondation et qu’il n’y avait pas moyen de m’occuper équitablement du Fonds Digit pendant mon temps disponible. Je lui dis aussi qu’à mon avis, la situation au Rwanda exigeait une approche formelle institutionnalisée pour coordonner des activités déjà en cours, avec la Worldlife International, la Fauna Preservation Society et peut-être d’autres organismes. Je lui dis aussi que c’était politiquement risqué et que cela constituait une interférence avec son travail de recherche car elle était étroitement impliquée dans un tel effort.

« Je suggérai qu’une solution serait que la Fondation African Wildlife Leadership prenne l’affaire en main, cherche un accord de toutes les organisations de conservation intéressées sur un programme unifié, puis négocie un accord avec le gouvernement (…).

Le Fonds Digit serait alors dissous et le solde de ses fonds transmis au projet dirigé par l’AWLF (…).

« En mars 1980, je suggérai (…) que c’était peut-être le moment de dissoudre le Fonds Digit et de transférer les fonds au projet AWLF. Pour des raisons personnelles, le Dr Fossey décida de ne pas dissoudre Digit. J’en conclus donc que je devais démissionner du poste de secrétaire-trésorier, ce que je fis. »

Le Dr Shirley McGreal, dont la Ligue International Primate Protection avait prêté son nom à la campagne de souscription uniquement pour aider le Fonds Digit de Dian n’était pas satisfaite de l’issue. Il existe des documents selon lesquels Dian démentait les propos de McIlvaine selon lesquels il affirmait avoir un accord avec Dian pour l’absorption du Fonds Digit par AWLF « Elle disait qu’elle n’accepterait jamais de dissoudre son propre Fonds Digit I »

Quand on lui demanda d’expliquer comment elle pensait que Dian pouvait avoir été trompée, McGreal répliqua : « Je pense que l’emprise qu’ils eurent sur elle tenait à son insatisfaction, son insécurité, ses traumatismes et le bouleversement sincère que lui causèrent les morts successives de ses gorilles. Elle ne considéra jamais leur mort comme une occasion pour elle. Vous savez, il arrive souvent que la seule personne qui souffre de la mort d’amis soit exploitée par un groupe de parents en quête d’avantages. » On n’en était pas encore là.

Étant maintenant certaine que tout allait bien avec le Fonds Digit, Dian partit pour Louisville au début de novembre 1978 et fit une visite réconfortante à la soeur aînée de Mary White, Betty Schwartzel, qu’elle décrivit un jour comme « la mère que j’aurais voulu avoir ».

De là, elle s’envola pour San Francisco, puis Atherton pour une visite moins agréable aux Price. Richard Price la pressa d’attaquer le testament de l’oncle Bert. Il l’épuisa.

Je suis si fatiguée de discuter avec lui et de constater le délabrement de ma mère que je ne me soucie vraiment pas de ce qui peut advenir du testament, du moment qu’elle ait la paix.

Dian s’échappa en disant aux Price qu’elle avait une place réservée le 10 décembre pour regagner par avion le Rwanda, via New York.

En réalité, elle n’était pas forcée de quitter New York avant le 15. Elle passa l’essentiel de ces derniers jours en compagnie de Robinson Mcllvaine. Ce furent d’heureux moments. Dian s’accorda un shopping de luxe à Sacks Fifth Avenue, où elle acheta, entre autres emplettes, un chandail de 175 dollars destiné à Bob.

Nous avons fait une promenade en voiture à cheval, puis les discothèques; ce fut une merveilleuse soirée !

Je me demande si j’en vivrai encore de semblables ! J’ai dansé toute la nuit dans ma nouvelle robe en soie.

Arrivée à Kigali le 16, elle se fit conduire en taxi jusqu’au pied du mont Visoke et escalada le sentier de montagne en 1 heure et 30 minutes, comme elle le nota avec satisfaction ; Rwihandagaza la précédait et une file de porteurs la suivaient, chargés de matériel de camping, de vêtements, bottes et autres équipements, achetés auxÉtats-Unis pour les patrouilles anti-braconnage, avec l’argent du Fonds Digit.

Son retour aurait dû être triomphal et il ne le fut que pour les Noirs auxquels Dian rapportait un cadeau personnel. Mais Ian Redmond fut le seul Blanc à l’accueillir. Le couple V.W. n’était pas en vue, ni David Watts, ni le nouvel étudiant, Craig Sholley. D’une certaine manière, Dian n’en était pas fâchée. Elle n’était pas disposée à de nouvelles tentatives pour coexister avec Amy Vedder et Bill Weber.

Ian lui réservait des nouvelles inégales. Pendant son absence, lui-même, Vatiri et Rwelekana, parfois aidés de Craig Sholley, avaient beaucoup patrouillé sans guère trouver plus de quelques pièges. Il semblait que les braconniers avaient abandonné la zone de recherche et Ian pensait qu’ils en resteraient à l’écart tant que le rythme des patrouilles serait maintenu.

Les mauvaises nouvelles étaient que « l’on continuait de proposer des crânes de gorilles aux Européens » à Gisenyi et l’un de ces crânes provenait d’un animal récemment tué. (Quand le braconnier Sebahutu fut arrêté par les hommes de Dian en 1985, il avoua avoir tué en 1978 une jeune femelle du groupe de Nunkie sur le mont Karisimbi, au cours d’une autre tentative pour capturer un bébé gorille. Le crâne de la jeune femelle fut vendu à un commerçant de Ruhengeri et il s’agit probablement de celui dont parlait Ian.) Tant au Rwanda qu’au Zaïre, les gardes des parcs brillaient toujours par leur absence et le braconnage prospérait dans les zones qu’ils étaient censés patrouiller.

Ian montra aussi à Dian une lettre qu’il avait récemment reçue de Sandy Harcourt : Sandy le félicitait pour son travail anti- braconnage mais il signalait que le FPS ne pouvait trouver d’excuses à « des activités anti-braconnage illégales dans le parc national d’un autre pays (…). J’espère, ajoutait-il, que vous saisissez la différence entre le fait que nous admirions à titre personnel le travail que vous accomplissez et cet autre fait que la FPS, en tant qu’organisme, se désolidarise de ce travail. »

« Au diable les associations ! Il existe un Fonds Digit », s’écria Dian.

La main blessée de Ian le faisait tant souffrir qu’il fut à nouveau forcé de retourner en Angleterre. Le 23 décembre, en compagnie de Nyiramachabelli [Nyiramacibiri, ndlr], il porta un toast de Noël et d’adieu puis partit pour une odyssée inattendue : le vol d’Aéroflot pour Londres, auquel il s’était inscrit à Nairobi, fut détourné et Ian passa le jour de l’an à Moscou.

Néanmoins, ce jour de l’an fut probablement meilleur que celuide Dian qui dut se contenter de la compagnie de Max, un jeu électronique dont on lui avait fait cadeau juste avant son départ de New York.

Hélas, le séjour de Max dans les brumeuses Virungas fut de courte durée, comme en témoigne avec éloquence une lettre de Dian datée du 22 février 1979:

Cher Rob,

J’ai reçu de bien mauvaises nouvelles aujourd’hui. Un ami très proche — je n’ai en fait pu le voir qu’en trois occasions — vient de mourir après une maladie chronique sans doute mal diagnostiquée.

Peut-être le connaissez-vous car il était réputé dans les milieux de la protection ; son nom était Max Standby. Apparemment, il portait une sorte de stimulateur électrique et quand il commença à se détraquer, il n’y avait pas un endroit au Rwanda où l’on aurait pu le régler, si bien qu’il ne put que souffrir jusqu’à la fin.

J’admire le cran dont il a fait preuve mais je ne puis vous dire à quel point il me manque. Il était de ces gens dont on pense qu’on pourra toujours compter sur eux en cas de besoin. Je ne peux m’habituer au fait que ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers.

Comme toujours,

Dian