232.Si la Mission, après avoir consacré un développement rapide aux autres questions sociales, étudie maintenant de manière plus détaillée les problèmes relatifs aux relations entre les races et aux manifestations de discrimination raciale ou situations prétendues telles, ce n’est pas pour rouvrir des dossiers de faits qui se perdent heureusement de plus en plus dans le passé, ni pour perpétuer une terminologie qui devient de plus en plus inexacte. Mais outre l’intérêt, que le Conseil de tutelle a toujours marqué pour ce problème, il faut noter que ses facteurs s’en sont transformés. La question réelle est devenue l’étude des relations sociales de cohabitation qui s’établissent entre autochtones et non-autochtones d’une même contrée. Ce nouvel aspect de la question, incontestablement, intéresse de plus en plus bien des autochtones du Ruanda-Urundi : les membres de la Mission ont eu de nombreuses occasions de le constater.

233.La Mission voudrait avant tout souligner, avec plaisir, que la politique de l’Administration et l’attitude de la grande majorité des non africains du Ruanda-Urundi sont résolument hostiles à tout aspect de la discrimination raciale.

  1. A l’appui de cette affirmation, la Mission peut citer le vœu du Conseil de Vice-Gouvernement général en 1956, au sujet de la réorganisation de ce Conseil en Conseil général, et de la représentation des intérêts divers en son sein “qu’il n’apparaisse dans les textes aucune discrimination raciale”. Elle peut citer encore le cas de la discussion du statut des villes au Conseil général en 1957; le Conseil a exprimé le vœu qu’Usumbura soit une ville mono communale et qu’elle ne soit pas scindée en communes multiples, pour éviter toute idée de ségrégation raciale, et pour assurer qu’Européens et Africains soient groupés au sein de la même commune, et au sein du même conseil communal. On se souviendra également que le Conseil général a “marqué sa satisfaction de voir que le projet de décret sur la réorganisation judiciaire supprimait toute discrimination raciale”.

235.D’autres exemples récents où des représentants de l’Administration ou des particuliers se sont prononcés catégoriquement contre toute manifestation de discrimination raciale seraient faciles à trouver. La question de l’intégration raciale dans certaines écoles, examinée au chapitre suivant, représente également un grand pas en avant.

236.La Mission se plaît à rappeler certaines circonstances où elle a pu apprécier par elle-même une atmosphère de complète harmonie interraciale. C’est ainsi, par exemple, qu’au dîner offert par le Comité des fêtes de Kigali, à l’occasion des fêtes jubilaires du Mwami du Ruanda, non seulement Africains et Européens voisinèrent avec la plus grande cordialité et la plus grande aisance, mais encore – fait encore assez rare – plusieurs dames africaines étaient présentes, et ne semblaient nullement se sentir dépaysées.

237.Il semble à la Mission que beaucoup d’autochtones ont conservé l’impression que la discrimination raciale sous une forme ou l’autre est encore un phénomène très courant, et que cette impression, justifiée ou non, est à la base de leur façon de penser quand ils jugent les Européens et leurs idées.

238.Avant d’entrer plus avant dans le sujet, la Mission voudrait rappeler qu’en dehors de la discrimination raciale “classique” entre blancs et noirs, le problème de la discrimination raciale entre Batutsi et Bahutu évoqué dans le chapitre du progrès politique se pose aussi dans le Territoire.

239.La Mission passera d’abord en revue rapidement les manifestations de discrimination raciale ou prétendues telles qui ont été examinées par le Conseil de tutelle dans le passé.

240.A plusieurs reprises, le problème du couvre-feu y avait été évoqué. Une ordonnance règlemente, en effet, la circulation nocturne des autochtones dans les circonscriptions urbaines, et interdit notamment aux indigènes (désignés comme personnes autres que celles de race européenne ou asiatique) qui n’y sont pas astreints par leur fonction dans un service public, de circuler entre 10 heures du soir et 4 h. 30 du matin, sauf dans certains cas exceptionnels. L’Autorité administrante avait expliqué que cette mesure était dictée uniquement par un souci de protection contre les malfaiteurs, et qu’elle serait abolie dès que le Territoire disposerait d’une police suffisante, et que serait réalisé l’éclairage nocturne des agglomérations. En 1954, les conseils des centres extra-coutumiers, consultés, se sont prononcés pour le maintien du couvre-feu, tout en proposant un recul des heures limites à Usumbura. La réglementation a été complètement supprimée en 1957 pour toutes les agglomérations, sauf Usumbura. A Usumbura, les conseils de centres ont maintenant reçu le pouvoir d’assouplir ou d’abolir cette réglementation, sous leur propre responsabilité. La Mission a assisté à une séance d’un des conseils de centre extra-coutumier au cours de laquelle cette question a été débattue. A l’issue du débat, il fut décidé de ne pas modifier davantage les heures du couvre-feu en attendant que l’éclairage public soit complètement installé dans le centre.  – ce qui devait être fait dans un mois ou deux – et à ce moment, le conseil du centre allait revoir complètement la question. La Mission estime que ce problème considéré avant tout comme mesure de police et de sécurité est donc pratiquement résolu, et elle n’a d’ailleurs reçu aucune plainte à ce sujet.

  1. Toujours dans le domaine des restrictions à la liberté de déplacement, le Conseil de tutelle avait marqué son désir de voir abolir l’obligation pour les autochtones d’obtenir un passeport de mutation pour quitter leur circonscription pendant plus de trente jours. L’Autorité administrante justifiait cette mesure par la nécessité de conserver un certain contrôle sur les absences de longue durée susceptibles de compromettre l’exécution de certains travaux agricoles obligatoires. Depuis le 1ermars 1957, comme l’a d’ailleurs expliqué le Représentant spécial à la dix-neuvième session du Conseil, le Gouverneur a mis fin au régime des passeports de mutation pour tous déplacements à l’intérieur du pays, quelle que soit leur durée. Il suffit à l’indigène qui se dispose à quitter pour une période continue de plus de trente jours la chefferie dont il fait partie, pour aller résider dans une autre chefferie, de faire connaitre au chef avant son départ, l’endroit précis où il compte se rendre, et de faire viser son certificat d’identité de façon à permettre à l’autorité de tenir à jour les documents du recensement. L’obligation d’obtenir un passeport de mutation (dont la délivrance est gratuite) ne subsiste que pour un autochtone se rendant pour plus de trente jours dans un milieu non coutumier (centre extra-coutumier, cité indigène, ou circonscription congolaise). Ce contrôle est conservé pour éviter que les habitants des campagnes ne désertent sans raison suffisante les milieux ruraux (notamment pour échapper aux travaux agricoles obligatoires) et ne viennent s’installer en parasites chez leurs frères de race travaillant dans les centres. Certains habitants d’Usumbura se sont plaints à la Mission que l’obtention d’un passeport de mutation prenait du temps, et qu’il’y avait des cas où cela empêchait un déplacement urgent.
  2. L’ordonnance-loi de 1924 prévoit que tout autochtone qui compromet la tranquillité publique peut être contraint par une ordonnance motivée de s’éloigner d’un certain lieu ou d’habiter dans un lieu déterminé. Cette ordonnance est fort rarement appliquée, mais la Mission a reçu les doléances d’un pétitionnaire bien connu du Conseil. Il s’agit d’un ancien chef, démis de ses fonctions, et qui a été relégué après de longues palabres avec l’Administration. Or, comme il persiste à refuser de quitter sa colline à moins d’obtenir gain de cause au sujet d’indemnisations énormes auxquelles il prétend avoir droit à la suite de litiges concernant des terrains et du bétail, il passe son temps à purger des peines successives de prison pour ne s’être pas conformé à l’interdiction de séjour qui le frappe.
  3. Un autre sujet qui est connu du Conseil de tutelle est celui du régime pénitentiaire et de la peine du fouet. Celle-ci existe encore pour les autochtones, à titre de mesure disciplinaire dans les prisons, mais est sujette à de nombreuses restrictions. Le Conseil en a demandé l’abolition à plusieurs reprises. L’Autorité administrante envisage cette abolition dans le cadre de la réforme du régime pénitentiaire actuellement à l’étude. Entretemps, des expériences ont été faites en fin 1956 et en 1557 dans trois prisons d’abord, puis dans quatre autres, où la peine du fouet a été supprimée à titre d’essai pour quelques mois. L’Administration a informé la Mission que dans l’ensemble l’expérience s’était bien passée, mais que dans deux prisons il y avait eu des difficultés. La pratique à titre disciplinaire du régime cellulaire accompagné de diète est maintenant à l’étude.

244.En ce qui concerne les sanctions pénales pour les infractions au contrat de travail des autochtones, la servitude pénale ne peut plus être imposée au Ruanda-Urundi depuis 1955. L’administration a informé la Mission que cette modification n’avait affecté ni la stabilité ni le rendement de la main-d’œuvre.

245.La Mission a déjà rappelé qu’une des idées maitresses du projet de réforme judiciaire était précisément la suppression de la discrimination raciale. Un des membres du Conseil général a fait remarquer que le nouveau projet lui-même restait encore discriminatoire à bien des égards, ne serait-ce que par la terminologie employée.Un autre membre a suggéré que l’on envisage d’aller plus loin dans la réforme de manière que dans certains cas des Européens puissent être jugés par des Africains. Cette manifestation symbolique de la suppression progressive de toute discrimination raciale, a-t-il dit, ferait grosse impression. Un autre membre a fait encore remarquer que dans le système judiciaire présent, le refus d’étendre le bénéfice du sursis aux indigènes était interprété par eux conne une mesure discriminatoire. Diverses communications reçues par la Mission font état du fait qu’il y a de grosses différences dans la façon dont blancs et noirs sont traités devant les tribunaux. Un des points soulignés est que le magistrat européen ignore souvent la langue indigène, et que l’autochtone, ayant à se servir d’un interprète est désavantagé et qu’il est souvent traité cavalièrement. Par contre, dans l’ensemble il apparaitrait, selon d’autres informations, que beaucoup d’autochtones ont davantage confiance dans les magistrats européens que dans les juges indigènes, ces derniers étant pour la plupart batutsi.

246.D’autres remarques faites à la Mission soulignent qu’en matière de liberté d’association, les autochtones n’ont pas les mêmes facilités que les Européens. Il a été allégué que l’Administration avait refusé d’agréer la création d’un groupement qui voulait s’intituler “Association progressive du lac Tanganyika“, et qui aurait été une émanation de TANU (Tanganyika African National Union, organisation du Territoire du Tanganyika). Une communication anonyme signale que la tentative de créer un mouvement intitulé “Parti progressiste démocrate du Ruanda-Urundi” avait été vouée l’échec parce que l’administration avait mis tout en œuvre pour convaincre les Bami que ce parti avait pour but de saper leur autorité. Le Représentant spécial, à la dix-neuvième session du Conseil, avait signalé que ce mouvement était assez mal parti, car il voulait grouper des Banyaruanda et des Barundi, alors que les deux pays n’en étaient pas encore au point de vouloir s’unir en un Parti commun. L’Autorité administrante est d’ailleurs aussi d’avis que dans la société africaine du Ruanda-Urundi, qui a son organisation coutumière traditionnelle, la population ne s’intéresse pas encore à la constitution de partis politiques, mais qu’avec la démocratisation des institutions et l’organisation d’élections, les mouvements d’opinions se cristalliseront sans doute en partis, dans un avenir qui n’est peut-être pas très éloigné.

247.L’existence d’un statut différent pour les fonctionnaires européens et africains (d’une part le statut des fonctionnaires et agents belges, d’autre part le statut des agents auxiliaires autochtones) est aussi considérée par d’aucuns comme une discrimination raciale. L’Autorité administrante a fait observer dans le temps que c’est l’absence de qualifications qui en fait, écarte les autochtones des fonctions supérieures de l’Administration; et que d’autre part, les Européens n’occupent pas de fonctions, même supérieures, dans l’administration indigène. La “Mise au point” présente néanmoins la chose comme une discrimination politique, ajoutant que “la différence des statuts est tellement accentuée que l’Européen de l’échelon le plus bas (agent territorial) est de loin supérieur à l’Africain du grade le plus élevé (agent territorial adjoint, grade que d’ailleurs aucun Africain dépendant de la Belgique n’est parvenu à atteindre jusqu’à présent)”. Certaines communications reçues par la Mission soulignent de plus les différences de salaires et de logement entre fonctionnaires européens et autochtones.

248.Dans le domaine de la santé publique, l’Autorité administrante justifie la question de la différenciation dans les hôpitaux par des différences d’éducation, de régime alimentaire et d’habitudes de vie, et non à des considérations d’ordre racial; certains autochtones sont d’ailleurs admis dans les hôpitaux européens, à raison de leur régime de vie du genre européen; et de plus beaucoup de services médicaux sont communs. Mais certains autochtones n’en considèrent pas moins que cela constitue de la discrimination raciale, et cette question a même été soulevée au Conseil général.

249.Un membre autochtone du Conseil général a également cité l’existence de la carte du mérite civique et de l’immatriculation comme deux formes dangereuses de discrimination, qui ne reposent sur aucun fondement culturel. Diverses communications adressées à la Mission objectent au fait que certains Africains sont classés comme “évolués”.

250.Il a été allégué qu’il n’existe pas de presse indigène libre, alors que la presse européenne est non seulement libre, mais que certains de ces journaux auraient tendance à abuser de cette liberté pour dresser les uns contre les autres.

251.L’existence d’une “discrimination économique” dans le Territoire, c’est-à-dire la différence qu’il y a entre les niveaux de vie des Européens et des autochtones est l’exemple le plus courant qu’on donne de la discrimination raciale. La “Mise au point” estime que cette discrimination économique s’oppose au rapprochement des autochtones et des Européens. Cette idée se retrouve sous des formes beaucoup plus vigoureuses dans certaines communications reçues par la Mission.

252.Finalement, dans quelques-unes de ces communications, on retrouve le thème de “l’absence de tous droits pour les pauvres africains opprimés par la tyrannie belge, alors que tout est permis aux seuls blancs”, et de “la discrimination raciale existant sous toutes ses formes – politique, législative, sociale”. Et la “Mise au point” déclare que ” la législation belge ne contient pas de lois fondamentales discriminatoires, si ce n’est celles favorables aux communautés africaines; cependant cet esprit (de discrimination) se retrouve dans les mesures d’exécution qui sont plus nombreuses qu’on ne le pense”.

253.A la lumière de ce qui a été rapporté plus haut la Mission note que les habitants autochtones du Ruanda-Urundi, qui désirent de plus en plus affirmer leur place dans la société, ont parfois trop tendance à interpréter ou à expliquer des faits ou des situations par la discrimination raciale, et ceci précisément à une époque où l’Administration et la majorité des non-autochtones font un effort incontestable pour favoriser de meilleures relations humaines entre Africains et Européens.

254.La Mission a été heureuse de noter cependant qu’une façon plus positive de rechercher l’amélioration des relations humaines semble être l’objet des soucis d’un nombre de plus en plus grand d’habitants du Territoire. C’est ainsi qu’à la dernière session du Conseil général, un des membres autochtones, un vieux chef très respecté, proposait de soumettre à la discussion le point suivant : “de chercher et d’écarter toutes incompréhensions entre blancs et noirs; la confiance entre tous les habitants du Ruanda-Urundi, industriels, commerçants, colons d’une part, d’autre part les ressortissants du pays, ne sera garantie que par des efforts sincères d’union…; le progrès ne peut réussir que dans la quiétude et la santé politiques”.

  1. La Mission ne doute pas que l’Autorité administrante est pleinement consciente du danger qu’un complexe de discrimination raciale peut représenter pour le développement du Territoire, et qu’elle saura l’éviter en éliminant systématiquement tous les vestiges de discrimination raciale réelle ou apparente, et en développant au maximum des rapports harmonieux de confiance, de compréhension et de collaboration entre les races du Territoire sous tutelle.