Organisation Sociale Sous La Monarchie Rwandaise
“Faire la cour” (guhakwa), ce mot exprimait le tout des relations entre un inférieur et un supérieur. En ces temps, pas d’autre terme que “courtisanerie” pour désigner la conduite politique : plaire, flatter, applaudir, manifester déférence et loyauté jusqu’à capter l’amour d’un bienfaiteur dont la gloire rejaillissait sur le protégé. Bien sûr, un ordonnancement politique et économique maintenait de rigoureuses inégalités, cependant, ce langage de la dépendance – ritualisé et codé jusqu’à gouverner les attitudes physiques – mettait en jeu l’affectivité et la raison, car ce lien individuel qui attachait un homme plus faible à un homme plus fort représentait pour les Rwandais l’essence de leur société”.
“Un conte rwandais : L’hyène a été chargée de partager de la viande entre les animaux. Elle donne à chacun un morceau équivalent. Le lion mécontent lui crève un œil. Au prochain repas, on demande au lièvre de procéder au partage. Celui-ci donne un gros morceau au lion et de petits morceaux aux autres. Le Lion est content et lui demande comment il a fait pour si bien partager. “J’ai agi ainsi, répond-t-il, parce que j’ai vu l’œil crevé de l’hyène.”
“Le pouvoir, au Rwanda, se mesure au nombre de “bras” que l’on peut mobiliser, plus précisément qu’un homme peut mobiliser, c’est-à-dire, en dernière analyse, à sa capacité de s’attacher la fidélité des siens et à conclure des alliances… Les alliances traditionnellement les plus valorisées sont celles de subordination où l’inférieur est identifié au supérieur” .
Pour qui s’intéresse à l’aspect psychologique et pédagogique des choses, il est capital de comprendre que les jeunes Rwandais grandissaient dans une culture de la dépendance devenue extraordinairement contraignante au fil des siècles, à des degrés divers selon les régions et les groupes auxquels ils appartenaient. L’intégration sociale n’était possible dans le Rwanda monarchique des XIXe et XXe siècles que dans une relation de sujétion et de soumission de supérieur à inférieur. La domination s’exerçait selon deux critères : un critère racial qui reposait sur l’affirmation de la supériorité “naturelle” des Tutsi, “nés pour le commandement”, et un critère plus personnel de supériorité sociale et économique permettant à un plus fort de protéger un plus faible qui se plaçait dans sa mouvance, jusqu’à ce qu’au terme les deux systèmes aient fini par interférer au point de se superposer et de se confondre.
Le régime monarchique était marqué par trois institutions fondamentales qui se sont mises en place dans toute leur rigueur surtout à partir du XVIIIe siècle : un système administratif centralisé, une organisation militaire complexe et une structure de dépendance personnelle appelée ubuhake.Un même individu appartenait en même temps à plusieurs institutions parallèles organisées de haut en bas. Les structures verticales ont fini par l’emporter très nettement sur les structures horizontales relevant de l’organisation lignagère et des groupes d’âge.
Le pays était divisé en quelques 80 districts administratifs ou provinces, dont les chefs dépendaient directement du roi et se tenaient le plus souvent à la cour. Aux anciens domaines lignagers se substituait ainsi une division territoriale uniquement basée sur des nécessités politiques. Certains territoires étaient cependant gérés directement au nom du roi par des favoris, des épouses ou des concubines royales. Chaque secteur au sein de la province était régi par deux chefs indépendants l’un de l’autre, celui du sol et celui du bétail, dont le rôle principal, d’ordre fiscal, était de percevoir les redevances en produits agricoles, en laitages et en corvées (dont environ un tiers leur revenait). Le chef du sol exerçait aussi une fonction de juge. Au degré le plus bas se tenaient les chefs de collines chargés de collecter les paniers de haricots, de pois et de sorgho, et, pour les aider, des chefs de “voisinage”. Les biens périssables ainsi accumulés étaient en partie redistribués. Les régions frontalières étaient régies par des chefs militaires et le Nord du pays échappait largement à l’emprise de la royauté.
La diversification et la multiplication des autorités avait pour but d’éviter que les chefs prennent trop d’indépendance et de faire en sorte qu’ils soient en position de se surveiller (et de se dénoncer) mutuellement. Les hautes fonctions étaient accaparées par un petit nombre de lignages. Dans leur emprise sur la population, les autorités politiques passaient par les structures de parenté : quand, par exemple, il s’agissait de payer des redevances et de fournir des bras à l’armée, ce sont les lignages et les familles qui étaient pris en compte, non les individus.
Concrètement, à l’apogée du système, l’homme du peuple était donc soumis simultanément à plusieurs supérieurs à la fois à l’arbitraire desquels il était livré, chacun ayant le pouvoir de le sanctionner. En plus des autorités liées au système des lignages, il y avait au-dessus de lui :
– le chef politico-administratif à qui il devait une corvée non payée (celle-ci aurait été imposée aux seuls Hutu par Rwabugiri dans la deuxième moitié du XIXe siècle suite à une défaite) ; elle consistait en deux jours de travail obligatoire dans une semaine qui en comptait cinq, les femmes pouvant aussi être appelées à la maison du chef ; ces corvées, forme la plus contraignante de dépendance, étaient les signes particulièrement humiliants d’un régime d’exploitation et de domination ; avec la centralisation du royaume, les chefs étaient nommés par la cour et n’avaient plus d’attaches avec les lignages implantés dans la région) ;
– le chef des terres agricoles,
– le chef des pâturages et du cheptel,
– le chef militaire, chaque individu étant rattaché à une année,
– le “patron” dans le cadre du “contrat” de clientèle ubuhake.
Les Belges ajouteront un impôt en numéraire et des réquisitions pour corvées d’intérêt public non rémunérées jusqu’à 60 jours par an auxquelles les Tutsi pouvaient se faire remplacer.
“Prenons comme exemple un paysan hutu quelconque et appelons-le Kanaka. Son chef tutsi dans la structure sociale exige de lui la livraison d’une certaine quantité de sorgho pour faire de la bière. En même temps, son chef politico-administratif, lui aussi tutsi, demande qu’il vienne travailler à la réparation de sa maison. Mais son chef militaire, encore un Tutsi, réclame la présence de Kanaka comme porteur pendant une expédition. Puisqu’il ne peut bien sûr satisfaire à toutes ces obligations en même temps, et qu’il ne peut s’y soustraire sans être puni, Kanaka se voit obligé de faire appel à sa femme et à ses enfants. Il en résulte une lourde pression sur toute la famille, dont les membres sont du même coup dans l’impossibilité de travailler leur propre lopin de terre, avec comme conséquence la pauvreté et la faim” .
Dans ce lacis de relations multiples, les plus malins, qui savaient exploiter les situations, arrivaient à se défendre en jouant des antagonismes entre puissants. En conflit avec l’un, on recourait à la protection de l’autre. Par l’intermédiaire de son chef d’armée, sorte d’avocat attitré, on pouvait même faire appel au tribunal du roi. Mais le jeu était risqué. La dépendance était, en tous les cas, étroitement personnalisée :
“Il n’était pas question de droits et devoirs égaux pour tous les citoyens, ni de distribution rationnelle et justifiée de charges publiques, mais il s’agissait de faveurs et de grâces, car tout dépendait uniquement de la volonté.., de l’autorité constituée. Qui plaisait plus, gagnait plus”.
“Puisqu’au Rwanda les hommes naissent inégaux et que le pouvoir est sacré, l’arrogance du supérieur a pour pendant la servilité de l’inférieur. L’autorité d’un homme s’étend à tous les secteurs de l’existence d’un autre. Le père a le droit de battre son fils, même marié, voire de lui confisquer temporairement sa femme. Rompraient-ils les termes d’un contrat, un ordre ou un simple avis du supérieur ne se discutent pas. La préséance prime toute autre valeur : le vrai, le bien, le beau ne sont que des opinions variables au gré du plus fort. L’écrasement du Rwandais par son maître serait total si celui-ci était unique. Mais… la répartition de l’autorité en plusieurs hiérarchies parallèles offre aux individus quelque protection contre les abus” .