« Les bons conteurs sont si nombreux au Rwanda qu’il n’y a pas vraiment de spécialistes au niveau du récit populaire. Et tout le monde, des fillettes aux vieillards, raconte sans complexe devant n’importe qui… Le sens d’un récit ne peut être saisi avec certitude que lorsqu’’on a déterminé le genre dont il relève. Chaque genre appelle un type d’analyse et d’interprétation particulier ».

On peut distinguer différents types de récits, même si les frontières sont parfois imprécises et si la langue ne les différencie pas :

-le récit historique, qui peut être purement populaire ou affaire de spécialistes ; la légende, qui est un récit faisant référence à l’histoire, mais où celle-ci est arrangée par le travail de l’imagination ; poétisée, elle débouche sur l’épopée ;

-la fable et l’apologue, qui sont des récits imaginaires d’où l’on tire une moralité; la chantefable, qui est un genre hybride où se mélangent prose, poésie et chants ;

-le conte, qui est un récit d’aventures imaginaires, dépourvu d’intentions didactiques ou spéculatives manifestes ;

-le mythe qui, au sens noble du terme, propose une explication de l’origine des choses et une vision imagée des grands problèmes de l’existence.

Au Rwanda, beaucoup de gens, dotés d’une mémoire prodigieuse, excellaient dans l’art de raconter, de graduer leurs récits, voire d’improviser, usant style vivant, de tournures, d’intonations, d’onomatopées et d’un vocabulaire peu usités par ailleurs, et sachant aller au bout du récit d’un trait, sans hésitation. s histoires que véhicule la tradition sont souvent très déroutantes pour le lecteur européen qui a du mal à accrocher ou à suivre. Le cheminement en est volontiers sinueux, imagé, métaphorique, codé et énigmatique, demandant donc a:être déchiffré. Ce qui y est caché est alors plus important que ce qui est dit explicitement. La présence de formules figées, parfois archaïques, exige une certaine fidélité dans la reproduction. Pour riches, complexes et multiformes qu’elles soient, les intrigues n’en peuvent pas moins être ramenées à un nombre limité de thèmes et de structures narratives. Les finalités conscientes sont diverses : l’information, l’enchantement, la mise en garde, le divertissement, In connaissance des institutions, des croyances et des comportements sociaux, l’exaltation des vertus et la condamnation des vices. Mais on sait bien que beaucoup de récits qu’au premier abord on pourrait croire superficiels ont sur la psyché profonde une action décisive, quoique fort difficile à évaluer.

Même s’ils sont déjà connus du public, ils n’en sont pas moins appréciés car un bon conteur sait les recréer par la magie du verbe, mais aussi par la part d’imagination et d’émotion qu’il y insuffle. Il saura utiliser toutes les ressources de la langue, jouer avec les inflexions de la voix et les gestes expressifs, dramatiser, changer de rythme selon les personnages, procéder à des mises en scène. Tout cela s’apprend. D’ailleurs les enfants prennent un plaisir particulier à réentendre leurs contes favoris présentés dans les mêmes termes.

Si un récit ne peut relever en même temps de deux genres littéraires à la fois, rien n’empêche un même personnage, un même motif ou une même intrigue d’être happés par des genres différents. Ainsi l’hyène apparaît-elle dans les apologues comme espèce nécrophage, dans les contes merveilleux comme bête fabuleuse, mi-ogre mi-revenant, et dans les contes satiriques comme type psychologique de l’être glouton, méchant et stupide.

 Les récits historiques

Chez tous les peuples à forte structure politique, l’histoire occupe une place importante dans l’éducation de la conscience ethnique, voire nationale. Au Rwanda, il convient de distinguer deux types de récits historiques : d’une part, ceux qui s’élaboraient et se transmettaient dans le milieu de la cour royale et de-là se déversaient sur le peuple, récits en prose ou mêlés à des poèmes guerriers et d’autre part ceux qui naissaient et proliféraient sur les collines en des milieux typiquement populaires.

Ces derniers bénéficiaient certes des retombées de l’histoire dynastique n’hésitaient pas à compléter ou à corriger à leur manière), mais portaient principalement sur le passé des communautés familiales et claniques. Pour les petits royaumes hutu, ce sont souvent les seuls dont on dispose. La vieille femme illettrée de Save connaissait certes du passé quelques récits d’allure épique ou légendaire touchant la royauté, mais avait surtout une connaissance précise de l’histoire de son lignage. « Ce savoir finissait par prendre un caractère spontané et une inaltérable permanence, comme si la conscience de soi procédait d’une mémoire latente des ascendants, d’un préconscient généalogique qui ancrait la personne dans le temps et dans l’espace.

Au sein des familles on veillait à se souvenir minutieusement des relations passées avec les autres groupes : conflits, rivalités, alliances, amitiés, pactes de sang, dons de vaches, dons ou refus de femmes, injures, aides, car ces données conditionnaient très concrètement les relations présentes. Les pères s’entretenaient devant les enfants avec leurs frères de ce qu’ils ont appris de leurs propres pères, et ces histoires de famille ne pouvaient pas ne pas déterminer leurs attitudes envers les groupes voisins. Quant aux généalogies, elles constituaient les repères chronologiques et sociaux majeurs.

On a-beaucoup insisté, en traitant du Nord du pays où l’emprise tutsi était moindre, sur une histoire communautaire, fonctionnelle, intégrée dans la vie des groupes, connue de tous, sublimée, véhicule majeur de l’éducation civique, génératrice d’un sentiment de solidarité, de force et de cohésion : une histoire « ouverte » par opposition à celle fermée, codée, voire ésotérique, instrumentalisée par l’idéologie politique. Bien entendu, toutes sortes de passages s’opéraient de l’une à l’autre, et ce dans les deux sens.

« Chaque famille, chaque lignage mineur et majeur et chaque région ont leur histoire qui est largement connue à ses différents niveaux parce qu’elle est racontée dans des grandes occasions de joie ou de tristesse et parce qu’elle est enseignée aux jeunes membres de la communauté ».

« Les manifestations au cours desquelles le peuple vivant communiait avec le peuple mort étirent des occasions privilégiées d’apprendre officiellement et publiquement des aspects divers de la vie du peuple et les grands moments de l’évolution de la société. Actuellement les leçons sur le passé sont transmises essentiellement le soir, autour du foyer, quand le père et la mère, le grand-père ou la grand-mère racontent leur vie, celle de leurs parents, de leurs grands-parents ainsi que celle de leurs ancêtres. C’est également le soir que plusieurs aspects de la culture rwandaise sont abordés : les récits, les poèmes, les chansons, les devinettes, les proverbes, etc. C’est à ce moment que les règles de la vie sociale sont énoncées et expliquées. Il existe d’autres occasions propices autour desquelles on apprend la vie du peuple ; il s’agit notamment de la célébration du mariage, des cérémonies entourant la naissance d’un enfant, de l’observation et de la Levée du deuil, des palabres, etc. Dans ces diverses circonstances la tradition réglemente ou rythme les comportements. Mais pour les acteurs cette tradition ne se perçoit pas comme le passé ; elle est présente en eux et elle est interne à leurs actions…

« Parce que le passé fait partie de la vie actuelle du peuple, ses leçons ne sont pas codées et il n’existe pas partout et dans tous les domaines des détenteurs attitrés des règles du passé… Il n’y a pas de barrières qui bloquent l’accès à la connaissance de l’histoire du pays, d’une région, d’un lignage et même d’une famille. Il n’y a pas d’interdits qui empêchent de dire l’histoire. D’une manière générale, et mis à part les milieux de la cour, l’histoire du Rwanda n’est pas sacrée« .

« Tant qu’ils ne se trouvent pas malencontreusement pris au travers des règlements de compte, les petites gens se contentent du rôle de témoins et de commentateurs. Ils enregistrent les coups portés, tiennent à jour la liste des vainqueurs et des vaincus, imaginent le temps où, la fortune changeant de camp, s’exerceront les vengeances. Ainsi, obscurs, devenant chroniqueurs des lignages les plus en vue, n’enveloppaient-ils d’aucun mystère le mouvement de l’histoire : les ambitions des favoris du roi expliquait tout et la rumeur publique tirait au clair les machinations les plus embrouillées » (p. 66).

Le conteur Gakaniisha dont A. Coupez et Th. Kamanzi ont recueilli les récits historiques représente un cas intermédiaire : il illustre le passage en tradition noble et tradition populaire. Il a reçu son savoir de la tradition familiale, ses ancêtres ayant rempli depuis le XVIIIe siècle la fonction de tanneurs la cour royale où ils avaient ainsi l’occasion d’entendre les chroniqueurs officiels. Lui-même a fait son apprentissage auprès de son père et a exercé l’activité de conteur auprès de différents chefs sans jamais fréquenter la cour.

« Contrairement à l’amateur, qui gesticule du corps et de la voix, le récitant professionnel adopte une attitude impassible, un débit rapide et monotone. Si l’auditoire réagit en riant ou en exprimant son admiration pour un passage particulièrement brillant, il pend la voix avec détachement jusqu’à ce que le silence soit rétabli. Le langage est celui de l’usage courant, mais dépouillé des tournures familières et parfois marqué par terme ou une formule que l’évolution sociale a désormais figés en archaismes… Le conteur a mémorisé le fil conducteur et nombre de procédés stylistiques ; par contre,  il improvise les phrases dans une large mesure à chaque récitation nouvelle« . Toute spontanéité n’était donc pas exclue, loin de là.

Les légendes

Les légendes au Rwanda sont des récits populaires généralement longs et complexes mettant en scène des héros aux destins exceptionnels qui se distinguent des autres hommes par leur naissance ou leurs actions (alors que ceux fables sont à l’image du commun des mortels). Ces récits sont liés de manière plus ou moins étroite aux genres historiques « savants » : s’éloignent-ils de l’Histoire, c’est le fantastique qui domine, s’en rapprochent-il et c’est l’extraordinaire Les personnages mis en scène sont stéréotypés, tels l’homme cynique et conformiste ou la fille délurée qui se joue de tout le monde. On les reconnaît leurs noms qui sont en relation directe avec l’intrigue. Une grande importance est accordée aux prédictions, présages, pressentiments, signes, rêves prémonitoires, interdits et malédictions. On fait remarquer qu’à l’opposé des contes merveilleux les légendes sont plutôt affaire d’hommes : les mariages sont envisagés du point de vue masculin et seuls les sentiments des maris s’exprime. Ainsi on distingue :

– les légendes fantastiques : elles mettent en scène, hors contexte historique, des personnages aux aventures fabuleuses, par exemple en tant que chasseurs ;les légendes religieuses : elles se rapportent principalement à la vie de Ryan-&mile et de ses fils, et semblent influencées par les précédentes ;

-les légendes historiques : les histoires hautes en couleur concernant les rois les plus anciens, des personnages quasi mythiques tels Gihanga, ou les luttes entre les rois du Rwanda en cours de formation et les roitelets magiciens en place, -étaient les plus populaires, le roi Ruganzu Ndori, conquérant et guerrier rusé , s’il en fut, était le héros épique par excellence, lui qui a littéralement « fait » le pays ; on montre un peu partout les traces de ses pas et ou son glaive.

« Le plus lointain ancêtre de la dynastie, Kigwa, est un être véritablement fantastique (enfant fabriqué, fils de la Foudre, tombé du ciel sur la terre), tandis que les rois historiques sont des personnages extraordinaires et sacrés qui manifestent, chacun à sa façon, cette filiation originelle ».

Malgré les anachronismes qui pullulent en ces récits, ceux-ci mettent parfois mieux en valeur le sens des événements que la littérature savante elle-même à laquelle ils sont liés.

 Fables ou apologues

Les fables enseignent au moins implicitement une morale utilitaire : il faut être prudent, malin, prévoyant, solidaire, et se souvenir que ceux qui transgressent les règles seront tôt ou tard châtiés. Leurs intrigues sont en général courtes et -simples, mais on en compte un grand nombre.

Il est un petit groupe de fables où la ruse est incarnée par le lièvre : comme partout ailleurs en Afrique, il triomphe de plus forts que lui, en particulier de l’hyène qui représente la balourdise, la gourmandise et la crédulité. En fait, il s’agit d’une sorte de prolongement dans le monde animal du genre satirique. « Celui qui a de longues oreilles ne les a pas pour rien », dit-on, et, note Smith, « dans la langue du Rwanda, … l’ouïe est le sens dominant : on y « entend » les saveurs, les odeurs, les sensations et les impressions aussi bien que les paroles. Entendre, c’est à la fois être informé et comprendre ». Ce n’est pas pour rien que les ritualistes remettaient une queue de lièvre au roi lors de son intronisation, et que l’initiateur aux imandwa en arborait une au milieu du front.

Le genre fable mélange la pure affabulation aux vérités éternelles et à des conclusions logiques, encore que les démonstrations demeurent le plus souvent implicites. La fiction, le merveilleux et le fantasmagorique sont présents partout. Les récits d’interventions divines côtoient ceux de métamorphoses, les héros sans nom les princes et les princesses. Le roi apparaît comme un homme Ordinaire et les petits, qui ont toujours le beau rôle, prennent leur revanche sur les grands. Les génies, les monstres, les ogres et les géants ont leurs fables propres.

On place parmi les apologues les « mythes » qui expliquent d’où vient la structuration inégalitaire de la société rwandaise en Twa, Hutu et Tutsi, les uns ayant fait preuve de précipitation et de gourmandise, mangeant et dormant quand il ne fallait pas, et les autres de maîtrise de soi et d’à-propos.

Cela nous amène aux récits étiologiques qui expliquent l’origine et le pourquoi des choses : pourquoi les hommes et les femmes sont-ils différents ?’ pourquoi le léopard saisit-il ses proies par le cou ? pourquoi et depuis quand le chien sert-il l’homme ? comment la vache est-elle devenue un animal domestique ? pourquoi la grenouille n’a-t-elle pas de queue ? pourquoi y a-t-il inimitié entre le chat et la poule, le chien et le léopard ? pourquoi hommes, rats, araignées et mouches vivent-ils ensemble ? pourquoi et depuis quand les hommes meurent-ils ? Etc.

On se plaît à parler des animaux et à mettre en opposition leurs caractères et leurs comportements : l’hyène est l’animal qui apparaît le plus fréquemment dans les récits, se mouvant entre nature sauvage et monde habité. Mangeuse de cadavres, elle évoque la mort et on lui attribue volontiers des rôles de monstre, de garou, d’ogre, de revenant, d’empoisonneuse, de sorcière sachant agir à dis: tance.

A l’époque où les animaux étaient tous herbivores, l’hyène eut l’occasion de dévorer une femme et y prit goût. Mais comme elle était trop lâche pour s’attaquer elle-même à ses proies, elle communiqua ce goût au lion et au léopard qui lui laissaient leurs restes C’est ainsi que les animaux, qui jusque-là vivaient en bonne entente, se mirent à s’entre, dévorer. Mais beaucoup, écoeurés, décidèrent de rester fidèles à leur nature originelle et ont continué à ne manger que de l’herbe. Comment en est-on venu à enterrer les cadavres ?

A la mort d’un bébé, ses parents allèrent jeter son corps dans la brousse. Mais deux fois de suite leur chien ramena le petit paquet dans sa gueule. Pour éviter de tels incidents on décida d’enterrer les morts.

Les problèmes sociaux et familiaux font l’objet de nombreux récits :

Une femme était si négligente que son mari prit une seconde épouse. Le devin consulté lui dit que pour confectionner un remède lui permettant de retrouver l’amour de son conjoint il lui fallait un poil de lion. Elle alla chaque jour déposer de la viande dans forêt. Un lion prit l’habitude de venir, et elle s’en approcha de plus en plus près, parvint à le caresser et à lui arracher un poil. Elle apporta celui-ci au devin qui lui dit : « Voilà le remède I Traite ton mari comme tu as traité le lion : crains-le, nourris-le, flatte-le, caresse-le ! »

Une première épouse fut délaissée par son mari. Elle lui demanda une seule faveur  que chaque jour il lui apporte une feuille de bananier pour la confection d’un remède. A chacun de ses passages, elle le gratifiait d’une petite attention, tant et si bien que la rivale en conçut une telle jalousie que le mari, excédé, revint à sa première femme.

Une grande dame, entreprenante, autoritaire et d’une beauté parfaite, en était venue à réduire son mari à l’état de domestique. Un petit Hutu, râcleur de peaux de son métier, lui dit son admiration, mais ajouta qu’il lui manquait encore une petite chose pour se surpasser. Intriguée, croyant qu’il s’agissait d’un vêtement ou d’une parure, elle le suivit. Mais arrivés à sa petite hutte crasseuse, il la gifla, l’obligea à revêtir les haillons de sa femme et la traita en servante. Peu à peu, elle perdit toute arrogance, et quand le Hutu la ramena à son mari, elle se cacha de honte. Depuis lors, les dames de qualité restent dans la maison, se couvrent la tête pour sortir et laissent la première place à leur mari.

Un polygame riche et père de nombreux enfants mourut sans laisser d’instructions quant à sa succession. Cela donna lieu à des querelles si indécentes qu’on décréta l’obligation pour les pères de choisir le futur chef de famille et de léguer leurs biens de leur vivant. Mais un autre riche se laissa encore surprendre sans avoir réglé ses affaires. Pour remédier à cette imprévoyance, on institua les tribunaux.

Les questions ultimes n’échappent pas aux fables où l’on trouve des spéculations sur la vie et la mort, ou sur l’origine de la tristesse en tant qu’avatar psychologique de la mort :

Un homme riche a réuni tous ses biens pour payer une consultation chez le devin le plus célèbre et connaître quel est le remède contre la vieillesse et la mort. Ce devin avait pour habitude de rendre ses oracles en jouant au trictrac. L’homme le battit à plusieurs reprises, de sorte que le devin s’écria : « Je n’ai rien pu contre toi, pas plus que contre la vieillesse et la mort. » Le consultant rentra chez lui sans rien avoir dépensé.

Comme les fables ont tendance à porter des jugements de valeur sur les -*enduites qu’elles évoquent, elles introduisent à la morale sociale. D’un côté 1, elles mettent en lumière des faits, de l’autre elles contribuent à la vulgarisation d’une axiologie populaire. Elles servent de matière privilégiée à l’éducation formelle par les préceptes moraux et les règles de conduite qu’elles véhiculent, le soit en les formulant de manière explicite, soit en laissant aux auditeurs le soin de dégager leur contenu latent, soit encore en les en imprégnant sans même qu’ils s’en rendent compte.

Comme d’autre part elles décrivent les comportements et les moeurs des animaux, non seulement elles poussent à l’observation tout en finesse du monde naturel, mais encore elles dégagent quelques grands types psychologiques et caractérologiques. En effet, les nombreux animaux qui y interviennent ont chacun son caractère, si familier aux auditeurs que le conteur n’a même plus besoin de le rappeler. Par leur truchement, toute la psychologie humaine est du même coup mise en scène. L’enfant qui entend ces histoires est forcément influencé par elles dans sa perception de la réalité animale quand il se trouve face à des bêtes concrètes. Interviennent aussi la symbolique des couleurs (le plumage noir du corbeau est un signe négatif, le plumage blanc du pique-boeufs un signe positif) et la symbolique de certains attributs (ainsi les cornes sont-elles perçues comme des symboles phalliques).

Mais voyons dans le détail cette ménagerie où se rejoue sur un mode à peine crypté la comédie humaine : la vache est pacifique et généreuse ; l’antilope est peureuse ; l’araignée est serviable envers ceux qui ont besoin de cordages pour se tirer d’affaire ; la bergeronnette, vive et d’une tranquille assurance. symbole de fécondité, a une fonction de messagère royale et d’entremetteuses dans les pourparlers de mariage ; le bouc est rusé, le chacal roublard, le chat., sauvage effronté et téméraire ; le buffle, l’hippopotame et l’éléphant respirent là force ; la chèvre, finaude, délurée, incontrôlable, qui expose à tous son orifice anal, est symbole d’impudeur ; le chien est glouton et bassement flatteur; le coq est avisé et donjuanesque, la grue couronnée, personnification du Tutsi, vaniteuse, curieuse et indiscrète ; le hibou est niais, le corbeau jaloux et haineux, le perdrix étourdie et imprudente, la tourterelle timide, douce et peureuse ; est brutale, vorace, couarde et stupide ; le hérisson est sans cesse sur ses gardes ; le rat est sagace ; le lièvre, plein d’astuce, roué, malin, habile, voire fourbe et sans scrupules, incarne la supériorité de l’ubgenge ; le léopard, qui symbolisé l’autorité et le pouvoir, est roublard et sans pitié, mais aussi naïf et crédule ; le lion est d’une force brutale et aveugle ; le serpent est subtil et insaisissable ;  le singe est symbole de richesse et de liberté, la tortue de prudence.

Quand dans la fable une morale est enseignée, elle « n’est jamais ni morose ni sermonneuse », mais essentiellement pragmatique. Sans foret> ment le dire, implicitement et tout en distrayant, elle préconise la prudence, la ruse, l’entraide, la discrétion, la prévoyance, la justice, la piété filiale, l’esprit dé corps, le respect de l’autorité, et elle stigmatise la présomption, l’orgueil, la jalousie, l’avarice, la gourmandise, la paresse, l’ingratitude, la lâcheté, la haine. On montre comment ceux qui contreviennent aux règles de la vie sociale soit sanctionnés d’une manière ou d’une autre, ou comment les niais et ceux qui se laissent berner sont frappés de ridicule. On montre aussi comment un petit et un faible, s’il sait user d’intelligence et de ruse, peut l’emporter sur un grand et pi puissant, et finalement avoir le beau rôle. Chacun peut en tirer d’une manière ou d’une autre des leçons sur la manière de se comporter.

 Les contes

« Raconter ou écouter les contes, c’est entrer dans un monde enchanté où l’on rit, frissonne, s’émerveille, s’attendrit, s’interroge, chante, rêve… C’est aussi rompre un moment, et en groupe, avec la réalité, ce qui exige des précautions ».

On entend par contes, selon P. Smith, des récits qui, « dépourvus d’intentions didactiques ou spéculatives, se proposent plutôt de divertir, soit en provoquant l’enchantement et le frisson (contes merveilleux), soit en déclenchant le rire ou Je sourire (contes satiriques et contes du Lièvre) ». Les histoires de ce type ont un caractère multiforme, touchent à tout, utilisent sans restriction les intrigues – les plus quotidiennes, les plus cocasses ou les plus dramatiques. Elles peuvent être inventées en toute liberté. Elles viennent à l’enfant de diverses sources, sa mère, les autres enfants et tous ceux qui se retrouvent ensemble aux veillées.

A l’instar des devinettes, on ne peut débiter les contes que de nuit ou tout .au plus à l’ombre des huttes par temps de pluie, sinon on risque de provoquer un malheur, de raccourcir les jours, de se transformer en lézards (réputés pour leur paresse), ou de voir des citrouilles pousser sur sa tête. Le but de l’interdit est d’éviter que des activités de divertissement n’empiètent sur les activités sérieuses, mais peut-être aussi, comme on le dit ailleurs en Afrique, parce que ce genre littéraire véhicule des choses énigmatiques, « obscures », qui s’accordent bien avec les obscurités de la nuit.

Le conteur rwandais se plaît à multiplier les dialogues en style direct et les rend aussi vifs que possible. Pour garder son auditoire en haleine, il gradue son récit, multiplie les incidents, embrouille les situations, mettant par exemple en scène des poursuites de colline en colline, puis amène habilement la détente et le rire. Au lieu de décrire des sentiments, il met subtilement en scène des réactions, des comportements, des attitudes, en laissant deviner la vie intérieure qui les anime. Il joue selon les besoins sur le rythme de l’action, l’accélérant oule ralentissant. Le nom donné à un personnage dévoile synthétiquement son caractère, annonce quels seront les ressorts majeurs de l’intrigue et conditionne le dénouement. Les variantes sont très nombreuses, car chacun a le droit d’imprimer au récit son empreinte personnelle, de l’enjoliver librement, à condition de se plier à, quelques clichés et figures imposées, de se soumettre aux euphémisations de rigueur et d’utiliser les locutions stéréotypées que le genre impose.

Les formules qui ouvrent ou ferment la narration ont pour but de fixer l’attention, de bien séparer le monde réel de l’imaginaire, d’introduire l’auditoire dans un espace psychique en rupture avec le quotidien où l’ordre habituel des choses est renversé. Parfois elles servent aussi à conjurer les malheurs qui se-mut évoqués dans le récit. Elles peuvent être fort longues, telles celles, surréalistes:

Que je vous débite un conte, que je vous réveille par un conte et que même celui qui viendra du pays des contes trouve un conte adulte et vigoureux attaché au pilier de la ‘lutte. Il y avait, qu’il n’y ait plus ! Morts sont les chiens et les rats, restent la vache et le tambour. Le néant a niché sur l’abîme et le vent l’a déniché, l’épervier a joué de la musique, le caméléon a sifflé et mère grue couronnée a dansé au son de la cithare. Il était une fois… »

« Les vaches sont venues d’une racine rare. Les hommes sont venus du gouffre sans de leurs misères. Les moutons sont venus de la Vallée de la paix. Les chèvres sont venues de la Cascade de purin. Les femmes sont venues de Projets-discordants, le devin se nomme Noir, fils du Dévoyeur. »

Les thèmes à venir étaient ainsi annoncés, et les grandes oppositions esquissées : les symboles négatifs (chiens, rats, chèvres, etc.) prenaient place face symboles positifs (vaches, moutons, tambour). Il existait de nombreuses mules plus courtes que l’on récitait à toute vitesse l’une à la suite de l’a souvent elles mettaient en scène sur un mode bouffon des oiseaux et de m. animaux. Ainsi :

« J’étais venue travailler pour toi, dit la perdrix à sa belle-mère, mais le taureau des mites a dévoré le manche de ma houe pendant que je l’avais sur l’épaule. – Je t’a réservé de la bière, mon enfant, mais le rat en a bu et le cancrelat l’a terminée. »

C’est aussi par une formule que le conteur mettait fin au récit, se désolidarisant du sort des personnages, s’excusant de terminer et proférant des souhaits de bonheur et de prospérité.

Les contes peuvent jouer sur des registres très différents et verser tan dans le tragique, le romantique, le satirique, le fantastique, le bizarre, le terrifiant ou le didactique. Ils sont loin de s’achever nécessairement par un happy end. Ils se plaisent à mettre en scène des fantômes, des génies, des mens des ogres, des êtres mi-hommes mi-bêtes, des esprits des volcans, des cosmiques et des éléments de la nature personnifiés : Soleil, Lune, Feu, Le Tonnerre, « seigneur du ciel », « roi d’en-haut » et « messager d’Imana » se sente sous les traits d’un bélier ou d’un coq. Etc. La fiction se donne libre .c dans des récits de métamorphoses.

Souvent le conte explique ou justifie le proverbe qui s’y trouve cité au début ou à la fin. Il étale avec réalisme toutes les formes de la méchanceté humaine, n’éludant ni les tensions familiales, ni les conflits de génération.

La contestation de l’ordre social n’est jamais très loin non plus. Les grands schèmes narratifs sont en nombre relativement limité et on y rencontre un certain nombre de motifs récurrents tels l’amour maternel qui va jusqu’à l’abnégation et démi-soeurs, la méchanceté et la jalousie des marâtres, le caractère acariâtre des belles-mères, la plainte des femmes stériles et leur joie quand à la suite d’une une intervention de l’autre monde elles peuvent enfanter, la situation  déplorable de l’orphelin, l’enfant malin qui par l’intelligence l’emporte sur la force brutale et la ridicule, la désobéissance et la méchanceté punies, la bonté et 1e respect récompensés, etc. On stigmatise la gourmandise, l’avarice, la présomption, la bêtise, l’imprudence, l’indiscrétion, l’envie et la cupidité, tandis qu’on exalte la ruse, voire la vengeance.

Parmi les personnages des contes on trouve Imana (volontiers débonnaire), les esprits (bazimu, imandwa), la foudre et la mort personnifiées, des humains de toutes les catégories sociales, des animaux, réels ou imaginaires. On ne prononce pas le nom des êtres dont on a peur et on y substitue des périphrases. Le bon conteur saura infléchir sa voix et imprimer au récit des rythmes différenciés selon les personnages, les états d’âme et les circonstances décrites. Car les contes sont aussi des spectacles qui mettent en jeu des gestes, des garda et des mimiques: ils sont en ce sens une véritable école de l’art de la parole.

Les contes merveilleux

Les contes merveilleux sont les plus prisés des conteurs, des enfants et des femmes. Voguant entre réel et irréel, leur seule finalité est le plaisir et l’enchantement. Ils comportent souvent des parties chantées. Le merveilleux et le que y interviennent gratuitement, avec une liberté quasi onirique, sans aucune intention religieuse, historique, didactique ou philosophique. Ce sont eux qu’on raconte en premier aux enfants et que ceux-ci racontent ensuite entre eux. De ce fait ils connaissent une diffusion considérable, mais sont aussi facilement déformés parce qu’on les mélange et les laisse se contaminer entre eux. Utilisent indéfiniment les mêmes détails symboliques et les mêmes clichés tifs toute cette littérature tourne autour d’une vingtaine d’intrigues récurrentes que tout le monde connaît.

Contrairement à ce qui se passe dans les légendes, les mariages sont vus dans les contes du point de vue des femmes ; celles-ci s’y débarrassent de la réserve, de la discrétion et de la passivité que dans la société on leur impose, ors que les personnages masculins sont plus rares et conventionnels. On  se demande si l’épanouissement du genre « contes merveilleux » n’est pas lié à la position sociale de la femme et de l’enfant. En effet, l’action se situe habituellement plutôt du côté féminin : il y est question de famille, d’amour et de mariage plutôt que d’exploits, de force et de gloire, de fantaisie plutôt que de de sécurité retrouvée plutôt que d’accomplissements remarquables. Odes les femmes se transforment en animaux, alors que les personnages masculins sont plus statiques. On porte une attention extrême aux stades, passages drames de la vie féminine (stérilité, grossesses prénuptiales, absence de seins, jalousie des coépouses, séparations dues au mariage, etc.), aux bonnes et mauvaises manières des filles (précipitation, gourmandise, impulsivité, souillure, effronterie, indiscrétion, curiosité, désobéissance, versus retenue, pureté, noblesse, patience). On fait bien sentir que la femme n’épouse pas mais est épousée, et que c’est une violence qu’on lui fait. Quant à la marâtre, elle apparaît comme le personnage négatif par excellence, situé sur le même plan que l’hyène-ogresse.

Parmi les thèmes privilégiés analysés par P. Smith il y a celui de la jeune fille qui se trouve au départ en position de victime : cachée, elle sera révélée épousée ; reniée elle sera reconnue ; à moitié morte, elle sera guérie ou ressuscitée ; abandonnée, prisonnière, elle sera délivrée. Le thème de l’orphelin est aussi très abondant : il a un statut à part du fait qu’il a subi les atteintes de la mort ; n’étant plus « intact », il ne peut intervenir dans certains rites de fécondité (à l’instar d’un infirme ou d’une mère qui a perdu un enfant).

Un autre cycle, celui de la bête fabuleuse, vise non plus à enchanter, mais à donner le frisson. Appelée Kizimuzimu, « gros revenant », c’est une sorte d’hyène énorme qui cherche à se faire passer pour humaine et bienveillante et oscille entre méchanceté, ruse et naïveté. Les victimes qu’elle dévore finissent par ressurgir au terme des récits du bout de ses pattes.

 Les contes satiriques

Les contes satiriques utilisent les mêmes thèmes que les autres types de contés-, mais ils les exploitent dans un sens divertissant, pour faire rire. Leurs anecdotes piquantes n’ont pas nécessairement une fonction moralisatrice. Ils montrent les usages subversifs de l’intelligence et les conséquences grotesques de la bêtise Voleurs, menteurs, racketteurs et maîtres chanteurs réussissent dans lents entreprises grâce à leur ruse et mettent les rieurs de leur côté, alors que les sots et les gourmands se nuisent à eux-mêmes. « On retrouve donc les associations entre l’intelligence rusée, la continence, la résolution, la discrétion et la réussite d’une part, et plus encore entre la bêtise, la gourmandise, la précipitation, la sotte méchanceté, la crédulité et la mort d’autre part ».

Un Tutsi vient réclamer chez un homme une vache qu’il lui a prêtée. Ce dernier se fait emballer dans une natte. Sa femme dit au Tutsi que son mari est absent et que la natte contient des secrets du roi qui lui ont été confiés. Le Tutsi s’en empare pour avoir une garantie et l’emporte chez lui. Là, l’homme se dégage et s’enfuit avec la natte. Par la  suite il revient avec un complice qui se présente comme un envoyé de la cour royale et  ils réclament le paquet. Le Tutsi prend peur et pense que sa vie est en jeu : pour acheter leur silence, il leur donne des vaches, et par leurs chantages ils finissent par lui soutirer tous ses biens.

Les contes satiriques mettent en scène un certain nombre de personnages typiques que tout le monde connaît, tel Serugarukiramfizi, un noble qui ne peut réfréner sa gourmandise alors qu’il est supposé n’absorber que du lait et devient le jouet de son serviteur, ou tel Semuhanuka, un menteur anticonformiste et sans scrupules qui joue aux autres des tours pendables et ne recule pas devant la honte. Par exemple :

Semuhanuka conseille à son fils de mentir, seul moyen de s’enrichir. Le fils sort et gémit : « Aie ! je me suis cogné la tête contre la voûte céleste. – Mon fils, ce genre de mensonges risque fort de te conduire à la ruine ; il faut mentir avec vraisemblance ! » Ils partent alors à la chasse et se séparent pour cerner le gibier. Semuhanuka crie pour faire croire qu’il a levé un animal et il entend son fils crier : « Je l’ai touchée ! » – Qu’as-tu -touché ? – La bête que tu as levée ! » Le père le félicite.

Comme Semuhanuka réussissait bien dans son élevage, un voisin voulut imiter ses pratiques, Il lui fit croire qu’il coupait la langue à toutes ses vaches pour écarter les épizooties. L’autre en fit autant, perdit tout son troupeau et dut se mettre au service de Semuhanuka.

Semuhanuka insulta les grandes dames de la cour en disant haut et fort qu’il les méprisait toutes, sauf une. Puis il alla séduire chacune d’elles en disant que c’est à elle qu’il pensait en faisant une restriction.

Semuhanuka se fit payer par la reine pour éloigner le roi d’une nouvelle favorite. Il prétendit s’appeler Il-y-a-des-poils-autour-de-l’anus, ce qui est le propre des hommes. ‘Quand le roi l’appela par ce nom, il se tourna vers la favorite. Dans son indignation, Celle-ci lui proposa de lui montrer que c’était faux. Le roi, rouge de confusion, s’éloigna et ne revint plus.

Le personnage féminin Nyirarunyonga se montre plein de verve, mais acariâtre; son intelligence étant pervertie par l’avarice et la méchanceté gratuite, cela donne lieu à des réparties très libres et à des récits licencieux.

Un jour elle perdit son bébé. Le portant au dos comme s’il était vivant, elle traversa un troupeau de vaches, une conduite de mauvais augure qui mit les vachers en colère de sorte qu’ils la frappèrent. Elle laissa alors tomber l’enfant en hurlant qu’ils l’avaient tué. Pour acheter son silence, ils lui donnèrent tout le troupeau.

Les contes du Lièvre

Le lièvre et l’hyène forment un couple qu’on retrouve dans une grande partie de l’Afrique subsaharienne. Pourtant, au Rwanda, P. Smith estime que les contes où ils interviennent comme ils l’ont fait dans les fables forment un genre mineur „qui se situe dans le prolongement des contes satiriques. Les adversaires du lièvre de grosses bêtes, le genre se construit autour des oppositions grand/ Petit, fort/faible, malin/borné.

Lancé à la poursuite de Bakame le lièvre, le léopard parvient à saisir une de ses pattes de derrière au moment où il entre dans son terrier. Bakame dit d’un air moqueur : « Il y en a qui prennent une simple racine pour une patte de lièvre ». Et le léopard le lâche.

Bakame voulut traverser un fleuve. Il demanda aux crocodiles combien ils étaient. Comme ils se trompaient en se comptant, il leur demanda de s’aligner sur un rang qui faisait toute la largeur du fleuve et il passa sur leur dos en les comptant. Au retour, il dit qu’il souhaitait vérifier s’il ne s’est pas trompé.

Les contes rwandais jouent avec subtilité sur les oppositions entre vie et mort, l’une se manifestant dans l’intelligence et la ruse, l’autre dans les vues bornées et la précipitation gourmande. Ils décrivent avec réalisme un monde complexe, dur, sans pitié, face auquel il serait naïf de nourrir des illusions. Une contestation larvée de l’ordre social n’en est pas absente, et on trouve la force brutale incarnée par de gros animaux, ridiculisée bien des fois.

Comme ailleurs dans le monde, les contes rwandais ont une évidente fonction cathartique. Les interdits les plus formels peuvent y être violés, les instincts les mieux ancrés méprisés… Ils reflètent « une sorte de sagesse tant imprégnée de merveilleux, tantôt réaliste, résignée, désabusée, cynique ».

 Les mythes

Le Rwanda connaît des mythes, tels ceux qui expliquent l’origine de la mort et de l’inégalité sociale. Mais aux yeux de P. Smith ils ne constituent pas un genre particulier et se retrouvent tantôt dans le genre apologue, tantôt dans le genre légende. Ils se caractériseraient par contre par un ensemble particulier de -file-mes et par le type de problèmes qu’ils abordent plus que par leur façon de lés résoudre. Certaines légendes autour de Ryangombe peuvent aussi revêtir une dimension mythique.

 Les chantefables

Récits coupés de stances chantées, les chantefables représentaient un genre hybride utilisant alternativement un rythme libre et un rythme figé. Elles étai réservées aux jeunes filles et visaient avant tout à charmer. Avec une sensible quelque peu romantique, on y chantait avec pudeur, délicatesse et réserve ‘le mariage, la maternité, la volonté de transmettre la vie avant de subir la mort, le désir d’être courtisée, valorisée, aimée, et pourquoi pas – on peut toujours rêver – épousée par un roi affectueux et puissant. Plus qu’un autre, ce g exprimait les aspirations des jeunes filles en un langage voilé, allusif, euphémique, voire hermétique, qui ne pouvait être compris que par une partie de l’auditoire. Le principal n’étant pas ce qu’on dit, mais ce qu’on tait, cela permettait d’aborder les sujets même les plus brûlants ou frappés d’interdits.

 La poésie

La poésie était, à l’instar du chant, intimement liée aux principaux épisodes de la vie pour en chanter les joies et les peines, avec une prédilection pour les textes de louange. Comme nous l’avons vu précédemment, trois genres, la poésie dynastique, la poésie pastorale et la poésie guerrière ont été qualifiés par A. Coupez d’« officiels ». Mais il en existait de nombreux autres, plus populaires, plus libres dans leur –thématique, moins disciplinés, moins emphatiques, auxquels les femmes avaient également accès. La poésie était plus ou moins codifiée selon les genres et associée à la musique, au chant et à la danse ; elle était essentiellement fondée sur le rythme, la mélodie des mots, la quantité vocalique et la tonalité.

On oppose communément les productions à rythme libre aux productions rythme imposé. Il y avait des genres où toutes les licences poétiques étaient admises, et entre poésie et prose il y avait de nombreuses formes mixtes intermédiaires de vers libres et de prose rythmée. Chaque genre avait son intonation et ses schémas métriques propres. Différents procédés favorisaient le rythme : la succession régulière d’unités équivalentes, les assonances, les allitérations, les répétitions de radicaux ou de thèmes, le parallélisme syntaxique, les images et noms propres imagés, les intonations, les harmonies imitatives, les onomatopées, la métrique, éventuellement l’accompagnement musical. Comme pour le chant, des refrains pouvaient être repris en choeur par l’auditoire.

Les bergers pratiquaient une forme de poésie purement masculine qu’on a classée sous le titre d' »éloges pastoraux » : ils causaient avec les bêtes, les flattaient, les louaient, les menaçaient, leur faisaient des promesses, leur prêtaient des sentiments, et celles-ci leur répondaient en beuglant. Ils disaient leur joie de garder un troupeau, en exaltaient la beauté et la fécondité ; ils louaient aussi leurs patrons pour leur générosité passée et future, faisaient état des difficultés de leur métier, de la précarité de leur condition et se moquaient des cultivateurs ambitieux qui voulaient avoir des bêtes, mais ne savaient pas s’en occuper. Ils étalaient leur propre savoir-faire et leur ruse. Ces éloges étaient clamés à haute voix le matin en faisant boire le troupeau, à midi après l’avoir abreuvé, lorsqu’on le ramenait au pâturage et le soir en rentrant; la nuit ils étaient chantonnés à mi-voix pour ne pas troubler le sommeil des vaches.