Les Allemands ne pouvaient espérer repousser l’armée alliée des Belges et des Anglais sans le soutien des Tutsi. Ce soutien leur fut aisément accordé. A la fin de l’année 1914, Musinga leur adressa deux lettres les assurant de sa loyauté et leur promettant des troupes. Il avait entendu dire que les Belges confisquaient beaucoup de bétail et il espérait regagner les territoires perdus au Mfumbiro où, avec l’aide des Allemands, son demi-frère Nyindo était entré en révolte contre les Anglais. La dissidence des Kiga était aussi dirigée contre les Anglais, les prêtresses de Nyabingi ayant recruté des adeptes et mobilisé les Twa . Un certain Bicubirenga (« Les nuages se dissipent ») — peut-être une allusion au caractère transitoire du pouvoir des Européens — fit son apparition à Rwaza en décembre 1915. Il avait pour emblème un mouton blanc ; on disait qu’il était le précurseur d’un nouveau roi qui apparaîtrait quand les Européens auraient été chassés du pays. Constituant une moindre menace pour les Banyanduga que les prêtres de Nyabingi, peut-être parce qu’en raison des symboles qu’il avait choisis il se situait dans la tradition de Ryangombe, il obtint rapidement l’appui des Tutsi. Contrairement à Ndungutse, il gagna l’amitié de Nyindo et essaya de persuader les Allemands présents à Ruhengeri de le soutenir. Les Pères Blancs étaient sa principale cible. On demanda aux chrétiens de Rwaza de ne pas aller à la mission et de lui envoyer leurs enfants pour qu’il « leur fasse vomir le bulozi [poison] que les Bituku [Blancs] leur ont donné ». Ses partisans croyaient qu’il était allé au camp des Allemands pour ensorceler leurs fusils mais, plus tard, le bruit courut qu’il était allé ensorceler les Belges. La tactique de Bicubirenga réussit : le capitaine Wintgens lui donna des vaches et lui promit son appui. En janvier 1916, avec 2000 de ses partisans il attaqua un poste belge et s’en sortit avec des pertes mineures. Toute cette affaire montrait clairement que les Pères Blancs étaient devenus impopulaires parmi les clans hutu indépendants en raison de la politique pro-tutsi du Père Classe.

En tant que membres d’une société missionnaire internationale, les Pères Blancs ne faisaient théoriquement allégeance à aucun pays en particulier. Le Père Classe invoqua le devoir de charité et demanda aux Pères de s’engager sur l’honneur à être loyaux vis-à-vis de l’administration allemande. Les missionnaires ne devaient « manifester extérieurement aucun sentiment » d’opposition aux Allemands ; en aucun cas ils ne devaient exprimer leurs opinions personnelles devant des Rwandais. L’Église devait s’en tenir à une attitude de totale neutralité. Une illusion, bien sûr. Quelques mois auparavant seulement, le Père Lecoindre, un des rares confidents du Père Classe, s’était plaint de l’ambiance « germanique » qui régnait clans le pays. La guerre était intervenue au moment même où les missionnaires commençaient à souffrir des pressions du pouvoir impérial et regrettaient leur indépendance précédente.

Les conséquences immédiates de la guerre sur la mission furent d’ordre matériel. Il n’y avait plus d’argent à Bukoba et Mombasa ; à partir de septembre 1914, toutes les sources de ravitaillement furent coupées et le prix des étoffes grimpa en flèche. Cinq Frères allemands répondaient aux conditions de la conscription et, en avril 1915, on demanda au clergé français de se replier à l’intérieur du pays. Deux mois plus tard, après la « trahison de l’Italie », deux Pères Blancs italiens furent arrêtés et envoyés au camp d’internement de Tabora. A la fin de l’année 1915, les mesures de rationnement et les restrictions de mouvement imposées aux prêtres commencèrent à perturber le travail de la mission qui ne pouvait plus payer le salaire de ses employés. Comme la contre-offensive des Alliés gagnait du terrain, les postes de mission devinrent d’une importance stratégique. Alors que les luthériens transformèrent loyalement leurs postes en entrepôts de ravitaillement, les catholiques entamèrent des négociations pour obtenir des concessions avant d’en arriver là. On permit aux prêtres italiens de revenir à la mission et tous les missionnaires furent autorisés à poursuivre normalement leur travail.

Au début de l’année 1916, toute activité missionnaire avait pratiquement cessé. La mission de Save était encerclée par des baraquements et les Tutsi du lieu avaient mobilisé les paysans pour qu’ils fassent du portage pour Rubengera. Des patrouilles belges passaient de temps en temps à la mission de Nyundo et, en février 1916, le personnel fut évacué pour laisser la place aux troupes allemandes. Le poste de Mibirizi fut transformé en un dépôt de munitions et on envoya les Pères acheter des haricots aux Hutu pour ravitailler le camp de Ruhengeri. Par manque d’argent, l’instituteur de Rwaza fut licencié ; rares furent les catéchumènes qui purent continuer à venir à la mission. Comme les Pères ne pouvaient plus payer les élèves, les écoles se vidèrent. De nombreux catéchistes continuèrent à travailler gratuitement ou pour un demi salaire, mais leur nombre passa de 119 à 82.

Ce furent les Hutu qui souffrirent le plus de l’appauvrissement de la mission. Ceux qui vivaient sur le territoire de Rwaza n’étaient plus obligés de porter aux missionnaires l’inzoga, la bière de bananes, mais ils devaient fournir deux journées de travail par semaine pendant douze semaines par an. Le comportement des Tutsi n’avait pas changé : ils usaient de leur nouvelle importance pour imposer aux Hutu du Nduga et du Marangara un jour supplémentaire de corvée, d’ubuletwa, par semaine, pour augmenter la taxe prélevée sur les récoltes et pour introduire, pour la première fois, l’ubuletwa dans les provinces du nord. Tout au long de l’année 1915, les Banyanduga renforcèrent leur influence sur les régions qu’ils avaient colonisées dans le sillage des raids punitifs de Ndungutse. Les Hutu souffrirent aussi des nouvelles exigences des Allemands : des centaines d’entre eux furent mobilisés pour approvisionner les troupes ; plusieurs chefs commencèrent à réclamer en compensation une taxe supplémentaire d’une houe sur les cultures. Bien que pendant la saison sèche de 1915 les Allemands aient imposé aux Hutu de nouvelles taxes, ceux-ci étaient encore censés fournir des journées de corvée à Gisenyi et à Kigali. Des mouvements, tel celui de Bicubirenga, visaient à accroître le mécontentement des Hutu à l’encontre des Forces Alliées. L’idée courut que la guerre allait mettre fin au pouvoir des Européens, semant la panique dans certaines régions.

Comme les Belges, appuyés par les véhicules et les armes des Anglais, commençaient à se préparer pour une offensive majeure en février 1916, les relations des Allemands avec les Pères Blancs se dégradèrent. Les Pères firent de leur mieux pour éviter d’être entraînés dans le conflit, allant même jusqu’à se dissimuler des patrouilles. Compte tenu de la supériorité en nombre parmi eux des Allemands, il était inévitable que les luthériens répondent plus facilement aux demandes de ravitaillement que les Pères Blancs français. Quant à l’allégresse des chrétiens, elle était aisément interprétée comme le triomphe narquois des Alliés.

Après deux importantes percées sur le front occidental, Wintgens commença à se replier sur Nyanza. Les Pères étaient maintenant soumis à de fortes pressions pour se retirer en même temps que les colonnes allemandes. Les missionnaires français et allemands écrivirent au Père Classe pour lui demander d’insister pour qu’ils puissent rester dans leurs postes de mission. La dernière lettre des Allemands à Mgr Hirth leur en accorda la permission, mais il était demandé que les prêtres se présentent en tenue de missionnaire. Aussi, quand le Père Lecoindre sortit pour saluer les troupes belges qui avançaient sur Kigali, les catholiques eurent-ils le privilège d’apparaître comme les seuls missionnaires chrétiens et les seuls Européens au Rwanda.

Après l’arrivée des Belges, « libération » était un mot qui venait facilement aux lèvres des missionnaires. A la mission de Save, à l’occasion de la procession de la Fête-Dieu, en juin, « on a vu, pour la première fois, le dais officiellement escorté de soldats chrétiens en armes, et suivi de deux Officiers européens ». Les Tutsi, qui avaient constitué l’infanterie du Kaiser, avaient été vaincus et couverts de honte. Humblement, Musinga adressa aux Belges une lettre expliquant que les Allemands lui avait certifié que le Kaiser vaincrait et demandant aux Belges de ne pas « dépouiller » son pays. Le repli des Allemands laissa les postes de mission catholiques en ruine, certains complètement. Mais les Pères qui, au Gisaka, avaient été contraints de reculer lorsque les Tutsi pillaient les Hutu, étaient aujourd’hui revenus triomphalement. Pour s’être montrés peu disposés à être les agents de l’impérialisme allemand et des Tutsi, ils devinrent à nouveau les principaux acteurs du drame colonial.

Quand, en dehors des questions concernant les besoins immédiats de la progression de leurs colonnes, les commandants belges voulurent réfléchir aux problèmes qui se posaient, ils n’avaient personne à qui demander conseil hormis les Pères Blancs. Pour gouverner un royaume tel que le Rwanda, l’expérience qu’ils avaient eue au Congo ne leur était pas de grande utilité. N’ayant qu’une vague notion de l’appui que pouvaient leur apporter les chefs locaux, tous les administrateurs acceptèrent chaleureusement l’aide des prêtres à l’exception des athées les plus militants. Quant aux prêtres, libérés de l’autorité de l’intransigeant Dr Kandt, qui les avait obligés à prendre la place indiquée dans le cadre de l’hégémonie tutsi, ils devinrent à nouveau d’actifs sympathisants des Hutu. Quand on fit appel à lui pour définir les grandes lignes de l’organisation politique du Rwanda, le Père Classe lui-même insista sur les divergences régionales, la complexité politique et les limites du sous-impéralisme des Tutsi.

Les notes du Vicaire Général commençaient ainsi : « Le régime politique du Rwanda peut être assez exactement assimilé au régime féodal du Moyen Age » ; suivait une analyse de la société rwandaise qui, loin d’être superficielle, expliquait comment les Tutsi avaient, dans les derniers temps, resserré leur étreinte sur le pays, levé des taxes arbitraires au Nduga et au Marangara et étendu l’ubuletwa dans les régions du nord. Mais le Père Classe restait persuadé que sans la noblesse tutsi, bien qu’elle soit réfractaire au christianisme, et sans une forte monarchie, ce serait l’anarchie. Il résolut le problème, à sa grande satisfaction, en distinguant une « bonne » faction de la cour, proeuropéenne, composée des Nyiginya, et un « mauvais » groupe réactionnaire composé des Ega traditionalistes. Il était cependant suffisamment réaliste pour reconnaître que le soutien des Nyiginya n’était là que pour servir leurs intérêts personnels et montrait que le principal souci du vieux Nshozamihigo syphilitique était de protéger ses fiefs des Ega. De même, quand il aborda la question du mépris des Tutsi à l’égard des Européens, il voulut faire la différence entre les « vrais » Tutsi et la masse des petits propriétaires terriens qui exploitaient le Marangara. A la mort de Nshozamihigo, en décembre 1916, le Père Classe écrivit une lettre, non sollicitée, expliquant le rôle pro-européen des Nyiginya, soulignant à nouveau le pouvoir de la reine-mère Ega., un des points faibles de Musinga, et la légitimité contestable de la cour. Pour un défenseur de l’autorité des Tutsi, c’était fournir des informations tout à fait négatives sur la classe dirigeante rwandaise. La façon dont le mwami se comportait n’était guère faite pour s’attirer la sympathie. En septembre 1916, après l’assassinat de deux askaris prés de Save, Musinga livra avec mépris au châtiment des Belges cinq hommes innocents et empoisonna le seul qui tenta de protester. Lorsque le principal corps de l’armée belge se déplaça vers le sud de la capitale, les rumeurs de révolte grandirent. Le capitaine Stevens, resté à Nyanza sans autres informations que celles que lui fournissaient Musinga, le Père Supérieur de Save et les lettres contre les Ega du Père Classe, arrêta Rwidegembya, le chef des Ega, et l’emprisonna à Gisenyi. Il réalisa plus tard son erreur :

«Musinga rêvait depuis longtemps le partage de ses biens. Rwidegembya fut victime de la machination de Gihinga, ourdie par Musinga et son satellite Gashamura, et un peu aussi de la prévention qu’avaient contre lui certains missionnaires — lesquels le représentaient comme le conservateur des pratiques culturelles et des diableries de la race Mtutsi ».

Musinga dut être surpris par la crédulité des nouveaux Européens. Il déposa pour un des fils de Kanuma le chef de l’armée de Zaza qui avait accepté des compromis avec les missionnaires. La contre-attaque des Ega fut rapide. Rwagataraka, le fils de Rwidegembya, fit savoir aux Belges que des contacts avaient lieu entre le mwami et les Allemands. Le secrétaire de Musinga reçut soudainement un fief important — sans doute pour payer son silence — mais les Belges découvrirent quarante fusils cachés à la cour et, malgré le manque de preuve, crurent les histoires qui couraient concernant des messagers allemands et des lettres secrètes. En mars 1917, les Belges prêtèrent l’oreille aux rumeurs les plus folles que faisaient circuler leurs ambitieux interprètes. Inquiets, nouvellement arrivés et faute d’une politique claire, les Belges reproduisaient les erreurs commises autrefois par les Allemands au Burundi et réagissaient abruptement.

« En bref, depuis que nous avons occupé son territoire, écrivait le capitaine Stevens, Musinga n’a fait que se moquer de nous… et fait fi des ordres qu’on lui donne. II entend jouer le premier rôle dans la politique de son pays et mettre l’autorité européenne au second plan ».

Le 25 mars 1917, le nouveau Commissaire Royal de Kigoma autorisa l’arrestation de Musinga. Dans le plus incroyable revirement de fortune que Nyanza ait jamais connu, Musinga fut expédié en prison à la pointe du fusils. La noblesse Tutsi fut balayée. Les Belges jugèrent des affaires à Zaza sans en référer aux chefs ; l’église fut à nouveau remplie de Hutu qui avaient peut-être eu vent de ces bouleversements. Cette année-là, des sous-chefs de province ne payèrent pas l’ ikoro. Décapité,  l’État rwandais se révéla ingouvernable et Musinga, profondément humilié, dut être libéré. Le passage de la conquête à l’administration n’avait duré qu’une seule année, mais le prix à payer en termes de violence et de chaos fut très élevé.

Les ravages politiques causés par les commandants belges furent dérisoires comparés aux désastres « naturels » qui frappèrent la paysannerie en cette année 1917. Les rives nord-est du lac Kivu avaient constitué une ligne de défense essentielle, et les Allemands avaient subi des escarmouches au Bugoyi. Leur armée en retraite poursuivait la tactique de la terre brûlée, détruisant les bananeraies qui pouvaient offrir à l’ennemi un abri et de quoi manger. Les troupes vivaient du pays depuis octobre 1914 et, en 1916, à l’époque où ils auraient dû planter, les paysans fuirent par centaines la zone de combat. Finalement, la famine, Rumanura, s’installa.

Quand les Pères retournèrent à la mission de Nyundo, totalement ravagée, saccagée et envahie par la végétation, les bords des chemins étaient jonchés de cadavres. Une région qui avait été autrefois le jardin du Rwanda s’était aujourd’hui transformée en une zone couverte de broussailles où erraient en toute liberté des animaux sauvages et du bétail famélique. Les missionnaires devaient décider comment ils allaient répartir leurs maigres provisions. Ils choisirent de nourrir uniquement les paysans qui avaient eu la chance de pouvoir ensemencer leurs champs et qui pouvaient donc compter sur une récolte de sorgho en mai 1917. Ceux qui, en se cachant, avaient réussi à échapper aux poursuites des Européens à la recherche de porteurs et qui n’avaient donc rien pu semer en décembre 1916, étaient à regret abandonnés à la famine et à la mort. Chaque jour, la mission de Nyundo nourrissait 200 personnes ; un prêtre vendit tout ce qu’il possédait, jusqu’à son calice, pour acheter de la nourriture à Gisenyi.

Outre l’épuisement des terres de la région du Bugoyi, le grenier du Rwanda, la perte des autres cultures aggrava la misère. De graves maladies avaient détruit les principales cultures de pommes de terre et de haricots autour de Kabgayi ; 276 des 650 chrétiens émigrèrent vers le sud, à Save ou à Kansi, en quête de nourriture. La malnutrition entraîna des épidémies de variole, de méningite cérébrospinale et de dysenterie. Les missionnaires vaccinèrent des milliers de personnes mais beaucoup moururent avant la fin du mois de juillet 1918. Parmi les familles chrétiennes de Nyundo qui avaient un accès privilégié aux réserves de la mission, le nombre de victimes passa d’environ 300 en mars 1917 à plus de 2 000 en juillet 1918, 50 % d’entre eux étant de nouveaux paroissiens. Durant la même période, la mission de Murunda perdit 20% de ses ouailles. Les Pères évaluèrent le taux global de mortalité des Hutu dans certaines zones du Mulera à 75%. La mobilisation massive de la guerre entre les Européens avait littéralement décimé la population du Rwanda.

Quand, en 1917, le major Declerck arriva à Kigali pour prendre son poste de premier Résident belge au Rwanda, il trouva une situation catastrophique : les brigands s’attaquaient continuellement aux voyageurs sur tous les principaux chemins du nord et les familles riches avaient commencé à acheter des esclaves comme domestiques en échange de leurs surplus de réserves alimentaires. Ses troupes n’avaient ni provisions ni porteurs. Quand les missionnaires étaient retournés à Nyundo, ils avaient averti les Belges de la gravité de la famine, mais pendant deux mois rien n’avait été fait. Ce n’est qu’à l’arrivée du Major Declerck, à la fin du mois de mai, qu’ils prirent une initiative, versant la somme dérisoire de 5 000 francs pour acheter de la nourriture pour les affamés.

L’administration restait soumise à des préoccupations d’ordre militaire. Pour le secteur ouest, le quartier général était situé à Gisenyi et pour le secteur est à Kigali. Cela signifiait que l’administrateur de Kigali devait envoyer des troupes pour soutenir les chefs tutsi dans des endroits aussi éloignés l’un de l’autre que le Mulera et le Bugesera, alors que l’administrateur de Gisenyi voulait se débarrasser des Tutsi et redistribuait leurs terres aux Hutu. Comme les Belges connaissaient mal la géographie politique, changeaient constamment de poste et commettaient erreur sur erreur, les diverses factions du nord profitèrent de la situation pour regagner le terrain perdu du temps des Allemands.

Les Rashi, conduits par un des fils de Rukara, renonçèrent à la vendetta contre le clan des Sigi et commençèrent à attaquer les employés de la mission prétextant que, lors du pillage du bétail, les Pères avaient été les complices complaisants des Belges et des Anglais. En novembre, un chrétien de Rwaza fut assassiné. Aucune autorité ne le maîtrisant réellement, le conflit avec les Banyanduga s’aggrava. Le Père Supérieur de la mission de Rambura devint la figure de proue d’un mouvement destiné à repousser les Tutsi, un prophète malgré lui, alors qu’au Bugarura, les chrétiens de Rwaza offrirent une telle résistance que les Banyanduga se plaignirent de ne pouvoir gouverner. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. « En mars de cette année, écrivait un Père de Rwaza, j’ai vu deux Batutsi… réclamer l’impôt au même Hutu ». Plusieurs des résidences de Rwakadigi avaient été pillées par les Belges, mais il sortit de la clandestinité, revint à Nyundo et reprit rapidement le contrôle de la situation. Les Hutu affamés de Bugoyi n’étaient pas en mesure de résister et le bétail de Rwakadigi piétinait librement dans leurs rares bananeraies et leurs parcelles de pommes de terre. La situation des Hutu du Bukamba et du Mulera était meilleure, les Belges ayant accepté que les chefs de clans locaux soient les chefs légitimes? Ils pouvaient donc compter sur un soutien contre les intrusions venant du sud. Mais les changements apportés suscitèrent davantage de ressentiments à Nyanza. D’après le commissaire, « les conceptions politiques de certains fonctionnaires territoriaux tendant à provoquer la division du royaume et l’émancipation de la race dominée, n’étaient pas de nature à rétablir la confiance dans l’entourage du roi ».

Le major Declerck était très apprécié des Pères Blancs, qui estimaient particulièrement ceux qui tenaient compte de leurs avis et de leurs conseils. Il était prêt à réunifier le royaume si les Tutsi acceptaient les réformes et l’uniformisation envisagées. Les Belges payaient leurs porteurs quatre francs (environ une roupie) pour une journée passée dans leurs rangs ; les Tutsi les leur confisquaient pour compenser le temps qu’ils avaient passé à l’extérieur. Le major Declerck amena le mwami à signer un décret condamnant jusqu’à trente jours d’emprisonnement quiconque prenait aux Hutu l’argent qu’ils avaient légitimement gagné. Il annonça devant l’assemblée des nobles réunis à Kigali que, dorénavant, aucun paysan ne devait être empêché de travailler dans un poste de mission. Finalement, il fut décidé que les Hutu pouvaient disposer de cinq jours sur sept pour leurs propres travaux ; on leur demanda de multiplier par deux leurs parcelles de culture afin de lutter contre les éventuelles famines.

Bien que n’étant pas les initiateurs des réformes, les Pères devaient néanmoins veiller à leur respect. « Comme il est hors de doute que beaucoup de Batutsi n’obéiront pas aux dites décisions, écrivait le major Declerck au Père Classe, et comme il est indispensable d’améliorer la situation des Bahutu, je serais reconnaissant aux Révérends Pères de vouloir bien signaler aux autorités territoriales les abus qui se commettent ». Les tribunaux étaient toutefois sous le contrôle des Tutsi ; les paysans n’obtenaient donc quasiment jamais réparation. Les Pères pouvaient, selon les instructions reçues, diffuser les directives, mais ne pouvaient les faire appliquer sans tomber dans des problèmes de clientélisme.

En août 1917, le major Declerck regretta de s’en être remis, ainsi que ses adjoints, à la bonne volonté des Pères Blancs : il publia une directive interdisant aux missionnaires de juger des litiges. Il tirait cette idée d’une autre longue bataille juridique qui, comme lors de l’affaire entre le Père Schumacher et Ruhigirakurinda, avait impliqué une victime hutu, un ambitieux Tutsi, un prêtre « défenseur des pauvres » et un administrateur déçu. Dans le nord, il décida d’interdire toute vendetta et toute ordalie par poison. Les Tutsi qui s’emparaient des cultures des Hutu devaient, à titre de compensation, payer le double de leur valeur ; il leur fut désormais interdit de faire paitre leur bétail dans les cultures des paysans. Une campagne de reboisement, dix eucalyptus par homme, distribués par l’intermédiaire des missions, devait commencer. Ces réformes furent quasiment impossibles à appliquer.

Le Vicaire Général était encore très bien vu des autorités coloniales. Il échangeait avec le major Dederck des paroles mielleuses. Pour la somme de 5000 francs destinée à lutter contre la famine, après une année durant laquelle le nombre considérable de personnes mortes de faim et d’épidémies n’avait pas empêché les Belges de continuer à se battre contre les Allemands, le Père Classe loua l’humanitarisme des Belges ; il déclara à Declerck que, pour la première fois en 17 ans, le pays avait enfin un gouvernement qui prenait à cœur les intérêts des autochtones. Le Résident, qui pensait peut-être aux Sœurs Blanches travaillant dans les hôpitaux militaires de Kigali et de Goma, fit allusion dans sa réponse à une grande et belle œuvre civilisatrice que vous dirigez avec un dévouement et un désintéressement au-dessus de tout éloge ».

Mais, pendant que le major Declerck et le Père Classe jouaient à couper les ailes aux Tutsi, se félicitant mutuellement d’être beaucoup plus sensibles que les Allemands, leur dépendance vis-à-vis de Musinga et de la cour, ainsi que des Banyanduga dans le nord, devint très rapidement évidente. A la fin de l’année 1917, les Belges commencèrent à subir le même type de pressions que celles précédemment exercées sur les Allemands ; ces pressions les incitaient à soutenir les Tutsi. Un missionnaire rapporta avec tristesse que le magistrat de Gisenyi avait réagi comme le Dr Kandt, qui avait un jour déclaré : « Les Batutsi ne peuvent me tromper. Quel intérêt auraient-ils à le faire ? Ils savent que je leur donne toujours raison ». Declerck en était arrivé aux mêmes conclusions. «J’attends d’un instant à l’autre, écrivit-il au Père Classe, notre Kandt, le grand ami des Batutsi ».

Pendant que les Belges s’efforçaient de comprendre la politique des Tutsi, les Pères Blancs utilisaient leurs nouvelles relations avec l’administration pour étendre les propriétés des missions au Rwanda central et ouvrir de nouvelles succursales. Les Pères de la mission de Mibirizi prirent pied pour la première fois au Busozo. Musinga, que son emprisonnement avait traumatisé, envoya le fils de Kabare à l’école de Save, présidée par le toujours insatisfait Père Huntzinger. Quatorze des principaux chefs des alentours de Save avaient reçu des cadeaux destinés à les encourager à envoyer leurs enfants à l’école ; il était prévu de créer une école pour filles.

Les premiers nobles tutsi importants furent baptisés le jour de Noël 1917 dans les missions de Save et de Kabgayi. Ils avaient été autorisés à recevoir la médaille sans avoir accompli les 16 mois de postulat prévus. Parmi eux se trouvaient Semutwa, le fils de Cyitatire, donc un prince Nyiginya, et les parents de Charles Naho, un noble sous l’autorité duquel vivaient 600 Hutu. Le frère de Naho, Cyacyana, avait été sur le point d’être baptisé, en 1916, quand le mwarni l’avait envoyé à Bukoba avec 30 porteurs pour se mettre au service des Belges. Quatre hommes seulement étaient revenus et dirent que Cyacyana, qui connaissait à la perfection le catéchisme, était mort en chrétien après avoir baptisé tous ses compagnons.

Les perturbations provoquées par l’administration belge et le succès obtenu par les missionnaires auprès des Tutsi incitèrent la cour à poursuivre dans la voie de la diplomatie. Le mwami avait déjà commencé à accroître son soutien dans les provinces en remettant aux Gesera plusieurs collines qui avaient appartenu au clan tutsi Tsobe, un groupe particulièrement affaibli par le soulèvement de Ndungutse. Le mwami encourageait maintenant certains Tutsi à faire instruire leurs enfants ; les classes pour les fils de chefs fleurissaient, bien qu’à l’école de Nyanza l’instruction religieuse fut toujours interdite. La reine-mère commençait à apparaître en public et les quatre enfants du roi paradaient en tenue européenne pour épater les visiteurs. En certaines occasions importantes, Musinga lui-même buvait en compagnie d’Européens et leur offrait des cigarettes. Les catholiques nageaient dans un bonheur naïf. Maintenant que la reine-mère, d’après eux l’éminence grise et « la vraie cheville ouvrière de toute administration indigène », se montrait au grand jour, ils pensaient que « le plus sérieux obstacle à notre compénétration européenne avait disparu ».

Beaucoup de chrétiens vinrent offrir aux Belges leurs services en tant que secrétaires et interprètes. « Guten Willem » entra au service des Belges sous le nom de Guillaume en juin 1917. Barthélémy Semigabo, de Save, devint secrétaire ; Siméon Ndaziramiye et Aloys Kansuga furent désignés pour aider au ravitaillement des caravanes près de la rivière Akanyaru. S’occuper de l’approvisionnement des lignes éloignées des Belges offrait des possibilités de corruption, et les simples catéchistes de la mission eux-mêmes devinrent belliqueux et rivalisèrent avec les agents des Belges. C’est ainsi que Paul Rungiragugu demanda à Cyitatire huit vaches afin que son second fils ne soit pas obligé d’aller à l’école de la mission de Save et qu’un catéchiste, Siméon Rutare, devint célèbre pour la manière audacieuse et courageuse dont il traita les Tutsi. Durant la première année sous administration belge, la monarchie fut sérieusement ébranlée et le clientélisme fut remis en valeur. Les missions, telle celle de Save, virent à nouveau fleurir les théocraties.

Non seulement les missionnaires détenaient un immense pouvoir politique, mais ils menaçaient aussi l’autorité traditionnelle de Musinga. Une fois son pouvoir de vie et de mort sur ses sujets éliminé et son ngabo défait, il ne lui restait pas grand chose. Il voulait savoir pourquoi le Père Huntzinger se permettait de dire du mal de sa religion alors que les Tutsi qui ironisaient à propos de la médaille risquaient l’emprisonnement. « Je ne veux pas de leur Mungu ; pourquoi veulent-ils le mien ? ».Les missionnaires, tel le Père Huntzinger, ne se donnaient pas la peine de cacher leur satisfaction. Les chrétiens de Save ne se lançaient pas dans le périlleux voyage au Tanganyika ; ils laissaient ce soin aux chefs tutsi et à leurs Hutu païens. Le Père Huntzinger aurait, paraît-il, déclaré au mwami : «Maintenant, Musinga, vous êtes devenu bien petit ; je suis votre chef. Ce n’est plus le temps des Allemands. Vous étiez grand autrefois ; cela a changé ». Les années sous domination allemande devinrent pour Musinga un âge d’or où « tout le monde me respectait » et où les Pères se contentaient de dire « qu’ils ne venaient que pour leur Mungu… et qu’ils ne se mêleraient pas de mes affaires ». Par la suite, même quand « les Pères me craignaient » et que les gens devinrent chrétiens, « ils m’écoutaient et voyaient en moi leur Chef». Mais « Le jour où les Belges sont venus, les Pères ont changé complètement… malgré qu’ils disent que l’on ne doit pas mentir, ils ont trompé les Blancs du Bulamatari ».

Mais les Pères, qui pensaient que l’autorité des Belges les autorisait à se conduire comme les Jésuites au Paraguay, se trompaient. Les Belges commençaient à se rendre compte qu’ils avaient besoin des Tutsi ; le mwami, après avoir oralement critiqué les Pères, s’attaqua à leurs disciples. La première victime fut Guillaume, que les Belges congédièrent et qui fut remplacé par un favori de la reine-mère. Plusieurs des chrétiens qui travaillaient pour les Belges furent emprisonnés pour avoir refusé de restituer le bétail qu’ils avaient extorqué. Siméon Ndaziramiye fut attaqué par quatre askari quand il essaya de dissimuler une partie d’un troupeau illicitement acquis. Nyirimbirima, que les Pères de la mission de Rwaza étaient sur le point d’admettre au catéchuménat, en fut privé sur l’insistance de la reine-mère ; les Belges refusèrent cependant d’entériner cette décision. De même, lorsqu’un des représentants du mwami, près de Save, essaya de confisquer les parcelles de terre des chrétiens, les Belges écoutèrent le Père Huntzinger et nommèrent comme sous-chef un de ses hommes. Ce fut à ce moment-là qu’il se perdit en allant trop loin.

Paulo Rungiragugu, un des favoris du Père Huntzinger, tenta d’extorquer à un Tutsi des vaches contre la promesse de l’exempter de portage. Quand le Tutsi se plaignit, le Père Huntzinger répliqua que si Paulo l’avait sauvé des Bulamatari, Paulo devait être payé et il obligea sur le champ le sous-chef à accepter d’installer un chrétien sur une parcelle contenant une source. L’occupant chrétien tua plusieurs des chèvres du Tutsi qui essayaient d’y boire et finalement l’homme porta plainte officiellement.

Une lettre du major Declerck parvint à la mission de Save en avril 1918. Il ‘y parlait de la situation intolérable créée par le Père Huntzinger, « un État dans l’État » et le convoquait à Nyanza où Declerck essaya de le réconcilier avec le mwami. Le Père Huntzinger protesta, prétendant que Musinga jouait à la fois le rôle de juge, de procureur et de juré. Le roi interrogea les témoins chrétiens en kinyarwanda, puis s’adressa en swahili à l’interprète des Belges qui, à son tour, traduisit en français pour le major. Les Belges furent indignés par ce qu’ils entendirent. Le Père Huntzinger présenta des excuses officielles’ mais il était trop tard. Musinga le détestait ; Declerck devait se libérer des catholiques et, depuis 1913, le Père Classe n’attendait qu’une occasion pour s’en débarrasser’. Une semaine plus tard le dernier membre de « l’école de Brard » était au Tanganyika.

La disgrâce du Père Huntzinger marqua la fin de deux années de pouvoir des catholiques et de faiblesse de la royauté. Dés le mois de mai 1918, l’équilibre qui régnait antérieurement entre le mwami, les administrateurs coloniaux et les missionnaires fut plus ou moins restauré. Le 11 mai, Musinga reçut tous les honneurs militaires et un message du Roi Albert. En retour, il envoya au Commissaire Royal un télégramme de remerciements ; les journaux belges mirent la nouvelle en manchette. Autour de Save, les chefs importants retirèrent leurs enfants de l’école de la mission et les envoyèrent dans les écoles des Belges à Nyanza. En représailles, les Pères retirèrent leurs enseignants de la capitale. A Zaza, le vieux Kanuma, toujours sensible aux changements de courants politiques, commença à confisquer les bananeraies des chrétiens et à les dénoncer comme rebelles.

Une fois de plus, le Père Classe envoya des circulaires mettant en garde les Pères contre toute implication dans les affaires politiques locales et critiquant leur tendance « non moins funeste, de se poser en chefs ». Ses idées coïncidaient avec celles du Père Lecoindre qui retournait au nord du Rwanda, après avoir servi pendant la guerre en Europe, et qui trouva les missionnaires en train de juger des affaires et les catéchistes en train de contrôler les chefs. « On a beaucoup de catéchumènes parmi les bahutus, écrivait-il, qui ont l’esprit « bolcheviste » ; et voilà tous les révolutionnaires du pays enrégimentés dans la religion catholique ». Les Hutu n’étaient pas les seuls à avoir une « mentalité bolcheviste ». Le mécontentement régnait parmi les prêtres qui n’admettaient pas leurs fréquents transferts d’un poste de mission à un autre et qui furent indignés quand, en février 1917, le « budget moyen par missionnaire fut fixé à environ 0,5 francs par jour ». Alors qu’ils n’avaient pas de chemises et que, dès le crépuscule, ils étaient plongés dans l’obscurité, le magasin de Kabgayi possédait un stock de chemises pour les séminaristes et le séminaire recevait du pétrole et des lampes. Le Père Classe se plaignit à Alger d’être tenu pour responsable de la politique de Mgr Hirth.

Le Père Classe devait faire face aux conséquences de l’indécision antérieure des Belges, qui avaient pratiquement restitué le nord aux Hutu et avaient également restauré l’influence des Pères Supérieurs du nord. Il était inutile que le Père Lecoindre mette en garde de « ne pas nommer comme supérieurs des missionnaires trop démocratiques ; attention à l’anarchie et au bolchevisme qui peut en résulter », ou qu’il préconise que les missionnaires axent leurs efforts sur la « classe » tutsi. De telles leçons, manifestement tirées des troubles politiques et sociaux qui régnaient en Europe, ne tenaient pas compte de la situation du Rwanda du nord qui, plus qu’un Brard ou qu’un Huntzinger, déterminait la conscience et la pratique des missionnaires de la région nord. Le Père Oomen n’était dans le nord que depuis peu lorsque le nouveau Résident de Gisenyi vint humblement lui demander conseil. La réponse embarrassée du Père Oomen montra combien Nyundo transformait rapidement un nouvel arrivant en défenseur du régionalisme décentralisé :

« Après lui avoir dit que je me le permets seulement sur son désir, je tâche de lui montrer que pour le pays d’ici, vouloir appliquer le système du Nduga, si le Mututsi d’ici serait maître absolu de tout le pays, de toutes les vaches, ce sera la fin du pays… Si le Mututsi peut les enlever comme il veut, c’est déposséder tous les propriétaires du pays, nier l’histoire du Ruanda que le gouvernement semble reconnaître au Bushiru ».

Le Père Oomen, de même que d’autres prêtres, était devenu aussi rebelle que les paroissiens. il nota sa réponse au Résident dans le journal de la mission pour que le Vicaire Général et le Père Visiteur puissent la lire. Tant que les Belges n’imposaient pas une politique uniforme avec la même férocité que les Allemands, le Père Classe ne pouvait empêcher les prêtres d’assumer les rôles des Tutsi et des Belges absents.

En avril 1917, les postes de mission du nord commencèrent à organiser dans les collines des groupes de chrétiens pour qu’ils puissent s’entraider et faire face ensemble à la famine. Les Pères de la mission de Rwaza mirent aussi en place un tribunal pour juger les litiges dans lesquels des chrétiens étaient impliqués et pour empêcher les vendettas. A la tête de chaque colline se trouvait un chrétien, un mukuru, qui dirigeait le groupe, appelé inama. Les Bakuru b’inama (pl.) introduisaient les plaignants auprès du tribunal qui siégeait à la mission tous les mercredis. Bien que les magistrats soient trois chrétiens élus par les laïcs et qu’il n’y eut aucun représentant extérieur, même des païens s’adressèrent au tribunal. Le cas de quiconque tentait de plaider sans son mukuru w’inama ou de contacter un magistrat avant l’audience était renvoyé automatiquement. Pour les affaires de justice, la mission s’était inévitablement substituée aux Tutsi absents et aux Belges débordés. Et, parce que gérer les conflits entre les clans et les familles était le principal moyen, en dehors de la violence, qui donnait aux Tutsi de se maintenir en position de force, cela permit de stopper l’expansion des Banyanduga dans la région de Rwaza.

La théocratie naissante à Rwaza était fort peu contrôlée par l’extérieur. Les Tutsi se querellaient entre eux. Tout au long de l’année 1918, le fils de Bushako lutta avec Rwakadigi pour le contrôle de la région de Bugoyi. En novembre, compte tenu des pressions croissantes que Musinga et sa mère exerçaient sur lui, Nyirimbilima, le fils de Nshozamihigo, dut se réfugier en territoire sous juridiction britannique et fut remplacé par un des hommes du mwami. Les Hutu, affaiblis par la famine et la guerre, abandonnèrent plusieurs de leurs prophétesses de Nyabingi de moindre importance.

En 1919, il fallait chercher à plaire aux Pères. Dans le nord, leurs missions étaient des paradis en matière de loi et d’ordre public, car les Banyanduga ne pouvaient s’imposer dans la région sans l’aide des Belges, qui eux-mêmes devaient parfois demander l’aide des Pères Blancs’. Les Banyanduga rencontraient de si grandes difficultés avec les rebelles hutu qu’ils parlaient d’abandonner les terres du Mulera si bonnes pour le bétail. Le Commissaire Royal avait donné carte blanche à Mgr Hirth pour qu’il fonde de nouveaux postes de mission, à condition d’éviter les anciens lieux de résidence de Rwabugiri. Les catholiques ouvrirent alors la mission de Rwamagana près du lac Muhazi au Buganza, où paissaient les nyambo, le célèbre troupeau royal. Musinga dut prendre conscience de l’inanité de sa victoire sur le Père Huntzinger. Kabgayi, avec ses deux séminaires, rivalisait désormais avec la cour. Les Belges disaient que « le lieu le plus fréquenté du Marangara… était celui où les autochtones de toute la région se rencontrent… ceux qui recherchent quelqu’un se rendent d’abord à Kabgayi où ils puisent les renseignements premiers ». De manière plus insidieuse, de jeunes Tutsi continuaient à entrer peu à peu au catéchuménat.

Si Kabgayi était un centre important, il était cependant dans un pauvre état. A l’époque de la famine, les étudiants mangeaient essentiellement des légumes secs ; certains souffraient de carences en vitamines qui entraînaient des maladies telles que l’héméralopie. Le toit du petit séminaire nouvellement construit commençait à s’effondrer et les bâtiments étaient infestés de fourmis. Certains sentaient que les Frères n’avaient pas le cœur à l’ouvrage. Tant que le réfectoire ne fut pas terminé, les séminaristes prirent dehors leurs maigres repas qui ne comportaient de la viande qu’une fois par mois. Etant donné qu’il n’y eut de livres en français qu’après la guerre et qu’un mois après l’arrivée des Belges l’enseignement passa de l’allemand au français, la plupart des cours dispensés au petit séminaire furent oraux. Au Grand Séminaire, les étudiants en théologie se partageaient les copies des ouvrages de Noldin et Tanquerey, les manuels de leurs professeurs qui dataient d’un autre siècle. Ils étaient censés atteindre le même niveau que leurs condisciples en Europe mais, comme le reconnaissaient les professeurs des deux séminaires, leur approche était désuète et surannée et ils n’avaient tout simplement pas assez de livres.

Mgr Hirth œuvra pour la réussite du séminaire. Après deux années de probation dans une mission, Donat Reberaho et Balthazar Gafuku furent ordonnés à Kabgayi le 7 octobre 1917 et commencèrent à enseigner au petit séminaire. Quatre élèves qui avaient quitté le petit séminaire furent formés pour devenir Frères Bayozefiti. A la mission de Rwaza, les Sœurs Blanches formèrent neuf postulantes qui souhaitaient devenir Benebikira. En juin 1919 et 1920, trois autres Hutu furent ordonnés prêtres : Jovite Matabaro, Isidore Semigabo et Joseph Bugondo. L’année précédente, la Soeur Maria Yohanna avait prononcé ses vœux de religieuse. L’ordination des cinq prêtres eut un grand impact au Rwanda central. C’était une preuve tangible et saisissante de l’émancipation des Hutu et de leur accès aux rangs de la noblesse. En outre, cela montrait aux Tutsi les liens étroits que les missionnaires voulaient nouer avec la paysannerie et l’urgence avec laquelle ils se devaient de réagir positivement au système religieux qui s’imposait de plus en plus.

Musinga était plein d’amertume. Il devait s’opposer à l’émancipation des Hutu et se rendait compte que la nouvelle religion menaçait ses fonctions traditionnelles. Les Tutsi devaient assimiler l’enseignement des Européens pour conserver leur place, mais pas à partir de « livres pour leur apprendre à devenir des hommes des Pères ». Le roi écrivit au Commissaire : « Les Bulamatari construisent des écoles partout. J’espère qu’ils en construiront ici. Les Allemands n’ont rien fait alors que les Sultans du Buganda et de Bukoka ont reçu une instruction». Il affirmait catégoriquement; « Je ne veux pas de l’enseignement des Pères pour mes enfants ; ils enseignent à mépriser la loi de nos pères ».

Lorsque, le 6 mai 1919, Van den Eede succéda à Declerck en qualité de Résident, le Père Classe perdit un allié fort utile et Musinga en gagna un. Lors de la Conférence de Paix de Paris et de la Commission de la Société des Nations concernant les mandats, la Belgique se battit pour avoir sa part du gâteau colonial. Van den Eede n’aurait supporté aucune interférence de la part des missionnaires français, néerlandais ou allemands. Il était déterminé à faire de l’école des chefs de Nyanza un modèle du genre et était heureux de faire plaisir à Musinga en adressant les élèves à un professeur belge plutôt qu’aux Pères de Kabgayi. Le Père Classe déclara d’un ton condescendant au nouveau Résident qu’il espérait qu’«il sera possible d’arriver bientôt à la liberté nécessaire de conscience qui existait autrefois, dés avant la guerre ». Van den Eede, avec son franc-parler flamand, ordonna au Vicaire Général de référer toutes les plaintes au quartier général des Belges à Kigoma. La Belgique commençait à montrer son côté anticlérical. L’opposition de la cour aux Pères mit les chefs Nyiginya dans une situation délicate : le sort de Nyirimbilima était encore tout à fait présent à leur esprit. Sharangabo, un frère du roi, qui était resté loin de la cour de 1906 à 1912 pour éviter les purges, eut à prendre plusieurs décisions difficiles lorsque la mission de Rwamagana s’installa au cœur de son fief. Sharangabo envoya trois de ses fils à l’école publique de Nyanza et deux autres à l’école destinée aux fils de chefs à Rwamagana. Lorsque, en colère, le Père Classe fit remarquer aux Belges qu’un des enfants avait plus de seize ans et avait le droit d’aller à la mission de Rwamagana, l’école de son choix, Sharangabo retira simplement un autre de ses fils de la mission et l’envoya lui aussi à Nyanza, maintenant ainsi la proportion : trois pour le roi, deux pour les Pères. Cela montrait peutêtre assez bien les hésitations des nobles ; c’était sûrement une manière de maintenir un intérêt dans les deux camps.

Quand Musinga se rendit compte que des nobles importants partageaient leur allégeance, il voulut concentrer le pouvoir entre ses mains. Le Père Classe décela un changement après les ordinations de 1919: « Musinga devient de plus en plus autocrate et le peuple a de moins en moins de droits. Ces mois derniers, le pays a fait un vrai retour en arrière ». Comme Nturo, Cyitatire, Kayondo et même Rwidegembya et Rwabusisi se rapprochaient des missionnaires, Musinga commença à traiter directement avec leurs sous-chefs et leurs garagu. A Kabgayi notamment, la situation devint très complexe, les Hutu ne sachant plus à qui ils devaient se référer. La libération soudaine de l’aventurier Rwakadigi, qui avait été retenu à la cour depuis juin 1918 de par la volonté du mwami, et la nomination de son fils à la tète de Bugoyi furent un des signes des temps.

Le 30 mai 1919, le Rwanda passa officiellement sous autorité belge. L’administration avait déjà été ébranlée par le traitement infligé par les Allemands. Louis Franck, le ministre des Colonies, opta pour l’administration indirecte car l’organisation politique du Rwanda était « fortement échafaudée avec une autorité puissamment assise ». Les Belges devaient jouer un rôle de conseiller et de tuteur aux côtés des chefs. Il soulignait l’importance d’assurer la continuité, de conserver le système intact plutôt que de mettre en place des réformes susceptibles d’entrainer des remous 159. Le ministre Franck eut recours à la formule consacrée du service colonial. Pour adapter le Rwanda « aux besoins de la colonisation et au progrès économique du pays », il fallait s’en tenir à des mesures très progressives ; l’introduction de planteurs européens n’était donc pas exclue, malgré la décision de «respecter les institutions indigènes ».

Le ministre Franck visita le Rwanda en 1920 et il « ne s’est pas gêné pour nous dire qu’à son avis c’est le « développement économique » seul qui est à introduire chez les nègres » , ce qui semble avoir signifié donner une formation technique aux Hutu pour qu’ils soient à même d’assumer les modestes fonctions qui leur incombaient. « Il ne s’agit pas, sous prétexte d’égalité, de toucher aux bases d’institution politique ; nous trouvons les Watuzis établis d’ancienne date intelligents et capables ; nous respecterons cette situation », écrivait Franck, qui réservait son socialisme pour son pays en Europe. Le Père Classe était déçu : « Il nous a semblé n’être nullement partisan de l’instruction, même élémentaire, pour le peuple, le commun », même si, naturellement, le Père Classe admettait que « Nous, nous voulons cette instruction pour la conservation de la foi, de la piété de nos chrétiens ».

La plupart des Pères voyaient encore l’alphabétisation dans un contexte spirituel et, comme Franck, ils auraient pu considérer la formation technique dispensée par les Frères comme une préparation des Hutu pour travailler au service de l’État tutsi. Mais la première année sous autorité belge et l’oppression des Banyanduga dans le nord avaient fait naître de nouvelles et véritables préoccupations sociales. En 1913, le Père Classe avait écrit : « Nos chrétiens ont besoin de paix pour se développer ; pour éviter l’oppression, nous devons nous rendre les chefs favorables ». Déjà avant 1920, il préconisa d’importantes réformes : « Il faudrait surtout améliorer la situation du peuple et lui donner un droit réel à la propriété privée ». Au Rwanda, les rôles s’inversèrent : le ministre Franck devint le conservateur, celui qui répondait favorablement aux demandes de Musinga de continuer à pratiquer le culte ancestral à la cour, alors que le Père Classe et ses confrères, sans bénéficier du soutien d’une bourgeoisie indigène, proposaient comme fer de lance une sorte de révolution bourgeoise contre le féodalisme.

Les Pères Blancs ne proposaient pas d’affaiblir le féodalisme sans comprendre ce qu’ils faisaient ; tous n’étaient pas non plus hostiles aux institutions sociales rwandaises. C’est uniquement dans le domaine du mariage qu’ils s’étaient montré déterminés à imposer des types de comportement assez nouveaux. Confrontés à un féodalisme viril sinon virulent, basé sur un système complexe d’échanges et de relations dans lequel l’imprudent ou l’ignorant était complètement perdu, ils décidèrent de l’étudier. Les Pères Arnoux, Hurel, Pagès et Schumacher préparèrent des traités anthropologiques avec la diligence de professeurs universitaires ; d’autres Pères écrivirent abondamment dans les journaux des missions ou préparèrent des manuscrits qui circulèrent confidentiellement parmi les Pères Blancs. Cela permettait souvent d’élaborer d’astucieuses politiques d’adaptation.

Les tactiques visant à contrer la vendetta étaient, par exemple, fondées sur une bonne compréhension du droit coutumier. Si un chrétien était tué dans le cadre d’une vendetta, le Père Classe recommandait la remise de huit chèvres en dédommagement à umuryango offensé. Si l’auteur du meurtre était un chrétien, on exigeait qu’il accomplisse en plus deux semaines de travail à la mission pour « le dommage moral causé à la mission ». L’homme pouvait être réintégré dans l’Église à condition qu’il se confesse et se repente sincèrement de son acte. Quand deux familles chrétiennes, imiryango, étaient impliquées, on recommandait que ce soit le Père Supérieur qui verse le dédommagement pour éviter de révéler publiquement l’identité du meurtrier. Quant à la veuve de la victime, les Pères essayaient de la marier eux-mêmes afin d’éviter qu’elle soit automatiquement mariée, comme le voulait la coutume, au frère du défunt.

A la Chambre belge, les députés libéraux et socialistes pouvaient bien s’insurger contre l’ingérence des rusés missionnaires dans la culture rwandaise; mais ils étaient aussi incapables que les Pères Blancs de concilier l’idée d’une transformation progressive avec le respect des institutions africaines. Cependant, au moment où naquit l’idée de réforme, il n’était plus possible de préserver le royaume de Musinga de la destruction et de garantir son mode de vie. Ils courtisèrent souvent le mwami, empanaché et entouré de ses ntore, pour l’amener à soutenir la fausse fiction libérale que l’administration allait garder intactes les institutions politiques autochtones. Le degré d’aveuglement des députés belges fut admirablement démontré quand l’ensemble de la région du Gisaka passa aux Britanniques bien que plus de 50 nobles, dont plusieurs de Gisaka, aient déclaré lors d’un plébiscite vouloir être administrés par les Belges. Le mwami protesta officiellement auprès des Britanniques mais, en son for intérieur, il estimait que les Pères Blancs étaient les véritables responsables de cette situation. Il attribuait désormais tous ses problèmes à leurs funestes machinations.

En dépit des nombreuses critiques, les missions restaient désunies. Parmi les missionnaires, le mécontentement se focalisa finalement sur deux points essentiels : l’autoritarisme du Père Classe et l’idéologie missionnaire de Mgr Hirth. Les prêtres se réunirent en conseil à Kabgayi afin de décider quels séminaristes seraient autorisés à devenir sous-diacres. Invoquant son faible niveau intellectuel, onze des douze prêtres votèrent contre l’abbé Jovite Matabaro. Leur décision fut tout simplement rejetée. Un autre séminariste, probablement Isidore Semigabo, fit la cour au mwami pendant six jours pour obtenir des vaches, et lorsque Mgr Hirth le recommanda pour le sous-diaconat les missionnaires furent scandalisés. « Ces séminaristes sont gâtés, écrivit le Supérieur Régional, ils ne se voient rien refuser ». Quand plusieurs missionnaires protestèrent et dirent qu’il n’était pas correct d’ordonner un homme qui n’était baptisé que depuis quatorze ou quinze ans, non seulement Mgr Hirth balaya d’un geste leur objection mais il créa à Murunda la première paroisse entièrement tenue par des Africains ; la mission de Nyundo ne la supervisait que de très loins.

Face à tant d’autoritarisme et d’obstination, le sentiment d’impuissance de certains missionnaires s’apparenta peu à peu à une critique de type raciste de l’essor si rapide du clergé indigène car, au fond, ils pensaient que les Rwandais n’étaient pas à la hauteur. Sous leurs yeux cependant la mission de Murunda prospérait. Les gens venaient par centaines écouter les sermons de l’abbé Donat Reberaho ; il était si persuasif quand il parlait de la pénitence qu’ils affluaient pour se confesser. Le fait qu’il parle couramment le kinyarwanda, tourne constamment autour du principal argument de son sermon et utilise les riches proverbes du pays influençait naturellement davantage l’assemblée que les expressions hésitantes des nouveaux Pères Blancs. La phrase qu’il répétait sans cesse : Imana iruta ingabo, Dieu est plus grand que le ngabo, le rendit célèbre. Le clergé européen ne trouvait rien lui reprocher hors sa plus grande capacité à adapter à sa paroisse le christianisme occidentalisé des séminaires. A l’époque où le clergé rwandais était composé de sous-diacres, donc de subalternes, ils étaient très bien accueillis dans les postes de mission ; devenus prêtres, ils représentaient une menace plus grande et n’étaient pas toujours bienvenus à la table de la mission. Les administrateurs belges les traitaient sévèrement, leur adressant des lettres blessantes.

Quand, en 1918, les premières plaintes contre le Père Classe parvinrent à Maison Carrée, Mgr Hirth protégea son lieutenant et déclara qu’il s’agissait au fond des mêmes critiques que celles faites autrefois contre lui-même. Malgré le manque d’intérêt continuel de Mgr Hirth pour le Burundi, le Père Gorju, Vicaire Général de la moitié sud du Vicariat du Kivu, défendit loyalement le Père Classe et le présenta comme le bouc émissaire pour l’incompétence de Mgr Hirth. Cependant, malgré la hiérarchie qui régnait dans le milieu des Pères Blancs, le Père Classe ne pouvait espérer échapper toujours aux conséquences des divisions entre son autorité et celle de Mgr Hirth, ni éviter que le vicariat tombe dans l’anarchie. Mgr Livinhac déclara d’un ton grave à Mgr Hirth « Le bien de la paix exige que le Père Classe disparaisse du Kivu » et, en mai 1920 le Vicaire Général fut rappelé en Europe. Suivit alors un long silence de la part de Mgr Hirth qui entraina l’envoi d’une lettre affolée de Mgr Livinhac rappelant à l’évêque ses anciens succès et demandant avec délicatesse s’il avait démissionné' ». C’était le cas. En juillet, Mgr Hirth avait écrit au Préfet de la Congrégation De Propaganda Fide en indiquant qu’il renonçait à son poste pour raisons de santé et compte tenu de l’état de sa vue. Il vécut encore de nombreuses années et, pour un homme à moitié aveugle, il entretint une correspondance étonnamment volumineuse avec sa famille.

Le rapport du Supérieur Régional sur le Rwanda était accablant, décrivant des missionnaires de brousse « complètement découragés, annihilés », alors que le Père Classe et Mgr Hirth refusaient de reconnaître leur responsabilité, se la rejetant l’un sur l’autre. « Les pauvres missionnaires ne savent plus quel saint invoquer », bien que ceux qui le purent tentèrent de mettre leur nez dans la correspondance, tandis que le Père Classe, sous leurs regards pleins de colère, continuait à frayer avec les administrateurs belges. Face aux critiques, le Père Classe essaya de chasser les dissidents du pays, préférant ignorer que, démoralisés, certains prêtres n’arrivaient plus à assumer leurs tâches : «une dizaine de missionnaires qui, soutenus, auraient été très bons… ne font plus rien ». Il était cependant peu vraisemblable qu’un prêtre tel que Léon Classe, compte tenu de son talent pour traiter avec les autorités gouvernementales et de son immense foi en l’autorité de l’Église, tombe pour longtemps en disgrâce à cause de remous venant de la base. Cela aurait été un déni de l’ordre religieux. En novembre 1920, le Supérieur Général se sentit obligé de préciser aux missionnaires du Rwanda que le rappel du Père Classe ne signifiait pas sa disgrâce. En matière de politique coloniale, la question du Gisaka était devenue une préoccupation centrale, et ce, peu de temps avant que le Père Classe ne se rende dans les salons d’Anvers et de Bruxelles, se faisant passer, comme tout chef-né, pour l’homme indispensable. Grâce à un bref document de cinq pages expliquant pourquoi il était nécessaire que le Gisaka soit réintégré dans la partie du Rwanda sous domination belge, la chance commença à lui sourire ; en avril 1921, il était, du moins aux yeux de Mgr Livinhac, exonéré de toute responsabilité concernant la désintégration du Vicariat du Kivu. Le Supérieur Général adressa aux Pères du Rwanda une lettre très sèche, dans laquelle il rappelait l’autorité acquise par 300 ans d’histoire de l’Église, pour demander leur soumission respectueuse aux célèbres directives de la Sacrée Congrégation De Propaganda Fide de l’année 1659 concernant la pratique missionnaires.

En septembre 1921, en sa qualité d’expert en matière de politique des Tutsi, le Père Classe dina avec le ministre des Colonies. Le capitaine Philipps, le Résident anglais qui devait être chargé du Gisaka, fut invité à se joindre au «dîner entièrement en maigre. Ce détail est assez symptomatique chez un libéral doctrinaire », comme le Père Classe le fit remarquer en privé , en vue de le persuader d’écrire à Winston Churchill pour qu’il soutienne la restitution rapide de la région du Gisaka aux Belges. Les remarques du Père Classe sur le menu servi chez le ministre Franck avaient été dictées par son attitude « franchement hostile » à l’égard du catholicisme et par son refus de recommander, en guise de quid pro quo, le versement de subventions aux écoles catholiques où quarante missionnaires favorables aux Belges dispensaient un enseignement à 8 000 enfants.

Le départ du Père Classe n’avait pas suscité beaucoup de changements au Rwanda. Mgr Hirth continua à contrôler les décisions du recteur du séminaire et, finalement, occupa lui-même le poste. Il était évident qu’il fallait nommer le plus rapidement possible un nouveau Vicaire apostolique et diviser le Vicariat en deux afin de donner à la mission du Burundi la possibilité de se développer. Pour le Rwanda, il n’y avait qu’un seul candidat sérieux : le Père Léon Classe.

En Belgique, le Supérieur Provincial des Pères Blancs soutenait totalement le Père Classe et voulait exercer des pressions sur le Vatican pour qu’il obtienne le poste. Ryckmans, le nouveau Résident de Kigoma, souhaitait aussi la nomination du Père Classe mais il pensait qu’il était inopportun « d’écrire de manière à ce que le Saint Siège voit une immixtion du gouvernement dans cette désignation ». Le ministre Franck, que ces questions étaient loin d’enthousiasmer, ne pouvait pas faire grand chose mais il appréciait la contribution d’une personne telle que le Père Classe dans des situations politiquement délicates. Il fit donc savoir au ministre des Affaires étrangères qu’il souhaitait que l’ambassadeur belge auprès du Vatican fasse connaître les préférences belges quand Mgr Livinhac présenterait la Terna à Rome. Le 28 mai 1922, deux ans après avoir dû quitter le pays suite à la révolte des missionnaires, le Père Classe fut nommé Vicaire apostolique au Rwanda ; un an plus tard, le Burundi devint un Vicariat à part entière.

La première guerre mondiale avait fait apparaître au grand jour les conflits entre la Mission, en tant qu’organisation religieuse porteuse d’une idéologie spécifique, et les diverses conceptions profanes des missionnaires. La crise d’après-guerre n’était pas seulement le produit de différences d’opinion concernant la missiologie. Elle révélait aussi les divergences d’opinions personnelles, sociales et nationales des missionnaires. Ce sont ces dernières qui, exacerbées dans le contexte rwandais, déclenchèrent un conflit peu commun entre le Vicaire apostolique, Rome et les missionnaires de brousse.

Durant les premiers mois sous administration belge, l’essor de l’Eglise hutu s’était poursuivie, comme la disgrâce des Tutsi. Après la guerre, le vide de pouvoir favorisa le jeu des tendances centrifuges tant au sein de l’Eglise que de l’Etat. L’autonomie régionale signifiait un renforcement du pouvoir des Pères Supérieurs. L’engagement du Père Classe en faveur des Tutsi était loin d’être assuré. Mais, durant ce temps, les Tutsi avaient abandonné leur prudente attitude d’assimilation et entrepris de faire une cour assidue aux missionnaires qui représentaient désormais une force puissante dans le pays. Cette situation aboutit à un début de scission au sein de la noblesse et à un accroissement des tensions entre le mwami et les nobles. Le revirement politique des Belges en faveur de la cour et le retour du Père Classe, en axant à nouveau les efforts des missionnaires sur la conversion de la classe au pouvoir, brouilla encore plus les choses entre le roi païen et les nobles hésitants.