En 1910, la position du Vicaire Général du Rwanda, le Père Classe, était plus équivoque qu’il ne voulait bien l’admettre. La mort du Père Loupias n’avait touché ni les Tutsi ni les Allemands. Ingrat, le mwami ferma les yeux d’un vieil ami de la mission de Save et se mit à étudier la possibilité de signer une alliance avec Rukara. Les Allemands, chargés de retrouver les meurtriers, mirent en cause la témérité du Père Loupias et versèrent des larmes de crocodile devant la pénible tâche qui leur incombait de punir le Mulera. Les Hutu resserrèrent les rangs ; les guides chrétiens eux-mêmes refusèrent de conduire les poursuivants à Rukara. Le comportement de ceux qui restèrent à la mission fut plus insolent que jamais : ils brûlèrent les cases d’un garagu du roi et refusèrent de fournir des vivres aux patrouilles allemandes.

Deux personnes accusèrent l’Eglise catholique de vouloir étendre son pouvoir et d’avoir des visées théocratiques : le capitaine Wintgens, avec sa formule lapidaire : « Donner à Musinga ce qui est à Musinga »  et le Dr Kandt. L’affrontement entre l’Église et l’Etat, que le Père Classe refusait de voir en face, fut pendant quelques temps inévitable. Les Allemands, les Tutsi et Mgr Hirth partageaient son point de vue ; mais d’un autre côté, des sujets indisciplinés, les missionnaires et les Hutu du nord se trouvaient réunis, par hasard, dans un invraisemblable mélange d’objectifs violents et contradictoires. La même cassure qui séparait gouvernants et gouvernés traversait aussi l’Église ; mais, dans aucune de ses directives, le Père Classe ne voulut prévenir ce conflit. Quant au Dr Kandt, il entretenait soigneusement, dans ses discours sur la conduite des missionnaires, l’illusion que les prêtres français et les officiers coloniaux allemands avaient un objectif commun. Comme il fallait s’y attendre, c’est un litige à propos de bétail qui fit éclater au grand jour, en décembre 1910, le conflit latent entre les missionnaires vivant dans la brousse et les gouvernants. Un catéchumène hutu de la mission de Kabgayi persuada le Père Schumacher qu’il avait été puni par son maitre tutsi pour être allé à la mission. Dans une lettre « franche »  au Résident, le Père Schumacher dénonça la « justice » tutsi et prétendit qu’en tant que Père Supérieur, il était le mieux à même de juger de tels litiges. Les soupçons exprimés par le Dr Kandt et l’opinion personnelle de nombreux missionnaires transformèrent un cas anodin en une sorte de cause célèbre. « Comment tout cela va-t-il finir ? » demandait le mwami. « Faut-il chasser tous les chefs chaque fois qu’un serviteur va se plaindre à la mission parce que, pour le punir, on lui a confisqué du bétail ? ». Le Père Classe et le Dr Kandt se répandirent à un nouveau flot d’injonctions pour que l’autorité des Tutsi soit respectée.

« La politique du gouvernement impérial doit, dans tous les cas, renforcer l’autorité des chefs et du sultan et la faire appliquer, même si cela aboutit quelquefois à des injustices à l’égard des Wahutu», écrivait le Dr Kandt afin d’étouffer toute contestation. « Les Batutsi sont les chefs du pays… le gouvernement ne peut pas changer d’un seul coup la constitution intime du pays » expliquait le Père Classe, « il y aurait une révolution que tous les gouvernants veulent éloigner à tout prix ». « Les Hutu sont de tempérament brutal, enclins à l’insoumission et à la révolte » prévenait le Dr Kandt. « Certains missionnaires semblent désirer voir un jour régner les Bahutu, et surtout les Bahutu chrétiens.

Les choses iraient-elles mieux ? » répétait le Vicaire Général. «Aussi longtemps que j’aurai l’honneur d’être Résident ici, je ne proposerai aucune autre politique ou d’autres principes que ceux du gouvernement impérial… la Mission doit s’adapter à cette politique si elle ne veut pas mettre en danger ses intérêts vitaux » tonnait le Dr Kandt. « Nous ne sommes pas des “rois”… » rappelait le Père Classe à ses subordonnés. « Ce n’est donc pas une influence matérielle que nous pourrons avoir sur eux… Nous cherchons à avoir l’influence morale, l’influence évangélique, la seule vraie » . De telles injonctions auraient pu être raisonnables dans la situation d’alors, elles auraient pu correspondre aux instructions du Cardinal Lavigerie, mais venant d’un Résident allemand via un missionnaire qui s’intéressait avant tout à sa « carrière », elles avaient à peu près le même effet sur les prêtres militants que le dédain des Tutsi.

Pour le Dr Kandt et le Père Classe, il semblait que le soutien à la monarchie féodale était une affaire simple. Les prêtres partisans de la ligne dure auraient pu reconnaitre que les paysans chrétiens avaient des devoirs envers leurs chefs ; ils leur auraient alors enseigné à remplir ces devoirs ; mais la simplicité de la politique dissimulait une réalité complexe. Quels étaient les devoirs que les paysans étaient supposés remplir? Vis-à-vis de quels chefs ? Pour tenter de résoudre ce problème, les Pères Blancs entreprirent une recherche approfondie sur les droits et les obligations dans le système féodal. Musinga poursuivit la politique de Rwabugiri visant à démanteler les vastes possessions de terres des Tutsi, y compris après s’être servi des Européens pour étendre son royaume aux environs de l’année 1905. Le système des juridictions empiétant les unes sur les autres, créé à dessein par le mwami et son père, empêcha les nobles de réunir leurs domaines et leurs partisans du nord et du sud-ouest ; de plus, étant donné que plusieurs chefs avaient des droits sur les mêmes Hutu, ce système permit que les notables ambitieux, tels les Ega, se contrôlent et se contiennent mutuellement. Autour de la mission de Zaza, par exemple, quatre des principaux chefs tutsi pouvaient revendiquer le droit d’utiliser les services des paysans ; cela compliquait la situation légale, déjà difficile, des Hutu habitant sur les terres de la mission. Les vieux Hutu qui vivaient sur le domaine de Zaza disaient aux Pères que les droits du chef de l’armée, umutware w’umuheto, se limitaient à convoquer le ngabo et à réclamer pour elle des provisions. Mais, le chef de l’armée prétendait que les Hutu devaient sarcler régulièrement pour lui, lui fournir de la bière et des produits, en sorte se comporter comme ses ouvriers agricoles de I’ ubuletwa. Les prêtres avaient plutôt tendance à accepter la version de leurs paysans. Bien que ceux-ci aient pu avoir minimisé leurs devoirs, ils se référaient probablement à une plus ancienne tradition, alors que le chef essayait de traduire ses droits liés au quasi défunt ngabo en des termes adaptés au contexte contemporain du Rwanda. La nature du féodalisme n’était pas statique ; il n’y avait pas de code précis tel que les Pères, avec leur formation en droit canon, le demandaient. Impôts, tributs, présents, corvées, tout était déterminé par l’aptitude des Tutsi à les arracher. Compte tenu du soutien des Allemands, cela ne pouvait guère qu’augmenter.

Quand les Pères prirent possession de leurs domaines, les abanyabatuka et abatware perdirent leurs fiefs. Le mwami reçut des roupies et des tissus en échange et décida si de nouveaux fiefs devaient être concédés en compensation. Même après 1906, quand les chefs commencèrent à signer des contrats aliénant leurs possessions, ils espéraient encore pouvoir maintenir des liens féodaux entre eux et les Hutu qui vivaient désormais dans leur propriété, notamment lorsqu’un paysan disposait de champs à l’intérieur et à l’extérieur des limites de la mission. Si le paysan refusait d’envoyer le tribut demandé, une part de sa récolte ou quelques bananes, le Tutsi essayait d’installer un autre homme sur son lopin de terre. De leur côté les Hutu, pensant également en termes de relations de clientèle, traitaient les Pères comme leurs nouveaux abanyabutaka privilégiés, les montant, selon l’habitude traditionnelle, contre les abatware locaux.

Inévitablement, un processus d’acculturation se produisit. Les Pères traitèrent leurs Hutu plus comme des garagu que comme des métayers, alors que les Tutsi firent de gros efforts pour accepter leur propre conception de la propriété. Le successeur de Ruhinankiko, Rwamuhama, proposa « afin que nous ayons la paix ensemble… que tu me donnes ce [les terres] que ceux de la propriété peuvent avoir en dehors, et moi je te cède ce que mes gens ont dans la propriété [de la mission] ». Cette solution apparemment honnête fut rejetée après un bref calcul faisant apparaître une perte sèche pour les catholiques. Les prêtres promirent cependant de s’assurer que les paysans qui avaient des lopins de terre en dehors de la mission envoient bien leur ikoro. Quand on demanda l’avis de Kanuma, l’autre chef des terres, il répondit vaguement, apparemment incapable de présenter une suggestion. Trois semaines plus tard, Rwamuhama demanda que les Hutu de la mission lui construisent une case. Les missionnaires, ayant déjà accepté d’approuver une demande de nature féodale, pouvaient bien, après tout, en appuyer une autre.

Il était impossible de se libérer du clientélisme. Aussitôt que les missionnaires parvenaient à éliminer une série de relations de ce type, d’autres surgissaient. Elles étaient si nombreuses qu’elles étouffaient tous les efforts des Pères Supérieurs et mettaient en échec les leçons de morale du Vicaire Général. Selon les règles, les Pères de la mission de Zaza demandèrent aux Allemands, en collaboration avec les chefs « propriétaires » des forêts, de leur céder des arbres. Ils envoyèrent des gardes forestiers pour les protéger jusqu’à l’arrivée des scieurs. Très vite, les gardes s’installèrent pour devenir des « maîtres de la forêt » ; ils ne permirent aux chefs l’accès à leur propre boisement que contre paiement. Ayant remis des houes, des chèvres et des vaches aux agents des missions, les nyampara, les chefs n’étaient pas d’humeur à permettre de nouvelles exactions. Ils refusèrent que les Hutu emportent le bois et, pour la première fois, les missionnaires se rendirent compte des abus que commettaient leurs agents.

La même histoire se répéta avec les troupeaux de la mission de Zaza. Comme les Allemands limitaient désormais l’attribution des terres, les prêtres devaient demander aux chefs le droit de faire paître leurs troupeaux. Certaines parties des pâturages d’été, répartis entre cinq ou six fiefs, leur furent attribuées et un bouvier de la mission fut chargé de la surveillance. Les bouviers commencèrent à chasser des pâturages les autres troupeaux et à vendre les droits de pâture, qui appartenaient aux chefs des terres, contre des houes et la constitution d’un troupeau personnel. Toutes les relations avec les prêtres pouvaient être mises à profit : catéchistes, bouviers, gardes forestiers, tous profitaient de la situation. Que ce soient les Tutsi dont la résistance était source de division entre les prêtres et leur évêque — « A quoi bon s’occuper de gens qui nous dédaignent ouvertement, qui semblent nous prendre pour leurs boys ? » — ou que, ce soient les Hutu qui faisaient leur jeu de tous les aspects de la vie de l’Eglise, les Rwandais définissaient la nature et les dynamiques internes du corpus christianum en train de s’édifier sur leur territoire.

Bien qu’en 1911, il n’existait pas encore parmi les Tutsi importants un chrétien ni même un catéchumène qui ait commencé l’instruction religieuse, la guerre d’usure que la cour avait menée depuis dix ans prit néanmoins fin. Imperceptiblement, les Tutsi battaient en retraite ; leur tactique devint celle du compromis, d’où leurs tentatives de négociation avec la mission de Zaza. Il est difficile de dater avec exactitude l’origine de ce mouvement mais, en jetant un regard en arrière, les missionnaires en fixèrent le point de départ le jour où, fin 1909, Kabare partagea une calebasse de bière avec un chrétien. Auparavant, pour tout Tutsi bien né, un tel acte eut été inconcevable, comparable à celui de partager le repas d’un Twa. Ce geste de la part d’un Kabare mis de côté abrégea un processus commencé en 1908 et déjà bien avancé en 1912. Compter sur l’aide des chrétiens pour collecter l’ikoro et même pour juger des cas litigieux devint un arrangement plus permanent. Les Tutsi commencèrent à établir avec les chrétiens des relations dans l’honorable ubuhake, avec les droits et devoirs réciproques qu’elles impliquaient. Plusieurs des chefs influents à la cour firent des avances à des chrétiens ; d’autres acceptèrent les avances de convertis ambitieux, les acceptant comme des garagu pouvant utilement les servir lors de tractations délicates avec les Européens. Bien que de tels intermédiaires apparaissent pour chacune des parties dangereusement entachés d’une idéologie étrangère, ils servaient de précieux canaux d’information. « Ce mouvement, nous le favorisons en poussant nos chrétiens à entrer ainsi dans les “familles” des chefs. De la sorte bien des préjugés disparaîtront » écrivit le Père Classe, favorisant un mouvement qui lui facilitait un accès, limité mais important, aux groupes au pouvoir. Kabare luimême prit Frederiko Rwagihange comme garagu et en fit son délégué permanent auprès des Pères de la mission de Save. Craignant que Frederiko ne soit désormais davantage devenu l’homme de Kabare que le leur, les missionnaires envoyèrent un salarié en qui ils avaient toute confiance pour faire la cour à Kabare et devenir son garage. C’est en compagnie de ces deux chrétiens que Kabare but, créant un mythe chez les catholiques qui exagérèrent peut-être l’importance de ce simple geste, mais qui indiqua le sens de la relation que les Tutsi allaient entretenir avec l’Eglise.

Musinga lui-même entérina ce changement ; il utilisa son catéchiste Wilhelmi comme homme à tout faire et désigna comme ambassadeur auprès de la mission de Kabgayi un homme qui avait créé en 1906 un scandale en dévalisant le gardien d’un tombeau royal. Plusieurs Ega âgés, par contre, tentèrent encore d’isoler les chrétiens en les couvrant de leur mépris. La reine-mère chassa tout catholique qu’elle trouva en train de travailler dans son enclos et Rwidegembya refusa que tout Hutu portant la médaille entre à Nyanza. Cela réduisit sérieusement l’utilité des garagu chrétiens. Leurs maîtres passaient souvent seize mois d’affilée à la capitale ; ne pas assurer les deux mois de travail à Nyanza, quand c’était requis, entraînait de graves sanctions. Vers le milieu de l’année 1911, il y avait plus de 7000 chrétiens et de 6 000 catéchumènes au Rwanda. Même s’ils avaient été recrutés parmi les pauvres, parmi ceux qui ne jouissaient d’aucune protection et parmi les ouvriers journaliers, Musinga refusait, ou était incapable, en raison de leur nombre, de leur interdire d’entrer à Nyanza. Kabare, humilié mais toujours pragmatique, influença probablement sa décision. En février 1910, il se rendit pour la première fois à la mission de Save et, jusqu’à sa mort, en 1911, servit d’intermédiaire entre les Pères et le roi. Le mouvement en faveur d’une adaptation gagna du terrain à Nyanza. Musinga ne réussit pas à tirer parti de la défaite du Père Schumacher en raison de son habituelle manie de la persécution. Au contraire, il informa son ambassadeur auprès de la mission de Kabgayi qu’à l’avenir il règlerait lui-même les litiges entre les chrétiens et leurs maîtres, afin qu’il ne puisse être fait appel à Kigali pour les juger. Il sembla même sur le point de suggérer une entente entre les missions et les Tutsi pour circonvenir les Allemands et déclara publiquement que, si ce n’avaient été les premier et sixième commandements, il aurait luimême envisagé de devenir catéchumène. « Musinga est plutôt bien disposé à notre égard… Très fréquemment il nous interroge sur la religion ; il questionne beaucoup ses catéchistes et fait assez souvent venir des chrétiens même des stations éloignées pour s’enquérir de ce que l’on a enseigné » écrivait le Père Classe à Alger, peut-être en cachant, y compris à lui-même, ses soupçons, à savoir que Musinga calculait avec soin les conséquences politiques du christianisme.

Durant l’année 1911, à Nyanza, 15 ntore suivirent l’enseignement des Pères. Musinga était au courant mais fermait les yeux. La participation à l’école était encore irrégulière et dépendait des caprices du roi. Certains jours, il supervisait les ntore, les obligeant à prêter attention à leurs leçons ; d’autres fois il semblait heureux de trouver les salles de classe vides. Dans les provinces, on trouvait encore des foyers de résistance à la mission mais, quand la case d’un catéchiste fut incendiée au Marangara, Musinga envoya une lettre très sèche ordonnant de la reconstruire. Le Père Classe avait peut-être réussi dans la tâche qu’il s’était fixée, et le mwami fut convaincu que les convertis hutu deviendraient de loyaux sujets.

Après la mort de Kabare, le roi sembla enfin se réjouir. Le départ des faiseurs de roi fait les délices des rois. Les luthériens furent mandés à Nyanza pour participer à un petit théâtre ecclésiastique, un dialogue avec les Pères Blancs. Ne comptant que 17 baptisés après quatre ans de travail, le pasteur pouvait encore faire preuve d’une éloquence enflammée, relatant comment il avait entendu la voix d’Imana l’appelant à aller en Afrique. Comment se fait-il, s’informa le mwami d’un air un peu narquois, que son enseignement soit différent de celui des catholiques ? Se rappelant peut-être que la solidarité entre Blancs était nécessaire, le pasteur nia ces différences. Alors pourquoi les protestants sont-ils mariés ?Pourquoi les Pères Blancs ont-ils pour règle le célibat, fut la réponse. Derrière une attitude impassible, les courtisans tutsi se divertirent très certainement de cette scène. Il est probable que, de son côté, Musinga pesa les implications politiques des différences qui existaient entre les deux confessions chrétiennes. En résumé, il déclara simplement qu’il n’était pas encore prêt pour se convertir au christianisme, mais qu’il préférait les Pères Blancs.

La conversion des Tutsi resta à vrai dire un problème insoluble. Ils continuaient à considérer les missionnaires comme des barbares, même s’ils avaient été contraints de reconnaitre leur pouvoir. A la cour, il était difficile de parler avec un noble, encore moins de le convertir au catholicisme. Seuls ceux qui, comme Cyitatire, craignaient pour leur vie et leurs fiefs, restaient longtemps loin de Nyanza. Musinga voulait garder les chefs près de lui afin que ses espions puissent librement saper leur autorité dans les provinces. Il les gardait près de lui, buvant avec eux jusqu’au petit matin. Chaque chef disposait d’une suite composée de 30 à 50 serviteurs qui campaient aux alentours de la capitale ; des équipes de travailleurs venant de leurs sièges en province se relayaient pour les approvisionner. Ceux qui amenaient les provisions se mêlaient aux Hutu qui apportaient l’ikoro, dormaient à la dure à la lisière de la ville, étaient souvent malades et quasi affamés. Des espions twa circulaient au milieu des cases et des élégantes enceintes et rapportaient ensuite les nouvelles au roi. De même, chaque seigneur avait son propre garagu espionnant pour lui. Dans ce bouillonnement d’intrigues politiques, les Pères Blancs étaient l’objet d’une étroite surveillance. A côté du badinage hautain des courtisans et de la fièvre sans merci de la lutte pour le pouvoir et l’obtention d’une position élevée, la Bonne Nouvelle de l’Evangile a pu paraitre bien insipide et naïve.

Les prétentions des prêtres chrétiens n’étaient pas recevables à la cour où même un important devin pouvait être sommairement exécuté ou jeté en disgrâce bien qu’il puisse posséder dix rugo, chacun avec une femme, et plusieurs milliers de têtes de bétail, et cela pour une erreur politique ou pour une petite infraction au rituel. Le Gisaka était le cimetière des nobles ambitieux ; les prêtres ne pouvaient leur offrir aucune protection. Un important chef anti-chrétien fut appelé à la capitale en 1909 et assassiné, ainsi que ses deux fils, par les Twa. Le chef qui avait hérité de Zaza perdit tout en octobre 1913. Même un chef comme Rwidegembya dû faire de nombreux sacrifices avant de décider s’il pouvait retourner à la cour sans danger.

Les Hutu comme les Tutsi étaient sans cesse menacés par la maladie. En 1909, le choléra et la diphtérie s’abattirent sur Rwaza ; une épidémie de la maladie du sommeil toucha même la cour. La même année, 6000 personnes moururent de dysenterie amibienne dans un rayon de vingt kilomètres autour de Nyundo. Contre de tels fléaux, les Pères n’offraient pas de protection spirituelle, mais ils avaient des dispensaires où travaillaient des Sœurs Blanches. Dans leur dispensaire de Zaza, les Sœurs réussirent à réduire le taux de mortalité infantile qui, sur 92 naissances viables, était passé à 6; aucune explication ne fut donnée à propos de ces 6 décès. « La volonté de Dieu » relevait plus d’une pieuse invocation ou d’une exclamation religieuse que d’une explication des causes. C’est pourquoi les traitements physiques dispensés par les missionnaires ne pouvaient éclipser les devins et les médiums qui non seulement guérissaient certaines maladies mais fournissaient aussi, pour toutes les maladies, une explication surnaturelle. Les missionnaires, qui tenaient compte des explications scientifiques et matérielles des maladies et des caprices du climat, ne pouvaient — et ne voulaient pas — répondre, sur base de leurs compétences religieuses, aux demandes des Rwandais. Ces derniers attendaient d’eux des manifestations de pouvoir surnaturel et des explications sur les forces spirituelles qui, traditionnellement, étaient tenues pour responsables des souffrances et de la mort. Comme le Dr Kandt le fit remarquer, « le mélange catholique d’orthodoxie et de rationalisme » signifiait que les Pères ne s’attendaient pas à des miracles du fait de leur simple présence. Le travail médical qu’ils réalisaient restait une simple manifestation de l’amour du Christ et une tactique pour attirer les gens dans les missions. Une telle situation a pu satisfaire le Résident, mais certainement pas ses sujets rwandais.

Malgré les sanctions qu’ils infligeaient, y compris parfois l’expulsion du domaine de la mission, les Pères ne parvenaient pas à desserrer l’emprise du culte de Ryangombe sur leurs ouailles. Certains catéchumènes participaient même à des sacrifices afin d’éviter que le baptême n’ait des conséquences néfastes. « Vous savez que vos sujets chrétiens suivent les cultes Wanyaruanda et Lyangombe » écrivit Kandt au roi afin de le rassurer sur la loyauté des catholiques. Pour des chefs, comme Cyitatire qui vécut quelques temps dans l’orbite de la mission, le christianisme apparaissait incapable de protéger les Rwandais : ils étaient aussi bien nantis avec leurs propres esprits mandwa, leurs « anges gardiens » indigènes. Ils avaient Imana au lieu de Mungu ; ils appréciaient les histoires des démons car ils souffraient des bazimu ; ils voyaient peu de différence entre les parrains et marraines et les cérémonies de confirmation du catholicisme et leur équivalent structurel dans le culte de Ryangombe. « Byose ni kimwe » — des deux côtés c’est la même chose — alors, pourquoi se convertir à la religion des Blancs ? Il y avait toutefois relativement peu de conflits ouverts. Les chrétiens préféraient assister secrètement aux cérémonies, et comme le culte se développait au niveau des communautés de colline, en dehors du contrôle du mwami, il n’aurait jamais pu constituer un foyer de résistance nationale à l’influence chrétienne.

Dix ans d’activité missionnaire ne réussirent pas à détacher la plupart des habitants de la religion traditionnelle, mais avaient transformé la vie de quelques-uns et apporté des changements quasi imperceptibles dans la vie de beaucoup d’autres. Les Pères ne représentaient qu’une facette de l’occupation européenne qui modifiait lentement la vie économique de la nation. Le Dr Kandt, grand partisan du libre-échange, invita les négociants indiens à venir dans sa nouvelle ville, Kigali. Ceux-ci, accompagnés de Ganda et de Swahili itinérants, introduisirent quantités d’étoffes bon marché et de perles dans le pays. Les surplus des richesses créées par le travail des paysans étant centralisés dans les mains d’une classe de Tutsi vivant de leurs rentes, et par conséquent à Nyanza, l’économie du Rwanda central s’en trouva rapidement affectée. Vaches, chèvres et moutons, qui étaient autrefois l’objet de négociations et au centre de relations de type féodal, eurent peu à peu une valeur monétaire, notamment les peaux et la viande, en particulier aux alentours des postes de mission. En raison de l’accroissement de la demande de peaux sur le marché de Bujumbura, le prix des chèvres fut multiplié par vingt entre 1897 et 1907. L’inflation et la fluctuation des prix dépendaient de la présence ou de l’absence de négociants. Au Rwanda où le commerce était moins florissant qu’au Burundi, les prix étaient plus bas. En 1909 cependant, le prix d’une vache pouvait atteindre 23 roupies, alors qu’auparavant le prix maximum était de 18 roupies ; des chefs se plaignirent aux Pères de ce que les Hutu chrétiens vendaient les vaches dépendant de l’ubuhake.

Il semble que le prix de la dot se soit accru en même temps que la valeur du bétail. D’août à octobre 1909, les Pères remarquèrent pour les mariages qu’ils célébraient que le prix de la dot avait doublé, même triplé ; ils furent obligés de la limiter à sept houes pour les chrétiens. Le bétail avait été, et était encore, l’indice de richesse et de valeur essentiel. Aussi, étant donné que le bétail avait acquis un prix marchand, le prix des objets qui ne pouvaient être facilement vendus aux négociants fut-il relativement dévalué. Il fallut davantage de houes pour réaliser le transfert des droits généalogiques d’un lignage à l’autre ; la fécondité elle-même, et donc les jeunes épouses, furent entrainées dans l’économie de marché. Les missionnaires purent résoudre le problème du prix de la dot parmi les chrétiens hutu, mais ils furent impuissants à faire face à une autre des conséquences du commerce, l’émigration. Il fallait trois roupies pour habiller un homme. Tous les premiers chrétiens avaient reçu en gratification des vêtements et ceux qui vinrent par la suite ne voulaient pas en être privés parce que la mission entrait dans une période de crise économique. Comme les gens les quittaient pour aller chercher du travail ailleurs, les Pères les mirent sévèrement en garde quant aux conséquences à venir, oubliant qu’ils avaient eux-mêmes introduit le travail salarié pour les Hutu : « Les chrétiens devenus plus nombreux, il nous sera difficile de fournir du travail à tous ceux qui en désirent, et la nécessité de s’habiller poussera les gens à entreprendre des voyages lointains, à courir après les Européens et les commerçants de toute couleur. C’est le fléau de toutes les missions. Les mauvais exemples corrompent vite la simplicité des pauvres nègres ».

Beaucoup moururent sur la route de Bukoba, où ils exerçaient le travail de porteurs. Un sur dix peut-être revint avec un peu d’argent. Ce n’étaient pas des critiques d’ordre moral qui pouvaient stopper le mouvement commencé en 1910. En trois semaines, un porteur pouvait gagner quatre roupies et satisfaire certains de ses nouveaux besoins et des ambitions nées lorsqu’il était sur les bancs de l’école catholique.

Les nouvelles sources de richesse que les Européens avaient amenées au Rwanda, et la protection qu’elles procuraient, déclenchèrent un processus qui devait, au bout du compte, détruire l’ordre tutsi. Les Hutu salariés des Allemands, et encore plus ceux qui étaient salariés des Pères Blancs, réussirent à remplacer les services obligatoires dus au titre des rapports féodaux par un paiement en argent. Le Dr Kandt pensait que tous les Hutu qui rejoignaient la mission le faisaient pour améliorer leur niveau social et obtenir une protection contre les demandes légitimes et illégitimes de leurs chefs : «ils estimaient être les garagu de la mission et, à ce titre, étaient même respectés par les autres Rwandais ». La présence des Allemands était de plus en plus ressentie : en tant que source alternative de pouvoir et de protection, elle menaçait tant les missionnaires que la cour. Sous la pression des Allemands, les Pères Blancs perdaient leur prestige en tant qu’importante noblesse blanche et, de même que les Hutu et les Tutsi, étaient sur le point d’être vaincus et relégués dans une passivité forcée. Dans tous les coins, des groupes travaillaient les uns contre les autres; tous, nobles, garagu, chefs de clans, Allemands et Pères Blancs rivalisaient entre eux pour une des matières premières que le Rwanda pouvait fournir en abondance, le travail de sa paysannerie.

Si les Pères racontèrent qu’il leur avait été demandé de venir à Nyundo pour gukiza, délivrer les Hutu de l’emprise des rapaces tutsi, ils devaient reconnaitre qu’au nord les paysans faisaient preuve d’un « esprit d’indépendance ». Même les Allemands admiraient la façon dont les Kiga travaillaient le sol fertile et ce furent les Kiga qui se rallièrent à Muhumuza lorsqu’elle échappa à la garde des Allemands et retourna au Kigezi. En 1910, le Kigezi avait été divisé par le traité de Bruxelles concernant les frontières. L’établissement, à Kumba, d’un poste frontalier britannique qui employait des agents Ganda, monta les médiums de Nyabingi, auparavant tranquilles, contre les Européens. La nouvelle frontière ne constituait une partition que pour les officiers coloniaux. En 1911, elle n’empêcha même pas Musinga de collecter l’ikoro du côté anglais. Muhumuza put aussi l’utiliser à son avantage : il semble qu’elle parvint, un jour, à échapper à une attaque parce que les Anglais croyaient qu’elle était une protégée des Allemands. Après trois mois, elle forma une petite armée qui déferla à travers la région sud du Ndorwa, attaquant les gardes frontaliers, et déplaça le foyer du culte de Nyabingi en territoire sous domination allemande.

Le mouvement de Nyabingi était moins un système religieux organisé qu’un ramassis de médiums qui prétendaient tous que les esprits de possession leur avaient conféré des pouvoirs surnaturels. Les ababyakurutsa itinérants avaient l’habitude d’entrer au Rwanda à partir  du Mfumbiro ; on voyait en eux les intermédiaires de Biheko, un esprit identifié à Nyabingi, responsable de la fécondité des femmes et de la terre. Les femmes sans enfants apportaient des cadeaux à Biheko et étaient aspergées d’eau ; à ceux qui avaient de mauvaises récoltes, on donnait des pois qui devaient produire une « magnifique moisson ». Les prêtresses tiraient aussi avantage des campagnes : Muhumuza prétendait que si elle pouvait trouver un tambour royal Hinda, elle pourrait faire s’élever les vaches au-dessus du sol. Une telle affirmation était aussi un vague appel à la restauration de la monarchie du Ndorwa, un thème récurrent dans les manifestations de Nyabingi.

La région de Ndorwa sous domination anglaise étant fermée à Muhumuza, celle-ci commença à prendre des contacts dans le nord du Rwanda. En novembre 1911, la région tout entière fut au bord du soulèvement. En juin, Rukara et le Twa Basebya conclurent une alliance ; Basebya devint le principal commandant militaire de Muhumuza. Entre-temps, le clan Yoka s’était révolté contre les grands chefs tutsi. Craignant une attaque de la part des fidèles de Nyina Ku Humusa, les chrétiens qui vivaient dans la région de Nyundo n’osaient pas quitter leurs collines. La prêtresse fut capturée en septembre 1911, après avoir monté les chefs des clans Sigi contre elle et s’être opposée à au moins un medium important de Ryangornbe. Son transfert à la prison de Kampala ne permit en rien de calmer la région. Très vite, on entendit raconter qu’un de ses fils, Ndungutse, s’était échappé et qu’il allait continuer la lutte pour évincer les Européens.

Les mythes entourant la résistance, les légendes concernant les héritiers légitimes et les pouvoirs chamaniques de Nyabingi n’étaient jamais très loin. Des leaders apparurent, se servirent de la mythologie pour contracter des alliances avec les clans twa et hutu et furent euxmêmes influencés par les demandes de leurs partisans. Ndungutse était l’un d’entre eux. A la fin de l’année 1911, son pouvoir s’affirma en raison de son exceptionnel talent à répondre aux demandes des groupes disparates du nord, y compris à celles des Tutsi du lieu. Pour l’autorité centrale de la cour, son mouvement allait néanmoins représenter la plus sérieuse menace avant celle que les Belges allaient plus tard constituer. Les Pères de la mission de Rwaza ne manquèrent pas de dire aux gens que Muhumuza avait été capturée, mais les Hutu tournèrent immédiatement leurs espoirs vers Ndungutse et lui firent allégeance. Pour certains, il était le nouveau roi du Rwanda, un des enfants du mwami Rutalindwa qui avait été assassiné, un descendant de Rwabugiri ; pour d’autres, il était le kisongo, le ministre qui avait annoncé l’arrivée imminente d’une jeune fille sans poitrine, la reine du Ndorwa, Nyabingi. C’était un appel pour lutter à la fois contre les invasions des Banyanduga et les nouvelles exigences des Européens :

« A en croire les païens, ce roi serait pour eux une sorte de messie… D’abord, il serait invulnérable. Personne ne pourra jamais le tuer. Les balles des Européens n’ont aucun effet sur lui ; bien plus, il les attrape au vol et ces balles se changent en eau dans sa main… Bien plus, ce roi merveilleux  a le pouvoir de “kuloga” [envoûter] à distance et de réduire ainsi ses ennemis. Il vient surtout pour chasser les Européens du pays ».

Si Ndungutse évoqua bien le mythe d’un roi sauveur, d’un puissant magicien qui pouvait même vaincre la technologie occidentale, il connaissait néanmoins très bien les réalités politiques. Il ne semble pas avoir répondu aux espoirs des paysans de mettre en déroute les Européens. Au contraire, il fit d’abord le maximum pour obtenir l’appui des Pères Blancs ; après tout, il y avait 1500 baptisés chrétiens à Rwaza et 2300 à Nyundo, en majorité des jeunes gens entre douze et trente ans. En février, une histoire commença à circuler, à savoir que les Pères Blancs étaient ses oncles maternels. Cette prétention n’altérait en rien sa descendance paternelle royale mais permettait de considérer les missionnaires, ainsi que sa mère présumée, Muhumuza, comme la source de son pouvoir religieux. Il ne fut plus question de parler d’attaquer la mission de Rwaza. Les gens spéculaient ouvertement sur la possibilité de faire renaître l’opposition faiblissante des Pères aux Banyanduga.

Les prétentions de Ndungutse au trône du Rwanda se sont, semble-til, renforcées quand il alla vers le sud. Sa première attaque importante contre les Tutsi eut lieu autour de la mission de Rulindo, dans la province du Busigi. Proclamant que les Hutu seraient désormais libérés des exactions des Tutsi, il détruisit systématiquement les cases du clan tutsi Tsobe qui, par l’intermédiaire des abiru, avait approuvé la destitution de Rutalindwa. Les gens réagirent en écrasant tout :

« Le Père peut constater de ses propres yeux les ruines laissées par les gens de Rulindo à l’instigation de Ndungutse chez les Batsobe… Rien ne reste, ni Batutsi ni vaches ni huttes, sauf celles des Bahutu qui ont été fidèlement épargnées comme il avait été commandé ».

L’imagination enjoliva bien sûr toutes ces histoires : il n’avait eu qu’à tendre sa lance pour embraser les cases ; quand un Père de Rulindo accepta son présent, une vache, on raconta que les calebasses royales avaient été confiées à la garde de la mission.

Musinga consulta ses devins qui lui dirent que les esprits vengeurs des frères de Rutalindwa, le mwami assassiné fomentaient des troubles. D’importantes cérémonies d’apaisement furent organisées. Une vache fut sacrifiée ; Musinga se mit debout sur la carcasse mutilée et un devin le recouvrit de sang ; après s’être lavé, il descendit dans un trou profond et en ressortit suivi d’un bouvillon. Lors d’un rituel subsidiaire, le mwami et la reine-mère se tinrent debout dans une case en feu avant de s’échapper par l’arrière. Il semble que ces événements aient été une représentation catharsique extraordinaire du coup d’État sanglant qui porta Musinga et les Ega au pouvoir. Rituellement, les vainqueurs étaient devenus les victimes, et la régénération de la royauté rwandaise était symboliquement achevée.

Les Allemands, pensant qu’ils étaient ici aux prises avec un nouveau cas d’insubordination des Hutu, et espérant peut-être que Ndungutse retournerait en territoire britannique, laissèrent traîner les choses. Le Dr Kandt était absent et son adjoint, Gudovius, n’était pas disposé à prendre la responsabilité d’une nouvelle expédition d’importance. Un simple officier de police et 15 askaris furent envoyés pour arrêter la marche triomphale de Ndungutse sur Kigali. Les Tutsi interprétèrent correctement les signes d’avertissement. Nyindo arriva à la mission de Rwaza le 15 février 1912, prêt à faire venir son ngabo. En quelques jours, 2000 hommes se mirent en route pour Rulindo et la plaine du Mulera. Il n’y avait, pour leur faire rebrousser chemin, que le prudent policier de Gudovius.

Pendant que les Allemands hésitaient, Ndungutse ne perdit pas son temps, exploitant les diverses doléances du nord. Dans les provinces du Bushiru, du Buhoma et du Kibali, il réveilla la colère de abahinza et des Tutsi de longue date par la promesse de chasser les Banyanduga. Le 26 février, les Pères apprirent qu’un fabricant de tambour royal avait envoyé un tambour à Ndungutse. Désormais, on le portait sur une litière et il avait trente gardes du corps. Au Bumbogo et au Buliza, il semble avoir mis en avant ses prétentions royales et attiré à sa suite la plupart des provinces du nord. Le 27 février, un groupe de deux  askaris, deux domestiques et trois rameurs chrétiens furent tués au bord du lac Bulera. Le Hutu qui en était l’auteur ne faisait pas partie des partisans de Ndungutse, mais ce fut suffisant pour convaincre Gudovius qu’il lui fallait passer à l’action.

Au début du mois d’avril, Gudovius fut confronté à une guerre civile de grande envergure ; les Pères Blancs n’étaient pas du tout sûrs de l’issue. Ndungutse avait à son service un noyau dur de mercenaires Twa et il pouvait compter sur les hommes de Rukara. Il avait le soutien des Yoka ainsi que des devins traditionnels tutsi du Bushiru et du Buhoma. Déjà, le umuhinza du Kibali organisait sa propre insurrection indépendantiste. Le mouvement relevait plus d’une alliance provisoire entre groupes dissidents que d’une armée au-dessus des clans, mais il constituait le plus sérieux défi auquel Musinga eut à faire face depuis le début de son règne. Dans le nord, les Pères parlèrent d’une « révolution » hutu ; Ndungutse était, bien entendu, bien moins le leader d’une révolution que celui d’une révolte légitimiste sur laquelle s’étaient greffées toute une série de doléances des paysans.

Le 8 avril, l’état de guerre fut déclaré et les missionnaires furent dûment informés que leurs chrétiens seraient en sécurité à condition qu’ils ne viennent pas en aide aux rebelles. Entre-temps, Ndungutse s’était fait des partisans dans une zone située à une distance de huit kilomètres de la rivière Nyabarongo, la frontière sacrée au-delà de laquelle aucun mwami n’était jamais allé.

Le leader des rebelles sous-estima les missionnaires. Il leur envoya des présents et s’engagea à ne pas les attaquer, ni leurs adeptes. A leur demande, il livra même Rukara à la garnison allemande de Ruhengeri. Mais, quand les Pères Blancs se rendirent compte des possibles implications de leurs sympathies à l’égard des Hutu, ils reculèrent : ils représentaient une institution qui, de par son expérience historique, se méfiait de toute révolution ; or il s’agissait-là d’une rébellion fondée sur le «paganisme ». Quand leurs propres chrétiens prirent la tête d’un mouvement révolutionnaire dans les années 1950, ils devaient réagir différemment. L’assassin du Père Loupias fut amené et, le jour suivant, Gudovius quitta le camp de Kigali avec 60 askaris, 30 policiers et presque 3000 Tutsi. Les Pères donnèrent à leur ouailles l’ordre de ne pas coopérer avec les rebelles et donnèrent aux Allemands de précieuses informations sur la disposition des Twa. A Nyundo, ils confisquèrent un grand nombre de lances, car les Allemands avaient clairement fait entendre qu’ils attaqueraient tous les chrétiens soupçonnés de complicité.

Le 13 avril, les Allemands écrasèrent la rébellion, laissant Ndungutse pour mort au milieu d’une véritable hécatombe et d’un énorme pillage. Les troupes allemandes n’étaient que l’avant-garde des Banyanduga qui traversèrent le Bumbogo, le Kibali et le Buhoma, incendiant et pillant. Derrière les mausers, le mwami mena un raid traditionnel et, aux mesures punitives impériales, s’ajouta la répression sous-impériale. Les Pères Blancs élevèrent de vaines protestations face au grand nombre de femmes capturées et envoyées aux nobles de la cour pour leur servir de concubines. La vague des Banyanduga se retira à la saison sèche de 1912, laissant derrière elle des Tutsi comme des coqs se battant au milieu d’un grand poulailler. Les nobles importants retournèrent à Nyanza., laissant à leurs garagu le soin de lutter pour le contrôle de leurs nouveaux fiefs. Beaucoup de Hutu qui avaient été libérés auparavant des exactions des nobles ou avaient vécu sous l’autorité de chefs complaisants, tombèrent alors dans l’orbite de parvenus sans scrupules qui tentaient d’étendre leur pouvoir sur le plus grand nombre de collines possible. Un vaste contingent de gens venus de Rwaza et de Nyundo assista à l’horrible exécution publique de Rukara. Basebya le suivit dans la tombe en mai 1912, tué à bout portant par des Allemands.

L’autorité centrale des Tutsi avait de nouveau été confirmée contre le régionalisme. Les missionnaires sortirent de ce bain de sang en ne voyant que le bon côté des choses : « Pas un de nos chrétiens n’a souffert » déclara triomphalement un Père, « On l’a remarqué au loin et notre influence s’en est accrue d’autant ». Huit années avaient été nécessaires pour amener les postes de mission du nord à se rallier à la politique du gouvernement et les récompenses ne se firent pas attendre. Pour la première fois depuis l’arrivée des Pères Blancs au Rwanda, la noblesse tutsi assista en grand nombre à une cérémonie religieuse : douze chefs étaient présents à la bénédiction de l’église de Rwaza, y compris un neveu du roi, Nyirimbirima, le fils de Nshozamihigo. L’Église ressuscita sur les cendres des espérances des Hutu du nord. Les dernières briques séchaient dans les fours de la mission au moment où les derniers raids s’éteignaient. Gudovius rengaina son fusil le 16 mai, renvoya sa cohorte de Tutsi et rejoignit Mgr Hirth pour la bénédiction solennelle des beaux et nouveaux bâtiments. Cette bénédiction récompensait aussi la politique et la persévérance de Léon Classe.

Le Père Classe, le plus ardent partisan des Tutsi, avait cependant été secoué par la répression et la force de la résistance du nord et il mit en garde ses supérieurs : « Il semble toutefois inévitable que les Batutsi par leur parti pris de dédaigner l’Européen, leur soin jaloux de refuser toute instruction se feront remplacer pratiquement par des Bahutu instruits ». Le rapport annuel 1911-12 apparait nettement bienveillant à l’égard des Hutu :

« Les Banyaruanda sont fatigués du joug tyrannique que les Batutsi font peser sur eux depuis des années… Pas une moue de terre, pas un arbre, pas une poignée d’herbe qu’il [le Hutu] puisse revendiquer comme sa propriété… Les Européens sont arrivés : les uns puissants mais sans compassion ; les autres compatissants mais trop faibles à son gré ».

Après l’élimination de Ndungutse, toutes les contradictions de la pensée et de l’action de l’Église catholique demeuraient, peut-être encore plus fortes qu’auparavant.

Les Pères Blancs répandirent consciencieusement la nouvelle de la mort de Ndungutse. A son retour, le Dr Kandt les remercia chaleureusement et se fit leur porte-parole auprès de la cour : « Je sais qu’au Mulera on ne trouva, dans le camp de Ndungutse, pas un seul chrétien » dit-il au mwami. « Pas un seul chrétien ne lui a porté de cadeaux ». Dans le nord, les Pères devinrent une fois de plus de puissants protecteurs. Les missions de Nyundo et de Rwaza prospérèrent. Les missionnaires de Zaza qui s’étaient conduits de leur mieux et avaient cherché à éviter le conflit, subirent de lourdes pertes quand des chrétiens hutu partirent à Bukoba. Le rapprochement avec les Tutsi se poursuivit dans les missions de Save et de Kabgayi, et le nombre de chrétiens augmenta. Ce n’est qu’à la mission de Rulindo, où les Hutu souffraient de la présence des Tutsi nouvellement arrivés, que l’on nota une certaine méfiance :

« Un oeil exercé découvrirait peut-être parmi nos chrétiens moins de docilité qu’aux premiers jours. Il verrait aussi une certaine défiance dans leurs relations avec les missionnaires. Pourquoi cela? Tout simplement parce que leurs espérances ont été déçues. Et cette déception date du jour où la tentative de révolution, qui a failli emporter le trône de Musinga et bouter dehors les Batutsi, a échoué par suite de l’intervention de l’autorité européenne contre le prétendant [au trône]».

Le succès de la mission dépendait désormais du bon plaisir d’abord des Allemands, ensuite des Tutsi et enfin des Hutu. Le nord n’était cependant pas complètement soumis. Les troubles continuaient au Kibali et au Bushiru, sous l’autorité de leur abahinza. Il y avait déjà une nouvelle mission protestante à Rubengera et un nouveau poste de mission des Pères Blancs à Murunda, au sud de Nyundo. Le Dr Kandt, qui appréciait plus que jamais les missionnaires comme agents de pacification, faisait pression sur le roi pour qu’il autorise l’installation d’une troisième mission catholique au Bushiru. Le trône de Musinga avait été sauvé grâce aux Allemands. Le langage employé par le Dr Kandt n’a nullement déguisé la réalité du pouvoir :

« Ils ont obtenu de l’Empereur Wilhelm la permission de construire n’importe où dans le pays… Maintenant, j’entends que vous, le Sultan, refusez l’autorisation de construire ce poste de mission. Vous voulez que les gens vous rendent honneur comme si vous étiez l’Empereur Wilhelm. Mais vous ne l’êtes pas ! ».

Une semaine plus tard, le Dr Kandt reprochait à Mgr Hirth d’avoir construit sans autorisation une école au Bukonja. Le roi et les Pères Blancs devaient s’incliner devant la réalité du pouvoir impérial. Le Dr Kandt était cependant prêt à engager progressivement des réformes et à poursuivre ce que les Pères Blancs aimaient appeler « une évolution d’esprit », réalisant peut-être même leur rêve le plus cher d’un nouveau Charlemagne. Si, pour le Dr Kandt, la création d’un centre spécial de formation pour les chefs ne constituait pas un projet nouveau, les Pères accordèrent désormais à sa réalisation une grande attention. Ils étaient en effet poussés par la menace du Gouverneur Schnee d’une invasion d’enseignants de langue swahili, diplômés de l’école de formation de Tanga qui, selon des sources chrétiennes, était un foyer de l’islam.

Les services gouvernementaux et les villes se révélèrent être les milieux les plus favorables à l’islam. Au Rwanda, le Dr Kandt ouvrit les portes à de très nombreux commerçants musulmans et activa la construction de quartiers à Kigali et à Gisenyi où devaient être implantées des écoles du gouvernement. Les craintes des chrétiens d’assister à une tentative délibérée de propagation de l’islam à travers le commerce, les écoles, les postes de police et les akidas n’étaient pas fondées. Le gouverneur Schnee était presque aussi inquiet qu’eux face à l’enseignement musulman dispensé aux agents gouvernementaux et à la prolifération des associations musulmanes. La cour partageait les inquiétudes des catholiques et des protestants. Les efforts sporadiques du roi pour apprendre à lire avaient été fortement stimulés par la perspective de passer six mois dans la ville musulmane de Kigali sous la direction du Dr Kandt. II est fort probable que la cour était au courant de l’impact des agents musulmans au Buganda, au Burundi et dans l’ouest du Tanganyika car, au XIX’ siècle, le marchand arabe d’esclaves, Rumaliza, avait été prudemment exclu. « Nous ne sommes pas comme les musulmans » écrivait d’un ton rassurant le Dr Kandt, « qui insultent les chefs, les traitant de mshenzi». Et Mgr Hirth s’empressa d’interdire aux chrétiens d’utiliser ce terme pour parler des païens. La nouvelle école créée par le Dr Kandt à Kigali eut l’effet surprenant de doubler l’effectif des élèves à Nyanza. Musinga alla même jusqu’à demander pour son neveu Nyirimbirima qu’une école catholique soit établie à Ruhengeri, dangereusement proche pourtant du camp allemand. Quand la nouvelle école du gouvernement ouvrit ses portes dans les environs, on demanda également à la mission de Mibirizi d’y envoyer des professeurs catholiques.

Maintenant qu’il était clair que les bons élèves tutsi étaient destinés à occuper des postes gouvernementaux, le mwami essaya de les contrôler en instaurant des mesures d’ubuhake. Il donna des vaches aux plus intelligents et une partie d’une colline à Wilhelmi Mbonyubwabo, le secrétaire que venait de lui attribuer la Résidence et premier chrétien à être désigné pour occuper une fonction politique à la cour. Une fois qu’en 1911 le Dr Kandt eut créé, pour les chefs, une classe expérimentale du gouvernement, chacun ayant reçu un champ pour la production de l’ ikoro dû au roi, celui-ci attribua de vastes collines à deux autres chrétiens et leur donna plusieurs centaines de Hutu. La réforme introduite par le Dr Kandt concernant le système de l’ikoro procura à Musinga un nouveau type d’ibikingi ou fiefs à octroyer. Mais, pour le Résident, les nouveaux chefs étaient les précurseurs d’un système plus rationnel de collecte des impôts.

Les Tutsi, de même que les missionnaires chrétiens, luttaient pour arriver à faire face à la croissance du commerce. Quand de nouveau marchés s’ouvrirent et que les anciens devinrent plus importants, les Tutsi tentèrent d’abord de s’y opposer, puis ils essayèrent de leur imposer des taxes. Peu à peu, ils furent entraînés dans le réseau commercial dominé par les musulmans. Rwabusisi, le frère de Rwidegembya, commença à payer les étoffes et les biens qu’il achetait aux marchands en leur louant les services de ses cultivateurs ubuletwa, pour porter les peaux à Bukoka. Les luthériens ouvrirent leurs propres magasins où les produits étaient échangés contre des peaux et des fourrures. Le mwami lui-même finit par demander aux Pères Blancs de lui construire un magasin à Nyanza. A la mission de Zaza, plus agitée que jamais et la plus affectée par les rumeurs et par le commerce qui traversait le Gisaka, les Pères donnèrent de l’argent à des chrétiens triés sur le volet pour qu’ils fassent concurrence aux Indiens et aux musulmans. Le commerce et le portage eurent pour conséquence une moindre participation au catéchisme. Si le mwami tira de considérables bénéfices de l’essor du commerce, les missionnaires ne purent que regretter une évolution qui limitait leur succès.

Bien que les postes de mission du nord, rétablis dans leur rôle de protection, prospéraient et faisaient presque envie à ceux du sud, le désaccord qui avait grandi entre les missionnaires au Rwanda n’était pas réglé. En mars 1913, Mgr Hirth informa les prêtres que le Père Classe allait le remplacer et il partit à la retraite. Pour tenter de faire appliquer partout et de la même manière ses décisions politiques,

Mgr Classe muta le Père Schumacher à Nyundo, où il fut choqué de trouver que « … nos brigands de catéchistes dans les succursales ont formé des brigands de catéchumènes dont on ne pourra baptiser un seul ! ». Pendant que le Père Schumacher inspectait les dégâts que son prédécesseur, le Père Huntzinger, avait faits, Mgr Hirth confessait. Quant au Père Huntzinger, maintenant à Save, il tirait gaiement sur les chèvres des catéchumènes qui n’assistaient pas aux leçons. Le Père Classe lança alors une attaque cinglante en préparation depuis deux ans. Se rendant compte de la sympathie de certains membres du clergé pour les Hutu, il conseilla vivement à ses prêtres de se soumettre aux souhaits du gouvernement :

«le gouvernement se tourne vers les protestants, qui se posent en Maîtres allemands et veulent avant tout, comme ils l’écrivent sans cesse, atteindre les Batutsi… Le Gouvernement nous reproche donc au moins de travailler à fonder un parti anti-gouvernemental ; si c’était vrai, nous aurions travaillé contre nous et contre Dieu dont nous sommes les envoyés, à former un parti anti-catholique ; … notre devoir est de préparer la conversion des chefs » .

L’impulsion pour le changement vint de l’extérieur plutôt que de l’intérieur. « Bientôt l’erreur établira partout ses écoles » pronostiquait le Père Classe. « L’erreur » avait, en effet, six postes en 1914. Ses écoles étaient peu nombreuses, mais bien pourvues, et dispensaient un enseignement de haut niveau. Rubengera accueillit très vite des enseignants diplômés de Tanga et devint une école normale. Néanmoins, même si les catholiques parlaient avec envie du luthérianisme comme de la «religion du gouvernement » et s’inquiétaient chaque fois qu’un chef tutsi s’égarait de leur côté, les protestants avaient en réalité peu de succès. S’ils dispensaient une meilleure instruction, ils n’en tiraient pas de gains à court terme : ils semblaient trop étroitement identifiés aux Allemands, les ibisimba que l’on craignait fort. Dans les écoles protestantes, pendaient des portraits du Dr Kandt et du Kaiser; les élèves apprenaient la géographie de l’Europe et on leur faisait des exposés sur la grandeur des Allemands, sur leurs victoires et leurs qualités. S’il est vrai que les Rwandais préféraient ce que de Lacger appelait le « catholicisme français » au « christianisme allemand», c’est essentiellement parce qu’ils voyaient dans les missionnaires allemands des agents du gouvernement impérial, à une époque où la domination impériale pesait lourdement.

Au Malawi et en Zambie, où la concurrence des protestants était très forte, un vaste réseau d’écoles annexes, de chapelles, de succursales et de catéchistes fut établi autour des missions. Au Rwanda, il y avait rarement des chrétiens au-delà d’un rayon de trois heures de marche d’un poste de mission. Après 1912, quand les catholiques commencèrent à prendre au sérieux l’expansion des protestants, le style changea, mais très lentement. Les Allemands insistaient pour qu’il y ait dans toutes les succursales centrales un Européen à résidence. Rares étaient les chefs qui acceptaient sans se battre qu’il y ait un catéchiste sur leur colline. La seule manière d’y parvenir était d’installer un catéchiste qui soit le garagu d’un chef, une situation qui limitait de toute évidence sa liberté d’action. Quand commença la contre-attaque des catholiques et que des succursales et des catéchistes furent installés sur des collines éloignées, la mission fut confrontée à une nouvelle vague d’opposition. Pour la première fois, des conflits de territoires typiques dans les autres pays surgirent entre luthériens et Pères Blancs.

La préoccupation de Mgr Hirth pour la formation de séminaristes limita fortement, à court terme, la capacité des catholiques à faire face au double défi posé par le protestantisme et l’islam. Il ouvrit, en 1912, un petit séminaire à Nyaruhengeri ; c’est ainsi qu’il fut appelé avec emphase. Il était composé de deux cabanes couvertes d’un toit de chaume et munies de banquettes en bois. On y enseigna aux 17 élèves le swahili, le latin et l’allemand. Ceux qui parlaient le mieux l’allemand recevaient une récompense du Résident. Un an plus tard, ils allèrent à Kabgayi où les rejoignirent les étudiants rwandais rappelés de Rubya pour former le noyau d’un Grand Séminaire. Les étudiants de Rubya parlaient bien le latin ; parfois ils avaient des difficultés à se contenir quand les vieux prêtres européens utilisaient des expressions « qui, probablement, n’avaient rien de commun avec la langue de Cicéron ». Même au cœur du Rwanda, il y avait peu de liberté : les visites des parents et de la famille étaient étroitement surveillée.

Tant d’énergie était dépensée pour les séminaristes qu’il en restait peu pour les laïcs, exception faite de l’ancienne prise de position de Mgr Hirth pour les lectures pieuses. Avant la première guerre mondiale, il y avait presque 15000 baptisés hutu mais, par rapport aux premières années, le nombre de ceux qui aujourd’hui assistaient à la messe avait diminué et peu semblaient s’intéresser à ces lectures. Le Père Classe mélangea habilement les arguments politiques et missiologiques afin de mieux faire accepter ses instructions en faveur de l’éducation :

« L’instruction est une arme nécessaire et indispensable… Si, sous prétexte que c’est difficile, nous négligeons d’en assurer le bienfait à nos catéchumènes et à nos chrétiens, nous nous mettons dans un état évident d’infériorité vis-à-vis des protestants et du gouvernement… ».

Ce regain d’insistance sur l’importance de l’éducation n’était en fait que le corollaire d’un instant d’intuition après la révolte de Ndungutse : si les Tutsi ne parvenaient pas à former une élite acceptable pour les Allemands, le Père Classe voulait avoir sous la main une alternative, une élite chrétienne, peut-être composée de Hutu, prête à devenir des chefs politiques.

Au cours de la deuxième semaine du mois d’août 1914, commença à se répandre la nouvelle que les badatchi se battaient contre les autres pouvoirs coloniaux. La « civilisation » allemande avait à peine atteint le Rwanda. Elle se perdit, comme la fameuse ligne de chemin de fer pour la Kagera, quelque part près de Tabora. Les roupies n’étaient pas encore une devise courante ; les Pères Blancs avaient cependant commencé à verser les salaires de leurs employés en pièces de monnaie afin de leur permettre de payer l’impôt capital d’une roupie collecté pour la première fois en juin 1914. Quelques chrétiens ambitieux s’étaient tourné vers des cultures, telles que le tabac et le coton, destinées au marché extérieur, mais la riche économie du nord fut très peu touchée par l’économie coloniale. En raison du pouvoir impérial, le Dr Kandt et ses adjoints hésitaient à affaiblir l’autorité de Musinga en renforçant celle de leurs propres askaris. Bien que ce fut le Dr Kandt qui instaura l’impôt dû aux chefs, il demanda, en 1914, aux Pères Blancs de lui référer directement à Kigali toutes les affaires concernant les chrétiens, laissant ainsi la cour de côté ; les Allemands doutaient-ils peut-être eux-mêmes secrètement de leur capacité à transformer les fiers Tutsi en associés malléables du pouvoir allemand. Si les Européens avaient soutenu l’État rwandais, lui avaient permis de s’étendre au nord malgré la résistance et avaient maintenu l’ascendance du roi sur les nobles, ils avaient néanmoins érodé le pouvoir du mwami en substituant Kigali à Nyanza comme capitale administrative, et les askari allemands aux ngabo tutsi en tant que principaux agents de contrôle de l’État. Il semble qu’en 1914 le pouvoir indirect était sur le point d’ouvrir la voie au pouvoir direct. L’effet de la déclaration de guerre fut d’augmenter la stabilité de cet État rwandais bicéphale et, en conséquence, celle de la classe au pouvoir. La coopération de Musinga était essentielle dans le cadre des efforts de guerre des Allemands et la cour retrouva son importance d’autrefois.

Lorsque commença la première guerre mondiale, les Pères Blancs n’avaient toujours pas résolu le problème d’une Église hutu dans un État tutsi. Alors qu’ils formaient des prêtres hutu, les Allemands consolidaient le pouvoir chancelant de Musinga dans les provinces et écrasaient la révolte de Muhumuza et Ndungutse. Les régions inexploitées du Rwanda commençaient juste à ressentir l’impact de l’économie capitaliste coloniale. Bien que les nobles ne se soient toujours pas convertis, la cour avait commencé à accepter les chrétiens hutu nouvellement éduqués. Comme quelques-uns de ces premiers Hutu occupaient des fonctions d’autorité au sein de l’État et que la faiblesse de la cour dans le nord était amplement démontrée, la confiance du Père Classe dans les Tutsi commença, elle aussi, à chanceler. Le pouvoir des Allemands était désormais incontesté. Les missionnaires furent obligés de se mettre à leur remorque. Cependant, le régime impérial allait devoir rapidement céder devant les Belges. L’assimilation des chrétiens hutu annonçait un changement plus profond, l’entrée ultérieure des Tutsi dans l’Église, un événement qui allait confirmer la foi du Père Classe dans la noblesse et signifier la fin de la florissante Eglise hutu. La guerre allait en retarder l’heure et pousser le roi, le pouvoir colonial et les missions sur la voie d’un conflit qu’avaient déjà empruntée les agents du Kaiser.