« In der Person des Herrn Pater Classe einen geeigneten Leiter… haben »: c’est en ces termes que Von Grawert exprima sa satisfaction dans une lettre adressée à Mgr Hirth. Cependant, les missionnaires n’étaient pas aussi contents que lui : le soutien inconditionnel que le Père Classe accordait à la cour, l’attitude de déserteur qu’il avait adoptée à l’égard du groupe du nord, de même que sa nette détermination, en tant que Vicaire Général, à faire régner la discipline clans les rangs catholiques, agaçaient ses confrères. Ce n’est pas en inondant les missions rwandaises de circulaires de directives et de réflexions missiologiques de grande subtilité que le Père Classe allait se gagner la sympathie des prêtres qui avaient plutôt toujours le doigt près de la gâchette. Son air supérieur et son excès de piété les exaspéraient. Ses vigoureux appels à l’observance des règles de la Société avaient un caractère provocateur : « Que ceux, de nos missionnaires, qui ne croient pas pouvoir concilier les devoirs de l’apostolat avec la pratique de nos Règles, cherchent une société n’ayant d’autre Règle que le caprice de ses membres… ».

Cependant, la fâche du Père Classe ne se limitait pas à enrayer les divisions que l’habileté dont il faisait preuve dans ses rapports avec Musinga, d’une part, et le Docteur Kandt, d’autre part, avait créées parmi ses frères missionnaires. « La méthode Brard »  – l’épreuve de force avant la diplomatie- avait eu pour effet principal l’interdiction de la construction de nouveaux postes de mission. Cette interdiction allait durer de 1906 à 1908. Cette période de stagnation forcée vit les pires craintes des catholiques se matérialiser : le Pasteur Ernst Johanssen de la mission luthérienne de Bethel-près-Bielefeld arriva au Rwanda. Il fut bien accueilli par Musinga qui lui accorda un terrain à Zinga, à cinq heures de marche de la mission de Zaza.

Les premiers contacts entre les Pères Blancs et les protestants furent, en apparence, amicaux ; les prêtres aidèrent les pasteurs dans l’apprentissage de la langue et la fabrication des briques. Dans les coulisses, pourtant, on sonnait l’alarme. Le Vicaire apostolique demanda aux Pères de réduire les contacts au maximum. Des catéchistes furent formés immédiatement pour être placés « incognito aux endroits menacés ». Le mot Bakatholika désigna, à partir de ce moment, les adeptes de la mission ; et pour éviter d’éventuelles confusions, des chapelles furent construites en l’honneur de la Vierge Marie dans toutes les stations.

Il y eut, en effet, une certaine confusion; dans le Buganza, les luthériens furent appelés Bafransa. Il semble, en effet, que dans un élan d’œcuménisme, ou dans l’espoir de faire une entrée discrète, les protestants n’avaient pas insisté, quand ils avaient été reçus à la cour, sur la différence qu’il y avait entre eux et les catholiques. Un jour, Musinga, le ton accusateur, dit au Père Classe que les luthériens étaient en train de proclamer la même doctrine que les Pères Blancs et qu’ils leur étaient semblables. « Oui », répliqua le Vicaire Général avec beaucoup de panache, « de même que Mututsi et Muhutu c’est la même chose ! ». Le sens du sarcasme n’échappa certainement pas au roi. Le choix des terrains destinés aux luthériens laissait comprendre que Musinga espérait contenir les catholiques par leurs concurrents protestants.

Même si Von Rechenberg, le nouveau Gouverneur de l’Afrique orientale allemande, était un catholique d’origine aristocratique formé chez les Jésuites à Madrid, il ne faisait pas le moindre doute que les catholiques partaient perdants dans leur compétition avec les protestants. La Société missionnaire, en fournissant le plus grand effort, n’avait pas pu réunir, pour le Rwanda, plus de cinq prêtres allemands contre dix-neuf français en 19121. II est vrai que cinq des six Frères étaient des Allemands ; mais certains Hutu les prenaient pour les garagu des Pères ; leur rôle était clair pour tout le monde ; et ces distinctions entre les missionnaires selon leurs nationalités n’étaient pas de nature à faire plaisir à l’administration impériale. En arrivant, les luthériens s’entendirent dire même que le pays appartenait aux Bafransa, un mot qui était synonyme de Basacerdoti – prêtres. Catholique dans une administration profondément protestante ou libre penseur – Kandt était un disciple de Nietsche – von Rechenberg ne pensait certainement pas à se pavaner de sa religion. Il préférait la compagnie des musulmans, en qui il voyait les héritiers naturels de la colonie’. Le succès ou l’échec des missions catholiques dépendait donc, non pas de l’appartenance religieuse des fonctionnaires de la côte, ni du Reichstag et du département des Colonies, mais bien de la disposition des Pères à soutenir la politique allemande et à se conduire, au Rwanda, de manière à se faire accepter par la cour. Cette conduite dépendait, dans une certaine mesure, de l’échec ou du succès de Mgr Hirth et de son Vicaire Général à transformer leurs missionnaires en cette « machine admirable » que leurs prédécesseurs jésuites s’étaient efforcés de mettre en place.

Toute tentative de freiner l’excès de zèle de certains missionnaires se heurtait à toute une série de circonstances où l’intervention de ces derniers dans les affaires locales paraissait justifiée : quand un chef tutsi des environs de Kabgayi tomba malade, on accusa ses Hutu de l’avoir empoisonné. Quelques jours plus tard, on fit boire à 25 paysans une potion ayant la propriété de causer des troubles mentaux. Cette folie provoquée fut prise comme une preuve de la culpabilité des Hutu et le chef ordonna leur exécution l’un après l’autre. Un Père intervint pour arrêter le massacrer ; le lendemain, on le proclamait mwami w’abahutu, roi des Hutu. Dans le Bukunzi, un enfant naquit avec des dents. Il devait donc être tué. Le Père Supérieur de Mibirizi lui mit une médaille autour du cou en toute hâte, disant : « Cet enfant est à nous ». De tels actes étaient sans doute irréprochables, mais pour les Rwandais autour des missions, ils constituaient des ingérences injustifiées, surtout quand les motifs de telles conduites leur paraissaient mineurs.

Si la conduite des missionnaires, chacun de son côté, était une question de discipline au sein de la Société et, par conséquent, susceptible de recevoir des corrections, le glissement des missions dans le système de la clientèle plaçait Mgr Hirth et le Père Classe devant un véritable rocher de Sisyphe. A Zaza, les disputes entre les chrétiens et leurs chefs étaient interminables. Le consciencieux Père Pouget fit venir les Tutsi pour juger les litiges ; mais tout le monde savait que, dans ce cas, les sentences favorisaient toujours celui qui avait le défenseur le plus influent. Quand la mission n’assurait pas cette défense, elle était pénalisée par le « retour de ses fidèles à leurs superstitions ». Parlant de Zaza, Mgr Hirth confia mélancoliquement à Mgr Livinhac qu’il comprenait parfaitement pourquoi les Allemands avaient interdit la création d’autres missions au Rwanda.

A Nyundo, la situation était tout aussi complexe. Depuis que les Allemands avaient élargi la base de Gisenyi, les Pères avaient été obligés de soutenir les Tutsi. En juin 1908, il y eut un petit soulèvement de la part des chrétiens : des huttes de chefs tutsi furent incendiées et leur bétail pillé. Le lendemain, les chefs se firent accompagner d’une escorte et se présentèrent à la mission. Un grand nombre de chrétiens bien armés les attendaient. En présence du Père Supérieur, le porte-parole des Hutu demanda que, dans l’avenir, les Tutsi fissent preuve de plus de modération dans l’exercice du pouvoir. Les vaches furent alors rendues à leurs propriétaires.

Le plus souvent, les missionnaires n’étaient pas directement responsables de l’insoumission des chrétiens, insoumission si souvent déplorée par Kandt. Ils percevaient qu’il y avait des fautes des deux côtés : les chefs essayaient de tirer de leurs paysans le plus possible, et les paysans « s’efforcent d’en faire le moins possible et, dans ce but, ne négligent aucun moyen, même celui de se faire instruire [c’est-à-dire de suivre le catéchisme] s’ils lui croient quelque efficacité ! ». Cependant, alors que les missionnaires étaient supposés ramener doucement les Hutu à la soumission, les Allemands ne faisaient pas grand-chose pour mettre fin aux exactions tutsi. Richard Kandt, médecin juif, explorateur moderne, linguiste et, depuis 1908, Résident du Rwanda, ne voyait pas d’autre solution que de soutenir la brutalité du régime tutsi. Le pays ne pouvait être gouverné qu’à travers les Tutsi. S’il voyait autre chose que le respect de l’ordre tutsi dans la « mission civilisatrice » du Kaiser, cette autre chose ne pouvait être qu’injecter la rationalité dans la classe dirigeante par le canal de l’enseignement. Au Tanganyika, ses collègues pouvaient faire appel à des intellectuels musulmans de la côte, relativement dignes de confiance ; mais il avait vite fait de comprendre que la xénophobie des Tutsi rendait vaine toute tentative d’employer l’élite musulmane au Rwanda ; il avait donc un besoin urgent d’auxiliaires rwandais instruits et compétents.

Le Dr Kandt voyait peu de choses à vanter dans l’effort que, pendant six ans, les catholiques venaient de consacrer à l’enseignement. Il demanda, le ton grognon, pourquoi les prêtres n’ouvraient pas une véritable école à Nyanza au lieu d’une cahute de boue et de paille. En 1900, le gouvernement allemand avait accepté de subventionner les écoles des missions qui enseigneraient l’allemand, mais les Pères Blancs français n’avaient pas fait grand-chose pour promouvoir la politique linguistique impériale. Mgr Hirth, homme d’Église, et le Dr Kandt, homme d’État, s’accordaient à reconnaitre que c’était de l’enseignement que sortirait l’élite africaine. Néanmoins, alors que Kandt voulait une noblesse docile et raisonnable pour un ordre féodal éclairé, Mgr Hirth cherchait à former des Rwandais, prêtres et laics, d’une piété exemplaire pour le Corpus Christianum. Kandt avait à faire à une réalité concrète, à savoir l’administration d’un État africain profondément stratifié, tandis que Mgr Hirth s’accrochait aux possibilités radicales de sa foi chrétienne. II ne lui serait pas venu à l’idée d’interrompre l’effort qu’il avait soutenu, pendant dix ans, en Afrique orientale allemande, alors que des 160 séminaristes qu’il avait lui-même formés, sept seulement persévéraient. L’opinion était répandue que les Tutsi étaient « pour les Badatchi » (les Allemands) et que les Hutu étaient « pour les Bafransa » (les Français). En vérité, la classe sociale ou l’origine ethnique de ses séminaristes importaient très peu à Mgr Hirth.

Pour le Vicaire apostolique, le but immédiat et primordial du travail des missionnaires était la formation d’un clergé africain. L’Église universelle ne pouvait s’incarner dans les sociétés africaines, en tant qu’institution visible de laquelle la grâce découlerait, qu’à travers des prêtres indigènes. Les prêtres rwandais seraient, non pas un simple colorant supplémentaire, mais l’élément central de l’Église rwandaise. C’était là un article de foi pour les missionnaires catholiques ; pour Mgr Hirth, cette idée devint une véritable obsession des dernières années de son épiscopat, ne laissant aucune place aux considérations plus mondaines.

Tout Allemand lisant les circulaires de Mgr Hirth aurait vite compris que l’utilité des écoles catholiques pour l’administration impériale ne pouvait être que fortuite. Les objectifs du Vicaire apostolique étaient d’ordre purement religieux. Si on apprenait à écrire dans ses écoles, c’était là une concession faite à contrecœur; on y enseignait à une petite élite seulement ce qui parait suffire pour préparer jusqu’à un certain point des aides aux fonctionnaires du gouvernement. Cependant, tous les catéchumènes étaient supposés savoir lire ; déjà des exemplaires des premiers livres de piété en kinyarwanda, du genre du « Livre de Prières » du Père Ecker, étaient en circulation. Il était donc pressant pour les Pères d’accélérer leurs leçons de lecture.

A cette époque, la mission de Save comptait 2000 catéchumènes inscrits ; mais seuls 750 recevaient régulièrement l’instruction sous sa forme officielle. L’instruction leur était donnée par trois catéchistes formés à cette fin, et par leurs 14 assistants. Néanmoins les efforts des missionnaires étaient essentiellement orientés vers les jeunes catéchumènes ; peu d’attention était accordée aux chrétiens récemment baptisés. Les efforts des missionnaires qui cherchaient ainsi à rester en dehors des conflits Hutu-Tutsi avaient pour effet direct de multiplier les défections parmi les chrétiens. Le Vicaire apostolique était convaincu que, dans ces conditions, une lecture pieuse était indispensable si l’on voulait empêcher les chrétiens de se fondre dans l’orbite mal définie de la paroisse avant d’être complètement perdus pour la mission. Alors que les prêtres s’efforçaient de ramener dans leurs rangs les Hutu qui se sentaient abandonnés par leurs anciens patrons, même en fournissant un travail rémunéré aux élèves pour les pousser à s’inscrire à l’école, Mgr Hirth propageait sa haute conception du rôle de l’instituteur et rêvait de néophytes faisant leur lecture spirituelle dans le rugo, l’enclos familial. Il va sans dire que cette insistance sur l’enseignement, bien que coordonnée avec le catéchisme et se confondant presque avec lui, n’était pas du goût de tout le monde : « Certains missionnaires sont très sceptiques quant à leur rôle d’éducateurs. N’a-t-on pas dit, même à moi même [Hirth]… à quoi bon une école pour ces Noirs ? ».

L’école de la mission était ordinairement un hangar, grand ouvert, sans même ni livre ni ardoise. Les leçons, tant de lecture que de religion, s’inspiraient de passages d’Histoire Sainte. Quand les plus jeunes des élèves étaient renvoyés à 11 heures, les autres continuaient l’instruction en s’exerçant à écrire pendant 40 minutes encore. Il était entendu que les prêtres ne recourraient pas à des châtiments corporels mais, de leur côté, les élèves devaient faire preuve d’un minimum de bienséance. L’atmosphère suffocante favorisait des défaillances ici et là dans la classe. Peut-être le meilleur enseignement avait-il lieu, et était-il assimilé dans les après-midi; les Frères y apprenaient simplement à leurs apprentis ouvriers à fabriquer les briques, à faire de la grosse menuiserie, à construire ; ils leur montraient comment cultiver de nouvelles plantes telles le café ; le principal du maigre revenu des missions provenait de leurs jardins. Cependant, cette instruction aux buts purement techniques ne satisfaisait pas les Allemands.

Dès les premiers baptêmes, le Vicaire apostolique insista sur la nécessité de choisir des élèves exceptionnels pour son séminaire. Tous les deux ans, des groupes de garçons de 13 à 15 ans partaient pour le Tanganyika. Ils étaient choisis sur base de «leur piété solide, leur caractère ouvert, respectueux et docile ainsi que de leur bonne santé ». En octobre 1904, dix garçons de Save marchèrent pendant six jours pour rejoindre cinq autres, originaires de Zaza. Le groupe se mit en route vers l’est en traversant le Gisaka ; destination : Kianja. Parmi eux, le futur premier prêtre rwandais, Donat Reberaho. A Rubya, à trois heures de marche du lac Nyanza, ils commencèrent l’apprentissage du latin alors que la plupart d’entre eux ne connaissaient pas encore assez de swahili pour parler avec leurs collègues étudiants. En octobre 1906, un deuxième contingent, comprenant entre autres Jovite Matabaro et Isidore Semigabo, partit du Rwanda ; ce furent ces deux derniers et Reberaho qui, des 75 Rwandais envoyés à Rubya, persévérèrent jusqu’à l’ordination. Il aurait fallu s’y attendre ; beaucoup de missionnaires étaient sceptiques. Il y avait peu de raison de croire que les motifs qui poussaient ces garçons à faire le voyage jusqu’à Rubya étaient purement spirituels. Les catéchistes hutu estimaient et déclaraient ouvertement, que c’était plus facile de vivre au séminaire que de travailler aux champs sous les ordres d’un seigneur tutsi. « Et penses-tu donc, demanda un jour un catéchiste à un missionnaire, que ceux qui vont à Rubya sont attirés par d’autres motifs ?». Assurés de la protection de la mission et libérés de toute crainte de persécution, les séminaristes hutu échappaient à jamais à la juridiction et aux représailles tutsi. Pourtant, dans le contexte rwandais, les raisons matérielles et spirituelles pour aller chez les Pères ne s’excluaient pas mutuellement ; le principe d’une sainte conciliation de la pauvreté à la piété était aussi étranger à la société rwandaise qu’aux Sémites de l’Ancien Testament. Pour les paysans, le pouvoir politique des Pères n’était en rien contradictoire avec leurs prérogatives religieuses ; tout au contraire. Au pessimisme qui dégénérait parfois en racisme chez certains de ses prêtres, Mgr Hirth fit la remarque suivante : « Sachant que la vocation vient de Dieu, nous sommes trop exposés cependant à oublier qu’elle ne germe et ne fructifie que par le travail de l’homme ». Néanmoins, la découverte de motivations matérielles chez leurs catéchumènes faisait toujours craindre aux missionnaires que les Hutu ne se fussent trompés sur leur compte, ignorant leur entreprise religieuse. La poursuite du confort matériel de la vie du séminaire – un confort relatif, en réalité- au lieu de la recherche de l’ascétisme parfait du ministère sacerdotal, était ressentie avec beaucoup d’amertume par des hommes qui avaient quitté, eux-mêmes, leur confort en quête de la perfection spirituelle. Le malentendu était réciproque ; il ne se dissipa jamais complètement.

Le retour prématuré de tous ceux qui étaient allés à Rubya, si l’on excepte un groupe minuscule qui persévéra, ne peut s’expliquer, peutêtre, que par leur mode de vie inhumain et par la tension liée à une longue expatriation loin de la famille. Donat Reberaho passa neuf ans à l’étranger, célibataire, parmi des étrangers, parlant une langue étrangère, étudiant la philosophie et la théologie en latin. Toutefois, puisque ces garçons étaient arrivés au Tanganyika, il faut croire que, dans une certaine mesure, une certaine vision de la prêtrise, une vision qui ne correspondait pas à la réalité de Rubya, les attirait. Selon toute vraisemblance, les étudiants se rendaient au grand séminaire comme à une grande cour catholique. Un petit nombre d’entre eux auraient pu imaginer que c’était seulement après dix ans d’effort spirituel et d’un enseignement difficile et patient que l’on atteignait les fruits de cette cour, à savoir la puissance et la gloire de la fonction sacerdotale. Les séminaristes hutu, qui avaient observé la montée des courtisans tutsi, avaient appris, au contraire, que seules la feinte, la malice, la violence et la flatterie conduisaient à un bon poste et au succès : derrière eux, l’inertie aveulissante de la vie paysanne sous le joug tutsi ; devant eux, les exigences des prêtres formés dans une longue tradition d’effort spirituel renforcée par des notions bourgeoises de mérite personnel ; face à ce dilemme, les plus nombreux choisirent de rentrer chez eux.

Toutefois, un freudisme spécieux aurait pu qualifier certains éléments de la mentalité paysanne de hautement favorables au message chrétien et, en particulier, au concept catholique de la prêtrise. La famille hutu se caractérisait, en effet, par une profonde dépendance vis-àvis du père, lequel continuait d’exercer une certaine autorité sur ses fils même après leur mariage. Sur le plan politique, le mwami était la projection du père autoritaire de l’umuryango patriarcal. Le grand Patriarche vivait majestueusement loin de l’existence dure et monotone des paysans. Il régnait avec la reine-mère et était source de toute autorité : il avait droit de vie et de mort sur ses frères et sœurs. A lui seul, son personnage héroïque était le symbole de tous les hauts faits dont la culture de la cour conservait le récit qu’elle présentait à l’admiration des masses. A leur place, le roi réalisait les aspirations tant psychologiques que politiques des paysans.

Dans un tel système de valeurs, la place des Pères Blancs était assurée. On ne trouvait aucune contradiction à les considérer comme abami et ababyeyi, rois et pères. On leur accordait des titres comme « Sauveur des pauvres » et « Les pieds sont venus » [Le Père Dufays était appelé Rukizaboro et le Père Lecoindre Ibirenge byaje. A Rwaza, les personnes auxquelles on demandait comment les premiers chrétiens considéraient les prêtres, utilisaient spontanément le terme ababyeyi [pères]. Il est fait allusion aux mêmes rapports affectueux dans Codere, A Biography, notamment aux pp. 77,96 et 363]. On leur attribuait le pouvoir de détecter les voleurs en écrivant sur une simple feuille de papier, de provoquer ou d’arrêter la pluie, de guérir les malades et d’ensorceler les récalcitrants. On courait de gros risques à enfreindre leur volonté : un chrétien de Save, passant outre les ordres et conseils des Pères, partit pour vendre des peaux au Gisaka. En cours de route, le Christ lui apparut, lui parla de l’imminente conversion du Rwanda et le réprimanda pour avoir quitté sa maison. L’image paternelle dominatrice que le patrilignage avait fait dévier vers la cour vint à être appliquée aux prêtres catholiques et, en prolongement, à Dieu, à cause de leur promptitude à recourir à des méthodes paternalistes et autoritaires. Ces méthodes, semble-t-il, attirèrent les Hutu du Rwanda central au lieu de les repousser, même si peu d’entre eux devinrent prêtres.

Pendant la période allemande, exception faite de quelques Tutsi pauvres, les élèves des écoles missionnaires étaient exclusivement hutu. En 1903, Musinga menaça von Beringe de changer de capitale si les Tutsi de Nyanza étaient obligés d’aller à l’école. Un prêtre de Save se rendait de temps en temps à Nyanza ; les catéchistes catholiques envoyés en instituteurs à la cour gagnèrent la confiance du mwami ; mais les présences à la petite école au toit de chaume restaient très fluctuantes. En août 1905, Musinga, qui essayait alors de faire de l’enseignement une arme contre ses conseillers Ega, demanda aux Pères d’élever un bâtiment solide en briques. Les relations entre Terebura et Mgr Hirth étaient alors à leur point le plus tendu ; il semble que le Vicaire apostolique ait décliné la proposition estimant que tout ce qui aurait donné au Père Brard l’occasion de se rendre à la cour aurait eu des conséquences désastreuses.

Quand Mgr Hirth put trouver un instituteur acceptable pour les Allemands, pour la cour et pour lui-même, il écrivit à Bujumbura pour demander la permission de commencer. Von Grawert donna son accord à condition qu’il n’y eût pas de prosélytisme ni d’instruction religieuse. Il estimait que ce type d’enseignement était plus indiqué pour faire accepter l’influence européenne aux Tutsi. Un bon instituteur pouvait, par exemple, convertir les nobles au christianisme sans susciter leur hostilité immédiate. Il ne pouvait pas refuser l’ouverture d’une école dans laquelle le Père Classe promettait d’enseigner aux Tutsi l’allemand et le swahili et pour laquelle le mwami était exceptionnellement bien disposé.

Le regain d’intérêt pour l’instruction de la part de Musinga semble avoir été lié à sa participation croissante au commerce. Un décret de 1906 interdisait l’accès du pays aux marchands africains ayant des armes à feu. Une interprétation généreuse de cette mesure par von Grawert  permit aux marchands de retourner au Rwanda à condition qu’ils ne fussent pas armés. On vit alors des caravanes Ganda et Haya revenir sur leurs pas et cheminer, avec beaucoup de précautions et sans détours, vers la cour. Là, ils achetèrent des vaches contre des tissus et des roupies. Musinga distribua l’argent à ses favoris et les Tutsi ne tardèrent pas à affluer vers la mission de Kabgayi pour acheter des tissus.

Le mwami, qui traitait les affaires seul avec les Européens depuis octobre 1906, commençait à concentrer tous les pouvoirs. Ruhinankiko, l’un des conseillers les plus éminents de la cour, avait été remplacé par le riche propriétaire terrien Ega, Rwidegembya ; ses propriétés du Gisaka avaient été attribuées à Kanuma, un vieux chef Nyiginya. Moins acharné que son compagnon Ega dans la persécution de la noblesse Nyiginya, le jeune Rwidegembya avait gagné la confiance de Musinga qui avait opposé son soutien à la puissance réunie de Kabare et de la reine-mère.

Au début du mois de janvier 1907, une catastrophe d’ordre rituel frappa la cour : le feu sacré qui devait brûler du début à la fin du règne de chaque mwami s’éteignit. L’incident déclencha toutes les tensions latentes de la cour. Musinga ordonna l’exécution de tous les banyamuliro, les gardiens du feu, et Kabare fut accusé d’avoir jeté un mauvais sort sur le feu sacre. Fort du soutien et de l’habileté de Rwidegembya, le mwami obligea son oncle à s’expliquer ; c’est seulement en détournant les craintes du roi sur des envahisseurs étrangers que Kabare put échapper à l’ultime disgrâce. La tactique était classique : des campagnes militaires à l’étranger pour endormir les dangereuses ambitions des ngabo rebelles ; la menace extérieure pour serrer les rangs à la cour. Cette fois-ci, ce fut un groupe de rebelles réfugiés au Burundi que Kabare accusa d’avoir fait éteindre le feu et de préparer un retour pour tuer le roi. Musinga n’était pas encore à même de se passer des services de Kabare et il se laissa convaincre.

Le drame du feu royal retarda l’ouverture de l’école de Nyanza ; mais, en mai 1907, le catéchiste Wilhelmie Mbonyubwabo commença à y donner des leçons d’écriture. On se rendit vite compte que c’était plus le prestige que l’acquisition de la nouvelle science qui intéressait le roi. De temps en temps, il mouillait son crayon dans la bouche d’un serviteur twa pour dessiner les lettres de l’alphabet. Il apprit à signer son nom et un peu plus, confiant le reste à un secrétaire. A cette époque sa connaissance du swahili écrit se réduisait au strict minimum : quand il recevait des lettres il faisait venir Wilhelmi pour les traduire.

En juin, Musinga accorda le feu vert à la construction d’un bâtiment en briques, bien qu’il eût voulu connaitre, au préalable, le missionnaire qui dirigerait l’école. Un prêtre se rendait à Nyanza toutes les deux semaines, même si, de temps à autre, quand l’envie l’en prenait, le roi convoquait les Pères de Kabgayi à la cour tous les jours. Dix-huit ntore, choisis parmi les familles tutsi sans influence, fréquentaient la nouvelle école, ou du moins passaient une partie de leurs journées à sauter par ses fenêtres. Ces longues leçons, données en classe, étaient extrêmement ennuyeuses pour des jeunes gens habitués à des exercices purement physiques tels que la danse, le saut en hauteur, le lancement du javelot, le tir à l’arc, la natation et à l’étiquette de la cour. Aussi, un petit nombre d’entre eux seulement étaient réguliers aux cours. Chaque semaine leurs cahiers d’exercice étaient envoyés à Kabgayi pour correction. Quand il y eut à la cour plusieurs personnes parlant couramment swahili, le mwami s’empressa d’améliorer son allemand. Les ntore n’avaient pas intérêt à persévérer car une règle tacite de l’école voulait que le roi gardât un pas d’avance sur les autres.

Le mauvais présage du feu éteint avait accentué les craintes du roi. Il n’allait jamais s’en débarrasser complètement. A la bénédiction officielle de l’église de Save, il se fit représenter par un dignitaire. Les Pères apprirent par Wilhelmi que c’était la peur d’une sorcellerie quelconque qui l’avait retenu. Mais une fois maitre de ses appréhensions, le roi réussit un tour de passe-passe prodigieux avec les Allemands, les Ega et les Pères Blancs, en employant leurs pouvoirs respectifs l’un contre l’autre. Les missionnaires s’étaient érigés en contrepoids de ses conseillers Ega ; le roi leur fit des concessions ainsi qu’il l’aurait fait pour n’importe quel groupe puissant dans le pays. Quand, dans la balance, le plateau des Européens devenait trop lourd, comme ce fut le cas lors de l’affluence d’Européens à l’occasion de la tournée du Duc de Mecklenburg, en 1907, il chercha par tous les moyens à réduire leur importance. [Le Duc de Mecklenburg était à la tête d’une expédition anthropologique allemande. Sa visite suscita une réaction violente. Le royaume devait être pris aux Tutsi. On attendait le retour de Buregeya ou un nouveau roi Ega. Quand von Grawert demanda au Mwarni de se présenter au duc revêtu, selon la tradition, de peaux d’animaux, la rumeur courut rapidement que « ce nouveau roi européen défendra aux nègres de porter des étoffes… Tikitiki [von Grawert] ne serait que son boy ; il aurait comme bagaragu des Blancs ! Quel homme ! ». Voir Journal de la mission de Kabgayi, 17 juillet 1907. Journal de la mission de Save, 22 juillet 1907. Meckknburg, Ins Innerste Afrika, p. 110]

Quand le roi apprit que le Duc était accompagné d’une importante suite, différentes formes de pression furent exercées sur les Pères Blancs. Les Pères de Save furent surpris d’apprendre d’une lettre de von Grawert que les catholiques ne pourraient plus fonder de nouveaux postes de mission parce que, disait-il, le roi estimait qu’ils avaient trop de terres. En fait, aucune demande n’avait été introduite. Une semaine plus tard, les prêtres reçurent une autre lettre les accusant d’avoir empêché des chrétiens de se rendre à la cour et de les favoriser dans les conflits locaux. Pendant leurs visites à la cour, les missionnaires de Save se faisaient envoyer de la nourriture ; le roi considérait maintenant ce geste comme une insulte à son hospitalité. Quand des huttes furent incendiées, on accusa des chrétiens qui, lors de l’incident, se trouvaient à la cour avec les prêtres, mais à plusieurs kilomètres de l’incendie’. Quand le Duc de Mecklenburg apparut à l’horizon, rien de ce que les catholiques faisaient ne pouvait être bon. Musinga était convaincu, non sans raison, que les Allemands l’aideraient à briser la puissance des missionnaires.

Quand les intérêts des Allemands coïncidaient avec ceux des missionnaires, comme dans le cas de la bonne marche de l’école de Nyanza, par exemple, le mwami faisait appel aux Ega. En septembre 1907, les Pères de Save apprirent que la cour avait convoqué Kabare et Rwidegembya pour leur demander d’habiter, en permanence, à côté de l’école. Ils formèrent ainsi, avec Cyitatire, un sinistre comité chargé de l’enseignement.

Dans son ensemble, la diplomatie de Musinga était une réussite. L’ikoro royal arrivait de partout et venait remplir les greniers de Nyanza. Le roi brisait la puissance des grands nobles en leur prenant hommes et terres ; pour obliger les déchus à garder un certain intérêt dans le bien-être du trône, le mwami épousait leur sœur. Les Nyiginya qui étaient montés un peu trop vite, comme Nturo, tombaient en disgrâce. En juin 1907, faisant allusion au changement intervenu à la cour, le Père Classe écrivait : « Musinga n’est plus mineur ; il est devenu mugabo ukomeye [un homme puissant]».Trois années de lutte ainsi que la perspicacité avec laquelle il manipulait les Ega et les Pères Blancs, permirent au jeune mwami de dominer la cour. C’est peut-être après qu’il eut perçu le poids des catholiques dans ce jeu que Kabare commença à envoyer ses ntore faire la cour aux Pères de Kabgayi.

Alors que Musinga s’était rapidement affirmé à la cour dans le jeu politique des clans tutsi entre eux, sa position de mwami vis-à-vis des Hutu rebelles éloignés de Nyanza ne s’améliorait que très lentement malgré l’aide des Européens. L’umuhinza du Bukunzi, prenant la proximité de la mission de Mibirizi pour prétexte, refusait de payer son tribut consistant à envoyer deux esclaves destinés à être immolés. Ignorant totalement les Allemands, il refusait de se présenter chez le commandant du camp de Shangi. En avril 1907, une patrouille allemande accompagnée d’auxiliaires tutsi fut envoyée pour le capturer. Il leur passa entre les doigts ; bien qu’officiellement destitué, il ne cessa jamais de détenir le pouvoir au Bukunzi. Musinga, craignant que les troupeaux royaux ne périssent et que des malheurs ne s’abattent sur le royaume si le muhinza venait à perdre certains de ses pouvoirs spirituels, insista pour qu’il fût rétabli dans ses fonctions. Les attaques allemandes contre un célèbre faiseur de pluie eurent pour effet de faire fuir la population; peu de catéchumènes s’en allèrent à la mission pendant qu’il se cachait.

Les prophétesses de Nyabingi du Mpororo ne commirent pas, quant à elles, la faute d’ignorer les Européens. Une patrouille allemande confia même à l’une d’entre elles la garde du bétail confisqué. Pendant ce temps, la célèbre Muhumuza collaborait avec les équipes cartographiques de la commission belgo-britannique de délimitation des frontières. S’assurant le soutien des lignages hutu et s’attribuant des pouvoirs surnaturels, Muhumuza devint un médium très influent ; elle parvint à réunir un nombre considérable de partisans. Des jeunes filles de son entourage étaient mariées à des chefs, constituant ainsi des sortes de succursales par lesquelles elle exerçait son autorité sur le Mpororo et même, vers le sud, sur une partie du Rwanda. En 1905, une patrouille allemande trouva une jeune fille cachée derrière un rideau, prétendant être une servante de Nyabingi. La jeune fille affirma aux soldats que Nyabingi s’était envolée vers le ciel mais qu’elle lui avait donné l’ordre de payer une amende de dix-huit vaches et de demander l’aide des Allemands pour mâter la rébellion de certains chefs de la région. Musinga se méfiait des pouvoirs spirituels et du nombre des partisans de Muhumuza. Toutefois, les messages que la prophétesse tenait du monde des esprits et qui exhortaient la population à respecter l’ordre et la loi avaient persuadé les Allemands que Nyabingi ne représentait aucun danger.

La soumission du nord était l’un des rares desiderata communs à Musinga, Kandt et au Père Classe, le triumvirat qui dirigeait le Rwanda à l’époque. Musinga eût souhaité reproduire les exploits glorieux de son père, mais la perspective de riches dépouilles du Bugoyi et du Mulera constituait une agréable source de discorde parmi ses nobles. Le Dr Kandt était préoccupé par les activités des bandits twa et hutu dans le Nord, sous les yeux des Belges et des Anglais, celles du fameux Rukara rwa Bishingwe, par exemple ; elles risquaient de porter préjudice à l’image de l’administration coloniale allemande. Le Résident ne tenait pas à ce qu’on le vît présider un ramassis de chefs militaires pendant les négociations sur la région du Mfumbiro. Quant à Mgr Classe, c’était l’arrivée des nouveaux missionnaires luthériens qui le tracassait. Il voulait poser des jalons, le plus tôt possible, dans les régions inoccupées du nord. Ce fut sur l’opportunité d’envoyer des missionnaires catholiques en avant-garde que les trois ne parvinrent pas à se mettre d’accord. Kandt aurait pu approuver l’idée ; Musinga la trouvait inquiétante. La tournée du Duc de Mecldenburg coïncidant avec l’arrivée des luthériens avait donné lieu à un déploiement sans précédent de la force européenne. Telle une pièce de musée ethnographique, Musinga avait été exposé à la curiosité des visiteurs ; cette scène l’avait extrêmement humilié. Il comprenait maintenant que l’interdiction frappant la construction de nouvelles missions ne pouvait qu’être éphémère ; la versatilité de son humeur se cristallisa en une haine permanente contre les Blancs, trop nombreux pour être attaqués militairement :

« Un jour, au cours d’une discussion avec le Père Classe, notre Supérieur, le Sultan avait dit, à Nyanza, qu’auparavant [avant 1909], il aurait pu envisager une guerre, mais que maintenant le nombre des Européens avait atteint une telle importance que cette éventualité était à exclure ».

Le mwami connaissait trop bien l’étiquette tutsi pour laisser paraitre ses sentiments ; il était d’habitude courtois envers les Pères. A leurs demandes, il donnait des réponses évasives ; une autorisation quelconque lui était-elle extorquée, il s’efforçait de la rendre nulle dans la pratique. Il arrivait pourtant que cette façade d’impassibilité s’effondre. Il y eut, un jour, une vive agitation à la suite de l’exécution, à la cour, de l’un des porteurs des luthériens. Le corps du porteur sauvagement battu fut montré à un Père qui allait voir Musinga et qui s’entendit dire qu’il pourrait subir le même sort. Quand le Père Classe se rendit à la cour en avril 1908, le masque de politesse avait néanmoins repris sa place.

Après que les protestants eurent ouvert leur deuxième station, le Père Classe commença à préparer le terrain pour une nouvelle expansion. Il choisit l’occasion de la bénédiction de l’église de Nyundo pour lancer sa première offensive. Les relations entre la résidence de Gisenyi et la mission de Nyundo étaient un peu froides mais correctes. Les Pères avaient, en effet, été trop accueillants envers les Belges, même si, pour faire amende honorable, ils avaient participé aux festivités de l’anniversaire du Kaiser. Le Dr Kandt accepta, à son tour, l’invitation à l’inauguration de l’église de Nyundo. « Il est bon de répéter, proclama Classe dans son discours d’ouverture, que les missionnaires, comme tels, ne sont les agents d’aucun pays et qu’ici ils travaillent dans le même sens que le Gouvernement ; eux de leur côté et lui du sien ». La même année, le Vicaire Général avait accepté d’assurer l’entretien des routes près des missions ; après son discours, il demanda officiellement que la mesure interdisant la construction de nouveaux postes de mission fût levée. La réponse de Kandt fut prudente, mais le Résident promit d’intercéder auprès du gouvernement impérial dans ce sens. La nouvelle mission proposée dans le Kanage devait renforcer la position des Allemands sur le lac Kivu ; celle du Busigi devait leur permettre d’étendre leur pouvoir sur les populations du Mulera et sur les Hutu du nord. Le mwami envoya une vache à Kandt en toute hâte. En fait, Musinga demandait, en citant les nombreuses stations déjà concédées à la mission, qu’il n’y eût pas de nouvelles fondations. Les promesses de Kandt qui assura que les Allemands juguleraient la soif des Pères pour de nouvelles terres et qu’ils ne les laisseraient pas étendre leur emprise sur d’autres Hutu, ne satisfirent pas Musinga. Ce dernier craignait, en effet, que ses propres abatware ne perdent foi en lui s’il faisait de nouvelles concessions. Même s’il s’en défendait officiellement, le Dr Kandt allait permettre la création de deux nouveaux postes de mission, n’en déplût à Musinga: le Résident se rendait bien compte que l’utilisation des missions catholiques à des fins politiques présentait un grand avantage. En décembre 1908, un groupe de 50 chrétiens quitta Rwaza pour commencer les constructions sur la colline de Rulindo, dans le Busigi. La réaction de Nyanza fut telle qu’on l’attendait : tout effort de maintien d’ordre à l’école fut abandonné et Wilhelmi se trouva dans l’impossibilité d’enseigner. Une nouvelle vague de plaintes déferla sur les missions du Rwanda central auxquelles on reprochait la mauvaise conduite des chrétiens. En février 1909, le roi refusa catégoriquement de recevoir le Vicaire Général. Le Père Classe lui fit gentiment remarquer que s’il persistait dans son attitude, le Dr Kandt risquait de passer par-dessus son dos. Toutefois, puisque le Résident passait déjà outre les volontés du mwami, l’argument n’avait pas de poids, aussi le roi l’ignora-t-il.

La tentative de la mission d’inverser la formule de la cour en brandissant la formule allemande contre le roi, était un indice de l’emprise croissante de Kandt sur le pays. Il fut même question de créer un impôt. Les nobles saisirent l’occasion pour réclamer des chèvres à leurs Hutu sous prétexte que le bétail devait être remis à la Résidence allemande de Kigali. Des centaines de chèvres furent ainsi confisquées sous forme d’« impôt » ; et la mission fut assiégée par les Hutu venus lui exprimer leurs doléances. Ce n’est pas que ce genre de razzia fût directement orchestré par Nyanza, mais les nobles de la cour disposaient de précieuses informations politiques qu’ils faisaient parvenir à leurs représentants locaux ; ces derniers savaient de cette manière jusqu’où ils pouvaient aller dans leurs rapports avec les chrétiens sur les collines. Parallèlement, le mwami était le point de convergence d’un courant continu de griefs contre les activités des chrétiens dans les provinces. Il existait parfois un lien de cause à effet entre le courroux de Musinga et la persécution des chrétiens autour des missions ; cependant, ce lien n’était jamais direct. Les Tutsi du voisinage des postes de mission dans les provinces avaient leurs propres griefs contre les chrétiens et n’avaient pas besoin de l’autorisation de Nyanza pour déclencher de violentes représailles.

Les Européens se consolaient toujours par la conviction anachronique que l’hostilité intermittente de la cour pendant les années 1908 et 1909 était l’œuvre d’un groupe qu’ils appelaient « la faction belliqueuse »: la triade Kabare, Rwidegembya et la reine-mère. Selon un proverbe rwandais, ce n’est jamais le roi qui exécute, mais bien ses conseillers ; et pour expliquer l’absence de résultats concrets de l’administration indirecte, la mythologie coloniale recourait volontiers au thème d’un roi maniable entouré de conseillers sans scrupules. Tout au contraire, c’était Musinga, et non plus ses conseillers, qui dirigeait maintenant la politique. En août 1908, un chef possédant plus de 4 000 vaches, le garagu principal de Rwidegembya, fut exécuté à la cour sur l’ordre du roi. De même, Kabare fut déchu de son rang et renvoyé de Nyanza en janvier 1909. Au mois de mars suivant, il se tourna humblement vers la mission de Save où il offrit une vache aux Pères. Sa disgrâce fut confirmée lorsque Kanuma et les chefs du Gisaka se présentèrent à la mission de Zaza pour avertir les Pères qu’ils ne devaient pas accorder asile à Kabare. La figure symbolique de la reinemère était la seule personnalité Ega à rester à la cour.

L’arrivée des premières Sœurs Blanches et d’un autre contingent de Pères au début de l’année 1909 fut un nouveau coup dur pour le roi. Ce dernier avait accordé une troisième station protestante, mais maintenait son opposition à l’expansion catholique. D’autre part, en mars 1909, 150 askaris et 5 officiers allemands avaient entrepris, dans le nord, une série d’interminables escarmouches contre le Twa Basebya, prouvant ainsi à la cour que le gouvernement impérial voulait la soumission des sujets rebelles du roi. Deux mois plus tard, une patrouille fit une bonne prise : la prêtresse Muhumuza.

Le roi fut alors ravi de la conduite des Européens. Il écrivit une longue lettre au Père Classe, lui demandant pourquoi il ne venait plus à la cour. Pourtant sa joie fut de courte durée. Muhumuza fut mise dans une sorte de résidence surveillée à Kigali. Et, comme les Allemands n’avaient, pour toute preuve de son influence néfaste, que les accusations de Musinga, elle fut bien traitée. Ce fut une grave erreur. La présence d’un si grand médium eut le même effet sur les dissidents de la cour qu’un aimant sur le fer. Les visiteurs se bousculaient pour voir Muhumuza, qui commença bientôt à convoquer de puissants abatware du Gisaka. La cour vit là une ruse grossière; elle était persuadée que cette reine du Ndorwa avait été amenée au sud de la Nyabarongo dans l’unique but de renverser le mwami.

Les missionnaires furent les premières victimes de la maladresse des Allemands dans l’affaire Muhumuza. Le mwami laissa des gangs de jeunes Tutsi démolir l’école de Nyanza et il annonça à Kandt, par l’intermédiaire d’Indrumm, le second de ce dernier, qu’il ne voulait pas de prêtres permanents à la cour. Indrumm, inquiet à cause des rumeurs qui circulaient selon lesquelles une révolte anti-européenne était imminente, expédia Muhumuza à Bukoba et se prépara à lancer une importante expédition contre le nord. Le mwami apprit que des askaris se dirigeaient vers la frontière pour empêcher la pénétration anglaise et belge, mais le spectre d’une rébellion dans le sud-ouest africain et au Tanganyika préoccupait sans doute davantage les autorités coloniales allemandes. Les missions pouvaient se féliciter de disposer de suffisamment de moyens : plusieurs dizaines de mausers et des centaines de cartouches : « Je suis convaincu que les Watutsi sauteront sur la première occasion pour régler leurs comptes avec les Européens, écrivait un Père, mais nous sommes habitués à de telles rumeurs et ne pensons pas que la situation va se dégrader, sauf si de fortes raisons nous poussent à le croire ». Les rumeurs finirent effectivement par s’éteindre. La position de Musinga par rapport aux Ega en sortit renforcée ; la petite armée du nord avait prouvé qu’ils faisaient erreur en croyant que l’on pouvait éliminer les Allemands. Mais le roi en sortit affaibli par rapport à l’administration coloniale. L’enseignement reprit à Nyanza et le représentant du mwami signa un contrat portant sur le terrain où fut bâtie la mission du Murunda, dans le Kanage.

En 1910, la situation de la mission était, pour le moins, étrange : il y avait au Rwanda sept postes de mission et 4 500 chrétiens, en grande majorité hutu. Quelques jeunes séminaristes hutu étudiaient en vue de l’ordination. Pourtant, l’Eglise catholique en tant qu’institution dépendait entièrement des Tutsi qui repoussaient toute idée de conversion, ainsi que des bons offices des Allemands que ses réseaux de clientèle et ses visées théocratiques n’avaient fait qu’agacer. La cour, sur laquelle les missionnaires auraient dû, en théorie, concentrer leurs efforts pour la conversion des nobles, était un foyer d’intrigues et de ressentiment contre l’autoritarisme des Européens. Mais, d’un autre côté, ces mêmes Européens jugulaient les révoltes et étendaient les frontières du Rwanda jusqu’à leur emplacement des temps glorieux de Rwabugiri. La situation abondait en contradictions, dont la plus grave, pour les missionnaires, était le développement d’une Église hutu dans un État tutsi.

Le Père Classe, qui aurait pu remettre les choses en place, avait repris presque tout le travail de Mgr Hirth ; le Vicaire apostolique, la vue baissant, s’était retiré au confessionnal de Nyundo où il passait des heures entières à pardonner les péchés que tous les raffinements de son catéchuménat n’étaient pas arrivés à prévenir. A l’extérieur, un disciple de « l’école de Brard » faisait entrer les pénitents. Décrit par le gouverneur Schnee comme étant « une grande et belle figure de prêtre, imposant la vénération, honoré et estimé de tout le monde », Mgr Hirth n’arrivait pas à maîtriser la violence de ses prêtres, catéchistes et convertis. Le Père Classe, en tant que Vicaire Général, s’engagea totalement dans la politique de soutien au pouvoir tutsi ; il fit tout ce qui était en son pouvoir pour réduire les tendances pro-hutu au sein du clergé. Il lui manquait néanmoins l’autorité d’un Vicaire apostolique, car bien que réduit à l’inactivité, Mgr Hirth ne renonça pas à sa charge.

Cette double juridiction, qui sans être reconnue de jure, existait de facto dans le Vicariat rwandais, amoindrit considérablement sa capacité de faire face aux discordes et dissensions croissantes qui s’étaient fait jour à l’intérieur de ses rangs. L’Église rwandaise souffrait en particulier des désaccords provenant des différences culturelles et politiques qui créaient des besoins différents pour le nord et le sud. Cette division, d’une importance capitale pour les Allemands et pour les Tutsi, ne pouvait pas ne pas l’être pour les missionnaires. La mission ne pouvait pourtant pas se permettre d’avoir deux politiques différentes. Il n’y avait qu’un seul Vicariat, un seul Vicaire apostolique, donc une seule politique. Il ne pouvait en être autrement vu les intentions des Allemands et la volonté de la cour. Les Pères Supérieurs, mêlés de prés aux problèmes locaux, pouvaient toutefois ignorer les directives nationales, pourtant claires, du Père Classe, sous prétexte qu’elles ne venaient pas du sommet. Seul un petit nombre de missionnaires du nord connaissaient les affaires de la cour comme le Vicaire Général. La plupart d’entre eux refusaient de se voir imposer une politique visant à servir les intérêts d’une cour qui, pour eux, était impuissante. Certains estimaient que le christianisme était la religion des pauvres ; les autres considéraient qu’ils pouvaient ramener leurs chrétiens hutu au respect de l’autorité sans l’aide des Tutsi. La « faction du nord » ne voyait pas, tout simplement, la nécessité d’avoir ces malicieux Tutsi « athées » sur leur territoire ; il y en avait même pour penser la même chose des Allemands. Voici comment l’un des Pères exerçait sa théocratie : « On effrayait ces gens-là en les faisant passer à la chambre noire (chambre avec volets fermés contenant une table sur laquelle était placé un revolver) ; pendant que le petit chef, transi de peur, était assis à côté du Père Supérieur, on agitait des chaînes dans l’antichambre pour ajouter au ton lugubre de cette scène macabre ».

Néanmoins, quand les catholiques virent que les Allemands allaient leur imposer la présence des Banyanduga dans le nord, ils furent obligés de compter avec les Tutsi. Quand on commença la traduction des Évangiles selon Saint Jean et selon Saint Marc, Mgr Hirth insista pour que l’on utilisât la langue de la cour plutôt que le kiga. L’arrivée des protestants mit urgence à résoudre le débat concernant la soumission des paysans et l’apostolat auprès de la classe dirigeante. On commença à prendre au sérieux les paroles du Dr Kandt qui avait prédit que les protestants s’assureraient le monopole des Tutsi. Les protestants allemands commirent, toutefois, les mêmes erreurs que les catholiques pendant leurs deux premières années : ils se mêlèrent aux conflits entre Hutu et Tutsi, estimant que l’avenir du Rwanda résidait dans les « vigoureux paysans hutu ».

Pendant que se tenait la Conférence Kivu-Mfumbiro, Muhumuza, la prophétesse de Nyabingi, s’échappa de Bukoba et on ne put la rattraper. La cour et les Allemands tournèrent les yeux non sans inquiétude vers le nord où Rukara rwa Bishingwe, à l’apogée de sa puissance, campait avec un troupeau de 1600 vaches au pied de la montagne sacrée de Ryangombe, le volcan Muhabura. En mai 1910, le Kaiser signa les accords cédant des régions du Kivu et de la partie nordouest du Rwanda respectivement à la Belgique et à la Grande-Bretagne. Depuis les conquêtes de Rwabugiri, ces territoires étaient considérés comme faisant partie du Grand Rwanda, même si Musinga n’exerçait sur eux qu’un pouvoir tout à fait théorique. Leur perte fut durement ressentie. La dragée amère de l’expansion chrétienne avait été atténuée par l’espoir que les Pères allaient créer dans les montagnes du nord, de nouveaux points d’appui pour le pouvoir, central. La perte des terres de Nyindo, demi-frère du roi et chef du Mfumbiro, était trop lourde pour trouver un contrepoids quelconque du côté des missionnaires.

Le grand prestige de Rukara, chef d’une force militaire mobile qui avait défié toutes les tentatives de Musinga visant à le capturer, fut renforcé par son habile manipulation des symboles religieux et politiques. Son camp reçut le nom de Nyanza ; les Pères Blancs qui s’approchaient de la montagne sacrée où il avait établi son camp furent même avertis qu’ils risquaient leur vie. Cependant, le caractère segmentaire de tous les groupements hutu constituait un handicap insurmontable pour la pérennité de ces gangs de parents et de vassaux. Au début de l’année 1910, deux des parents de Rukara dirigèrent un mouvement séparatiste et s’emparèrent de plus de 600 vaches et d’un grand nombre de partisans. Les deux factions antagonistes comblèrent alors la mission de Rwaza de généreux cadeaux au lieu des œufs pourris qu’ils envoyaient d’habitude. Le Père Loupias, s’en tenant consciencieusement aux instructions reçues de ne pas intervenir dans les conflits locaux, renvoya les deux parties au mwami. En représailles, Rukara refusa à la mission la permission de couper du bois dans « ses » forêts. Le Père Loupias, un véritable géant, s’en alla trouver la bande et en vint presque aux mains avec son chef.

Cette fois-ci, Musinga posa un geste positif: il envoya un représentant à la mission de Rwaza, sans doute dans l’espoir de rétablir son autorité sur les lignages Rashi [abarashi]. La demande de l’émissaire du roi fut directe. Il demandait que Loupias le conduisit au camp de Rukara. Le missionnaire ne put s’y soustraire. Lors d’une grande réunion, où toutes les parties furent convoquées, Rukara reconnut, non sans réticences, l’autonomie du groupe réfractaire. Forts de la présence du missionnaire catholique et de son entourage chrétien, les Banyanduga essayèrent de profiter le plus possible de cet avantage. L’agent de Nshozamihigo s’avança et demanda au délégué du roi d’arrêter les rebelles pour vol de bétail. Rukara se dressa sur ses jambes. Loupias se leva pour le retenir. Alors que Rukara se baissait subitement — peut-être lui avait-on fait signe — une volée de flèches vint frapper le Père Blanc, le blessant au front et au foie. Le nyampara de la mission le porta jusqu’à Rwaza, où il mourut le soir du 1 avril 1910, première victime de la politique de collaboration de l’Église avec les Tutsi. La doctrine missionnaire du Cardinal Lavigerie avait été observée, l’autorité centrale avait été soutenue — mieux encore, imposée — mais à quel prix ! Le dilemme du nord hutu, symbolisé par la mort du Père Loupias, allait préoccuper la mission pendant toute la période coloniale.

Les premières années de l’administration civile allemande avaient inauguré un modèle de rapports entre la cour et les missions. Ce type de rapports allait prévaloir jusqu’à l’administration belge. Le Père Classe, malgré la lutte inlassable qu’il dut soutenir pour extirper le système du clientélisme dans l’Église, parvint à normaliser les rapports avec l’administration, facilitant ainsi le travail aux Pères Blancs. Même si les Tutsi continuaient à résister à tout effort de conversion, ils soutenaient volontiers les activités des missionnaires pour autant qu’elles fussent de nature à renforcer la position de la cour vis-à-vis des Allemands et à accroître l’autorité des nobles dans les provinces. La concession d’une école à la capitale fut un cas concret de cette politique. Pendant ce temps, les premiers pas vers une Église indépendante hutu, avec ses propres prêtres, étaient posés. Le développement de cette Eglise hutu allait bientôt contraindre le roi à sortir de sa position de résistance et à adopter une attitude d’adaptation discrète.