En 1902, la puissance militaire du Kaiser au Rwanda se réduisait à deux officiers allemands et à vingt-cinq askaris ; le réseau télégraphique de Dar Es-Salam n’allait pas plus loin que Tabora, à dix jours de marche de Bujumbura. C’était donc cette présence symbolique qui empêchait les Belges d’occuper le Rwanda. En effet, la chaîne des camps allemands établis le long du lac Kivu s’étendait du Congo, propriété du roi Léopold, à l’ouest, aux hauts plateaux du Rwanda et du Burundi dominés par les Tutsi, à l’est.

La formulation, par le gouverneur Von Götzen, de la politique à adopter envers les chefs – « Soutenir leur autorité.., de telle manière que ceux-ci se convainquent de ce que leur salut et celui de leurs partisans dépendent de leur attachement à la cause allemande » – peut paraître vague. Ce qui, par contre, ne fait pas le moindre doute, c’est que l’esprit de cette politique fut totalement ignoré par le capitaine Von Beringe dans son attaque contre le roi rundi en 1903. La mutation de von Beringe, dont les exploits dans la région de Zaza avaient porté atteinte à l’image de la mission, n’améliora pas, en elle-même, les perspectives des catholiques. Il était devenu clair que le premier devoir des officiers allemands était de soutenir, à tout prix, l’autorité des deux monarques. D’autre part, le mwami, le moins acharné des ennemis de la mission à l’époque, pouvait compter sur l’appui des soldats allemands pour maîtriser les ambitions des Ega, adversaires du christianisme. Le slogan impérialiste, « expansion du commerce et de la civilisation », résumait clairement les intentions allemandes au sujet du Ruanda-Urundi : expansion d’un commerce dont la cour ne voulait pas, parce qu’elle ne pouvait pas le contrôler, et celle d’une civilisation qui s’accompagnait de l’ingérence cléricale dans les affaires de l’État. Musinga et les Pères Blancs devaient maintenant lutter pour renforcer leur pouvoir au Rwanda dans l’ombre sans cesse croissante de l’autorité allemande.

A la cour, Kabare avait une place de commandement ; il était plus que jamais décidé à rappeler les missionnaires à l’ordre. Conscient du fait que les Allemands assureraient la protection des Européens vivant dans les missions, il cherchait à éviter la confrontation directe, tout en minant les supports des Pères. Il entreprit d’abord de perturber leurs communications et d’organiser des attaques contre les Ganda, qu’il considérait comme des mercenaires à leur solde ; il chercha ensuite à compromettre les missionnaires dans la politique belge, les discréditant ainsi aux yeux des Allemands. Cette même stratégie, subtile et indirecte, avait permis au frère de la reine-mère de jouer un rôle prépondérant à la cour. Vers 1904, l’opposition aux missionnaires s’était à tel point généralisée que Kabare pouvait l’exploiter à son avantage.

L’expansion des missions n’avait fait que renforcer l’emprise des catholiques sur le pays. Quelque 1500 postulants attendaient d’entrer au catéchuménat à Save et 226 nouveaux baptisés, employés comme instituteurs, enseignaient les prières et le catéchisme aux catéchumènes. Les Ganda étaient maintenant « consignés à demeure ». Les conversions catholiques s’accompagnaient cependant d’un nombre proportionnel de disputes entre les protégés des missions et les païens. Tout Père Supérieur était de plus en plus amené à intervenir, directement ou indirectement, dans d’inextricables litiges. En effet, presque tous les convertis des missions étaient des Hutu pauvres. Seule une poignée de Tutsi réduits à la même condition sociale venait se joindre à eux, de telle sorte que, dans le Rwanda central, le conflit se situait entre une Église à prédominance hutu et une société dominée par les Tutsi.

Pis encore, il y avait cinq fois plus de Pères Blancs que d’Allemands dans le pays ; ce n’était pas d’un bon œil que l’administration coloniale voyait les Rwandais s’adresser à la mission plutôt qu’aux camps allemands, peu nombreux et isolés, en cas de litige. Les autorités allemandes s’offusquaient même des meilleures intentions des missionnaires :

« On a vu, en certaines occasions, des indigènes qui n’appartenaient pas à la mission et qui ne travaillaient Même pas pour elle, s’adresser d’abord aux missionnaires. Ceux-ci les envoyaient naturellement au fort d’Ischangi [Shangi]. Or il arrivait à certains de ces indigènes de recevoir le jugement écrit de leur shauri [cas du tribunal]. Il en résultait une opinion grandissante parmi une partie de la population que juger des shauri était du ressort des missionnaires et que la station d’Ischangi était un simple instrument servant à l’exécution de leurs sentences ».

Dans un entretien personnel, Von Grawert exprima plus clairement ses appréhensions au gouverneur : il avait le pressentiment que si Mgr Hirth recevait carte blanche, « c’en serait fait de l’administration coloniale ; il créerait un état clérical africain ». Kabare, voyant que les Allemands étaient extrêmement agacés par les visées théocratiques des missionnaires, jugea le moment propice à l’exécution de ses plans. La cour de Nyanza diffusa des ordres selon lesquels tous les marchands étrangers se trouvant au Rwanda devaient être tués. Von Grawert lui-même, oubliant le sort qui serait réservé aux Gancla et aux Indiens, fit enchaîner et expulser deux marchands de peaux, pour faire plaisir à la cour. Bon nombre de marchands furent tués. Le consentement apparent de Von Grawert à ces massacres fut généralement interprété comme une victoire de Kabare. Les Pères de Save apprirent par leurs espions à Nyanza que les gens le proclamaient ouvertement « maître de la terre ». Les devins de la cour se mirent à immoler des vaches pour déterminer si le moment était enfin opportun pour attaquer les postes de mission. Les esprits, disait-on, firent savoir qu’ils voulaient l’expulsion des Pères Blancs du pays. Les esprits, tous les missionnaires le savaient, étaient l’écho de la volonté de la cour.

L’opposition aux missionnaires était telle que, parallèlement à la rébellion la mieux organisée que le Rwanda central ait jamais connue, on assista à d’autres soulèvements spontanés. La saison sèche de 1904 apparut comme un cruel châtiment des erreurs accumulées par les missionnaires. Des nyampara, partis le 13 juillet de la mission de Rwaza à la recherche de bois, furent attaqués. Des rumeurs faisant état de révoltes imminentes arrivaient de toutes parts aux missionnaires. En moins d’une semaine, un Père fut agressé et l’un de ses catéchistes fut tué. A ces attaques, la mission de Rwaza répondit par un raid de sa milice de Sukuma. Cependant, les Hutu attendirent que les catholiques eurent épuisé leurs cartouches dans un tir désordonné avant de les mettre en déroute par une volée de flèches.

D’innombrables récits répandaient, tout en la dénaturant, l’opinion de la population au sujet de ces événements. Les rumeurs provenaient, en partie, de Nyanza, mais aussi, et surtout, des croyances paysannes elles-mêmes, lesquelles n’étaient pas, par ailleurs, à l’abri de l’influence des traditions de la cour. Tous les récits faisaient état de la profonde fragilité du système européen et diffusaient le même message; la puissance matérielle et, partant, spirituelle des Européens pouvait être anéantie ; leur technologie et leurs puissants dirigeants pouvaient être neutralisés. Les rumeurs affirmaient que les fusils des Blancs ne tireraient plus que de l’eau ou des « crottes » de chèvres. D’aucuns prétendaient qu’un libérateur venu du sud-ouest avait tué Von Grawert. Une autre version laissait entendre que le roi conquérant Ruganzu Ndori était revenu et qu’il avait vaincu ce même Von Grawert ; pour avoir la vie sauve, l’Européen avait accepté de devenir un garagu de Musinga. Ces bruits se répandirent très rapidement et bientôt on put les entendre de Save à Rwaza. Les récits, toujours dénaturés, des événements qui se produisaient ci et là dans tout le pays venaient grossir le stock de rumeurs qui, à leur tour, déterminaient le cours des événements postérieurs. Ces rumeurs constituaient à la fois l’expression et la première concrétisation dans les faits d’un mouvement de résistance au pouvoir européen.

La mission de Rwaza fut assiégée du 24 au 30 juillet. Des clans antagonistes s’unirent en cette occasion contre l’ennemi commun ; des archers prirent une position stratégique autour de la mission. Des coups de feu ainsi que des cris d’alerte sporadiques venaient interrompre le silence de la nuit. La situation se prolongea jusqu’à ce que des renforts arrivent de Nyundo. Les pots de miel, offre de paix des assaillants hutu, s’avérèrent être empoisonnés. Le 5 août, les clans hutu se joignirent en une attaque massive contre la mission défendue par un tir soutenu de plus de vingt gardes. Les prêtres utilisèrent leurs fusils de chasse. Ce furent vraisemblablement des Tutsi qui déclenchèrent le dernier assaut ; arrivés de la plaine dans l’intention de secourir les missionnaires, les Tutsi se seraient en effet empressés de changer de camp en voyant le nombre considérable de Hutu.

La détérioration de la situation à Nyanza se traduisit d’abord par le renvoi, sur ordre royal, du catéchiste catholique de la cour. A Save, on trouva le bras d’un nouveau-né sur les marches de la mission, en guise de mauvais sortilège ; pourtant l’attaque attendue ne devait jamais se réaliser. A Zaza, les catéchistes ne pouvaient plus faire entrer leurs catéchumènes et le courrier était constamment pillé. Les deux missions durent organiser de vigilantes veilles.

Vers le mois de septembre, Kabare était parvenu à couper les réseaux principaux de communication dans tout le pays et à intercepter le courrier missionnaire en provenance du Karagwe. A ce moment, les Pères de Save apprirent que plus de 60 marchands avaient été tués en une seule journée dans le Nduga. Pendant ce temps, la capitale dépêchait un émissaire auprès des Hutu de Rwaza pour les exhorter à attaquer la mission sans plus tarder en leur faisant comprendre qu’il y avait très peu d’Européens dans le pays. Les Ega allaient passer d’une opposition indirecte à une action militaire directe. Seule l’arrivée de Von Grawert et de ses troupes les en empêcha. Les nobles Tutsi savaient comment se servir d’un fusil et ils se vantaient de ne plus craindre les Européens; ils reconnaissaient néanmoins l’invincibilité au canon Maxim de Von Grawert, le muvuba de Tikitiki . Les marchands eurent moins de chance que les missionnaires. Quelques Ganda blessés parvinrent à se traîner jusqu’aux postes de mission. Un grand nombre d’entre eux, cependant, furent massacrés. Le Rwanda venait d’infliger un coup dévastateur à ses envahisseurs.

L’autre aspect de la stratégie de Kabare ne fut pas moins brillant : la méfiance régnait totalement parmi les Européens. Sur un ton revêche, Von Grawert disait du Père Zuembiehl : « Pour lui, ce qui importe c’est de miser sur les deux tableaux à la fois et de ne jamais oublier que les Belges pourraient devenir maîtres du territoire que nous nous disputons actuellement ; par conséquent, il faut leur rendre de fréquentes visites ». En effet, le méfiant Père Brard voyait la question belge derrière la réticence de Von Grawert à réprimer le massacre des marchands : « Ce serait augmenter le désordre », disait-il, « et montrer aux Belges du Congo qu’il y a désordre dans le pays ; ce qu’il craint surtout ».

Von Grawert ne pouvait cependant pas permettre que le courrier fût pillé impunément ; l’inévitable expédition punitive se caractérisa par une férocité aveugle. A Rwaza, la répression fut telle que les Pères, pourtant endurcis par les attaques, finirent par intervenir en faveur de leurs assaillants. Des déclarations politiques accompagnèrent la correction. « Ce que l’on fait aux Européens, on le fait au Roi, et vice versa », déclara Von Grawert aux paysans rassemblés — ce qu’ils n’ignoraient pas — «les Batusi sont leurs chefs », ajouta-t-il, « ce qui n’est guère compris », comme le fit remarquer le Père Classe.

Le mouvement de résistance qui s’était déclenché dans tout le pays contre les Pères Blancs et leurs agents en 1904 était essentiellement spontané et n’avait rien d’un soulèvement organisé. Il traduisait la réaction de toutes les sections de la haute société rwandaise, tant dans les provinces autonomes qu’à la cour royale, contre le pouvoir des missions. Le patronage de ces dernières offrait une possibilité d’émancipation aux journaliers et aux ouvriers agricoles ; en outre, les Hutu du nord auraient pu essayer de se servir des postes de mission locaux comme rempart contre le pouvoir de Nyanza. Cependant, la politique officielle des Pères Blancs rendit impossible de tels espoirs. La Société des Missionnaires d’Afrique ne voulait pas s’ériger en arme politique brandie contre le pouvoir central, pas plus qu’elle n’était, par ailleurs, satisfaite de ses premiers convertis dans les Etats africains, à savoir, des esclaves, des serfs et des indigents. Par ce qu’ils avaient fait et par ce qu’ils avaient omis de faire, les missionnaires s’étaient attirés la résistance armée de la majorité des Rwandais.

L’accalmie qui suivit la crise de 1904 retrouva Kabare dans une position de force à la cour. Il cherchait alors à faire exécuter par les Allemands son rival Ega, Ruhinankiko, instigateur, lui aussi, de la rébellion. Le Père Brard parlait alors de fermer les stations du nord ; il cessa d’y envoyer le courrier. Comme toujours, Musinga tergiversait sur la question des missions sous les yeux de la noblesse Ega. Les missionnaires de Save dépêchèrent, de Bukumbi, leur chef catéchiste pour demander la permission de construire un nouveau poste de mission dans le Marangara, bastion du pouvoir tutsi. Cependant, leurs cadeaux leur furent renvoyés. Musinga leur reprocha de lui faire la cour dans l’unique but de s’emparer de toutes les terres. Un mois plus tard, pourtant, le roi rappelait son catéchiste à Nyanza pour continuer ses leçons de swahili. Le risque de voir tout le pays s’engager dans une résistance armée était passé, certes, mais les missionnaires du nord venaient de recevoir une leçon politique qu’ils n’étaient pas près d’oublier.

Après Noël, Mgr Hirth retourna à Nyanza pour sonder les sentiments de la cour ; il réitéra la demande d’un nouveau poste de mission dans le Nduga. Un Frère s’appliqua à tourner la manivelle d’un gramophone sous le regard impassible des principaux dignitaires du roi qui observaient le mécanisme. Musinga était flanqué de Kabare et des deux étoiles montantes de la cour, Rwidegembya et Nturo. Le Vicaire apostolique discutait directement avec le roi en swahili. Comme on peut s’en rendre compte par cet extrait du Journal de la mission de Kabgayi, l’atmosphère était extrêmement tendue :

« Toutefois notre bon souverain, qui après tout n’est pas le vrai maître, n’ose pas prendre sur lui la responsabilité d’une réponse affirmative. Il se tourne vers Rwidegembya, son oncle, pour lui demander ce qu’il faut faire. Celui-ci répondit aussitôt avec animation en parlant à Monseigneur: “Nous t’avons donné Issavi, Zaza, Nyundo, Rwaza, Mibirizi, et tu veux encore le Nduga ?” ».

Les Ega firent remarquer aussi, non sans astuce, que l’aliénation de la terre nécessitait l’autorisation des Allemands”. Mgr Hirth ne se laissa pas circonvenir et entreprit des démarches auprès des autorités coloniales. La mission du Nduga constituait, en quelque sorte, une épreuve de force. La cour était résolument opposée à un poste de mission qui se situerait à une heure de marche seulement des tombes royales et qui échapperait au contrôle direct de Nyanza. On se souvient encore de la réponse de Rwidegembya au Vicaire apostolique : « Nidukomeza kuguh’icy’ushatse cyose, tuzasigaran’iki ? »” [« Si nous continuons à t’accorder tout ce que tu veux, que nous restera-t-il ? »] ; elle met en évidence la signification tant politique qu’émotionnelle d’une présence blanche dans la terre d’élection des Tutsi.

Si Von Grawert força la cour à accepter la construction de la mission de Kabgayi, ce fut parce qu’il estimait possible et nécessaire la soumission des nobles et qu’il avait compris que les missionnaires représentaient, en réalité, moins de danger qu’on aurait pu le craindre. La crise de 1904 avait amplement montré que la cour exerçait une grande influence sur la population et que les Européens étaient loin d’être maîtres de la situation au Rwanda. II était devenu clair que la collaboration des missionnaires s’imposait si le pays devait être « gouverné » par une poignée de fonctionnaires. Et, fait non négligeable, les postes de mission étaient d’excellents centres de renseignement. Les quelques camps allemands étaient, en effet, de petites forteresses isolées et dispersées, tandis que les catéchistes catholiques étaient omniprésents. En outre, seul le docteur Kandt parlait un peu le Kinyarwanda, après avoir passé plus d’une année dans la brousse (le swahili et l’allemand étaient les deux langues de la correspondance officielle). Au contraire, la plupart des missionnaires pouvaient se faire comprendre dans leurs sermons, de même qu’ils étaient aussi alors à même d’analyser les informations qu’ils recevaient. Le roi s’entendit donc dire que le refus de collaborer à la construction de la mission de Kabgayi, ou toute autre attitude réfractaire, aurait pour effet de faire lâcher sur le nord, deux Blancs emprisonnés pour vol de bétail. La mission de Kabgayi allait être, néanmoins, la dernière concession aux Pères pour un certain temps.

Après les troubles de 1904, il y eut une entente tacite entre la cour, les Pères Blancs et les Allemands. Chacune des trois parties comprenait que toute alliance durable entre les deux autres la réduirait à l’impuissance. Par peur ou par prudence, ou encore conformément à sa ligne politique officielle, chacune des parties se gardait de toute attaque ouverte, verbale ou militaire, contre les autres. La cour se rendait bien compte qu’à partir de ce moment la lutte contre la colonisation chrétienne du Rwanda allait devenir un combat d’arrière-garde. Si, selon leur enseignement officiel, les catholiques avaient sauvegardé les rôles séparés de l’Eglise et de l’État, les rivalités entre les missionnaires, les Allemands et les Tutsi en auraient été réduites à leur strict minimum. Au contraire, en quittant l’Europe du XIXe siècle où l’Église reconnaissait, malgré elle, cette séparation que les États laïcs lui avaient imposée dans les faits, les Pères considéraient que ce XIXe siècle était une aberration de l’histoire de l’Europe. Le mauvais souvenir de la Kulturkampf et de Garibaldi ne fit pas le poids face à l’alléchant spectacle de la monarchie féodale du Rwanda. La ruée vers l’or spirituel dont ils posaient les premiers jalons avait pour rêve l’âge d’or de l’histoire de l’Église et pour pionniers, des hommes taillés dans du roc comme le Père Brard. Dans ce rêve, Musinga apparaissait comme un Charlemagne, tandis que le thomisme réconfortant de Dante symbolisait l’épanouissement de l’Église sur terre. « Que César montre donc à Pierre la révérence que le fils aîné doit à son père, afin que, illuminé par la grâce paternelle, il puisse éclairer avec plus d’éclat le monde, à la tête duquel le Maître de toutes choses l’a placé ». Cependant, l’heure n’était plus à la compétition entre Papes et rois. C’étaient un jeune Tutsi, grand, maigre, aux dents saillantes et le personnage majestueux, moustachu, à la veste bien boutonnée, de Von Grawert, aussi indifférents l’un que l’autre à la « grâce paternelle » de la mission, qui menaient le jeu.

Les paysans accusaient les prêtres d’être des « rois » et les Allemands les soupçonnaient de chercher à créer un État clérical. Cependant, les Pères réfutaient énergiquement de telles accusations. Ils ne cherchaient pas consciemment et délibérément à devenir des chefs temporels ; mais, dans le contexte rwandais, ils étaient des rois dans la même mesure que les prophétesses de Nyabingi étaient les « reines du Mpororo ». Dans la société où ils travaillaient, la frontière entre le « domaine temporel » et le rôle « purement religieux » était, en effet, très élastique. La théorie des rapports entre l’Église et l’État qui, faute de mieux, insistait sur cette distinction était inapplicable ; aussi l’abandonnèrent-ils dans la pratique, tout en la proclamant en théorie avec insistance.

Les Rwandais jugeaient les Pères à leurs actes ; à peine pouvaient-ils comprendre ce qu’ils disaient pendant les deux premières années. Tout comme les chefs, les prêtres décrétaient la loi, excepté quand la résistance des Rwandais, ou des Allemands, les obligeait à adoucir leur ton et à accepter un compromis. Et même quand, à l’occasion d’un conflit, les Pères essayaient d’expliquer leur propre conception du monde, ils n’en paraissaient pas moins subversifs : «Mungu commande tous les autres Bami si bien que s’ils vous commandent des choses mauvaises, vous êtes obligés de ne pas leur obéir, mais d’obéir à Mungu seul ; il les commande tous, même Musinga ». Il allait de soi que les ministres de Mungu pouvaient, eux aussi, commander les abami en son nom. La parole du garagu ne mérite-t-elle pas le respect dû au Seigneur? Les Hutu comprenaient les missionnaires, même s’ils ne se comprenaient pas très souvent entre eux.

La question n’était donc pas de savoir si les Pères allaient être engagés dans la politique, mais de savoir de quelle manière ils allaient l’être. La grande partie des travaux initiaux des missions entraîna les Pères Blancs inexorablement dans la trame des rapports féodaux qui dominaient la vie des Rwandais. Dans tous les postes de mission, les cinq premières années connaissaient une intense activité de construction. Les habitations construites, les Pères entreprenaient de bâtir d’énormes églises. Dès lors, ils avaient besoin d’ouvriers, de maçons, de porteurs et d’un personnel permanent pour s’occuper de la cuisine, du jardinage et des troupeaux. Il leur fallait un grand nombre d’hommes pour couper et transporter le bois, parfois à partir de forêts lointaines ; le transport d’un tronc d’arbre de neuf mètres de long nécessitait entre quarante et cinquante porteurs. Il fallut 10000 hommes pour transporter les poutres et les piliers de l’église de Zaza. Une telle mobilisation de maind’œuvre sans précédent impressionna beaucoup Musinga et sa cour.

La joie de commander une armée de paysans pour la gloire de Dieu semble avoir aveuglé les missionnaires ; ces derniers ne se rendirent pas compte de l’effet que cela produisait sur le roi. Les chefs aussi s’offusquèrent de ces réquisitions qui se faisaient au détriment de leur propre force de travail. Pour les paysans, ces gros travaux n’étaient qu’une autre forme d’ubuletwa réclamée, celle-là, par les nouveaux chefs blancs. Les travailleurs étaient payés, certes, d’une manière ou d’une autre. Cependant, les Frères qui supervisaient le travail, et qui ne faisaient pas toujours preuve de beaucoup de délicatesse, exigeaient d’eux le maximum d’effort. Von Grawert qualifia même le Père Barthélémy de « paysan lourdeau ». Dans des régions où l’ubuletwa était inconnu, comme celle de Rwaza, le travail forcé devint une source de mécontentement et précipita les soulèvements de 1904. De même, la destruction la plus malavisée des arbres sacrés des anciennes résidences royales irrita la cour. Cette réquisition de force de travail, un droit réservé aux nobles tutsi, poussa les paysans à considérer les missionnaires comme des hommes puissants appartenant à la classe dirigeante ; du même coup, ils devenaient les rivaux déclarés des chefs locaux.

L’impression que les Pères constituaient une nouvelle noblesse, une noblesse blanche, était renforcée par leurs vastes propriétés. Les terres des missions de Save, Zaza, Mibirizi et Kabgayi s’étendaient respectivement sur plus de 220, 164, 130 et 125 hectares. Les Pères croyaient que toutes les terres du Rwanda appartenaient au mwami ; aussi les premiers contrats semblent-ils avoir été conclus dans les mêmes conditions qu’entre le roi et un seigneur tutsi. Ils occupaient des terres «à son gré » et ils lui payaient tribut'”. Forts d’une plus grande sécurité, les missionnaires exercèrent des pressions en vue d’obtenir des titres de propriété plus à l’occidentale et ne firent plus grand cas des accords antérieurs. Pour la mission de Zaza, ils ne payèrent que 200 roupies au lieu des 250 roupies convenues. A part les flatteries de Mgr Hirth, inefficaces d’ailleurs, les missionnaires régnèrent en véritables potentats jusqu’en 1904, quand les Allemands exigèrent des bornages bien nets ainsi que des contrats conclus en bonne et due forme. Cependant, ces documents ne détendirent pas beaucoup l’atmosphère autour des missions situées dans des régions très peuplées. De telles régions se trouvaient, en effet, sous des juridictions imbriquées les unes dans les autres où les différents sous-chefs se livraient des luttes acharnées et sans trêve pour l’allégeance des Hutu.

Le terrain acheté, les occupants des propriétés des missions étaient considérés comme les locataires des Pères Blancs sans cesser d’être des sujets de Musinga. Le Père Zuembiehl déclara à la population de Mibirizi que « c’est désormais au supérieur de Mission qu’ils auront à se soumettre ; c’est lui qui les guhaza ou gutaka »[ c’est le supérieur de la mission qui peut percevoir l’impôt sur la terre et exiger des services]. Les chefs de colline locaux perdirent non seulement leurs terres mais aussi leur autorité sur la population : « Le chef de colline nous reproche de l’avoir volé (de sa terre). Il faut lui expliquer ce qui a eu lieu : que si nous laissions les gens libres de lui apporter bois et pombé [bière en Swahili], etc., c’est par amitié, mais les gens n’y sont plus tenus par corvée. Il s’informe encore si nous le hâssions. “Loin de là ! Nous sommes prêts à te faire le plus grand bien !” ».

On pouvait discuter en quel sens le roi était le « propriétaire » de la terre, même dans le Rwanda central. A Rwaza, où les prêtres avaient purement et simplement saisi de vastes étendues de terres, son manque d’autorité rendit le paiement des redevances exclusivement rituel. Les missionnaires y devinrent les véritables chefs et chaque umuryango leur apportait de la bière et des bananes comme ils l’auraient fait pour des ibirongozi.

Les Pères partageaient aussi l’intérêt des Tutsi pour le bétail. A Nyundo, la vente et l’achat des vaches occupaient une place de première importance dans le budget annuels. Par leur butin de bétail, les raids punitifs allemands venaient grossir, à bon marché, les troupeaux des stations. Le bétail des Pères Blancs provenait, en outre, des achats qu’ils effectuaient, avec beaucoup d’habileté, auprès des Tutsi. Ces deux moyens leur permettaient non seulement de disposer de viande en suffisance, mais aussi de financer leurs activités de construction en faisant du commerce. Les troupeaux des missions étaient parfois gardés par des chrétiens mais, le plus souvent, étaient confiés à des riches Tutsi disposant de terres de pâturage. Il arrivait que ce bétail fût donné à des garagu, servant ainsi de monnaie dans un grand nombre d’échanges, comme cela était le cas pour toutes les autres vaches. Certains Pères avaient même des troupeaux personnels qui changeaient de poste de mission avec eux. Le concept mal défini de « propriété de la mission » se prêtait mal à la multitude des liens que la vache établissait au Rwanda et donnait naissance à d’innombrables difficultés. L’habitude qu’avaient les missionnaires d’accorder du bétail aux néophytes et aux catéchumènes rendait la situation encore plus complexe. Les Tutsi, estimant que les liens avec les Pères excluaient l’ubuhake d’un patron tutsi, confisquaient souvent le bétail du garagu qui suivait l’instruction à la mission. Ils affirmaient avec la meilleure foi du monde que, comme le prêtre le plus ultramontain le prêchait, il était impossible aux Hutu de servir deux maîtres à la fois. Pour dédommager les catéchumènes ainsi dépossédés de leur bétail, les Pères leur donnaient une ou deux vaches de leurs propres troupeaux en usufruit. Le bétail était confisqué, à son tour, lors d’une apostasie ou d’une défaillance morale grave. Les paysans ne tardèrent pas à affluer vers les missions dans l’unique espoir de recevoir une vache. La mission de Zaza, qui gardait plus de 200 vaches reprises à un voleur de bétail, s’était à tel point engagée dans un enchevêtrement de liens féodaux mal compris que les missionnaires poussèrent un soupir de soulagement quand Von Grawert réclama le troupeau.

Ainsi leurs besoins en terres, en force de travail et en bétail entraînèrent les Pères Blancs dans des relations de clientèle. Seule une conception extrêmement désincarnée du christianisme aurait pu permettre aux missionnaires de vivre et de prêcher au Rwanda en restant en dehors du système féodal ; or, une telle conception était impossible pour une Église qui se considérait comme la continuation, sur terre, du Christ incarné. Il existait très peu de libres associations de personnes au Rwanda. L’achat des vivres, guhaha, et le transport des marchandises à des grandes distances, gutunda, constituaient les seules occasions où des individus pouvaient se réunir volontairement dans des sortes de coopératives. Du reste, la structure sociale du Rwanda central était entièrement soumise aux règles de la clientèle :

« Le plus grand obstacle à l’évangélisation est l’organisation gouvernementale : le roi a tous les grands chefs pour clients ; ceux-ci ont pour clients tous les petits Batusi ; ces derniers tous les Bahutu influents ; tous forment une masse compacte qu’il est difficile d’attaquer; ils admettent que venir habituellement chez le Blanc, c’est se faire le client du Blanc et se poser en révolté contre le roi ; ils ne peuvent servir deux maîtres, pensent-ils, Dieu et le roi ».

Cette conception des rapports sociaux n’était pas tout à fait étrangère aux Pères Blancs. Malgré le principe du christianisme selon lequel tous les hommes sont fondamentalement égaux devant Dieu, les catholiques estimaient que cette difficile égalité ne pouvait se réaliser que par l’intermédiaire de l’Église. Pour eux, l’Église était une institution hiérarchique visible dont le Pape incarnait l’unité ; somme toute, c’est l’existence d’une communauté visible, et non pas la foi individuelle, qui comptait, même si cette communauté accepte certaines différences au sein d’elle-même. L’institution sacramentelle, par laquelle Dieu était présent dans le monde parmi les hommes, ne pouvait pas se concevoir en dehors de la hiérarchie de l’Église et de la subordination de ses différents ordres. L’objectif avoué des missionnaires ne cessa donc jamais d’être l’implantation d’une institution sociale bien définie de laquelle la grâce coulerait et se répandrait sur les convertis africains. Ils avaient bien sûr subi l’influence de l’individualisme et du piétisme protestants, mais pas au point de perdre de vue un point essentiel pour le catholique, à savoir que l’Eglise est avant tout une institution sacramentelle hiérarchique.

Les Pères voyaient peu de choses qui, dans la conception catholique de l’Église, les empêchaient de s’intégrer au système de clientèle qui les entourait. Les prêtres qui avaient assuré l’avant-garde étaient des patrons nés. Les Pères étaient des hommes puissants ; dans la vie des Hutu, un seul type de liens pouvait s’établir entre eux et les hommes puissants, à savoir ceux de la clientèle. Pour les paysans, le catéchuménat signifiait, entre autres choses, une soumission officielle à l’envahisseur blanc. La jeune Église portait la marque de la société dans laquelle elle se développait ; dans les journaux des missions, on aperçoit des Pères préoccupés par les soucis de ce monde, même si leurs pensées sont orientées vers le ciel. Ces préoccupations augmentaient avec le nombre de catéchistes hutu et avec la prolifération des rapports patron-client qui en découlait. Les catéchistes utilisaient, en effet, leurs contacts avec la mission pour se faire offrir des bananeraies, des chèvres, ou plus souvent, des vaches, sur les collines où ils établissaient leur domicile. Sa position d’agent de la mission conférait un certain pouvoir au catéchiste ; celui-ci pouvait, en effet, menacer ceux qui offraient des sacrifices de les dénoncer aux Pères et il imposait du travail supplémentaire aux récalcitrants, avec ou sans la complicité du chef de colline. Un groupe de personnes se faisant passer simplement pour des catéchistes fit, un dimanche, le tour des collines pour ramasser les houes de ceux qui travaillaient ce jour-là. Pendant la famine de 1905-1906, on entendait sur toutes les collines l’appel des marchands d’esclaves : « Que ceux qui ont des baja, les amènent ! »” ; au même moment des prêtres très sensibles, comme le Père Pouget, achetaient un nombre impressionnant de femmes et de jeunes filles sur le chemin du marché de Kivumu. En s’opposant à l’ouverture d’un orphelinat, Mgr Hirth renforça, sans s’en rendre compte, le profit que les fidèles de la mission tiraient de cette situation ; les anciens esclaves qui ne pouvaient pas être logés au poste de mission furent confiés à des ménages chrétiens. Ainsi, aux cadeaux de vaches venaient s’ajouter des garagu ; le catéchuménat, que les Hutu vinrent à définir de plus en plus comme une allégeance aux Pères, s’avérait être une forme de clientèle particulièrement payante, offrant richesse et protection.

Comme la base de la pyramide sociale s’élevant autour de chaque mission s’élargissait parmi les chrétiens hutu, il ne subsista plus le moindre doute pour les Tutsi ; comme ils l’avaient pressenti, les Pères allaient se conduire en puissants abanyabutaka. Quand la reine-mère voulut confisquer la bananeraie d’un chrétien de la colline de Mara, elle en informa poliment la mission, parce que c’était « leur homme ». De même que les garagu des Tutsi devaient réparer l’enclos de leurs maîtres et assurer la garde de nuit, les garagu des Blancs devaient travailler pour la mission et apprendre par cœur des phrases bizarres.

En survivant aux tourbillons de 1904, les Pères avaient prouvé qu’ils étaient aussi forts que la cour. Ainsi, en devenant garagu des Blancs, les Hutu profitaient de cette puissance et pouvaient se libérer des exactions les plus oppressives des Tutsi. En vain, les missionnaires se mirent-ils à prêcher les directives de Mgr Hirth recommandent la soumission à l’autorité légalement établie. A Rwaza, des chrétiens se livraient à des razzias en groupes. Dans d’autres régions, quand l’allégeance aux missions devenait insuffisamment rémunératrice, les chrétiens glissaient du côté des troupes allemandes en quête d’une meilleure protection.

Grâce aux noyaux féodaux qui s’étaient constitués autour des familles tutsi au XIXe siècle, la jeune Église était née et les Vicaires apostoliques avaient beau sarcler, rien n’allait remédier à sa surcroissance. Cette luxuriance même des débuts de la mission montrait à quel point les Hutu pouvaient changer leurs relations sociales au sein de l’Eglise en peu de temps. Réflexion faite, les Pères comprirent que l’opposition des Tutsi qu’ils s’étaient attirée en s’engageant dans la structure féodale du pays avait dépassé leurs intentions. Pour la cour, ils représentaient une noblesse rebelle. Le Père Supérieur de Save déclara un jour que, dans un très vaste rayon, les catéchistes étaient proclamés inyangarwanda, ennemis du Rwanda, et abagome, rebelles. Des rumeurs couraient selon lesquelles les sous-chefs avaient reçu l’ordre d’envoyer à la cour quiconque fréquenterait la mission.

Ainsi, les chrétiens de Zaza dressèrent contre eux les chefs du Gisaka avec lesquels ils entretenaient d’habitude des relations plutôt amicales ; ils les avaient accusés plusieurs fois à Nyanza. Selon les missionnaires, on entendait de Save à Nyanza le slogan : « Mort aux chrétiens ! »”. Le mwami et ses conseillers Ega semblaient avoir compris, un peu trop tard, les conséquences de leur politique consistant à jeter les Hutu aux « fauves d’Europe ». Pourtant, contrairement aux missionnaires qui avaient défini une politique nationale envers les dirigeants, les Tutsi n’eurent jamais de politique nationale envers les missionnaires ; rien que des adaptations locales ad hoc.

Rwaza aurait été à l’extérieur du pays que sa situation n’aurait pas été très différente : les missionnaires du nord se voyaient presque dans un poste coupé du reste de la mission. Les Tutsi n’étaient présents que dans la plaine du Mulera. Les chefs comblaient les missionnaires de cadeaux et envoyaient leurs garagu leur faire la cour. L’année 1905 fut marquée par une invasion de Tutsi du Rwanda central venus dans le but de se fixer dans le nord. Des chefs qu’on n’avait plus vus depuis le règne de Rwabugiri vinrent à Rwaza et, sans la moindre honte, remercièrent les missionnaires de leur avoir permis de faire la collecte des impôts. Les Tutsi du Mulera, des familles qui survivaient péniblement dans la région de Ruhengeri, furent aussi indignés que les Hutu et envoyèrent des groupes d’abapfumu maudire les Pères. Les Banyanduga voulaient, selon les propres termes de Mgr Hirth, « profiter maintenant de la présence des missionnaires pour s’implanter aussi, avec leurs impôts les plus arbitraires ».

Le prix du feu vert des missions à cette imposition des dirigeants du Rwanda central fut une force permanente de vingt auxiliaires armés et une garde de nuit de deux à trois personnes pour prévenir les attaques éventuelles. Ces précautions n’empêchèrent pas, pourtant, un raid hutu de brûler complètement un atelier. La tension monta encore quand une Commission anglo-belge chargée de fixer les frontières arriva dans le nord. Deux semaines plus tard, une attaque générale semblait imminente; les Hutu étaient excités et menaient une campagne ouverte contre les Tutsi récemment arrivés et contre leurs patrons cléricaux. Les différences d’attitude de la cour à l’égard des missions dépendaient, non seulement du contexte politique local, mais aussi du rôle du roi, et ce rôle changeait. A Musinga, qui restait dans l’ombre de Kabare et de la reine-mère, les missionnaires offrirent un moyen inconfortable de rehausser sa stature : en décembre 1904, un catéchiste retourna à Nyanza, et quelques mois plus tard, les Pères affirmaient que le mwami parlait un swahili tolérable. En août 1905, il y avait un second instructeur à la cour, un Hutu appelé Wilhelmi Mbonyubwabo, qui enseignait la lecture et l’écriture au roi et à cinquante ntore. Le roi pouvait ainsi se passer d’interprètes, ce qui lui procurait un avantage certain sur ses oncles dans ses négociations avec les Européens.

Les services des instituteurs des missions n’entraînèrent pas le moindre changement dans la personnalité de Musinga. En cas de pressions contraires, il restait tout aussi indécis. En juillet 1905, il convoqua un néophyte à Nyanza et le soumit à un interrogatoire : deux nobles, récemment tombés en disgrâce, s’étaient-ils rendus à la mission au cours de ces derniers mois ? Les Pères estimaient-ils que Musinga était le roi légitime ? Avaient-ils l’intention de quitter le pays un jour ? Ultérieurement, il confia à Wilhelmi qu’il n’avait rien personnellement contre les chrétiens : « Leur salut ne plaît pas », fit-il simplement remarquer, comparant peut-être, au détriment de la nouvelle religion, l’Agneau de Dieu aux brebis de Ryangombe et le jeu de harpe aux bacchanales du volcan Muhabura. C’était son entourage qui haïssait les chrétiens, ajouta-t-il, en précisant néanmoins que les hommes de la mission ne l’applaudissaient pas avec respect conformément à l’usage.

Les Pères faisaient de leur mieux pour lui faire plaisir. Ils envoyaient chercher à Mombasa les perles spéciales et les tissus qu’il aimait. Il n’était pas cependant aisé de gagner ou de conserver la faveur du roi avec des antécédents tels que les querelles liées aux constructions et à la coupe de bois. En outre, à certaines occasions, les prêtres étaient d’un manque de tact prodigieux. Comme les missionnaires manquaient de personnel et de matériel d’une part, et que le nombre des habitants ne justifiait pas d’importantes constructions à Kabgayi, d’autre part, la cour leur envoya un tutsi pauvre pour s’occuper des travaux correspondant plus ou moins à la conciergerie. A l’endroit même où la concession aux catholiques s’était heurtée à tant d’opposition de la part de Musinga, les missionnaires laissèrent leur agent piller la hutte du gardien de la tombe royale. Ces maladresses sans cesse renouvelées poussèrent Musinga à adopter la politique Ega consistant à s’opposer ouvertement à l’implantation des missionnaires.

Au cours de ses tournées de 1905, Mgr Hirth tenta de lancer une nouvelle série de réformes. Après le baptême de 200 catéchumènes à Pâques, à Zaza, il déclara qu’il aimerait que dans l’avenir les catéchumènes soient « moins nombreux et de meilleure qualité ». « Le difficile partout, c’est d’obtenir un vrai catéchuménat, et non pas seulement quatre années pour la forme et pour satisfaire à la lettre ». Les anciens pensionnaires des internats qui se mariaient et venaient habiter dans les alentours des missions apportaient, ce faisant, une certaine solution aux problèmes liés à la propriété terrienne. A Rwaza, le Vicaire apostolique, pour éviter des troubles, interdit la construction d’une grande église ; il ordonna aux missionnaires de Zaza de superviser, eux-mêmes, les travaux des catéchumènes pour ne pas « déranger les gens ». Et encore, estimait-il que l’utilisation d’une aussi importante main-d’œuvre n’était pas justifiée. A cela s’ajoutait la contrariété que lui causaient les missionnaires récidivistes qui ne respectaient pas toujours ses directives.

A la fin de septembre 1906, les Pères remarquèrent, pour la première fois, que Musinga était seul à traiter avec les Européens. Kabare et Rwidegembya n’étaient plus présents aux audiences. Le roi avait renvoyé les ntore qui avaient suivi les leçons de swahili avec lui et les avait remplacés par trois autres seulement. Parallèlement à l’unification de l’autorité de l’État dans la personne du roi, une résidence permanente pour le Ruanda-Urundi fut créée à Bujumbura, avec Von Grawert comme Résident. Le Rwanda fut confié à un Résident adjoint plénipotentiaire, le Dr Richard Kandt, un homme habile et expérimenté qui, par sa connaissance des affaires rwandaises, constituait plus qu’une réplique à la hauteur des missionnaires. Kandt, diplomate et bon administrateur, jouant le rôle de médiateur, autant que faire se pouvait, entre Musinga et les missionnaires, ne tarda pas à faire de l’« entente » entre la cour, les Allemands et les Pères Blancs la plate-forme d’une administration indirecte conforme à la plus pure orthodoxie coloniale. Il manifesta clairement qu’il entendait mettre fin aux excès des missions avant toute autre chose : « Ce n’est pas le moment, déclara-t-il, de froisser les gens et surtout les autorités indigènes ». Qui plus est, l’expansion des missions devait être momentanément suspendue’.

Au Tanganyika, la guerre des Maji-Maji avait éclaté vers la fin juillet 1905. A la Noël de cette même année, Von Grawert donna des instructions aux missionnaires, leur demandant de construire des campements défensifs à Shangi et à Save pour parer à d’éventuelles attaques. Pour les Allemands, c’était une question de vie ou de mort ; les récits des fusils « tirant de l’eau à la place des balles » répandus en 1904 étaient proches de la propagande de Kinjikitile qui avait été à l’origine de cette rébellion et qui continuait à la répandre. A Rwaza, en rappelant la levée d’une troupe de 10 000 hommes qui s’était effectuée à Zaza, le Dr Kandt fit remarquer aux Pères que « jamais les dirigeants de la côte ne toléreraient une telle action »; ils les avertit, en outre, que si les catholiques persistaient à ignorer les chefs, les luthériens les prendraient tous ; c’était une menace qu’il fallait prendre d’autant plus au sérieux que le Résident adjoint avait déjà entrepris des contacts pour la création de missions protestantes allemandes au Rwanda. D’autre part, il avait bien compris que le christianisme jouait un rôle préventif contre les soulèvements qu’auraient encouragés les religions traditionnelles ; du moins laissa-t-il cette impression aux prêtres :

« En somme, ce brave Docteur semble prêt à nous favoriser. Il sait bien que tous nos chrétiens seraient des gens sur lesquels nous pourrions compter en cas d’attaque. Il s’agit d’en avoir beaucoup… II disait : “Surtout, n’allez pas susciter des difficultés avec le roi, car ce serait fini à tout jamais ».

En février 1906, Von Grawert hissait son drapeau à Rwaza, et deux mois plus tard, les missionnaires pouvaient se passer de leurs gardes ; la vie politique locale reprit son cours habituel lors d’une dispute sanglante entre des clans différents ; les agents tutsi se lancèrent dans des guerres les opposant les uns aux autres ; un nyampara sorti pour chercher du bois se mettait-il dans un faux pas quelconque, les Hutu brandissaient leurs lances, et les missionnaires devaient sortir leurs fusils. Les Allemands garantissaient ainsi une accalmie relative aux Pères du nord ; mais ces derniers devaient, à leur tour, contribuer à l’expansion de l’influence de la cour : renforcer l’autorité de Nyanza, telle était, en effet, la base de la politique allemande au Rwanda.

Vers la fin de 1906, Terebura, qui représentait le plus grand obstacle personnel aux bonnes relations entre Kandt, Musinga et le Vicaire apostolique, partit pour l’Italie où il entra à la chartreuse de Farneta ; le Père Léon Classe, un pieux apparatchik qui, en l’espace de quelques mois, devint pratiquement le représentant officiel de l’évêque, le remplaça à Save. Appelé très tôt à se distinguer dans la Société des Pères Blancs [Né le 28 juin 1874, le Père Classe fut ordonné à Carthage le 31 mars 1900 et nommé secrétaire de Monseigneur Livinhac. Voir Van Overschelde A., Rév. Père, Monseigneur Léon Paul Classe, 28 juin 1945, brochure de la bibliothèque des Pères Blancs, Rome. Le Père Classe était en quelque sorte un « fils de ». Avec ses parents, il avait quitté sa ville natale, Metz, à l’âge de six ans, pour Paris. Il fit ses études à St Nicolas du Chardonnet. Quand il entra chez les Pères Blancs en 1896, il inscrivit sous la rubrique parents ou tuteur la mention suivante : « Abbé Sterney, Curé de St Denys de l’Estrée (Seine) ». On peut donc penser que ses parents étaient morts avant qu’il ait atteint l’âge de 22 ans (Communication personnelle du Rév. Père René Lamey, archiviste de la Maison Généralice des Missionnaires d’Afrique — Pères Blancs — à Rome)], le Père Classe servit à Nyundo et à Rwaza avant d’aller dans le sud où il fut « tout étonné de constater que le roi a une grande autorité dans le Ruanda, qu’il n’est pas un chien comme l’appelaient les amis de la mission à Rwaza et à Nyundo ». Pour ses anciens compatriotes du nord, il devenait en quelque sorte un renégat. Pour le nouveau Supérieur de la mission de Save, il paraissait indispensable que l’Église enseignât le respect de l’autorité, si elle voulait créer une société à la fois catholique et civilisée : « L’absence de respect dû à l’autorité, écrivait-il dans son rapport annuel de 1906, ne peut que nous nuire d’ailleurs ; et cet esprit frondeur, pour ne parler que de cet inconvénient, les chrétiens l’apporteraient dans leurs relations avec les missionnaires. Dieu nous préserve de semblable chrétienté ». Pour Classe, les Tutsi, comme les Brahmans en Inde, formaient une caste, et leur conversion était une garantie de succès pour la mission rwandaise ; d’autant plus que la bonne entente avec eux constituait la pierre angulaire de toute la politique coloniale allemande au Rwanda : « Nous devons, par tous les moyens en notre pouvoir, nous efforcer de ne point laisser les Batusi à l’écart… De biens mauvais jours se lèveraient sur notre chère mission du Ruanda, si nous nous désintéressions de cet apostolat prés de la classe dirigeante, si nous faisions, par les faits, porter ce jugement que la religion catholique est celle des pauvres »

Quelle que soit l’image théologique que l’Église catholique du début du siècle se faisait d’elle-même, le fait est qu’elle ne transcendait pas la division de la société européenne en classes. Le Cardinal Lavigerie et les membres du Conseil général des Pères Blancs avaient fréquenté des aristocrates, des officiers et des ministres de gouvernement. La génération suivante vécut dans un État anticlérical, mais elle n’en perdit pas sa prédilection pour les classes dirigeantes pour autant. Les missionnaires de brousse, tels les Pères Barthélémy et Brard, souvent issus de petites villes, avaient fréquenté des séminaires de province avant d’embarquer pour l’Afrique du Nord, quittant ainsi l’Europe sans avoir jamais mis les pieds dans un seul salon. Les Frères, chargés de couper le bois et de puiser l’eau, étaient très appréciés en théorie, mais misérablement traités en réalité. Etaient promus à des postes de commandement, ceux qui, comme le Père Classe, faisaient preuve, en plus de l’expérience, d’une grande promptitude à se soumettre à l’autorité. Cette dernière qualité était liée tant à la classe sociale qu’à la formation spirituelle ; ceux qui recevaient la responsabilité de traiter avec les fonctionnaires coloniaux, des bourgeois en général, et avec leurs supérieurs, tous d’origine aristocratique, appartenaient eux-mêmes à ces classes sociales, ou, du moins, partageaient leur conception de l’administrationn.

Aussi, trouvait-on dans les colonies, parallèlement à la hiérarchie de Vicaire apostolique, Père Supérieur, missionnaire, celle de Gouverneur, Résident, africain. La vie des Vicaires apostoliques et Vicaires généraux au Rwanda était faite d’innombrables communications avec les échelons inférieurs de leur propre hiérarchie, mais aussi de fréquents rapports « horizontaux » avec les autorités coloniales. Mgr Hirth et le Père Classe devinrent, sans cesser d’être des missionnaires, des membres honoraires du groupe de l’autorité coloniale. De la même façon, les missionnaires qui passaient le plus clair de leur temps avec les Africains, les Pères Pouget et Brard, par exemple, vinrent à identifier leurs intérêts à ceux de leurs fidèles, parfois même à percevoir le monde de la même façon qu’eux ; sans oublier, qu’ils étaient, en plus, les représentants locaux du Vicaire apostolique, chargés du maintien des structures visibles de l’Église. Il en résulta un écart entre les minuties théologiques des encycliques et des directives papales et la pratique de la mission dans la brousse. Cet écart résidait, non pas dans la distance (géographique) qui sépare l’Europe de l’Afrique, mais bien dans celle qui séparait le Vicaire apostolique du simple missionnaire. Cette situation était souvent le résultat des positions hiérarchiques des missionnaires et, partant, de leurs rapports avec la société coloniale et européenne.

Après 1906 et la mise en place d’une administration civile allemande, l’opiniâtreté des missionnaires, chacun de son côté, devint intolérable quand Mgr Hirth et le Père Classe commencèrent à jouer des rôles importants dans leurs relations avec l’administration coloniale. Pendant les premières années de l’administration allemande, celles des Schutztruppen, un conflit avait opposé ces dernières aux missionnaires de brousse. L’attitude des Pères Blancs avait fait craindre la création, par eux, d’un «État clérical ». Cela leur avait valu l’interdiction de construire de nouveaux postes de mission et l’invitation faite aux protestants de s’installer dans le pays. Cette fois-ci, la missiologie du Cardinal Lavigerie ainsi que l’habileté dont le Père Classe faisait preuve dans ses rapports avec la noblesse, tant tutsi qu’allemande, de même que le souvenir qu’il gardait de la région de Rwaza en armes, concourraient pour faire de la politique future de la mission une affaire déjà conclue. Une fois parmi les Tutsi, « on aurait dit : un chef accompli. Pour tout dire en un mot : c’était le “leaderdoublé d’un gentleman et.. un Mututsi ». Les conflits étaient loin d’être terminés, certes, et le Père Classe avait la difficile tâche de s’assurer la collaboration de ses confrères missionnaires, mais il était devenu manifeste, à présent, que l’Église des missions, malgré sa clientèle et sa composition essentiellement Hutu, allait jouer un rôle important dans la création d’un Rwanda digne de ses chefs allemands et tutsi.