La première grande période de la Société des Missionnaires d’Afrique prit fin le 25 novembre 1892, à la mort du Cardinal Charles Lavigerie. Il avait donné aux Pères Blancs une formation spirituelle et leur avait enseigné des techniques missionnaires bien mieux adaptées à l’Afrique que celles dispensées par les autres congrégations missionnaires catholiques. Fondée en 1868 dans la ville d’Alger, où sévissaient alors la maladie et la famine, la Société a compté jusqu’à 172 membres durant les dix premières années de son existence. Au tournant du siècle, 48 d’entre eux étaient morts. Les règles de la Société insistaient sur l’autodiscipline, la sanctification personnelle et la vie communautaire. Elle prônait une évangélisation basée sur une intense préparation au baptême de 4 ans.

En Afrique centrale, les missions se situaient dans le prolongement de l’œuvre des Pères Blancs du contexte islamique de l’Afrique du Nord ; aussi présentaient-elles de nombreux traits qui remontaient aux pratiques missionnaires précédemment utilisées à Tunis et à Alger, tels la couverture patiente et approfondie d’une petite région, ou même la façon de s’habiller. Compte tenu de la puissance de la culture islamique, la Société des Pères Blancs avait vite compris qu’il lui fallait s’adapter : « En toute chose, l’esprit qui doit prévaloir est de se rapprocher, avec le plus de prudence possible, du mode de vie des Africains, c’est-à-dire en toutes choses compatibles avec la vie chrétienne et sacerdotale ». Cependant, cette compatibilité de la culture indigène avec la culture chrétienne procédait d’un jugement subjectif, laissé dans une grande mesure à l’appréciation des missionnaires sur le terrain. L’abîme culturel qui séparait l’Afrique du Nord de l’Afrique équatoriale et le présupposé de l’avilissement sur lequel se fondait de plus en plus la ferveur évangélique des chrétiens’ influençaient la pensée et la pratique de la mission.

A ses débuts, la Société avait fait appel à des maîtres de novices jésuites, formés pour produire, selon les termes de Lord Grey, « des membres dévoués d’une admirable machine mise en marche… afin de servir l’humanité et Dieu ». Ils avaient instauré un style d’éducation calquée sur celle du séminaire et, en tant que prédicateurs de retraite, avaient renforcé son impact sur la vie sacerdotale. Le style autoritaire de la formation dressait un solide rempart contre les chocs des cultures étrangères, la spiritualité de St Ignace étant comme de l’acier trempé dans les flammes du feu de l’enfer. Mais cette structure comportait des faiblesses. La connaissance précise des conditions de la vie locale diminuait en fonction de la distance qui la séparait du sommet de la hiérarchie de la Société ; les lois et les règlements, détaillés et nombreux, étaient toujours imposés de façon uniforme d’en haut ; ils ne faisaient l’objet d’une rectification que lors des rares réunions du Chapitre Général.

Au XIXe siècle, les nouvelles études sur les Pères de l’Église et sur l’histoire de l’Église des premiers siècles présentaient, pour ceux qui méditaient sur la christianisation de l’Afrique, nombre de parallèles. A l’époque où l’Europe libérale, anticléricale, repoussait implacablement l’Eglise dans les monastères, on assistait à un regain d’intérêt nostalgique pour Constantin et Charlemagne. Etait-il ou non possible de regagner en Afrique le terrain perdu en Europe ? Il ne faut guère s’étonner que, lorsque le Cardinal Lavigerie s’est tourné vers l’Afrique centrale, il ait tant insisté sur la nécessité de courtiser patiemment les chefs. Avant la colonisation, la norme était de s’occuper en priorité de la cour et de tolérer le peu d’empressement que les chefs africains manifestaient à l’égard des valeurs morales du catholicisme. Par la suite, les missionnaires n’eurent cependant guère de choix. Les échecs en Ouganda n’avaient pas réussi à détruire la prédilection des Pères Blancs pour les royaumes africains centralisés et pour la conversion des groupes influents, tels les Ganda. Le Cardinal Lavigerie leur avait appris à ne pas s’attendre à des succès immédiats. Ces événements montrèrent néanmoins à certains, si besoin était, que l’on cherchait autant à éliminer les potentats africains qu’à leur plaire.

Les royaumes de la région des Grands Lacs restaient la cible préférée des Pères Blancs qui, forts de la doctrine thomiste réactualisée du XIXe siècle, œuvraient pour l’édification d’États chrétiens dans le centre de l’Afrique. Mais l’expansion constante des missions protestantes menaçait leurs entreprises. Pour le clergé des missions, il n’y avait que peu de différences entre protestantisme et islam en ce qui concerne le salut éternel des âmes. Au tournant du siècle, les catholiques se sentirent obligés d’envoyer un grand nombre de missionnaires, non tant pour évangéliser une région en profondeur ou ouvrir de nouvelles zones que pour établir leurs droits. Après l’humiliation que constituait la perte des Etats pontificaux, les laïcs catholiques, devenus en Europe des « émigrés de l’intérieur », se sont vus offrir une perspective exaltante, celle de favoriser les progrès de l’Eglise en Afrique par une action offensive. Ils étaient en effet intimement persuadés qu’il n’existait point de salut en dehors de cette Eglise. Si des missionnaires pouvaient admettre, à titre personnel, que nombre de protestants étaient de « bonne foi », ils considéraient néanmoins l’extension du protestantisme en Afrique comme la propagation d’une hérésie, d’une maladie maligne. Pour combattre les autres confessions, libre cours était laissé à l’agressivité des hommes, recouverte ou sublimée en grande partie par une intense formation spirituelle.

L’offensive lancée par les catholiques dans les royaumes du Rwanda et du Burundi fut lente et difficile. Après le massacre de deux Pères Blancs et d’un auxiliaire par un petit chef, à Rumonge, en 1881, ce n’est qu’en 1884, après l’installation d’un poste militaire allemand à Bujumbura, que deux prêtres se risquèrent à y ouvrir un poste de mission au Burundi. Quelques mois plus tard, ils furent obligés de s’enfuir. Une nouvelle tentative eut lieu en 1896. Les missionnaires rencontrèrent, dans un poste de mission près de Bujumbura, les premiers Rwandais, des esclaves pris par des rebelles congolais à la colonne Dhanis. Une autre mission fut ouverte la même année à Misugi, rapprochant les Pères Blancs de la frontière rwandaise. Les deux postes coexistèrent jusqu’au début de l’année 1898, date à laquelle la première mission définitive s’établit à Muyaga. A partir d’une vaste mission située à Bukumbi au Tanganyika, utilisée comme principale base de ravitaillement, il devenait alors possible d’envoyer les missionnaires au Rwanda à partir du sud-ouest.

La Church Missionary Society anglaise (CMS) était déjà installée dans le sud-ouest de l’Ouganda et les protestants allemands menaçaient dans l’ouest du Tanganyika. Aussi, par crainte d’être battus par leurs rivaux dans le royaume du Rwanda, les catholiques étaient-ils fortement incités à aller de l’avant. En novembre 1897, une mission fut fondée à Katoke, à quelque 80 kilomètres de la pointe sud-est du Rwanda. Les missionnaires utilisaient les services de commerçants Jinja, des intermédiaires dans le commerce rwandais des esclaves, pour obtenir des informations sur la situation actuelle du pays ; ils leur achetaient de jeunes garçons rwandais au prix de vingt bracelets en cuivre chacun. En 1897- 1898, les Belges et les Allemands établirent des camps militaires sur les bords du lac Kivu ; les catholiques eurent tout lieu de craindre que les Allemands n’envoient des protestants nationaux pour appuyer leurs revendications territoriales. « Il faudrait occuper sans retard le Rwanda », écrivait Mgr Hirth à son vieil ami, Léon Livinhac, Supérieur général des Pères Blancs ; « Tout le monde en dit merveille ».

Mgr Jean-Joseph Hirth parlait très bien l’allemand, avec un fort accent alsacien. Né en Alsace en 1854, formé dans des séminaires français, il avait été ordonné prêtre en 1878 et avait accompagné la première expédition des Pères Blancs en Afrique centrale. Comme pionnier des missions africaines ayant connu le martyre des chrétiens ougandais, il fut nommé, en 1890, Vicaire apostolique d’une vaste région appelée « Nyanza méridional », un territoire qui s’étirait du Kilimanjaro au Rwanda et englobait le royaume impérial du Kaiser en Afrique de l’Est. Selon Lugard, en Ouganda, il avait été méprisé ; cela ne l’empêcha pas de constituer un choix idéal comme officier de liaison entre les administrateurs allemands et les Pères Blancs.

Leurs précédentes expériences imposaient aux missionnaires d’avancer lentement. Au début, ils envoyèrent des présents au roi du Rwanda et à la reine-mère. Un an après, une délégation de vingt hommes se rendit à Katoke pour faire une enquête sur les Pères Blancs et les informer que toute tentative d’infiltration à partir de l’est serait condamnée. En effet, selon les traditions en vigueur, la cour considérait tous les groupes venant de l’est comme des envahisseurs. Une visite de retour des catéchistes Ganda passa donc par le Burundi, mais fut stoppée à la mission de Muyaga par un Père Supérieur qui, manifestement, ne comprenait rien et les renvoya chez eux. L’expérience avait forgé le caractère des missionnaires de la même façon que celui des catéchistes. Après les « Guerres de religion » en Ouganda et leur fuite vers le lac Victoria, les catholiques se déplaçaient en groupes fortement armés. Il était impossible de reconnaître immédiatement dans cette caravane de catéchistes Ganda un groupe d’évangélisateurs pacifiques. Le Père Alphonse Brard, ainsi que des chefs ougandais détrônés, avait laissé sur son passage de profondes blessures à la frontière du Burundi ; ses serviteurs Ganda avaient repoussé les attaques menées contre la mission de Marienberg, sur une île du lac Victoria, et envisageaient la tâche d’évangélisation comme une croisade. Aussi, quand Mgr Hirth partit fonder la première mission chrétienne au Rwanda, le 11 décembre 1899, c’était comme une petite armée qui se déplaçait : une caravane de 150 porteurs, protégés par des gardes Sukuma et 12 auxiliaires Ganda, portant pour les Pères Blancs un insolite mélange de semences, d’objets liturgiques, d’outillage agricole et de livres.

Mais l’expérience avait des limites ; un seul des Ganda connaissait quelques mots de kinyarwanda. Les missionnaires étaient en position de faiblesse quand ils arrivèrent dans la capitale rwandaise de Nyanza, en février 1900, avec pour seule aide un interprète de la cour qui ne parlait couramment que le swahili. On ne pouvait pas dire que les nobles se sentaient beaucoup plus rassurés quant aux nouveaux arrivants ; avertis par des messagers de la venue de la longue caravane par le sud-ouest – ils avaient, bien sûr, suivi la route du sud- les nobles avaient discuté des tactiques à adopter. A la cour, l’opinion des experts religieux était d’installer les nouveaux venus avec les autres étrangers, au marché d’esclaves de Kivumu. Kabare, le principal responsable politique, frère de la reine-mère, suggérait de les envoyer dans deux provinces sur lesquelles la cour avait très peu d’autorité. Tous estimaient que les missionnaires devaient limiter leur implantation aux régions où vivaient les Hutu. Le Docteur Kandt, le compétent administrateur allemand qui effectuait à cette époque des recherches, voulait qu’ils aillent s’installer, pour des raisons également politiques, sur les bords du lac Kivu ; il avait pressé le Vicaire apostolique d’accepter un chèque de cent roupies. Mais Mgr Hirth était inflexible ; il ne voulait ni plus ni moins qu’un site fortement peuplé du sud du pays, proche des postes de ravitaillement du Burundi.

Chacune des parties avait marqué des points dans cet affrontement. Les missionnaires avaient reçu en cadeau 100 chèvresor seules les vaches constituaient un cadeau de valeur– et avaient été dupés par un Tutsi qui avait prétendu être le mwami. Mgr Hirth eut son poste de mission dans le sud sur la colline de Mara, mais des ordres avaient été donnés pour que l’on ne donne aux catholiques ni nourriture ni eau ; la colline étant le fief d’un faiseur de pluie de la cour, on espérait aussi que même la pluie leur serait refusée.

La caravane avait reçu deux escortes, un mwiru dont la reine souhaitait la mort et le chef de la province, Cyitatire, frère de Musinga, qui figurait aussi sur la liste dressée par les Ega des personnes à assassiner. Les tactiques des Ega étaient de compromettre les nobles en vue à la cour, du fait de leur association avec la mission, et de les éliminer ensuite soit par la mort, soit par la disgrâce. Le mwiru fut exécuté quelques semaines plus tard. Mais il était plus difficile de prendre Cyitatire au piège. Il autorisa les catholiques à s’installer sur la colline de Save, de hautes terres agréablement vallonnées où vivaient plus de 5 000 personnes, avec environ 60 000 autres dans un rayon de cinq kilomètres. Il mit ses Hutu au travail pour qu’ils construisent quatre cases destinées à loger les missionnaires. C’était le premier indice du rôle que les Pères Blancs allaient jouer plus tard dans les affaires politiques de la cour, en tant qu’alliés puissants des chefs. Le premier poste de mission catholique, celui de Save, à vingt kilomètres seulement de Nyanza, était à portée des postes militaires allemands de Shangi (au bord du lac Kivu) et de Bujumbura (centre d’un Bezirk administratif). Ainsi, Mgr Hirth avait obtenu gain de cause. La mission fut consacrée au Sacré-Cœur et connue sous le nom de Markirck. Le premier nom faisait respectueusement référence à la consécration, par le Pape Léon XIII, de l’univers au Sacré-Cœur de Jésus, en 1898, alors que l’autre, plus paroissial, était celui d’un lieu de pèlerinage marial en Alsace. La mission avait plus l’air d’un Militärpost que d’un sanctuaire : les Ganda, tous armés d’un fusil, occupaient des cases tout autour de la mission et y montaient la garde la nuit, se relayant aux heures fixes comme des sentinelles, tirant en l’air pour faire peur aux intrus et les chasser. Ils étaient parfaitement organisés et, à la moindre alerte, chacun connaissait la place qu’il devait occuper pour défendre la mission.

Quand le général de cette force expéditionnaire catholique passait ses conquêtes en revue, c’était toujours à travers le prisme déformant des stéréotypes du XIXe siècle :

« Le- pays est asservi par les Batusi ou Baima ; le reste de la population, les Bahutu, est absolument esclave ; ceux-ci au moins viendront à nous, si les premiers manquent.. Jamais, en dehors de l’Uganda, je n’avais vu les missionnaires si bien reçus par la population ; on dirait que ces pauvres gens soupiraient après notre venue »

Ce ne furent pas une classe d’esclaves qui les accueillit, mais des populations pauvres et sans protecteurs qui cherchaient chez les Pères Blancs la protection de puissants seigneurs féodaux qui leur faisait défaut. La conception de la mission de Mgr Hirth, en tant que « sauveurs », n’était pas fausse, à condition de la comprendre dans le contexte rwandais. Après avoir guéri de ses douleurs un visiteur, les missionnaires furent considérés par la population de Save comme des devins, abapfumu, et les paysans malades affluaient dans leur camp à la recherche de la guérison. Par la suite, le mwami lui-même leur demanda de faire venir la pluie, conséquence sans doute d’un orage inattendu qui avait éclaté lorsqu’ils étaient à Nyanza.

Le premier travail d’évangélisation était assuré par des catéchistes Ganda, certains se consacrant totalement à cette tâche, d’autres simplement en leur qualité de collaborateurs et de combattants aguerris. Installé sur le dos de son âne, le Père Brard parcourait les sentiers étroits de la colline, accompagné de Tobi Kibati, un catéchiste qui travaillait avec lui depuis dix ans et qui avait entre-temps perdu toute sa famille. Après la mort de sa femme, il avait refusé de se remarier. A Save, son célibat était connu de tous ; rester vierge fut désormais appelé kutobia. Le Père Brard parlait de Dieu dans un mélange de swahili et de jinja, alors que Tobi expliquait le catéchisme en kinyarwanda dont il avait appris les rudiments en écoutant parler les esclaves achetés. Le kinyarwanda est une langue complexe et riche ; les missionnaires mirent deux ans à l’apprendre pour pouvoir tenir une simple conversation et prêcher, mais il leur fallut entre dix et quinze ans pour le parler avec distinction, dans le style de la cour. On reprochait à Tobi de mal parler le kinyarwanda, le qualifiant d’inférieur, umunyu.

Les méthodes du Père Brard étaient simples mais efficaces. Il jetait quelques poignées de grains sur le sol pour attirer les enfants dans l’enceinte de la mission et, rapidement, celle-ci se remplissait. Par cette ruse, enfant, l’abbé Jovite Matabaro fut attiré à la mission ; contre la promesse de quelques vêtements, il y resta pour travailler. Mais la crainte de contracter quelque impureté venant d’étrangers le ramena chez lui. Les Ganda le poursuivirent et, après une scène pleine de larmes, le chassèrent du coin de la case de son père où il s’était réfugié pour le ramener à la mission où il entra à l’internat créé pour les catéchistes. En avril 1900, 50 enfants avaient ainsi été pris pour suivre une formation. Beaucoup avaient été attirés ; on peut dire que peu d’entre eux avaient choisi d’y venir.

Les bâtiments de la mission se remplirent rapidement. La maind’œuvre était bon marché : deux poignées de sel pour les ouvriers réquisitionnés par Cyitatire et pour les enfants qui ramenaient du bois. Avec plus ou moins cent patients qui venaient journellement à la consultation et un tas d’enfants chassés de leurs bananeraies par les Ganda, la mission de Save a dû donner à la cour l’impression d’un succès peu commun. Par peur d’être tué, Cyitatire ne s’approchait pas de Nyanza : des bruits couraient, indiquant qu’il s’apprêtait à prendre la tête d’une révolte contre les Ega. A la demande des missionnaires, deux abatware vinrent de la cour afin de certifier qu’aucune sédition ne se préparait ; la population locale les traita avec une hostilité non déguisée.

La facilité avec laquelle les Pères Blancs parvinrent à déjouer les manœuvres sournoises de la cour persuada rapidement les Hutu que les Pères Blancs étaient finalement de simples agents du mwami. Leur sympathie se transforma alors en hostilité. Des rumeurs se mirent à courir, indiquant que les enfants pris en main pour être instruits étaient en définitive destinés au mwami qui allait les livrer à Nyinarupfu, la mère de la mort. La tradition voulait que, pendant la campagne Nkole, Nyinarupfu ait entrainé le mwami Rwabugiri dans un piège, l’ait enfermé dans une cave et ne l’ait libéré que contre la promesse de lui livrer en rançon un grand nombre de Rwandais. Les enfants redoutaient que ceux qui étaient à l’internat fassent partie du premier contingent ; mais se considérant comme les héros du Sauveur prêts à mourir pour le Royaume, ils attendirent patiemment et pleins d’appréhension le jour où Terebura – le Père Brard – les livrerait à Nyanza. Comme les chefs livraient aux catéchistes les enfants des ouvriers agricoles journaliers et des paysans sans terre, les braiments de l’âne de Terebura étaient devenus pour les parents le signal qu’il leur fallait cacher leurs enfants. En réalité, les jeunes catéchumènes vivaient dans un luxe relatif, mangeaient de la viande et bénéficiaient de la protection provisoire de la mission. Pour maintenir le niveau du recrutement, les Ganda prirent l’initiative de battre inlassablement les collines. Leur technique était de « choisir » des enfants auxquels on avait donné le titre noble, mais équivoque, de intore, les élus. Il était inutile de protester. Les réquisitions des Ganda mirent rapidement les Tutsi en rage, car ils voyaient que leur ubuletwa était piégé par des intrus. Par contre, les missionnaires furent ravis car ils estimaient que c’était là « un grand mouvement de conversion ». Cependant, tous les Ganda n’étaient pas des brutes. Abdon Sabakati, qui avait été au plus fort du combat avec l’Ouganda, était un catéchiste aimable et amical qui attirait les foules. Tobi Kibati alla à la cour et réussit à gagner suffisamment la confiance du mwami pour que celui-ci cherche à s’informer sur la religion chrétienne. Alors qu’il était en route pour fonder une mission à Nyundo, il fut tué par un Hutu qui s’imaginait peut-être que le Ganda constituait l’avant-garde d’une invasion tutsi.

La mort de Tobi faisait indirectement partie de la stratégie des Ega contre les missions. Musinga avait, semble-t-il, considéré les Pères Blancs comme des alliés potentiels contre le lignage de sa mère. Il suivit la suggestion de Kabare et autorisa les Pères Blancs à installer deux nouveaux postes de mission dans des zones contestées par la cour. La première mission était située à Zaza, sur le territoire du Gisaka où la dynastie locale était restée un foyer de résistance depuis la reconquête de la région par Rwabugiri. Le 4 avril 1901, la mission de Nyundo fut fondée sur le territoire également troublé et instable des clans du Bugoyi. Le comportement d’obstruction des guides et le meurtre de Tobi montrèrent qu’aucune de ces missions ne bénéficiait de l’assentiment sincère des Ega.

Pour les missionnaires de Zaza, les problèmes ne furent pas longs à surgir. Une insurrection éclata en mars 1901, avec à sa tête un certain Rukura qui prétendait être un descendant de la lignée royale du Gisaka. Son entourage comprenait un groupe de 80 négociants-bandits Ganda qui avaient pénétré dans l’est du Rwanda dans le sillage des missionnaires. Le Ganda qui dirigeait cette troupe avait «acquis » 100 fusils à Bukoba et aida Rukura à ouvrir le Gisaka au christianisme et au commerce. Rukura montra même une ancienne lettre reçue d’un officier allemand pour prouver l’authenticité de ses prétentions. Mais les Pères Blancs, sérieusement compromis par la racaille qui se faisait passer pour des agents des Allemands ou de la mission, ne furent pas impressionnés. Ils le renvoyèrent avec un ngabo qui venait de Nyanza. Après une année passée au Rwanda, ils étaient devenus un peu plus prudents.

Néanmoins, les paysans se rallièrent à la cause de la restauration de la monarchie du Gisaka. Trois années de rares pluies et de famine avaient décimé la région. Les Tutsi, dispersés sur les collines par petits groupes de trois ou quatre, prirent la direction des plantations de bananes abandonnées et des Hutu affamés. Les agents de la cour furent profondément indignés. Grâce aux raids punitifs des Allemands, Nyanza garda le contrôle du Gisaka, avec force générosité de bétail volé ou confisqué. La mission avait aussi joué un rôle dans cette situation et Musinga remercia les Pères Blancs d’avoir refusé de traiter avec Rukura. Ainsi, les Pères commençaient à s’initier aux complexités des politiques régionales du Rwanda.

Un an après, leurs tactiques étaient moins assurées. Mhumbika [Mpumbika], chef de la région de Zaza, descendant des rois du Gisaka et un des protégés de la mission, accepta de remplacer un sous-chef qui avait tué un catéchumène. Musinga, outragé, déposa Mhumbika et se plaignit aux missionnaires de Save de l’ingérence de leurs collègues. Le Père Brard, pionnier de la théocratie, réagit en obligeant Musinga à réintégrer Mhumbika, au moment même où le Supérieur de la mission de Zaza chassait consciencieusement le bétail de Mhumbika de la colline où était située la mission. Ce fut une autre erreur. On apprit par la suite que le bétail avait été donné par le mwami en ububake à Mhumbika et devait être à la hâte ramené sur son lieu de pâturage. Musinga chercha alors à manipuler les Allemands et les persuada d’amener par la force Mhumbika à la cour où 20 de ses partisans étaient en train d’être massacrés. L’effet sur Zaza fut immédiat : « Ces pauvres gens pensent en effet que tous les Blancs sont solidaires entre eux, et que l’ordre donné par le commandant militaire a du être sinon inspiré, du moins approuvé par eux » écrivait le Supérieur de la mission de Zaza. Les Allemands menèrent ensuite un raid punitif contre le Gisaka, laissant 30 morts autour de la mission. Les missionnaires n’avaient plus qu’à suivre la ligne tracée par les Allemands et à soutenir la cour ou à subir les conséquences de leur choix.

Lors de leur fondation, en novembre et décembre 1903, les quatrième et cinquième postes de mission, Mibirizi dans la province sud-ouest et Rwaza dans la province nord du Mulera, se trouvèrent dans la même situation : l’assentiment de la cour procédait exactement de la même logique et le même type de problèmes se posait. Bien que les 50 gardes armés Sukuma envoyés à Rwaza volèrent le bétail et les cultures des Hutu de la région, ils étaient plus faciles à contrôler que les Ganda. Des catéchistes du Gisaka étaient employés à Mibirizi et le commandant allemand de Shangi mit à disposition de la main-d’œuvre pour les constructions. Mais, même sans les exactions des Ganda, la principale difficulté que rencontraient les missionnaires était d’opérer dans des régions éloignées de la cour.

La province du nord où se situait le poste de Rwaza était nominalement divisée entre trois chefs. Kayondo, un notable Ega, était umutware w’umuheto, chef d’armée chargé de lever les ngabo. Les Hutu de cette région avaient combattu pour le père de Musinga, Rwabugiri. Ils se souvenaient des batailles et du butin, et Kayondo était le plus aimé des chefs. Aucun des deux abanyabutaka, chefs des terres Nyiginya n’osait aller résider au nord de la rivière qui coulait prés de la colline de la mission. Ils traitaient avec les chefs de clans presqu’à la façon d’un gouvernement indirect. Chaque lignage était supposé envoyer au mwami un tribut annuel comprenant une calebasse de miel, une houe et un plat de haricots. En réalité, le représentant du roi ne venait que tous les trois ou quatre ans et pouvait s’estimer heureux s’il rentrait sain et sauf à Nyanza. Les Tutsi qui avaient droit de pâture se tenaient à l’écart des collines et vivaient en petits groupes isolés dans la plaine, traitant à égalité avec leurs voisins hutu. Dans les provinces voisines, il y avait encore des abahinza, des rois-prêtres hutu. Bien que les missionnaires aient peut-être exagéré le degré d’anarchie qui régnait pour impressionner leurs lecteurs en Europe, il n’en restait pas moins que le nord était contrôlé par des bandits. Pour échapper aux troubles et aux privations, nombre des membres du clan Sigi, par exemple, avaient émigré au nord du Kigezi. Depuis les années 1840, les forêts avaient recouvert des terres autrefois cultivées.

Quelques semaines après avoir dressé leurs tentes à mi-chemin de la colline de Rwaza, les missionnaires purent se rendre compte des difficultés qui les attendaient; « Nous voyons que les Batusi ne pourront guère nous aider. Ils n’ont aucune autorité, nul ne les écoute ». Les instructions reçues de Mgr Hirth concernant les Tutsi étaient « de vanter leur autorité et la puissance du Roi » ,mais, comme le faisait remarquer avec quelque inquiétude le Père Supérieur « il suffit que les chefs disent quelque chose pour que le peuple fasse le contraire ». La seule manière d’échapper au conflit entre ce que dictait le bon sens et les directives du Vicaire apostolique était de permettre aux Tutsi d’être ce qu’ils étaient censés être, des chefs puissants. En mars 1904, le représentant du roi avait été chassé d’un point d’eau situé près de la rivière. Pour prouver la force des Tutsi, un Père entraîna la mission Sukuma dans une grande bataille dont Gakwandi, le représentant du roi, sortit victorieux. En une semaine, tous les ouvriers de la mission, écœurés, partirent:

« Nous étions les amis des Batousi et nous voulions les ramener dans le pays. Où donc étaient les rêves des premiers jours : tous les chefs chassés par les Européens, les seuls Bahoutou maîtres et seigneurs des montagnes et des vaches… Déception ! » 

A l’intérieur des frontières du Rwanda, telles que définies par les Allemands, il n’existait pas d’Etat homogène, pas plus qu’un « ordre établi » que les missionnaires auraient pu facilement soutenir. Certains missionnaires auraient parlé d’« impôts» levés sur la population de Rwaza ou de « torts des deux côtés » comme s’il s’agissait d’une histoire du gouvernement central, mais la situation d’anarchie qui régnait remontait au XIXe siècle et l’autorité diffuse des clans était bien antérieure. D’autres missionnaires, à Zaza, étaient plus sévères vis-à-vis du « gouvernement »; « Le roi est représenté au Kissaka par des chefs auxquels il a donné plein pouvoir de pressurer, de piller les Batualés [batware] aborigènes. Aussi ce sont tous les jours des plaintes de la part de ces derniers contre leurs oppresseurs ». Ici, pour s’opposer aux envahisseurs étrangers, les identités régionales Hutu et Tutsi se sont rassemblées. Soutenir Nyanza signifiait perdre la clientèle locale. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cette situation. La première description que les Pères ont faite du Rwanda était « une hiérarchie parfaite, dont les chefs sont subordonnés entre eux, sous l’autorité toute-puissante et suprême du roi ». Au début, le Père Brard admirait les Tutsi pour leur « air intelligent, éveillé, curieux, mais discrets cependant, convenables dans leurs manières »  et méprisait les Hutu. Mais, après quelques mois de relations fréquentes et frustrantes avec les Tutsi, leurs illusions se dissipèrent. Le Père Brard se mit à détester les chefs Tutsi et leurs garagu : certains furent humiliés et contraints de transporter des briques ; un autre fut assigné à résidence jusqu’à ce qu’il accepte de fournir à la mission de Save du bois de construction.

« Ce n’était pas une petite joie pour les Bahutu de voir leurs chefs, toujours si fiers ennemis de la peine et de la contrainte, porter des briques du matin au soir… Et puis cette protection que nous exerçons lorsqu’ils sont manifestement tourmentés est bien de nature à leur inspirer la confiance à notre égard ».

L’autre vétéran de l’Ouganda, le Père Paul Barthélémy, considérait les Tutsi comme de « vrais Juifs : ils sont rapaces, flatteurs et surtout hypocrites ». Une telle exclamation était bien loin de l’exhortation du Cardinal Lavigerie : « On n’omettra pas de leur faire observer que la doctrine chrétienne est tout à fait favorable à leur autorité puisqu’elle enseigne qu’ils sont les véritables représentants de Dieu au point de vue temporel ».

Sous l’effet de l’isolement et des frustrations, le dynamisme spirituel qui avait poussé des hommes à quitter les paroisses confortables de petits coins tranquilles de la France rurale pour aller dans la brousse africaine se déforma, faisant place à la violence physique. Leur zèle pour le salut des âmes se transforma rapidement en une tyrannie théocratique que les officiers coloniaux et les supérieurs religieux eurent du mal à maîtriser. Après de longues années, des vétérans, comme les Pères Brard et Barthélémy, devinrent intolérants. Au lieu de voir dans les Tutsi des représentants de Dieu, ils virent des despotes brutaux et ignorants qui fermaient la porte du paradis aux populations qui leur étaient assujetties. N’ayant pas l’habitude d’être traités comme des animaux sauvages de race inférieure, ils ne parvenaient pas à rester calmes quand un Tutsi les traitait avec l’arrogance et le mépris qui caractérisait le comportement de la classe au pouvoir, ce qu’un prêtre appelait « un dédain superbe, un mépris conscient ».

La distinction entre les domaines temporel et spirituel, claironnée haut et fort en théorie, mais ignorée dans la pratique, fut oubliée au Rwanda. Suite aux longues années passées en Afrique, les missionnaires acceptèrent une définition de la responsabilité religieuse qui était profondément africaine. Leur comportement et leur position, pas très différents de ceux des prophétesses de Nyabingi avec leur cour et leur clientèle, devinrent une menace pour les Tutsi de la partie centrale du Rwanda et firent considérer leur importance politique dans les provinces comme négatives. Dès le mois d’août 1901, les chefs qui vivaient dans les environs de Save commencèrent à empêcher les paysans de fréquenter la mission. « Ils craignent que notre autorité augmente au détriment de la leur» expliquait un des Pères.

Quelles que soient les implications de la conduite des Pères Blancs sur la mission, elle mettait sérieusement en danger leur position auprès de l’administration allemande. De retour d’Alger, Mgr Hirth écrivait : « Nos missionnaires du Ruanda sont regardés comme voulant accaparer pour eux l’autorité dont le gouvernement est si jaloux ». Lors d’un grave incident, le Dr Kandt découvrit que les Ganda avaient frappé si violemment un voleur que, par la suite, celui-ci était mort de ses blessures. Mgr Hirth poursuivait avec regret : « Il faut toujours au Père Brard un bon nombre de bagandas ; ce sont plutôt des askaris que des catéchistes ». Le Père Barthélémy appartenait, comme le faisait remarquer les Allemands, « à l’école du Père Brard »; Von Grawert voulait qu’il soit expulsé du Rwanda pour avoir vengé personnellement le meurtre de Tobi. Si à Bujumbura, le Vicaire apostolique pouvait en toute loyauté défendre le comportement inexcusable de ses missionnaires, il était cependant décidé à se débarrasser du Père Brard et à tenir la nouvelle génération de missionnaires à l’écart de son école. Au bout de deux ans, les postes de mission ressemblèrent un peu moins à des garnisons. A la mission de Save, la journée des Ganda commençait à l’aube par la prière et une tâche était ensuite assignée à chacun. Les catéchistes furent désormais déplacés d’une colline à l’autre pour éviter qu’ils ne se constituent une suite personnelle de fidèles. Mais l’atmosphère guerrière persista : les bagarres furent punies par une journée entière de travail dans les jardins de la mission ; on put voir les pénitents en train de sarcler à la lueur des feux. Les catéchumènes et les catéchistes furent traités avec la même rigueur. Un Hutu qui avait disparu pendant longtemps fut carrément dénoncé en chaire de vérité à son retour : les prêtres avaient cru qu’il avait été assassiné par des agents de Musinga avant qu’il ne revienne tramant derrière lui des chèvres, des brebis et des vaches. Les expéditions religieuses étaient encore rentables.

En octobre 1901, entre 80 et 100 personnes fréquentaient l’école de Save. Terebura enfonçait le catéchisme dans le crâne des élèves et un autre prêtre leur enseignait à lire et à écrire. Si un élève n’arrivait pas à réciter par cœur le passage du catéchisme sélectionné, toute la classe devait aller sarcler. Timor Tereburae (la peur de Terebura) les poussait à étudier le soir. Le catéchisme lui-même était un étrange mélange de kirundi, de swahili et de kinyarwanda abâtardi. « Le Livre qui explique l’enseignement de la religion » (Igitabu cyo gusobanura amagambo y’idini) avait par exemple pour titre « Ekitabu kyo kufutula bigambo bye dini». Dans la mesure où les élèves pouvaient le comprendre, on leur présentait un récit du dialogue permanent qui s’instaurait entre Dieu et les hommes. « Cette formule nous intriguait » écrivit l’abbé Jovite Matabaro, « et nous suivions avec curiosité le défilé des Prophètes, les hommes qui avaient causé avec Dieu ». Il est possible que cette conception, si semblable aux allégations des prophétesses de Nyabingi, leur ait parue familière et réconfortante. Cependant, vers le milieu du catéchisme, ils devaient découvrir que cette fibre prophétique avait disparu du catholicisme. Ce n’est qu’en 1930, avec l’arrivée de la Church Missionnary Society, que la promesse annoncée dans les premières pages se réalisa.

Les Pères eurent la chance d’enseigner une doctrine du Salut au sein d’une société qui possédait une riche culture religieuse. Les idées du paradis et de l’enfer, ou au moins les destins divergents des différents types d’esprits, avaient uniquement développé, dans le culte de Ryangombe, l’idée que le « salut » était lié à l’initiation, laissant de côté le comportement moral qu’il impliquait. La longue préparation au baptême qu’imposaient les Pères Blancs, ainsi que l’interdit pour les catéchumènes d’assister à la messe, mirent sans aucun doute en valeur le rituel et la haute qualité du rite de transition chrétien ; mais l’égale importance des Dix Commandements et du comportement chrétien était aussi soulignée.

La période de postulat des premières recrues fut abrégée et ils devinrent catéchumènes dès qu’ils surent lire. Les nouveaux catéchumènes reçurent une médaille de la Sainte Vierge, signifiant leur changement de statut et, en récompense, une pièce de tissu. L’insistance de Terebura sur la récitation correcte de la doctrine de la Trinité leur permit de progresser lentement. Mais, quand d’autres prêtres prirent la relève, les élèves se mirent à absorber rapidement les principaux dogmes chrétiens. Cependant, si leur conversion correspondait peu à l’idéal des Jésuites en matière d’adhésion intellectuelle aux vérités de la Foi, on ne pouvait écarter tous les cas, ni considérer que la conversion était uniquement due à des pressions ou à la peur ou qu’elle était un épiphénomène du système de protection. Wencelas Nyirambinda, un des premiers néophytes, était un chrétien fervent dont le fils devint l’abbé Laurent Sikubwabo et dont la fille, Soeur Mechtilda, prit la direction de l’école des filles de Byimana. Plus tard, les premiers convertis acquirent un statut important dans l’Église et furent connus sous le nom de « ceux qui avaient su s’engraisser autour des paniers après avoir mangé sur des tables fabriquées par les Ganda dans leur camp ». Ils avaient des contacts exceptionnellement étroits avec les Pères, qui faisaient des efforts particuliers pour former cette première génération de chrétiens. L’abbé Jovite Matabaro faisait partie de ce premier groupe ; le contact avec la mission avait dans certains cas incontestablement transformé leur vie. Néanmoins, beaucoup de ces premiers chrétiens partirent pour aller se mettre sous la protection plus puissante des askari allemands, dont les gratifications immédiates étaient plus conséquentes.

A la mission de Save, le nombre de ceux qui avaient reçu la médaille de la Vierge était passé de 782 en 1900 à 1 836 en 1901 et à 4 656 à la fin de 1902. L’effort des missionnaires pour assurer la formation accélérée d’un petit groupe de personnes choisies s’était rapidement transformé pour porter sur l’instruction plus diffuse de très nombreux catéchumènes. Le Samedi Saint 12 avril 1903, dix-sept Hutu et neuf Tutsi, tous de jeunes garçons sauf quatre, orphelins pour la plupart, furent solennellement baptisés à la mission. Ils avaient vécu trois ans à l’internat. A la mission de Zaza, 800 suivaient le catéchisme, dont un groupe de 50 vivait en internat. A Noël, 30 d’entre eux étaient prêts pour le baptême. Grâce à son système de réquisition, la mission de Nyundo commençait à remplir ses classes de catéchisme. A Nyanza., un catéchiste catholique fut autorisé à enseigner la religion au mwami et à six autres Tutsi. En surface, la jeune mission apparaissait pleine d’espoir. Mais la réalité était loin d’être encourageante, ainsi que le découvrit Mgr Hirth lorsqu’il vint pour la première fois visiter les missions en 1903. Son séjour à Save lui permit d’observer de première main ce qu’était devenue la mission qu’il avait fondée trois ans auparavant. Le week-end passé avec Terebura fut une expérience désolante pour le Vicaire apostolique. Le samedi, les Ganda appelèrent à la mission leurs catéchumènes. Chacun avec son kapitao. Le dimanche, pendant que tous les chrétiens étaient à l’église, les catéchumènes furent rassemblés dans un vaste lieu ouvert entourés de leurs directeurs Ganda : « Il y avait toujours un grand tumulte, surtout quand les femmes y vinrent. Ces gens-là ne savaient pas encore la différence entre la religion chrétienne et le culte ancestral des mânes. Lorsqu’on leur disait de s’agenouiller, ils le faisaient comme pour le culte de Lyangombe ».

Tapant les femmes pour les tenir tranquilles, les Ganda apprenaient à la foule les lettres de l’alphabet et à faire le signe de la croix. Après la leçon, alors que les chrétiens sortaient de la messe, Terebura apparut solennellement pour apporter la Bonne Nouvelle. Dans l’après-midi eut lieu la bénédiction du Saint-Sacrement, suivie de jeux et de danses.

Le Vicaire apostolique en vit assez pour être profondément choqué. Le Père Brard avait perdu le peu de douceur qu’il avait eue autrefois. Il interdisait aux chefs locaux d’apporter des présents à la cour et, maintenant, les Allemands refusaient même de s’arrêter à la mission. Les incidents violents n’étaient pas rares. Dans les autres postes de mission, la situation était légèrement meilleure. Dans une exceptionnelle manifestation de colère, Mgr Hirth se plaignit amèrement au Supérieur général à Alger :

« En entrant dans le pays en 1900, il avait été convenu avec le roi que les missionnaires ne prendraient aucun de ses villages et, malgré tout, on amis la main, sans raison aucune, sur un terrain de près de 3 000 hectares avec environ 8 000 habitants ; on exerce sur ce terrain une autorité royale, non seulement en jugeant bien des procès, mais en commandant des corvées, exigeant par corvée aussi des matériaux de construction, chassant les polygames, faisant enlever les amulettes, démolir les petites huttes des sacrifices, remplaçant même un chef qu’on a expulsé, imposant des chrétiens de l’armée roulante comme catéchistes » .

L’année roulante désignait de nouveau les Ganda. En juin 1902, une véritable avalanche s’était abattue sur Zaza. Sa réponse immédiate fut d’envoyer aux missionnaires une liste d’instructions visant à réformer le système. Tous les catéchistes Ganda durent être retirés des collines et aucune réunion de masse ne fut plus autorisée le dimanche. Désormais, les Rwandais durent faire du prosélytisme auprès de leurs voisins, chaque catéchumène devant amener avec lui deux postulants.

A Zaza, les Ganda reçurent uniquement la permission de travailler, à condition que ce soit dans des zones situées loin de la mission. Près du poste de mission, les Rwandais durent eux-mêmes enseigner la Foi. Pour le Père Brard, cela revenait à faire « le moins de bruit possible pour ne pas éveiller et blesser les susceptibilités du roi et des Batusi ». L’époque des catéchistes askari Ganda était révolue. A Zaza, les concessions faites pouvaient être attribuées à la présence du Supérieur, le Père Pouget, «doux comme une colombe », qui avait racheté les premières erreurs par une rigoureuse règle de non-ingérence dans les affaires politiques. C’était peut-être le type même des missionnaires au Rwanda, observant en apparence les instructions de Mgr Hirth, mais défendant en secret les Hutu :

« Ah, si on leur disait qu’on va mettre à la porte leurs vainqueurs [les Tutsi] ou du moins qu’on va les empêcher de leur nuire, ils seraient plus empressés autour de nous. Plusieurs viennent par le désir secret d’avoir notre protection et écoutent par intérêt nos paroles. Hélas ! il faudra bien du temps pour leur faire comprendre le regnum meurn non est ex hoc mundo [“Mon royaume n’est pas de ce monde] ».

Ce ne fut pas le missionnaire moyen que les Allemands ou les Rwandais remarquèrent le plus. Compte tenu des théocraties qui fleurissaient tout autour des cinq postes de mission, l’incompréhension des Hutu pouvait à peine être considérée comme de l’ignorance coupable.

Durant ces premières années de mission, les communautés qui vivaient sur les collines eurent de grandes difficultés à comprendre le but des missionnaires. Beaucoup crurent que la médaille que recevaient les catéchumènes était un type d’amulette swahili, burozi, qui avait le pouvoir magique de nuire. Quand les parents s’apercevaient que leurs enfants la portaient, ils les battaient ; quand les prêtres baptisaient des bébés mourants, ils risquaient de se faire accuser de sorcellerie. A la mission de Save, l’image du Sacré Cœur de Jésus fit rapidement germer l’idée que les Pères Blancs mangeaient le cœur de leurs catéchumènes, voués à la destruction à cause de la médaille. La situation politique était si troublée qu’elle contribuait à répandre des histoires invraisemblables auxquelles les missionnaires étaient mêlés. On disait qu’ils avaient provoqué Bwirakabiri, une éclipse solaire ; que quiconque s’éloignait de sa maison dans l’obscurité serait transformé en une bête féroce qui mangerait les occupants de sa case. Certains s’imaginaient qu’il y avait un tunnel sous l’enclos qu’occupaient les Pères Blancs et que les catéchumènes seraient emmenés en Europe par ce chemin. Il est difficile d’évaluer exactement, à partir des récits des Européens, dans quelle mesure ces croyances étaient répandues ou si les Pères Blancs n’avaient pas effectivement mal interprété les remarques de leurs informateurs. Les malentendus étaient fréquents, compte tenu des problèmes de langue. L’idée que le paysan africain était tel un enfant superstitieux, n’était pas mise en question et pouvait conduire à des conclusions hâtives. Mais il est incontestable que les gens qui gravitaient autour des postes de mission participaient à la création de nombreux mythes et histoires. Certains attribuaient à l’âne du Père Brard le don de braire pour révéler la présence d’empoisonneurs ou de sorciers ; d’autres s’imaginaient que les Pères Blancs utilisaient l’animal pour flairer l’endroit propice à l’installation d’un poste de mission. La bicyclette d’un missionnaire fournissait aussi matière à tout un tas d’histoires lorsqu’il se rendait en vélo à la cour.

Bien qu’une prophétesse de Nyabingi ait prédit l’arrivée imminente des Blancs dans les années 1890, et que les Allemands aient sillonné le pays pendant plus de six ans, la plupart des gens semblaient encore trouver l’arrivée des Pères Blancs extraordinaire et inquiétante. C’était essentiellement dû au peu d’informations dont disposaient les populations des collines. En dehors du réseau que constituaient les agents et les espions de la cour, au service de la noblesse, les communications étaient limitées en raison du terrain accidenté et montagneux. A part une visite au marché principal, un voyage annuel à Nyanza avec l’ikoro royal ou un périple à la recherche de nourriture en temps de famine, un paysan pouvait rarement avoir accès à des informations au-delà des collines où il vivait. Quand les Tutsi privilégiés, tel l’Ega Ruhinankiko, s’imaginèrent que Jésus était le chef des Pères Blancs et que la messe était destinée à apaiser le principal esprit des Blancs, on peut facilement imaginer ce que les Hutu racontèrent de leur poste de mission local.

Les rumeurs et les étranges croyances qui germèrent avaient des sujets communs et exprimaient tant les craintes des Rwandais à l’égard des Blancs que les tensions et les angoisses de leur propre société. Les missionnaires commirent l’erreur de croire que les histoires émanaient de la cour, alors qu’il semble qu’elles soient plutôt spontanément nées de la confrontation entre les postes de mission et les communautés des collines. A cette époque, la société stratifiée du Rwanda était le théâtre de conflits intérieurs incessants : les lignages intriguaient en vue d’obtenir une position dans l’entourage des riches Tutsi et de leurs serviteurs. La faim n’était jamais très loin ; chaque année, elle suivait de peu les collecteurs de l’ikoro au service du roi. Les féroces animaux sauvages, les transformations, les sorciers et les empoisonneurs, auxquels on assimilait les missionnaires en tant que sauveurs, prophètes ou abapfumu et sorciers, étaient en partie les déchets d’une société psychiquement malade, extrêmement compétitive, où être en bonne santé était la récompense du succès et la mort soudaine celle de l’échec.

A travers ce type de rumination collective sur la nature des missionnaires, les Rwandais en vinrent lentement à assimiler leur présence étrangère. On leur donna des noms élogieux comme les valeureux guerriers dans le ngabo : le Vicaire apostolique devint Imputabigwi, celui dont les exploits se suivent rapidement ; le Père Zuembiehl, le premier missionnaire dans la région du sud-ouest, fut par mégarde appelé umuzumbiri, ce qui signifie simplement un européen. C’était la dimension politique de leur présence que les Hutu reconnaissaient avant tout ; de même, la cour considérait aussi comme inquiétante la présence des cinq postes de mission.

Les prétentions religieuses des Pères étaient faciles à satisfaire et, dans le contexte rwandais, relativement modestes. Malgré le cérémonial liturgique quotidien tenu à Nyanza, les experts religieux de la cour n’avaient pas de position assurée au sein de l’Etat. Plusieurs faiseurs de pluie furent exécutés durant la période de sécheresse de 1903-1904 et les abiru gênants couraient le risque d’être assassinés. Quelques temps avant l’arrivée des Pères Blancs, le mwami w’imandwa fut déposé parce qu’il était un supporter de Rutalindwa. Kabare était renommé pour la remarque qu’il fit que même si les nouveaux chefs des Ega n’avaient pas le Kalinga, le tambour de la dynastie, ils avaient le mwami et que l’on pourrait toujours faire un nouveau tambour”. Son attitude vis-à-vis de la religion était positive, presque profane et très politique ; elle était loin de l’adhésion servile au rituel archaïque de la cour. C’était Musinga et la reine-mère qui s’intéressaient et avaient besoin de tout ce cérémonial religieux des offices pour neutraliser le souvenir du régicide. Aussi, de la part des experts religieux n’y avait-il pas d’opposition religieuse fondamentale à la présence des Pères Blancs, pas plus que de la part du mwami, à partir du moment où son autorité rituelle n’était pas menacée.

Le seul avantage de l’utilisation du terme Mungu dans le catéchisme, la version swahili du nom du Dieu Très-Haut des chrétiens, était de rassurer le mwami en tant que source transcendantale d’autorité sur le Rwanda ; Mungu appartenait aux étrangers, le mwami appartenait au Rwanda. Quand la cour mit à l’épreuve les compétences religieuses des missionnaires, l’expérience se révéla être une sorte de fiasco. Les messagers de la cour qui demandèrent aux missionnaires de faire venir la pluie expliquèrent prudemment que le mwami « devait le demander à Imana et nous [les Pères] à Mungu ». Le Père Brard répondit par une petite leçon sur « Lulema, Maitre de tout ce qu’il a créé et par conséquent de la pluie » et il refusa.

Il y eut un accrochage avec le culte de Ryangombe, mais n’ayant reçu aucune instruction de Nyanza, les médiums étaient incapables de mettre en place une opposition coordonnée. De plus, avant que les missionnaires ne commencent à recruter parmi les adeptes du culte, ils avaient essayé de fusionner avec la vénération des esprits des ancêtres au sein des familles. Un inzu pouvait avoir ses propres mandwa favoris auxquels il faisait appel dans les cas de grande détresse ; un homme pouvait demander à son fils initié de représenter l’esprit pour sauver son bétail. Les Tutsi consacraient aussi des jeunes filles à Ryangombe afin d’obtenir les faveurs des mandvva dans les cas de graves maladies ; il était ensuite impossible à ces jeunes filles de se marier et elles erraient de kraal en kraal, servant de concubines. Compte tenu de cette banalisation du culte et de sa réduction au rang de religion en faveur du lignage, les missionnaires eurent du mal à l’éradiquer : ils ne disposaient d’aucun substitut religieux approprié à l’usage des familles. Mais ce culte ne menaçait en rien le christianisme et le monothéisme. En septembre 1902, les Hutu célébrèrent quelque chose qui ressemblait à une fête nationale de sacrifices en remerciement de la récolte de sorgho. Les Pères furent stupéfiés de voir leurs catéchumènes partir en foule pour participer aux sacrifices avec les médiums des mandwa. C’est en cette occasion seulement que le culte leur apparut être une force qu’il fallait combattre. Le contexte dans lequel se déroulaient le culte et ses fonctions sociales semble avoir été sérieusement affecté par le déclin des ngabo pendant la période coloniale.

Venant de l’Ouganda et ayant passé dix ans au Karagwe, les Pères Blancs étaient habitués aux cultes Bacwesi dont étaient issus les cultes de Ryangombe et Kiranga. Cela ne les rendit pas plus tolérants ; transposant leur propre dualisme sur le système religieux qu’ils trouvèrent, ils présumèrent immédiatement qu’Imana était le Dieu Très-Haut, donc « bon », et que Ryangombe et Kiranga, qui lui étaient inférieurs, étaient « mauvais » . Les Pères du Burundi décrivirent les cérémonies locales comme des « sabbats diaboliques »; les Pères du Rwanda appelèrent les esprits mandwa « tout un tas de démons qui les tiennent [les Banyarwanda] enchainés depuis des siècles ». Si la religion du lignage de la famille était une superstition idolâtre, le culte de Ryangombe était pire, une possession démoniaque. Les catéchistes qui assistaient aux cérémonies du culte risquaient d’être frappés par le Père Brard lui-même et les chrétiens non initiés qui s’égaraient du côté des sacrifices étaient chassés et quelquefois agressés. L’attitude des Pères pouvait s’appuyer sur l’autorité de plusieurs siècles de christianisme, mais l’essentiel leur avait échappé. Leurs invectives concernant Shitani et les « suppôts de Satan » tombaient dans des oreilles de sourds ; les néophytes recherchaient la protection des mandwa avec sincérité, certains que Ryangombe était le sauveur bienveillant du Rwanda.

Les Pères Blancs eurent donc de la chance de trouver au Rwanda une cour dont l’attitude à l’égard de la religion était positive, parfois désinvolte, et une population hutu dont la culture religieuse lui permettait de donner une place à Mungu et à un Sauveur. Ils durent la réussite de l’implantation de leurs cinq premières missions aux divisions qui régnaient à la cour, au manque de contrôle sur certaines provinces et à la pure force physique des Ganda ; ils constituaient une force politique agissant dans des circonstances politiques particulières. Ces circonstances ne devaient pas durer. Les Ganda et les violences des missionnaires étaient inacceptables tant pour les autorités religieuses que coloniales. Au début de l’année 1904, les missionnaires se rendirent compte que l’état d’esprit de la cour avait changé, suite à la mort des deux derniers alliés naturels de Musinga, les importants nobles Nyiginya tués dans un affrontement avec les troupes de Kabare [il s’aigit de Cyaka et Sebuharara]. Tous les pouvoirs étaient désormais dans les mains des Ega, la reine-mère et son frère, opposés aux chrétiens. Les protégés des missions craignirent pour leur vie et des rumeurs coururent que Kabare préparait une attaque contre les postes des missions. On disait que son rival, Ruhinankiko, était sur la liste des personnes à exécuter.

Le seul soutien des missionnaires leur venait de leurs communautés, dont les membres étaient recrutés dans les basses classes sociales de la société. Ils avaient trouvé la première réaction des Hutu inconstante, basée sur les avantages immédiats qu’ils pouvaient tirer. Dans le nord, ils devaient la trouver encore plus légère. Les Pères Blancs entrèrent dans une période de crise ; ils devaient cependant encore se féliciter de la présence des Allemands et de leurs Schutztruppen : troupes coloniales allemandes.